Théâtre en liberté/Comédies cassées

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / Théâtre, tome Vp. 257-265).


COMÉDIES CASSÉES.



I

LE COLIMAÇON.


— Jeune homme, entends ceci : Pour peu qu’on m’en priât
Je frapperais un coup dans le notariat !

— Vous en êtes un membre auguste.

— Vous en êtes un membre auguste. — Scandalise
Le canton, si tu veux, avec le nom de Lise.
Je vais faire un éclat.

Je vais faire un éclat. — Lise ?

Je vais faire un éclat. — Lise ? — Tu la connais. ?

— La belle enfant qui met de si jolis bonnets,
Qui rit dans le soleil comme une mouche heureuse ?

— Justement.

— Justement. — On dirait une tête de Greuze,
L’Adolescence.

L’Adolescence. — Un cœur sans ruse et sans apprêts.
C’est tout neuf.

C’est tout neuf. — Et puis ?

C’est tout neuf. — Et puis ? — Lise est adorable.

C’est tout neuf. — Et puis ? — Lise est adorable. — Après ?


— Je suis riche.

— Je suis riche. — Elle n’a qu’un pauvre toit de chaume.

— Je l’épouse !
 
— Je l’épouse ! — Ô notaire, écoutez-moi ! Le dôme
De l’Institut, la glu souillant les alcyons,
Le rire des Verrès et des Trimalcions,
Le spondée écrasant le dactyle, les gueuses
Dont on leste le vol des frégates fougueuses,
L’oubli tuant Shakspeare à Stratford-sur-Avon,
Toutes ces pesanteurs sont bulles de savon,
Gaz légers, folle avoine, étincelles de l’âtre,
Spirale de fumée au fond du ciel bleuâtre,
Près de l’ennui navrant, fatal, démesuré,
Qu’inspirent, sous le ciel radieux et sacré,
En présence de l’aube ardente et rougissante,
Aux filles de seize ans les maris de soixante !

— Je m’en moque. Ton style est funèbre aujourd’hui.

— Notaire, la vengeance est fille de l’ennui.

— Ta ! ta ! ta !

— Ta ! ta ! ta ! — Pertinax embête Galatée.

— Tu m’insultes !

— Tu m’insultes ! — L’ennui, c’est la bave argentée
Que le reptile inflige à la fleur. Les amours
S’indignent. Aussi quel résultat ! J’ai toujours
Soupçonné, lui voyant sur le front quelque chose,
Que le colimaçon est mari de la rose.


II

LE CHŒUR.

Les êtres que j’admire avant tout dans ce monde,
Ce sont ces affreux gueux qui n’ont rien ici-bas ;
Des poches, point d’argent ; des bottes, point de bas ;
Ce sont ces chenapans, ce sont ces grands artistes
Qui sortent le matin sans un liard, pas tristes,
Et roulent tout le jour, dans Paris vaste et noir,
Ce problème effrayant : — À sept heures, ce soir,
Entrer chez Flicoteaux comme les autres hommes,
Et jeter ce grand cri : Garçon, bifteck aux pommes !
L’un se déguise en veuve, et, d’un front solennel,
Pleure dans les maisons son mari colonel ;
L’autre râcle un crin-crin dans les Champs-Élysées ;
L’autre, gai, fait grimper un singe à vos croisées
Qui décroche la montre et qui reçoit un sou ;
L’autre, poëte, rôde avec l’air d’un vieux fou,
Vous offre un acrostiche et vous prend votre bourse.
Quel réveil ! un grabat, rien, aucune ressource !
Quel but ! trois plats au choix avec un carafon !
Pour l’atteindre, blanc, noir, l’atroce et le bouffon,
Ils imaginent tout, ils font tout ; ils dépensent
Talent, génie, esprit ; dînent ; puis recommencent
Le lendemain, sans bruit, sans cris, sans s’étonner,
Titans du ventre creux, Sisyphes du dîner !


III

L’ONCLE BOILOUP. — FARFUCHE, son neveu.
LAURON, maîtresse de Farfuche.
Il s’agit d’avoir de l’argent pour faire la noce.
FARFUCHE, entrant, chapeau bas, l’air humble et timide.

Mon bon oncle, je viens vous demander pardon.

FARFUCHE, inquiet, à part.

Diable !

FARFUCHE.

Diable ! Mon oncle…

BOILOUP.

Diable ! Mon oncle… As-tu toujours cette dondon ?

FARFUCHE.

Mon oncle, j’ai donné des scandales au monde ;
Celle dont vous parlez en repentirs abonde ;
Nous avions dédié nos âmes au péché ;
Je suis un criminel, mais…

BOILOUP.

Je suis un criminel, mais… Mais ?

FARFUCHE.

Je suis un criminel, mais… Mais ? Dieu m’a touché.
Elle aussi. Nous sentons en nous Satan décroître.
J’entre dans un couvent, elle entre dans un cloître.
Nous sommes par Jésus et la grâce vaincus.
Mais pour entrer au cloître il faut quelques écus,
Tant pour le froc de bure et tant pour la pitance ;
Or, quoique nos esprits, contrits de pénitence,
Se tournent vers la Vierge, astre des cœurs souffrants,

Nous sommes Laure et moi sans le sou, soyons francs.
Pourriez-vous me prêter dix louis, mon bon père ?
Dix louis ?

BOILOUP

Dix louis ? Le bon Dieu, flanqué du bon Saint-Pierre
Et de la bonne Vierge, astre des cœurs souffrants,
Descendrait de là-haut pour m’emprunter dix francs,
Et voudrait — à ce clou que voilà — mettre en gage
Le pigeon Saint-Esprit perché dans une cage,
Que je ne lâcherais pas trois sous, mon neveu,
Et que je t’enverrais au diable le bon Dieu !

Farfuche se démasque affreux vaurien, et lui dit : je vais être hideux par la ville, traîner votre nom dans les fanges, le nom de Boiloup, etc.
BOILOUP

Ah ! c’est ainsi ! — je veux que sur-le-champ on m’aille
Chercher quelque coquin n’ayant ni sou, ni maille,
Quelque bohémien hideux ayant passé
Sa vie à rapiécer son pourpoint défoncé,
Quelque affreux mendiant du coin, auquel il manque
Une table et trois pots pour être saltimbanque,
Un gueux qui pour Callot serait un objet d’art ;
Je prendrai ce vaurien, ce galeux, ce pendard,
N’importe où, dans son nid, dans son trou, sur sa paille,
Et je lui dirai : — gueux, drôle, maraud, canaille,
Horrible va-nu-pieds, rôdeur des carrefours,
Des bouges et des nuits noires comme des fours,
Croquant dont Margoton est la Vénus, maroufle
Qui vas traînant partout ta loque où le vent souffle,
Et ris, probablement d’avoir effarouché
Les corbeaux du gibet dont tu t’es décroché,
Approche ; je te fais mon fils, mon légataire ;
Je te donne mon bien, ma maison et ma terre,
Mes meubles, mon argent, tout ce que j’ai, morbleu !
Et vous en crèverez de rage, mon neveu !


IV

À table ! officions. Alléluia, pantoufle !
Hosanna, mistanflûte ! et saute le bouchon !
À table ! Aux clous chapeaux et paletots ! Louchon,
Accroche ton crispin près de ma laticlave.
En séance. Frappez le vin, et non l’esclave.
Paix au monde ! Je bois. Je ne suis pas cruel.
Hurrah ! Monsieur Véry, je suis Pantagruel !
Buvons avec grandeur et sans impatience.
Au jour du jugement, sur votre conscience
Ayez plus de perdreaux, mortels, que de pigeons.
Je mange, vous mangez, ils mangent, nous mangeons !
Que l’Alhambra paraisse, et le Généralife !
Si Bouillon est un duc, homard est un calife.
Emplissez nos cerveaux de palais et d’azur,
Vins ! Montrez-nous Goton planant dans l’éther pur !
Peuple ! j’emplis ma panse et je deviens énorme ;
Je deviens rentier, porc, homme d’état, difforme,
Crétin, triple animal, et pilier de cafés.
Mon âme étouffe et meurt sous les dindons truffés ;
La bourgeoisie en nous avec la mangeaille entre ;
Je suis un être heureux, un imbécile, un ventre.
Foin du poëte maigre et du prophète à jeun !
Foin des blêmes voyants qui, loin du sens commun,
Des chapons, des faisans, et du punch à la glace,
S’en allaient, dans le but de voir Dieu face à face
Au risque de cogner quelque lion bourru,
Souper d’un peu d’eau claire avec un oignon cru !


V

GIPANIER, rêvant.

Que Dieu nous donne un jour le choix entre deux femmes,
L’une belle, traînant à sa suite les âmes,
Superbe, éclairant tout comme un rayon joyeux,
L’autre ayant un gros nez entre de petits yeux,
Le fou prendra la belle et le sage la laide.
L’une est la maladie et l’autre le remède.
Ah ! les belles ! j’en sors. Je viens de m’y brûler.
Cela se croit le droit de nous faire endiabler.
On est née à Pantin et l’on fait l’andalouse.
— C’est que je te tuerais, vois-tu ? je suis jalouse ! —
Au moindre choc qui vient heurter leur passion,
Leur amour, tout à coup faisant explosion,
Vous saute aux yeux avec un vacarme effroyable.
Ô femmes des romans, des poètes, du diable !
Bouteilles dont le cœur est le bouchon ! — Bruit, feu,
Vent, foudre, éclairs, torrents ! — Je préfère, morbleu,
Un peu de cendre tiède à toute cette lave.
Je veux une servante et non pas une esclave,
Je veux une bobonne et non pas un tyran.
À Léa qui prend feu quatre cents fois par an,
À Flora le tonnerre, à Rosa la tempête,
Je préfère Margot, calme, affreuse, un peu bête,
Se servant du balai sans aller aux sabbats,
Parlant mal, cousant bien, raccommodant mes bas.
Du roman Pot-au-feu je suis le personnage.
J’aime le gros bon sens de l’antique ménage ;
Plutôt que les Byrons j’écoute les Sanchos ;
Mon amour casanier veut avoir les pieds chauds.
Foin des beautés ! Margot, viens-t’en dans ma retraite.
Je donne dix volcans pour une chaufferette.


Margot, laide et bête, est une drôlesse qui le trompe.


VI

LE MARCHAND DRAPIER EN GROS, admirant la campagne.
PAMÉLA.
LE DRAPIER.

C’est vraiment très gentil ce paysage-là.
Je connaissais Pantin, Vaugirard, les barrières
Et Montrouge où l’on fait des trous pour les carrières ;
En fait de campagnards, je n’avais jusqu’ici
Vu que des gargotiers de Vincenne ou d’Issy
Et des soldats buvant avec des femmes soûles ;
Mais ceci, c’est les champs pour de vrai. — Tiens ! des poules !
Vois donc cette masure et son vieil escalier !
Je ne me doutais pas de l’effet singulier
Que me fait la campagne et la belle nature ;
Car, ces bois, ce roulier qui fouette sa voiture,
Ce pré, c’est la nature, au fait, c’est évident.
C’est beau. Très beau. Je suis tout bête. Cependant
Une fois que j’allais au Havre en diligence
Pour je ne sais plus trop quelle affaire d’urgence,
En passant à Rouen j’avais vu des pommiers.
Je n’aime pas beaucoup ces horribles fumiers
Aux portes des maisons, ni ces flaques d’eau sale.
Bons paysans ! on a son cochon, on le sale,
On en vit tout l’hiver ; on brûle ses fagots ;
On fait des tas d’enfants laids comme des magots ;
On danse avec Goton, montrant sa grosse jambe,
Et le soir on fait cercle autour d’un feu qui flambe
Pour parler de sorciers, d’enfer, de revenants ;
Car cela croit toujours au diable, ces manants,
Et notre belle France est encore la terre
Des superstitions, hélas ! malgré Voltaire !
Voltaire ! que d’esprit cet homme dépensa !
Tiens ! ces mouches ! vois donc !

PAMÉLA.

Tiens ! ces mouches ! vois donc ! C’est des abeilles.

LE DRAPIER.

Tiens ! ces mouches ! vois donc ! C’est des abeilles. Ça ?
Ah ! tiens ! je n’en avais jamais vu. C’est très drôle !
Des abeilles ! Quel est cet arbre ?

PAMÉLA.

Des abeilles ! Quel est cet arbre ? C’est un saule.

LE DRAPIER.

Et cet autre gros-ci ?

PAMÉLA.

Et cet autre gros-ci ? C’est un hêtre.

LE DRAPIER.

Et cet autre gros-ci ? C’est un hêtre. Vraiment !
Des abeilles, un saule, un hêtre, c’est charmant !
Ce n’est pas régulier. J’aime bien la campagne.


Au verso d’une convocation pour le 22 février 1858.