Théâtre (Voltaire)/Avertissement

Avertissement de l’édition du théâtre de Voltaire publiée en 1768

AVERTISSEMENT
DE L’ÉDITION DU THÉÂTRE DE VOLTAIRE

PUBLIÉE EN 1768[1]


Nous donnons ici toutes les pièces de théâtre de M. de Voltaire, avec les variantes que nous avons pu recueillir : ce sera la seule édition correcte et complète. Toutes celles qu’on en a données[2] à Paris sont très-informes : cela ne pouvait être autrement. Il arriva plus d’une fois que le public, séduit par les ennemis de l’auteur, sembla rejeter aux premières représentations les mêmes morceaux qu’il redemanda ensuite avec empressement quand la cabale fut dissipée.

Quelquefois les acteurs, déroutés par les cris de la cabale, se voyaient forcés de changer eux-mêmes les vers qui avaient été le prétexte du murmure ; ils leur en substituaient d’autres au hasard. Presque tous ses ouvrages dramatiques ont été représentés et imprimés à Paris dans son absence. De là viennent les fautes dont fourmillent les éditions faites dans cette capitale.

Par exemple, dans la pièce de Gengis[3], imprimée par nous[4] in-8°, sous les yeux de l’auteur, on trouve, dans la scène où Gengis parait pour la première fois, les vers suivants[5] :

Cessez de mutiler tous ces grands monuments,
Ces prodiges des arts consacrés par les temps :
Respectez-les ; ils sont le prix de mon courage.
Qu’on cesse de livrer aux flammes, au pillage,
Ces archives des lois, ce vaste amas d’écrits.
Tous ces fruits du génie, objets de vos mépris :
Si l’erreur les dicta, cette erreur m’est utile ;
Elle occupe ce peuple, et le rend plus docile, etc.

Ce morceau est tronqué et défiguré[6] dans l’édition de Duchesne et dans les autres. Voici comme il s’y trouve :

Cessez de mutiler tous ces grands monuments,
Ces prodiges des arts consacrés par les temps,
Échappés aux fureurs des flammes, du pillage :
Respectez-les ; ils sont le prix de mon courage, etc.

On voit assez que ce qu’on a retranché était absolument nécessaire et très à sa place.

Ce vers qu’on a substitué,

Échappés aux fureurs des flammes, du pillage,


est un vers indigne de quiconque est instruit des règles de son art, et connaît un peu l’harmonie. Échappés aux fureurs des flammes est une césure monstrueuse.

Ceux qui se plaisent à étudier l’esprit humain doivent savoir que les ennemis de l’auteur, pour faire tomber la pièce, insinuèrent que les meilleurs morceaux étaient dangereux, et qu’il fallait les retrancher ; ils eurent la malignité de faire regarder ces vers comme une allusion à la religion, qui rend le peuple plus docile. Il est évident que par ce passage on ne peut entendre que les sciences des Chinois, méprisées alors des Tartares. On a représenté cette pièce en Italie : il y en a trois traductions. Les inquisiteurs ne se sont jamais avisés de retrancher cette tirade.

La même difficulté fut faite en France à la tragédie de Mahomet ; on suscita contre elle une persécution violente ; on fit défendre les représentations : ainsi le fanatisme voulait anéantir la peinture du fanatisme. Rome vengea l’auteur. Le pape Benoît XIV protégea la pièce ; elle lui fut dédiée ; des académiciens la représentèrent dans plusieurs villes d’Italie, et à Rome même.

Il faut avouer qu’il n’y a pas de pays au monde où les gens de lettres aient été plus maltraités qu’en France : on ne leur rend justice que bien tard.

La tragédie de Tancrède est défigurée d’un bout à l’autre d’une manière encore plus barbare. Dans les éditions de France, il n’y a presque pas une scène où il ne se trouve des vers qui pèchent également contre la langue, l’harmonie et les règles du théâtre. Le libraire de Paris est d’autant plus inexcusable qu’il pouvait consulter notre édition, à laquelle il devait se conformer.

Les éditeurs de Paris ont porté la négligence jusqu’à répéter les mêmes vers dans plusieurs scènes d’Adélaïde du Guesclin. Nous trouvons dans leur édition, à la scène septième du second acte, ces vers qui n’ont pas de sens[7] :

Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’État ne trahissent leurs vœux.

Il y a dans notre édition :

Tous les chefs de l’État, lassés de ces ravages,
Cherchent un port tranquille, après tant de naufrages.
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
De vous voir ou trahir, ou prévenir par eux.

Ces vers sont dans les règles de la syntaxe la plus exacte. Ceux qu’on a substitués dans l’édition de Paris sont de vrais solécismes, et n’ont aucun sens. Gardez d’être réduit au hasard que les chefs de l’État ne trahissent leurs vœux. De quels vœux s’agit-il ? Que veut dire Être réduit au hasard qu’un autre ne trahisse ses vœux ? On s’imagine qu’il n’y a qu’à faire des vers qui riment, que le public ne s’aperçoit pas s’ils sont bons ou mauvais, et que la rapidité de la déclamation fait disparaître les défauts du style ; mais les connaisseurs remarquent ces fautes, et ils sont blessés des barbarismes innombrables qui défigurent presque toutes nos tragédies. C’est un devoir indispensable de parler purement sa langue.

Nous avons souvent entendu dire à l’auteur que la langue était trop négligée au théâtre, et que c’est là que les règles du langage doivent être observées avec le plus de scrupule, parce que les étrangers y viennent apprendre le français. Il disait que ce qui avait nui le plus aux belles-lettres était le succès de plusieurs pièces qui, à la faveur de quelques beautés, ont fait oublier qu’elles étaient écrites dans un style barbare. On sait que Boileau, en mourant, se plaignait[8] de cette horrible décadence. Les éloges prodigués à cette barbarie ont achevé de corrompre le goût.

Les comédiens croient que les lois de l’art d’écrire, l’élégance, l’harmonie, la pureté de la langue, sont des choses inutiles ; ils coupent, ils retranchent, ils transposent tout à leur plaisir, pour se ménager des situations qui les fassent valoir. Ils substituent à des passages nécessaires des vers ineptes et ridicules ; ils en chargent leurs manuscrits ; et c’est sur ces manuscrits que des libraires ignorants impriment des choses qu’ils n’entendent point.

L’extrême abondance des ouvrages dramatiques a dégradé l’art au lieu de le perfectionner : et les amateurs des lettres, accablés sous l’immensité des volumes, n’ont pas eu même le temps de distinguer si ces ouvrages imprimés sont corrects ou non.

Les nôtres du moins le seront ; et nous pouvons assurer les étrangers qui attendent notre édition qu’ils n’y trouveront rien qui offense une langue devenue leurs délices et l’objet constant de leurs études.


  1. On a souvent daté cet Avertissement de 1775. Il est de 1768, au tome second de l’édition in-4°. J’ai mis en variante la seule différence que présente l’édition de 1775. (B.)
  2. Dans l’édition de 1775 ou encadrée, il y a : « Que nous avons pu recueillir. Toutes les éditions qu’on en a données à Paris, etc. » (B.)
  3. Ou l’Orphelin de la Chine.
  4. Ce sont les frères Cramer qui parlent ou sont censés parler.
  5. Acte II, scène V.
  6. Voltaire revient sur ce sujet dans l’Avis au lecteur, qu’il publia en 1768, et qu’on trouvera à la suite des Scythes. (B.)
  7. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Lekain, du 22 novembre 1765.
  8. C’est de Crébillon que parlait Boileau.