Théodore Turquet de Mayerne et la découverte de l’hydrogène

HISTOIRE DES SCIENCES

Théodore Turquet de Mayerne
et la découverte de l’hydrogène

Dans la série des éléments l’hydrogène occupe incontestablement une place à part. Si l’hypothèse de Proust a dû être abandonnée à la suite des mémorables travaux de Dumas, de Stas, de Roscoë, si nous ne voyons plus dans l’hydrogène la matière primitive même, toutefois, ce gaz, le plus léger de la nature, nous apparaît toujours comme l’élément le plus simple, l’élément type, celui auquel on compare le poids atomique et la valeur des autres.

La découverte de l’hydrogène est certainement une des plus grandes dans le domaine des sciences physiques. Elle a dû avoir lieu dans le cours du XVIIe siècle, car l’hydrogène était inconnu des anciens ; les alchimistes du moyen âge n’en parlent pas et Paracelse, nous le verrons, l’ignorait. C’est en 1700 que Nicolas Lémery en a décrit longuement la préparation et les principales propriétés.

L’honneur de cette découverte revient-il à un seul homme ? N’y a-t-il pas là plutôt une de ces collaborations inconscientes et embrouillées, dont la découverte de la composition de l’eau nous offre un exemple ? On serait tenté de le croire, à considérer le peu de notoriété dont jouit le nom de l’auteur. Il est cependant aisé à prouver que la découverte de l’hydrogène appartient en entier et sans contestation possible au médecin français Théodore Turquet de Mayerne.

I.

Les Turquet étaient une famille de Lyon. Le père de Théodore, Louis Turquet, est né dans cette ville et l’a habitée. Il est connu comme l’auteur d’une histoire générale de l’Espagne et d’un ouvrage politique intitulé « la Monarchie aristo-démocratique ou le gouvernement composé et mêlé de trois formes de légitimes républiques » qui fit beaucoup de bruit en son temps et eut finalement l’honneur d’être brûlé en grève. La famille était aisée ; elle possédait plusieurs maisons à Lyon et un petit bien dans les environs de Genève, d’où elle tirait son surnom « de Mayerne ». Louis Turquet était protestant. En 1572, à l’occasion des troubles religieux, la foule fanatisée se jeta sur ses maisons, les pilla et les détruisit. Turquet s’enfuit à Genève. C’est là que l’année suivante, le 28 septembre, sa femme, Louise Le Maçon ou Lemasson, fille d’un trésorier de guerre au service du roi de France, lui donna un fils, qui reçut le prénom de son parrain, Théodore de Bèze. Cette naissance fortuite en terre d’exil de parents français suffit pour que la plupart des dictionnaires français accolent à son nom le qualificatif de « médecin suisse ». Lui cependant paraît s’être toujours considéré comme Français. Aussi l’éditeur anglais de ses œuvres a t-il mis sous son portrait : « patria Gallus ».

L’orage passé, Louis Turquet revint en France ; toutefois il fit faire à son fils ses humanités à Genève, probablement par un sentiment de défiance à l’égard des écoles de la France catholique. Après avoir passé plusieurs années à l’université de Heidelberg, Théodore Turquet alla étudier la médecine à Montpellier, où il fut reçu bachelier en 1596 et docteur le 20 février 1597. Il se rendit alors à Paris qu’il quitta bientôt après pour suivre, comme médecin d’ambassade (1600), le prince de Rohan. Avant son départ, il avait été nommé médecin du roi par quartier ; à son retour (1602), il se fit connaître par des cours pour des pharmaciens, qui furent très suivis. Sa célébrité grandissante, son savoir, la faveur qu’il sut obtenir auprès des grands et surtout la protection de Ribbitz, sieur de la Rivière, médecin ordinaire de Henri IV, tout semblait lui présager alors une longue et fructueuse carrière à Paris, quand éclata entre lui et la Faculté le conflit, qui, après une lutte longue et obstinée, devait le forcer à s’expatrier.

La faculté avait plusieurs raisons de n’être pas sympathique à Turquet. D’abord il était huguenot ; puis il n’avait point de diplôme parisien ; mais le principal motif, c’était l’attachement de Turquet aux idées de Paracelse. Cette circonstance a influé si profondément sur Turquet, sa vie et ses découvertes, qu’on nous permettra une digression.

Il est difficile aujourd’hui, même par les différends scientifiques les plus acerbes, de se faire une idée exacte de l’ardeur des polémiques, de la vivacité des haines qu’avait suscitées la doctrine du célèbre « Philippus-Aureolus-Thoephrastus-Bombastus » de Hohenheim.

C’est ainsi que nous verrons dans cinquante ans un homme savant et de bonne foi se réjouir à la nouvelle de la mort de Turquet, comme d’un bon débarras et l’appeler « méchant et infâme », puis « grand fourbe, grand imposteur et insigne charlatan » (lettres de Guy Patin).

On sait que Paracelse aspirait à révolutionner la médecine. Nous n’avons pas à examiner le rôle de sa doctrine dans l’histoire de cette science ; mais nous pouvons dire que son influence sur la chimie a été excellente : la découverte de l’hydrogène elle-même est sortie de la recherche d’un remède minéral, tel que le réclamait la doctrine de Paracelse.

C’est cet emploi de remèdes de laboratoire qui excita le plus l’animosité de la médecine hippocratique. La nouvelle thérapeutique avait été exposée par Duchêne (Quercetanus)[1]. La Faculté fit attaquer son livre dans une « Apologie » parue anonyme, mais avec l’approbation de l’école de Paris[2]. Turquet (qui, quoi qu’on en ait dit, n’y était point attaqué) releva vivement le gant en faisant paraître une réfutation dans le courant de la même année (1603). À voir les colères que déchaîna cette œuvre, on serait tenté de la croire révolutionnaire au suprême degré.

Il n’en est rien pourtant. Loin de renchérir sur les doctrines de Paracelse, Turquet s’efforçait au contraire d’amener une transaction entre lui et les anciens, à peu près à la façon des gens qui cherchaient à prouver le mouvement de la terre par la Bible. Voici, en effet, le titre de son ouvrage : « Apologie de Turquet de Mayerne dans laquelle on voit que des remèdes préparés chimiquement peuvent être pris avec sécurité sans violer les lois d’Hippocrate et de Galien[3]. »

Déjà, le 29 novembre 1600, Turquet avait été signalé comme exerçant irrégulièrement la médecine à Paris ; ce fut bien pis maintenant. Le 25 septembre 1603, un décret parut, faisant défense à tous les médecins de Paris de consulter avec lui. Turquet y est jugé avec la dernière violence. On l’appelle « indigne de faire la médecine en quelque lieu que ce soit », à cause de sa « témérité, impudence et ignorance de la vraie médecine ». Son apologie est taxée de « libelle diffamatoire rempli d’injures mensongères et de calomnies impudentes qui ne pourraient être professées que par un homme inexpérimenté, impudent, ivrogne et insensé ».

Cependant Turquet continua à pratiquer ; sa réputation semble même avoir augmenté ; les grands surtout le protégeaient. Il amena le roi Henri IV lui-même à s’interposer par lettre près de la Faculté pour faire lever le décret (18 octobre 1607). Cette démarche n’eut pas de succès non plus qu’une autre, tentée peu après par du Laurens, médecin particulier du roi. Mais telle fut la faveur de Henri IV, que la charge de premier médecin étant devenue vacante peu après par suite de la mort de du Laurens, le roi, dit L’Estoile, « avoit bien envie d’en gratifier Turquet, dit de Maierne, médecin ordinaire de Sa Majesté, lequel il aimoit et estimoit ; mais pour ce qu’il estoit de la Religion, n’en voulust point et dit ces mots : Je voudrois avoir donné vingt mille escus et que Turquet fust catholique, il seroit mon premier médecin. »

L’assassinat du roi fut pour Turquet un coup cruel. Marie de Médicis, dans son catholicisme fervent, désira vivement la conversion du médecin huguenot. Le cardinal du Perron se chargea des démarches. Turquet fut-il ébranlé ? Certes, sa position pouvait devenir intenable si à l’hostilité de la Faculté venait se joindre celle de la Cour. Le vieux Louis Turquet jugea évidemment que le danger était grave et il crut devoir exhorter son fils dans une lettre très pathétique de rester fidèle à sa religion. Mais si celui-ci avait eu des doutes, la fortune se chargea elle-même de les résoudre.

Turquet avait fait (en 1606 ou 1607) un voyage en Angleterre, à la requête d’un de ses clients, à ce qu’il paraît. Il avait été alors présenté au roi Jacques Ier ; celui-ci s’en souvint maintenant et lui proposa de devenir son premier médecin. En 1611, Turquet s’embarqua pour l’Angleterre, mandé par des lettres-patentes sous le grand sceau royal. Ses collègues anglais le reçurent avec de grands honneurs ; les deux universités se l’agrégèrent ainsi que le Collège des médecins. « Il fut toujours regardé, nous dit John Aikin (Memoirs of medecine), comme le premier personnage dans sa profession. » Sa considération ne diminua point par suite de la mort du prince de Galles qui eut lieu peu après ; d’ailleurs, Turquet avait eu la précaution de se faire délivrer nombre de certificats des grands personnages de la cour.

Le roi Jacques étant mort en 1635, Turquet continua à jouir de la même faveur sous son fils Charles Ier ; la reine Henriette l’aimait beaucoup, la communauté de langue et d’origine (elle était fille de Henri IV) y aidant probablement ; il est vrai que Turquet s’entendait à merveille à se concilier les bonnes grâces de ses clientes haut placées : nous trouvons dans les Formules des médicaments une proportion vraiment exagérée de recettes pour cosmétiques, pommades, dentifrices et jusqu’à des moyens d’engraisser, ce qui n’a pas manqué d’exciter quelque peu l’indignation de ses critiques.

Turquet vit la révolution et le supplice du roi Charles. Guy Patin, qui ne lui reconnaît aucun savoir, aucune connaissance, au point de vouloir faire croire que son Apologie était l’œuvre de deux médecins de la Faculté, voudrait également le faire passer pour rebelle, ce qui, on peut le croire, était une accusation grave dans la France royaliste. Il ne semble pas pourtant que Turquet ait pris le parti du Parlement ; nous savons, en effet, que Charles II, à l’exemple de son père et de son grand-père, le nomma son médecin particulier, charge qu’il n’a pu du reste exercer que nominalement ; il est mort à Chelsea, le 16 mars 1655. Il laissa une grande fortune et, au dire de Guy Patin, il serait dans sa vieillesse devenu « très avaricieux, laissant ses enfants mourir de faim ». Il avait été créé chevalier par le roi Jacques en 1625 ; il portait également le titre de baron d’Aubonne (dans le pays de Vaud)[4]. Il avait été marié deux fois ; ses enfants moururent avant lui, à l’exception d’une fille mariée au marquis de Montpeillan, de la maison ducale de la Force.

II.

Le moyen le plus usité pour la préparation de l’hydrogène consiste dans la décomposition de l’acide sulfurique étendu par le zinc ou le fer, par exemple ; c’est la même réaction qui a amené la découverte de ce gaz.

L’acide sulfurique n’était pas connu dans l’antiquité. Nous en trouvons la première mention dans les livres de Geber, qui le prépare en chauffant l’alun. Au XVe siècle, l’huile de vitriol (oleum vitrioli), quoique difficile à obtenir, est devenue cependant un produit d’un usage courant. Dès lors, on remarque ses propriétés corrosives. Basile Valentin donne une recette pour la préparation du sulfate ferreux. « Prends de l’huile de vitriol, dit-il, et dissous-y du fer (martem), tu en feras un vitriol. »

En procédant d’après cette recette, on obtient forcément de l’hydrogène. On pourrait donc croire la découverte accomplie ; ce serait pourtant là une erreur. Il s’agissait de voir que le phénomène de la dissolution était accompagné d’un autre, savoir la production d’un gaz[5]. Or ce fait ne se trouve pas mentionné avant Turquet. Hœfer a bien cru le retrouver dans un passage de Paracelse où il est parlé d’un « air qui se lève et qui fait éruption comme un vent » ; mais ceci a été reconnu depuis comme un simple malentendu.

Par contre, Turquet est des plus explicites sur ce point. Voici la traduction d’un passage de la Pharmacopée (édit. de 1701, p. 150) :

« J’ai pris 8 onces de limaille (de fer) et j’ai versé dessus, dans une capsule de verre profonde, successivement 83 onces d’huile de vitriol, et peu après j’ai versé un peu d’eau chaude. Il s’est fait un énorme tumulte, une grande ébullition et un météorisme de la matière qui s’est calmé facilement par l’agitation de la baguette. Il s’est élevé aussi une vapeur de soufre très fétide, très nuisible au cerveau, laquelle (comme cela m’est arrivé jadis non sans danger), si on l’approche d’une chandelle, prend feu. Pour cela, cette opération doit se faire à l’air libre ou sous la cheminée.

« J’ai laissé pendant plusieurs jours cela ensemble pour que l’esprit acide puisse pénétrer le métal ; la matière augmente et l’esprit se coagule en un tartre. »

Certes, cette méthode de préparation de l’hydrogène n’est pas parfaite. Verser l’eau chaude dans de l’acide sulfurique concentré n’est pas absolument pratique, et il n’y a guère à s’étonner que cela ait fait un énorme tumulte (ingens tumultus). Cependant la description est très exacte : on ne saurait serrer le phénomène de plus près. L’hydrogène est là, tangible. Nous avons « l’ébullition » (ebullitio magna) et la vapeur fétide (vapor fœtissimus) ; nous avons également l’indication très nette de la propriété la plus caractéristique de l’hydrogène, son inflammabilité.

En considérant l’expression « vapeur de soufre » (vapor sulphuris) que Turquet applique au gaz découvert par lui, on serait tenté de supposer qu’il l’a pris pour un composé de soufre ou que, du moins, il l’a cru sorti de l’acide sulfurique. Rien ne serait plus inexact. Il n’y a pas la moindre probabilité que le savant spagiriste sût que l’esprit de vitriol pouvait se préparer par l’oxydation du soufre ; ce fait se trouve, en effet, mentionné pour la première fois dans un livre de Bayle paru en 1664 (Considerations and experiments on the origine of qualities and forms).

L’expression « vapeur de soufre » s’explique ainsi. D’après Paracelse, les métaux sont des corps composés. Leurs éléments sont le sel, le soufre, le mercure. Le mercure est pour ainsi dire le principe physique, source des qualités que nous appelons encore « métalliques » : la fusibilité, la ductilité, l’éclat ; le sel et le soufre sont au contraire des principes chimiques ; le sel est le principe « incorruptible », c’est-à-dire qu’il se manifeste par les cendres restées après la combustion ; le soufre est au contraire le principe inflammable, qui rend les métaux combustibles. Ces principes ne doivent pas être identifiés avec les corps sel, soufre ou mercure que nous connaissons ; ils n’ont avec eux qu’une analogie grossière. Ce système était certes en grand progrès sur celui des quatre éléments d’Aristote, simples indications de l’état d’agrégation ; cependant, tout en serrant les phénomènes chimiques de bien plus près, il reposait toujours sur le même principe qu’on pourrait désigner comme celui « d’analogie qualitative ». En effet, on induisait des similitudes de réaction l’existence d’un élément commun qui en était la cause, façon de conclure qui n’a, du reste, été définitivement écartée que le jour du triomphe des doctrines de Lavoisier.

Nous avons vu Turquet reconnaître l’extrême inflammabilité de l’hydrogène. La conclusion la plus naturelle devait donc être pour lui qu’on tenait là le principe même de l’inflammabilité du métal ou bien quelque chose d’approchant. Cette conséquence, il l’a tirée évidemment ; loin d’indiquer que le gaz sortait de l’acide sulfurique, l’expression « vapeur de soufre » démontre au contraire que Turquet la croyait sortie du métal. Et cette idée était tellement logique que nous la verrons acceptée par quiconque aura connaissance de la production de l’hydrogène.

Ainsi Geoffroy, en parlant de la production du bleu de Prusse (Mémoires de l’Académie des sciences, 1725), dit : « Qu’il y ait dans le fer une substance bitumineuse, on n’en peut point douter…, si on fait attention qu’en faisant dissoudre le fer dans l’esprit de sel ou dans l’esprit de vitriol, la vapeur qui s’élève de la dissolution est d’une odeur sulfureuse désagréable et que si on en approche une lumière, elle s’allume. »

Ce qui n’était que supposition chez Geoffroy acquit bientôt après la valeur d’un dogme, et voici comment. Des idées un peu confuses de Paracelse et de ses disciples était née, dans le courant du XVIIe siècle, une nouvelle théorie chimique, la première qu’on puisse considérer comme vraiment scientifique. Dans la première moitié du XVIIIe siècle cette théorie arrive à une domination absolue et alors, loin de rejeter l’hypothèse de Turquet, quant à la provenance du gaz inflammable, elle en fait, au contraire, la pierre angulaire de son édifice. En effet, on enseignera que les métaux sont composés d’un corps incombustible, leur « chaux », et d’un principe inflammable, analogue au soufre de Paracelse ; ce principe, Bécher le nomme « terra pinguis », et Stahl lui donne le nom de « phlogiston » ou phlogistique.

Le phlogistique se manifeste évidemment dans la production de l’hydrogène, soit que ce gaz-là soit très riche de phlogistique (Macquer, Dictionnaire de chimie) ou qu’il soit même du phlogistique pur, rendu gazeux par la chaleur (Bergmann, Opuscules physiques et chimiques). Cette théorie reçoit un appui puissant par la découverte que différents métaux donnent avec différents acides le même gaz ; et telle était la force de cet argument, que nous le voyons résister même aux premières attaques vigoureuses de Lavoisier. Quand celui-ci, en se basant sur des considérations de quantité, proclamera que la chaux métallique, loin d’être un corps simple, est, au contraire, un composé du métal, il se trouvera que, ne connaissant pas encore la composition de l’eau, la croyant toujours un élément, il ne pourra pas expliquer suffisamment la production de l’hydrogène. Ceci a retardé pour quelques années le triomphe de la chimie moderne. En effet, ce n’est qu’en 1783 que Lavoisier, aidé par les découvertes de Cavendish, de Warltire et de Watt, établit que l’eau est un composé d’oxygène et du gaz auquel il donna le nom d’hydrogène et qui dès lors est entré au nombre des éléments.

Certes, on ne saurait reprocher à Turquet de n’avoir considéré que les relations qualitatives : toute la science, à quelques rares exceptions près, l’a toujours fait jusqu’à Lavoisier. Mais il y a plus : nous trouvons dans la Pharmacopée même des passages qui prouvent que Turquet pressentait bien la valeur des considérations de quantité. Voici ce que nous lisons à la page 162 :

« Vitriol de Mars. Processus vrai. Je l’ai essayé. Prends de la limaille de fer plutôt que d’acier, 8 onces. Chauffe-la et humecte-la d’eau afin de la macérer et bientôt après fais-y couler peu à peu deux onces d’huile de vitriol. Il se fera une légère ébullition qu’il faut développer en versant quelques cuillerées d’eau froide. Il se produira une énorme écume et une fumée très fétide ; quand l’écume commencera à baisser, mets-y de nouveau un peu d’eau et continue ainsi tant qu’il y aura une fermentation. Enfin, mets-y de l’eau chaude de sorte qu’elle surnage de six doigts et laisse le tout pendant la nuit. L’eau s’échappera vert clair, envoie-la par du papier buvard, évapore-la jusqu’à consistance de mucilage, mets le vase dans un lieu froid, il croîtra du vitriol dans le fond de l’eau ; on le sortira avec une cuiller ; évapore l’eau mère à siccité, il restera du vitriol impur, qu’il faut réserver à part. Que la limaille restante soit bien lavée d’impuretés, chauffée et humectée d’huile de vitriol et que l’on fasse tout comme plus haut. De 8 onces d’acier j’ai eu à peu près 12 onces de vitriol, d’où il appert que l’huile ou l’esprit de vitriol se fixe et prend du corps. »

Sans vouloir exagérer la portée de la dernière phrase jusqu’à faire de Turquet un émule de Jean Rey et de Lavoisier, li est cependant difficile de ne pas voir dans l’expression « il appert » (patet) une reconnaissance au moins tacite et intuitive du principe de la conservation de la matière.

Ce passage a, du reste, une grande importance à un autre point de vue encore. Il nous fournit une date : en marge de la page nous trouvons l’indication que cette préparation a été faite pour la reine Anne (femme de Jacques Ier) à Hampton-Court en 1618. Or il ne nous paraît vraiment pas admissible que Turquet ayant expérimenté ce mode de préparation, déjà presque élégant et en tout cas bien supérieur à l’autre, en soit revenu à verser de l’eau chaude dans de l’acide sulfurique. La découverte aurait donc eu lieu avant 1618.

Mais quelle est la valeur de cette date ? C’est ici que nous nous heurtons à l’avis de M. Kopp. L’éminent historien de la chimie, en arguant de ce que la première édition complète des œuvres de Turquet date de 1701, attribue l’honneur de la première publication et, partant, aussi une part dans la découverte, à Bayle. En effet, la production du gaz lors de la dissolution des métaux dans les acides est décrite dans les Physico-chemical experiments upon the spring and weight of air, qui datent de 1661, et les New experiments touching the relation between flame and air, qui sont de 1671, mentionnent aussi l’inflammabilité.

Il ne nous semble pas nécessaire pourtant d’admettre ce partage. En effet, Albert von Haller certifie expressément que la Pharmacopée avait déjà paru avec les Medicamentorum formulæ en 1640[6]. Si l’on pouvait certifier cette édition conforme à celle de 1701, tout doute serait levé. Malheureusement nous n’avons point réussi à la retrouver jusqu’ici.

Mais même dans l’état actuel de la question, les droits exclusifs de Turquet ne nous semblent point douteux. Il faut tout d’abord rejeter la possibilité d’une interpolation. Or le docteur Josephus Browne nous avertit dans la préface à l’édition de 1701 qu’il fait l’impression d’après un manuscrit préparé par Turquet lui-même et qu’il écarte toute idée de coupure, d’arrangement ou d’interpolation. Reste à savoir si la découverte de l’hydrogène (en supposant toujours qu’elle n’ait pas été publiée en 1640) a été rendue publique. Ici nous avons le témoignage d’un autre éditeur, celui de la « Praxeos » (voir la préface du second volume, édition de 1695). Il nous dit que les élèves de Turquet avaient, du vivant du maître, l’habitude de puiser librement dans ses œuvres et d’y copier des recettes ; en effet, l’arrangement de la Pharmacopée, toute en courts chapitres, s’y prêtait. De telles copies, vu le prestige dont jouissait le nom de l’auteur, ont dû être très répandues en manuscrit. Rien que l’apparition d’éditions multiples en des lieux très différents suffit d’ailleurs pour démontrer leur diffusion. Ceci, en somme, vaut bien une impression.

III.

Auprès de cette grande découverte les autres mérites chimiques de Turquet disparaissent un peu ; cependant ils valent la peine d’être rappelés. Nous lui devons le sulfure de mercure qui a reçu le nom « Aethiops Turqueti » (ou Harrisii), ainsi que le produit de distillation connu comme « Huile animale de Dippel » ; nous lui devons également la découverte d’un des premiers corps organiques cristallisés : l’acide benzoïque[7].

Voici comment il en décrit la production :

« Prends du benjoin très pur en larmes, une once en est pulvérisée et mise dans un pot en terre émaillée et l’on met aussitôt dessus une corbeille pyramidale en papier double : on donne du feu très lent et on met le vase sur des cendres à peine un peu plus que chaudes. Dans peu d’heures, il monte des fleurs qu’on gratte avec la plume ou le couteau. On remet une once de benjoin et on fait comme plus haut, en répétant l’opération jusqu’à ce qu’on ait assez de fleurs, qui d’abord montent rouges, mais rectifiées par une sublimation nouvelle, deviennent blanches comme la neige. »

Le procédé est admirable ; on ne ferait pas mieux aujourd’hui. La description est d’une grande clarté, appuyant sur tous les points essentiels, sans mentionner aucun détail oiseux. Ce passage suffirait à lui seul à nous convaincre que si Turquet a découvert l’hydrogène, ce n’était pas là un pur effet du hasard, mais qu’il y avait bien en lui l’étoffe d’un grand observateur et d’un grand expérimentateur.

Et pourtant, ce grand homme avait en lui quelque peu d’un charlatan. Il suffit d’ouvrir un quelconque de ses livres pour s’en convaincre. Quels remèdes bizarres ! Quelles prescriptions inouïes ! Voici du foie de grenouilles, des boyaux de taupe ouverte vivante, du sang de belette, des délivres d’une femme donnant naissance en premières couches à un garçon. Contre la goutte, il recommande des râpures d’un crâne humain non enterré. À des personnes hypocondriaques, il prescrit un baume souverain dont voici la composition : des vipères, des chauves-souris, un chien qui tette encore, des vers de terre, de la graisse de cochon, de la moelle de cerf, de la cuisse de bœuf — ingrédients plus conformes à la chaudière des sorcières de Macbeth qu’à la prescription d’un savant médecin, nous dit un critique anglais. — D’ailleurs, Turquet croit également à la vertu des amulettes, dont il donne très sérieusement la composition ; il croit aussi aux sorcières et il reconnaît deux signes certains de la possession par le diable ; quand une personne du peuple se met à discourir sur des objets ou dans des langues qu’elle ignorait ou quand on voit le sorcier s’élever par sa propre force du sol[8].

Certaines de ces bizarreries étaient des caractéristiques de son temps ; d’aucunes pourtant ont dû influer sur l’appréciation dédaigneuse de ses contemporains français. Les Anglais de ce temps, nous l’avons vu, l’admiraient beaucoup et cette contradiction persista pendant tout un siècle. À la longue cependant les extrêmes s’adoucirent. Les médecins de Paris reconnurent que la Faculté avait eu tort de persécuter Turquet ; d’un autre côté, les Anglais trouvèrent que ses ouvrages n’étaient pas tout à fait à la hauteur de sa renommée. Aikin, par exemple, quoique admirant fort Turquet en général, n’est pas loin d’admettre que la Pharmacopée est un amas de pratiques superstitieuses et de médications dangereuses. Mais il était dit que la fortune qui avait si bien secondé Turquet pendant sa vie continuerait à le favoriser après sa mort, car voici qu’abandonné par les médecins, il est réclamé par les chimistes comme un de leurs ancêtres et certes l’un des plus grands.

Émile Meyerson.

  1. Liber de priscorum philosophorum veræ medicinæ materia, etc. — Genève, 1603.
  2. Apologia pro Hippocratis et Galeni medicina adversus Quercetani librum, etc. — Paris, 1603.
  3. Theodori Mayernii Turquei in celeberrima Monspeliensi Academia Doct. Medici et Medici Regit Apologia. In qua videre est inviolatis Hippocratis et Galeni legibus remedia Chymice preparata tuto usurpari posse. Ad cujusdam anonymi calumnias responsio. — Rupellæ, 1603.
  4. Cette baronnie avait été achetée par Turquet aux seigneurs de Berne et payée 24 300 écus bernois. Montpeillan, qui en hérita après la mort de sa femme, la revendit au célèbre voyageur Tavernier, (Voy. les Dynastes d’Aubonne, dans les Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande", t. XXVI, p. 311-312.
  5. Voir sur la difficulté qu’il y a à observer un fait inconnu, la curieuse série d’exemples donnée par M. Richet (Revue scientifique du 7 avril 1888).
  6. Haller, Bibl. Med., II, p. 359.
  7. On a attribué cette découverte à Blaize de Vigenere ; mais la « moëlle de benjoin » désignée dans le Traicté du feu et du sel (Paris, 1618, p. 92) comme une « gomme » n’était évidemment qu’un produit de distillation de composition variable.
  8. Il est très remarquable que ces deux signes, si étranges qu’ils paraissent, sont précisément tels que Turquet a pu en observer des exemples. Le premier : celui d’une personne montrant à un certain moment des connaissances qu’elle ignore à d’autres instants, est ce dédoublement de la personnalité bien connu des psychologues. Quant à la lévitation, soit illusion d’optique, soit autre chose, il n’est cependant pas douteux que de nombreuses personnes l’aient observée. Les lecteurs de la Revue se souviennent de l’intéressant article que M. de Rochas a consacré à ce sujet.