Théâtre en liberté/Le Spleen

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / Théâtre, tome Vp. 242-256).


LE SPLEEN



I

TITUTI, dans son grenier.

Quel effrayant vacarme il a fait cette nuit !
Je n’ai pu fermer l’œil. Quel tumulte ! quel bruit !
Le vent dans mon esprit bouleversait les rêves
Comme il chasse le soir les houles sur les grèves.
Le triton Équinoxe à pleins poumons soufflait.
Sourd comme l’ouragan, aigu comme un sifflet,
Le noir clairon des nuits emplissait tout l’espace.
S’il fallait que jamais sur un toit je grimpasse,
Comme font les voleurs, par un vent furieux,
Hélas ! je m’en irais tout à travers les cieux
En faisant dans les airs cent folles pirouettes.
Avez-vous entendu grincer les girouettes ?
Ont-elles assez fait de train, assez jasé,
Les drôlesses ! De qui ? Ma foi, je ne le sai.
Elles se racontaient, je crois, les goguenardes,
Les secrets des catins qui sont dans les mansardes.
Les portes tressaillaient et sautaient sur leurs gonds.
Les moindres trous sifflaient ainsi que des dragons.
— Ou bien comme des gens de goût aux tragédies. —
Ô lune, tu n’as pas les manières hardies,
Comme une honnête fille en un logis peu sûr,
Tu cachais ton front chaste à l’horizon obscur.
L’air passait par les murs comme à travers un crible.
C’était lugubre, étrange, extravagant, terrible,
Sinistre. Il me semblait, au bruit, au tremblement,
Aux clameurs qui tombaient d’en haut confusément,
Semblables dans l’espace à de vagues huées,
Que le diable volait au milieu des nuées !


Nuit du 18 au 19 novembre 1848.


II

TITUTI, s’habillant.

La chemise, c’est l’homme. Et la nature entière
Ignore la bretelle et vit sans jarretière.
L’être est nu sous nos pieds, nu dans le firmament.
Tout le mystère humain est dans le vêtement.
Au-dessus, au-dessous, on se passe de linge.
Et dans l’azur l’archange, et dans les bois le singe
N’ont point ce joug étrange, en quittant des grabats,
De mettre une culotte et de chausser des bas.


III

TITUTI, dans la bibliothèque.

.................. Collège ! ô bouge d’où se verse
Tant de brume sur l’homme en vaine controverse,
Trou noir, rayonnement d’ombre et d’obscurité,
Vieille folle d’école et d’université,
Jusqu’où fallait-il donc que tu m’humiliasses
Pour me faire ployer le dos sous tes liasses,
Sous tes bouquins, ayant, car le temps les corrompt,
Plus de cornes aux coins que tes docteurs au front !


IV

TITUTI

Ce goût que les malheurs ont pour la compagnie
Fit qu’avec le premier il m’en vint un second ;
Ma pièce fut sifflée. Enflé, plat, infécond,
Exubérant, froid, pâle, un fou qui se démène,
Ce concert m’assourdit pendant une semaine ;
Et quarante journaux, acharnés, maugréant,
Furieux, afficheurs hargneux de mon néant,
Prirent, avec un bruit de meute et de tempête,
Le public au passage, et, dans sa pauvre tête
Ainsi que des marteaux frappant soir et matin,
Y clouèrent mon nom avec ce mot : crétin.


V

TITUTI

Sois excellent, naïf, pur, généreux, honnête,
Prodigue les bienfaits, soutiens dans la tempête
L’orphelin et la veuve, intéressants roseaux,
Émiette l’or au pauvre et le pain aux oiseaux,
Des pantalons des gens recouds les déchirures,
Sois le bonhomme Évandre ignorant les serrures,
Sois Saint Vincent de Paul en grand format gravé
Pour avoir ramassé des gas sur le pavé ;
Aie un tas de vertus sans nom, mieux que nature,
Parfaites, d’un tel choix que si, par aventure,
Chez monsieur J. Pingard un jour nous les portions,
Elles rafleraient net tous les prix Monthyons ;
À quoi te serviront ces mérites d’apôtre ?
Tu n’en auras pas moins faim et soif comme un autre ;
Un juste prend la fièvre aussi bien qu’un coquin,
Et si l’air un beau jour manque à ton mannequin,
Ta vertu crèvera brusquement, toute sotte,
Pour défaut d’oxygène ou pour excès d’azote.
Le meilleur homme, hélas, n’est qu’un homme, un vivant
Blanc et noir, parfois cygne, et pourceau très souvent.


Au verso d’une lettre de faire part datée 5 octobre 1857.


VI

TITUTI, rêvant et regardant sortir Denarius enthousiaste.

Bon ! va, sois chimérique à ton aise, crétin !
Ah oui ! dans l’âge tendre, à vingt ans, par exemple,
Quand l’amour est un dieu, quand la femme est un temple,
On est bon, juste, noble, à bouche que veux-tu !
Ah ! les illusions d’éternelle vertu,
Comme je connais ça ! l’aube brille, on ne doute
De rien, on est si jeune ! Et l’on se met en route
Pour l’horizon splendide, immense, éblouissant,
Magnifique ; et l’on part pour la vie en disant :
— Je serai vertueux, incorruptible, probe ;
Mon âme n’aura point une tache à sa robe ;
Je ne dévierai pas hors du ferme devoir. —
C’est bien. Puis on avance, et l’on commence à voir
Que le destin n’est pas une ligne bien droite,
Que l’égoïsme est large et la justice étroite ;
On s’indigne d’abord, puis on concède un peu ;
Il faut, pour réussir, moins planer dans le bleu,
Descendre ; et l’on descend ; on s’amoindrit, ensuite
On s’aplatit ; on rit, on dit : suis-je jésuite !
On intrigue, on se pousse, on flatte, on rampe, on ment ;
Eh bien, après ? Quelqu’un qui serait autrement
Semblerait un cynique, un rustre, un Diogène ;
On desserre l’honneur comme un corset qui gêne ;
Est-ce qu’on pourrait vivre avec ces roideurs-là ?
On n’est pas Régulus, on n’est pas Scévola ;
On s’applaudit, on fait des phrases : — Qui mesure
Sa conduite au destin suit une route sûre ;
Je travaille la vie ainsi qu’un minerai ;
Je m’éloigne du grand pour m’approcher du vrai ; —
On brille. Hélas ! Où donc est la candeur première ?
L’affreux suif est souvent au fond de la lumière ;
La flamme vert-de-grise à la fin le flambeau.


VII

TITUTI.

Ô Suicide, viens ! je t’appelle !

Entre un homme en cheveux gris. Tablier de cuir. Bras nus.
Un trousseau de clefs à sa ceinture.
TITUTI, se retournant.

Ô Suicide, viens ! je t’appelle ! Qu’es-tu,
Bonhomme dont l’œil brille ainsi qu’une chandelle ?
Je n’ai pas entendu ton pas dans mon échelle
Que le moindre aquilon remue et fait trembler.

L’HOMME.

Je suis le serrurier que tu viens d’appeler.

TITUTI.

D’appeler ?

L’HOMME.

D’appeler ? Pour ouvrir une porte.

TITUTI.

D’appeler ? Pour ouvrir une porte. Une porte ?

L’HOMME.

La porte faite d’ombre où va la feuille morte ;
La porte aux gonds muets qu’on n’ouvre qu’une fois.

TITUTI.

Ah ! je comprends. — Bien.

L’HOMME.

Ah ! je comprends. — Bien. J’ouvre aux forçats, j’ouvre aux rois.
J’arrache du sillon la plante parasite.
J’ouvre à qui veut.

TITUTI.

J’ouvre à qui veut. Je suis charmé de ta visite,
Ton pays, spectre ?

L’HOMME.

Ton pays, spectre ? Anglais ; j’étais jadis romain.
Je suis le serrurier du cadenas humain.
Lorsque je passe on voit les corbillards horribles,
D’eux-mêmes, attelés par des mains invisibles,
Sortir, panache au front, de leur morne hangar.
Dans la place Vendôme, au square Trafalgar,
Je m’accoude au balcon des colonnes trajanes.
De nitre et d’arsenic j’emplis les dames-jeannes.

Montrant son trousseau de clefs.

Avec ces quelques clefs j’ouvre et je ferme tout.
Je suis le noir pêcheur des filets de Saint-Cloud.
J’apporte aux gens pressés le mot de leur problème.
La nuit dans les étangs je lève mon front blême ;
L’eau colle sur mes yeux mes cheveux pleins de joncs.
J’offre mon lit de terre à qui dit : partageons.
Je paie et je fais rire en dessous les pleureuses.
J’endors sur mes genoux les têtes malheureuses
Que pousse jusqu’à moi le malheur accablant.
Quand l’homme noir gémit fouetté par l’homme blanc,
J’ouvre à son dos saignant les ailes de son âme.
J’emporte le jeune homme avec la jeune femme ;
J’étrangle les docteurs avec leurs vieux rabats.
Qui me veut ? je ne manque à personne ici-bas,
Mais je presse ou retiens mon pas grave et fidèle
Selon que c’est le sage ou le fou qui m’appelle.
Quand c’est Caton, je viens ; quand c’est Vatel, j’accours.

TITUTI.

Or tu ne m’as point fait attendre ton secours.
Merci. Je t’attendais.

L’HOMME.

Merci. Je t'attendais. D’ordinaire on m’évite.

TITUTI.

Dis-moi comment je puis, commodément et vite,
Finir, mourir, crever, sortir de la maison !

L’HOMME, montrant son trousseau.

Voici la clef poignard. Voici la clef poison.

TITUTI, en désignant une.

Celle-ci ?

L’HOMME.

Celle-ci ? C’est la clef des tours de Notre-Dame.

TITUTI.

Laquelle prendrais-tu ?

L’HOMME.

Laquelle prendrais-tu ? Moi ?

TITUTI.

Laquelle prendrais-tu ? Moi ? Spectre, je réclame
Un bon conseil.

L’HOMME.

Un bon conseil. Tu veux un conseil ?

TITUTI.

Un bon conseil. Tu veux un conseil ? Oui.

L’HOMME.

Un bon conseil. Tu veux un conseil ? Oui. Vieillis.
Heureux les résignés qui meurent dans leurs lits !
Nul n’a droit d’avancer la minute suprême.
Il faut laisser s’ouvrir la porte d’elle-même.
Malheur à qui s’évade en ces obscurs chemins !
La mort que tu te fais avec tes propres mains.
Tremble ! c’est le viol de la tombe indignée.

TITUTI.

Mon cher, les phrases sont des toiles d’araignée ;
Mais je ne me prends point à ces sornettes-là.
Quand le drame est manqué toujours on le siffla.
Ma curiosité sur terre est assouvie ;
Je prends ta clef, compère, et je siffle la vie.
Je m’ennuie. Est-ce clair ?

L’HOMME.

Je m’ennuie. Est-ce clair ? L’homme n’a pas le droit
De s’ennuyer.

TITUTI.

De s’ennuyer. Pardieu, c’est fort !

L’HOMME.

De s’ennuyer. Pardieu, c’est fort ! Le chêne croît,
L’eau coule, l’astre luit, l’agate et la sardoine
Rayonnent, le chevreuil court dans la folle avoine,
Le papillon, ailé comme on est immortel,
S’ouvre et se ferme ainsi qu’un livre sur l’autel ;
La bise chante un chant qui fait frissonner l’orme ;
L’océan monstrueux monte à la lune énorme ;
Malheur, malheur, malheur, sous les cieux irrités,
À qui dit : je m’ennuie, à ces immensités !

TITUTI.

Phrases !

L’HOMME.

Phrases ! Gloire à qui souffre et honte à qui s’ennuie !

TITUTI.

Bah !

L’HOMME

Bah ! L’homme devant Dieu sur son malheur s’appuie.
Le souffrant dit : Seigneur, j’ai traîné votre loi.
L’ennuyé, loup stupide, a marché dans son moi
Comme les bêtes vont et viennent dans leur cage.

Du splendide océan il fait un marécage.
Il dédaigne amour, foi, gloire ; il tourne le dos
À l’aube, du matin ouvrant les bleus rideaux,
À Lise qui s’habille au bord de la gouttière,
Et tire son bas blanc et met sa jarretière,
Aux poëtes chantant dans l’ombre à demi-voix.
Il fuirait, s’il voyait par hasard dans un bois
Danser, la gorge au vent, les nymphes de Sicile.
Morne, il aspire, ouvrant une bouche imbécile,
Le froid, la brume aveugle, et le spleen, lourd brouillard
Où l’on entre jeune homme et d’où l’on sort vieillard.
Avec son cœur, vaine urne, il puise au puits du vide.
Il nourrit, chaque jour plus triste et plus livide.
Son âme de nuit sombre et de néant, au lieu
De l’abreuver d’aurore et de l’emplir de Dieu.

TITUTI, montrant le réchaud plein de charbon dans la cheminée.

Tire-moi ce réchaud au milieu de la chambre.

L’homme obéit. Tituti reprend.

Ferme-moi ce verrou.

L’homme obéit. Tituti reprend.

Ferme-moi ce verrou. Tu parles comme un membre
De la société de tempérance. — As-tu
Une allumette ?

L’homme frappe avec une de ses clefs le réchaud de fer.
Une étincelle jaillit. Le charbon prend feu. Tituti reprend :

Une allumette ? Bien. C’est cela.

La flamme bleue du charbon monte vers le plafond. Tituti va à la fenêtre, la ferme, puis revient, s’assied sur une chaise près du réchaud, et continue :

Une allumette ? Bien. C’est cela. La vertu,
La justice, idéal du rêveur démocrate,
Le grand qu’aimait Brutus, le grand qu’aimait Socrate,
Le dévouement qui fait qu’on vit content de peu,
L’honneur, la foi, ce sont les grains de plomb que Dieu
Met dans l’homme ici-bas pour que ce grelot sonne.
L’enthousiasme abat. Le galop désarçonne.
En tombant du zénith de son illusion,
L’homme se fait à l’âme une contusion.
Cette contusion s’appelle expérience.
La vie, est-ce une dette, ou bien une créance ?

Est-ce moi qui redois, ou bien me paiera-t-on ?
Faut-il tendre l’échine, ou saisir mon bâton ?
Suis-je l’accusateur ou suis-je le coupable ?
Mon devoir est obscur, mon droit est impalpable.
Bah ! le ciel croulerait sans que j’en sois ému.
Suis-je bon ? Non. Méchant ? Point. Je n’ai pas même eu
L’esprit d’être une franche et joyeuse canaille.
Je suis. Je ne ris pas, je ne mords pas ; je bâille.
Comme on est bête ! on croit que la femme et la fleur
Existent, que l’amour nous rend plus doux, meilleur,
Plus fort, et lorsqu’on fait, après tous ces mensonges,
La culbute du haut du pégase des songes,
Tout ce qu’on a voulu, tout ce qu’on a rêvé
Sert à vous fendre mieux le front sur le pavé !
Avril trahit. On est la dupe monotone
D’un printemps qui toujours prémédite l’automne.
Vivre, c’est respirer je ne sais quoi d’épais,
De fade et de glacé. Donc, fiche-moi la paix.
Je sais tes arguments par cœur. Je les rédige
D’avance en t’écoutant. Je n’ai plus rien, te dis-je,
Rien en face de moi, rien au dedans de moi
Que la nuit, le néant d’un gueux, l’orgueil d’un roi,
Que mes espoirs déçus, pourpre déguenillée,
Que la faillite, hélas, d’une âme gaspillée.
Tu prêches comme un moine au confessionnal.
Pour un spectre, mon cher, je te trouve banal.
La minute qui passe est un poids qui m’assomme.
J’aurais dit : non ! à Dieu, si Dieu m’eût fait grand homme.
Etre grand, me donner toutes ces peines-là,
Pour être célébré sur l’air de Larifla,
Pour être de chansons assourdi dans ma bière,
Pour qu’on me sculpte en pipe ou bien en pot de bière,
Pour qu’on orne de moi les foulards de Lyon !

L’œil fixé sur le portrait de sa maîtresse.

Si j’étais Dieu le père ou bien Pygmalion
Et que j’eusse pétri dans de la terre glaise
Une fille ayant l’air d’une vignette anglaise,
À grands coups de marteau j’irais dessus frappant,
Car en brisant la femme on détruit le serpent.

À l’homme.

Je suis un mécontent, ami, je te l’avoue.
L’homme est un peu de feu chauffant un peu de boue ;
Esprit, je m’évapore, et je rampe, animal ;

Aimer est un tourment ; n’aimer point est un mal ;
Quel diable de gâchis ! les pâles multitudes
Prennent du désespoir toutes les attitudes,
Et s’en vont comme passe un enfer d’opéra.
Les hommes à leur cou portent le choléra
Et la fièvre et la peste ainsi qu’une guirlande.
Le knout bat la Russie et la faim mord l’Irlande ;
Rome aujourd’hui sur l’arbre où saigne Dieu proscrit
Reclouerait Jésus-Christ au nom de Jésus-Christ.
Tout est fou. Le malheur et l’homme font la paire.
Moi je m’en vais. Mon rôle inepte m’exaspère.
Je suis un perroquet qu’embête son perchoir.
Le ciel est gris, la terre est froide, l’homme est noir.
Bref ! il me plaît de voir la fin de ce proverbe.

Pendant les paroles de Tituti et toute cette fin de la scène, l’homme grandit, se dilate, flotte, devient comme une fumée tout en conservant sa figure et cesse de poser les pieds à terre. Sa tête touche au plafond. En même temps Tituti chancelle sur sa chaise au-dessus de la vapeur bleue du réchaud, et sa voix va s’affaiblissant.
LE SPECTRE, chantant.

Ployez, brins d’herbe.
Au vent du soir !

TITUTI.

C’est la fin de nos maux que nos larmes demandent !

LE SPECTRE, chantant.

Les bons attendent.
Le méchant fuit.

TITUTI.

Je suis las d’être un homme et je veux être une ombre.

LE SPECTRE, chantant.

La porte sombre
S’ouvre sans bruit.

TITUTI.

Quoi ! les bons de leurs jours n’abrègent pas le nombre !

LE SPECTRE, chantant.

La porte sombre
S’ouvre sans bruit.

TITUTI.

Dis-moi ce qu’eux et moi nous trouverons derrière.

LE SPECTRE, chantant.

Eux, la lumière,
Et toi, la nuit !

Tituti tombe mort. Le spectre s’évanouit.