Traduction par Damas Hinard.
Théâtre de CalderónBibliothèque-CharpentierTome III (p. 58-137).

LE SECRET À HAUTE VOIX.

(EL SECRETO A VOCES.)


NOTICE.


Deux jeunes gens qui s’aiment de l’amour le plus tendre, mais qui, contrariés dans leurs amours, imaginent un stratagème afin de pouvoir se parler tout haut devant le monde, sans être compris, de ce qui les intéresse uniquement, telle est la situation principale de cette comédie et celle qui en a motivé le titre.

Les autres situations ne sont pas moins ingénieuses. Les scènes diverses où le valet, dont la curiosité est sans cesse en éveil, trouve son maître instruit de ses trahisons, sans qu’il puisse deviner d’où lui viennent les avis ; la scène des portraits ; la scène où le vieil Arnesto retient chez lui Frédéric pressé d’aller rejoindre sa maîtresse pour s’enfuir avec elle ; enfin, la grande scène du jardin, qui termine la pièce ; tout cela est charmant et de la plus heureuse invention.

Quand on considère dans son ensemble cette brillante composition, la variété des épisodes, leur suite, leur enchaînement, on est obligé de classer El Secreto à voces parmi les meilleures comédies d’intrigue de notre poëte.

Beaumarchais, qui avait dû voir représenter cette comédie pendant son séjour à Madrid, en a imité plusieurs situations dans le Mariage de Figaro, et, en particulier, la scène du dénoûment, qui lui a donné l’idée de son cinquième acte. Me permettra-t-on de l’avouer ? Je préfère la scène de Calderon, comme plus naturelle et plus vraisemblable.

Cette pièce a, en outre, inspiré à deux hommes de beaucoup d’esprit, MM. Désaugiers et Dumaniant, une comédie, malheureusement fort bourgeoise, qui fut jouée au commencement de ce siècle, sous ce titre : l’Adroite ingénue.



LE SECRET À HAUTE VOIX.

PERSONNAGES
flérida, duchesse de Parme.
laura, dame.
flora, dame.
libia, dame.
frédéric, cavalier.
lisardo, cavalier.
henri, duc de Mantoue.
arnesto, vieillard.
fabio, valet de Frédéric.
musiciens.
La scène se passe à Parme.

JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Un parc.
Entrent les Musiciens, puis les Dames, qui portent des chapeaux et de petites cannes[1], puis LA DUCHESSE, donnant la main à ARNESTO ; puis, tout à la fin et quelque temps après, HENRI, FRÉDÉRIC et FABIO.
tous les musiciens, chantant.

« Oui, mon cœur, tu as raison ; exhale tes plaintes touchantes. Mais, hélas ! que ces plaintes sont inutiles ! car si la raison ne te sert de rien quand tu aimes, à quoi te sert d’avoir raison d’aimer ? »

flora, chantant.

« Eh quoi ! après tant d’années, ton audace insensée n’est-elle point fatiguée de ne voir que mépris, de n’entendre que refus ? Donne donc tes illusions passées à l’oubli, ô mon cœur, sans essayer désormais d’égaler ta plainte à ta souffrance. »

tous les musiciens, chantant.

« Car si la raison ne te sert de rien quand tu aimes, à quoi te sert d’avoir raison d’aimer ? »

La Duchesse, Arnesto, les Dames et les Musiciens traversent la scène et s’éloignent.
frédéric.

Puisque vous vous êtes confié à moi pour venir voir en secret la belle Flérida, tenez-vous dans cet endroit écarté, et d’ici vous pourrez la voir.

henri.

Ah ! Frédéric, que ne dois-je pas à votre gracieuse obligeance !

frédéric.

Je vous dois plus encore pour la confiance dont vous avez bien voulu m’honorer.

henri.

Il est vrai que je n’en aurais témoigné une semblable à personne

frédéric.

Ne parlons pas de cela ; que ce valet ne sache pas qui vous êtes

fabio, à part.

J’ai beau faire pour savoir qui est cet hôte qui nous vient d’arriver, et qui fait tant de mystères sans être ni le rosaire, ni le curé[2], je ne puis y parvenir.

frédéric.

Comment trouvez-vous ce parc ?

henri.

Je ne crains pas de dire que dans tous les récits fabuleux que j’ai lus pour me divertir, aux heures de loisirs où j’occupais encore mon intelligence, je n’ai rien vu d’aussi beau, d’aussi noble, d’aussi brillant que le parc qui s’offre en ce moment à mes yeux. Il me semble voir ou les bocages de Diane, ou les jardins de Vénus.

frédéric.

La belle Flérida est plongée dans une telle mélancolie, — le ciel, sans doute, la lui a envoyée pour la punir de ses perfections, — qu’elle cherche et que nous cherchons sans cesse pour elle de nouvelles distractions. C’est dans ce but qu’en cette matinée de mai elle est descendue dans ce lieu paisible et charmant, où elle a trouvé un concert d’instruments et de voix.

henri.

Je m’étonne fort, je l’avoue, qu’à son âge, avec sa beauté et son esprit, elle ait permis que la tristesse ait pris sur elle un empire si absolu, et qu’étant née duchesse de Parme et douée par le ciel de tant d’admirables qualités, elle n’ait pu éviter les coups de la fortune. Se peut-il bien que personne ne connaisse la cause de son chagrin.

frédéric.

Non, personne.

fabio.

Comment, personne ! Moi, je la sais.

frédéric.

Toi ?

fabio.

Certainement.

frédéric.

Eh bien, parle, qu’attends-tu ?

henri.

Hâte-toi.

fabio.

Vous me garderez le secret ?

frédéric et henri.

Oui.

fabio.

Eh bien, sachez que son mal vient…

frédéric.

Tu t’arrêtes !

henri.

Achève.

fabio.

Oui, son mal vient de ce qu’elle s’est amourachée de moi ; elle craint mon indifférence et n’ose pas se déclarer.

frédéric.

Imbécile ! va-t’en.

henri.

Laisse nous, maraud.

fabio.

Eh bien, ma foi ! si ce n’est pas cela, ce sera autre chose.

henri.

Voilà que la compagnie revient de ce côté.

frédéric.

Alors retirez-vous, de grâce ; je voudrais me mêler à la compagnie pour qu’on ne s’aperçoive pas de mon absence. D’ailleurs je perds la vie si je perds l’occasion de parler à une de ces dames.

henri.

Je n’ai nullement l’intention de vous gêner, loin de là ; je vous laisse et je vais lui parler. Après avoir vu sa beauté merveilleuse, je suis curieux de jouir de son esprit. Le stratagème que nous avons imaginé cette nuit, et qui consiste à lui avoir écrit cette lettre en étant moi-même mon secrétaire, me sera un moyen de lui parler. Et maintenant que me voici près d’elle, je veux savoir enfin s’il est vrai que la fortune favorise l’audace.

Il sort.
frédéric.

Je suis dans un étrange embarras. Si je révèle qui est le duc, je trahis le secret qu’il m’a confié. Si je le tais, je trahis la foi que je dois à la duchesse, dont je suis le domestique, le vassal et le parent[3]. Que faire ?… Mais pourquoi hésiter ? mon devoir ne passe-t-il pas avant la confiance qu’il m’a témoignée ?… Et cependant, hélas ! si je perds la protection du duc, je perds en même temps tout espoir que sa maison soit le refuge de mon amour, aussitôt que Laura… Mais que dis je ? que ce mot retourne au fond de mon sein, car il me semble que je l’offense rien qu’à prononcer son nom.

fabio.

Seigneur, quel est donc cet hôte qui cette nuit nous est arrivé déguisé, et qui, maintenant, évite de se montrer, et même se cache ?

frédéric.

C’est un de mes amis à qui j’ai toutes sortes d’obligations.

fabio.

Est ce que vous l’avez eu pour page[4] ? Mais, après tout, de quoi est ce que je me mêle ? qu’il soit ce qu’il voudra, il est toujours le bienvenu. Au bout du compte, nous n’en dînerons que mieux ces jours-ci. Car s’il est ennuyeux de faire des façons pour le lit, il est aimable, spirituel et de bon goût d’en faire pour la table.

frédéric.

Voici qu’on revient, Fabio ; silence.

Nouvelle entrée de la DUCHESSE et de sa Suite.
flora, chantant.

« Si tu aimes la belle Atalante sans être digne d’elle, sache souffrir et te taire ; car le même motif qui te la fait aimer doit t’empêcher de la haïr. Accuse ta malheureuse étoile et non pas son caractère capricieux, sans alléguer, ô mon cœur, que tu as perdu la raison. »

tous les musiciens.

« Car si la raison ne te sert de rien quand tu aimes, à quoi te sert d’avoir raison d’aimer ?

la duchesse.

De qui sont les paroles ?

frédéric.

Elles sont de moi, madame.

la duchesse.

J’ai remarqué que dans tout ce que l’on me chante de votre façon, vous vous plaignez toujours de l’amour.

frédéric.

C’est que je suis sans fortune, madame.

la duchesse.

Qu’importe, pour aimer ?

frédéric.

Cela importe pour mériter. Aussi voyez-vous, madame, que je me plains, non pas d’aimer, mais de ne pas mériter.

la duchesse.

Eh quoi ! Frédéric, vous aimez un objet si peu digne, qu’il se laisse guider par des vues d’intérêt ?

frédéric.

Ce n’est point celle que j’aime qui fait attention à ma pauvreté.

la duchesse.

Qui peut alors y faire attention ?

frédéric.

Moi, madame

la duchesse.

Et pourquoi ?

frédéric.

C’est qu’elle m’empêche de déclarer mon amour, je ne dis pas à elle, ni à ses parents, ni à quelqu’un des siens, mais à une humble suivante son esclave ; car je sais trop bien qu’un galant qui n’entre pas en donnant n’a rien à demander en entrant.

la duchesse.

Un amoureux qui n’a pas obtenu davantage peut bien révéler l’objet de sa flamme. Il ne manque point au respect qu’il lui doit dès qu’il s’avoue aussi mal traité. Aussi je m’étonne, Frédéric, qu’aimant et ne méritant pas, vous ne confiiez à personne quel est l’objet de votre amour.

frédéric.

Il me semble, madame, que je dois tellement garder ce secret, que j’ai résolu mille fois de ne plus jamais parler, de peur que quelqu’un de mes sentiments ne vienne à m’échapper avec mes paroles ; et mon amour me paraît tellement chose sacrée, que je surveille presque l’air que je respire et que je ne le laisse qu’à grand’peine entrer dans mon sein ; car l’air même m’est suspect, et je ne voudrais pas que l’air même vint à savoir quelle est celle dont je porte l’image dans mon cœur avec tant de mystère.

la duchesse.

Assez, assez ; tout cela n’est qu’affectation et niaiserie. Et comment, en parlant à ma personne, me parlez-vous ainsi de votre amour ? Oubliez-vous donc qui je suis ?

frédéric.

À qui la faute, madame ? Vous m’avez interrogé, j’ai répondu.

la duchesse.

Vous avez répondu à des choses que je ne vous demandais pas. — Arnesto ?

arnesto.

Madame ?

la duchesse.

Ayez soin que l’on remette au plus tôt à Frédéric…

frédéric, à part.

Je suis perdu !

la duchesse.

… Deux mille ducats de gratification, afin qu’il puisse ainsi gagner les suivantes de sa dame. Je ne veux pas que son manque de courage l’expose encore à me parler comme il l’a fait, et qu’étant si timide avec elle, il soit avec moi si hardi.

flora, bas, à Libia.

Sa mélancolie la porte d’un extrême à l’autre.

libia, bas, à Flora.

Jamais je ne lui ai vu pareille humeur.

laura, à part.

Malheureusement pour moi, j’en pénètre la cause, que tout le monde ignore.

frédéric, à la Duchesse.

Je baise mille fois humblement la terre sur laquelle vous marchez, et où le contact de vos pieds charmants fait naître en un instant plus de fleurs que n’en produit tout le mois d’avril.

fabio.

Pour moi, madame, je n’oserais baiser la terre sur laquelle vous marchez, car ce n’est point la terre, c’est le ciel. Je me contenterai de baiser celle sur laquelle vous devez marcher. De quel côté comptez-vous diriger vos pas ? j’irai devant vous baiser le chemin.


Entre LISARDO.
lisardo.

Madame, un brillant cavalier qui se dit parent du duc de Mantoue demande la permission de vous remettre de sa part une lettre.

la duchesse.

Oh ! que le duc de Mantoue me fatigue avec ses messages !

arnesto.

Et pourquoi, madame, puisque le duc est, par son rang, le seul parti que vous puissiez accepter ?

la duchesse.

Par la raison justement que je ne veux pas me marier. — Dites-lui de venir, Lisardo.

frédéric, à part.

Je ne le trahirai pas… Il est essentiel que je conserve son amitié.


Entre HENRI.
henri, à la Duchesse.

C’est en tremblant, madame, que je me jette à vos pieds, où mon infortune aime à trouver un refuge.

la duchesse.

Levez-vous.

henri.

Le duc mon seigneur m’envoie vers vous avec cette lettre.

la duchesse.

Comment va Son Altesse ?

henri.

Je vous répondrais, madame, qu’il est mort d’amour, si l’espérance ne soutenait sa vie.

la duchesse.

Ne demeurez pas ainsi à genoux pendant que je lis sa lettre.

henri, se levant, à part.

Le peintre qui a essayé de retracer ses traits est loin de l’avoir flattée ; elle est bien plus belle encore que son portrait.

lisardo, bas, à Arnesto.

Seigneur, mon père vient d’envoyer les pouvoirs.

arnesto, bas, à Lisardo.

Je suis charmé qu’ils soient arrivés.

flora.

Comme il est élégant, Laura, le cavalier qui vient d’apporter la lettre !

laura.

Je n’y ai pas fait attention.

flora.

Je ne m’en étonne pas, car votre cousin est ici ; vous n’ignorez pas à quel point il vous adore, et que votre père Arnesto traite de votre mariage avec lui, et dès lors ce serait lui montrer peu d’estime que de faire attention à un autre.

laura.

Ce n’est pas non plus mon cousin qui m’occupe ou m’inquiète.

frédéric, à part.

Pendant que la duchesse lit sa lettre, et qu’Arnesto et Lisardo causent ensemble, que l’amour m’inspire de l’audace ! (Bas, à Laura.) Et la lettre ?

laura, bas, à Frédéric.

Je viens de l’écrire.

frédéric, de même.

Comment pourriez-vous me la donner ?

laura, de même.

N’avez-vous pas un gant ?

frédéric, de même.

Si fait.

laura, de même.

Eh bien, au moyen de ce gant, vous pourrez…

frédéric, de même.

Je vous comprends.

arnesto, à Lisardo.

C’est fort bien.

lisardo.

Belle Laura, mon espoir, l’amour va compter chaque moment pour un siècle.

la duchesse, à Henri.

Le duc me dit dans cette lettre que vous êtes son proche parent, et qu’il lui importe que vous soyez quelques jours absent de Mantoue, pendant qu’il arrête les poursuites commencées contre vous à l’occasion d’un duel où l’amour vous a jeté.

henri.

Il est vrai que l’amour a fait tout mon crime, et lui seul est cause que je suis venu.

la duchesse.

Autant pour vous-même que pour le duc, je vous offre ma protection à Parme, et ainsi, à compter d’aujourd’hui, vous pouvez demeurer en ma cour. Dans un moment je vais répondre au duc et lui envoyer ma lettre.

henri.

Que le ciel vous conserve, madame, durant une éternité de siècles ! et puissent les nobles vassaux du duc de Mantoue être assez heureux pour que bientôt…

la duchesse.

N’en dites pas davantage, et, je vous en avertis, faites attention, tout le temps que vous serez mon hôte, à ne pas me parler à ce sujet, à moins que je ne vous en parle moi-même.

henri.

Vous serez obéie.

la duchesse.

Et afin que vous puissiez dire au duc, quand vous lui écrirez, quels sont mes passe-temps, car vous devez avoir des instructions à cet égard, (aux Cavaliers.) asseyez-vous tous, mes seigneurs, tandis que le soleil, à demi caché derrière ces épais nuages, semble nous épier ; vous, mesdames, prenez place de ce côté, et vous, Arnesto, proposez une question[5].

Les Dames s’asseyent d’un côté, et de l’autre, les Cavaliers se tiennent debout.
arnesto.

Mes cheveux blancs me dispenseraient de me mêler à ce jeu ; mais je n’invoquerai pas cette excuse, heureux de contribuer à vos plaisirs. Voici donc la question : « Quelle est la plus grande peine dans l’amour ? »

la duchesse, à Henri.

À vous, répondez le premier.

henri.

Moi, madame ?

la duchesse.

Oui, c’est à vous, en votre qualité d’étranger.

henri.

Je dois à ce titre beaucoup d’honneur. Aussi pour tâcher de n’en être pas indigne, je me hâte de répondre, et je dis que la plus grande peine, celle que je souffre, c’est de n’être pas aimé.

flora.

Et moi je dis que c’est de n’aimer pas.

lisardo.

Et moi je dis que c’est la jalousie.

libia.

Et moi, l’absence.

frédéric.

Et moi, l’amour sans espoir.

la duchesse.

Et moi, d’aimer et de taire sa souffrance, sans pouvoir s’expliquer.

laura.

Et moi, d’aimer en étant aimé.

la duchesse.

Ce sera une thèse assez neuve à soutenir, Laura, que c’est un mal d’aimer en étant payé de retour.

laura.

J’espère le démontrer tout à l’heure.

arnesto.

Maintenant, que chacun prouve ce qu’il a avancé.

henri.

Puisque j’ai parlé le premier, en parlant de la peine de celui qui est dédaigné, je commence.

fabio, à part.

Attention ! c’est ici que le plus spirituel dit des bêtises.

henri.

L’amour est une étoile dont l’influence donne le bonheur ou le malheur, donc la plus grande peine de l’amour c’est d’aimer malgré elle. Celui qui vit dédaigné d’une beauté aime à l’encontre de son étoile, donc ce doit être là le plus grand chagrin, car celui qui est dédaigné aime malgré la volonté du ciel.

flora.

Lorsqu’un amant est dédaigné, cela lui devient un mérite pour l’avenir, car il souffre pour ce qu’il aime. Mais celui qui dédaigne sans aimer souffre sans mériter que sa souffrance lui soit comptée comme mérite. Donc celui qui est dédaigné n’est pas aussi à plaindre que celui qui dédaigne.

lisardo.

Celui qui est dédaigné et celui qui dédaigne peuvent du moins supporter un mal qui leur vient du ciel ; mais celui qui a de la jalousie ne le peut pas, puisque ce mal lui vient d’un plus heureux qu’il envie. Donc son chagrin doit être bien plus grand, car la même différence qu’il y a d’un homme au ciel existe entre les deux premiers et le jaloux.

libia.

Le monde a vu mille fois l’amour excité et réveillé par la jalousie, mais non pas par l’absence. L’absence a été nommée la mort de l’amour. Donc elle est sa peine la plus forte ; car si la jalousie ravive sa flamme et si l’absence l’éteint, la première est sa vie et la seconde sa mort.

frédéric.

Celui qui aime et qui est dédaigné, celle qui, aimée, dédaigne, celui qui souffre de la jalousie et celle qui pleure l’absence, tous ceux-là peuvent supporter leur mal dans l’espoir que cet état changera. Donc tout cela prouve que le plus grand tourment est celui de l’homme qui aime sans espoir.

la duchesse.

Celui qui aime sans espoir peut du moins déclarer qu’il n’en a pas, et il est clair qu’il reçoit par là du soulagement. Mais celui qui est obligé de se taire et de maintenir son amour dans le silence, doit en avoir d’autant plus de chagrin et de peine, qu’il n’a pas d’espoir et ne peut pas dire qu’il n’en a pas.

laura.

Celui qui aime et est aimé vit dans une inquiétude continuelle. Parfois dans son bonheur il entrevoit un moment où il sera malheureux, et se voyant enlever le bien qu’il possède, il se dépite et le déteste. Donc celui qui est aimé souffre les mêmes mépris que celui qui est dédaigné et les mêmes colères que celui qui dédaigne. Quant à la jalousie, j’atteste le ciel qu’il en éprouve, car celui qui aime étant aimé doit être jaloux de lui même, et s’il est un seul instant séparé de l’objet aimé, cette séparation lui semble un siècle. Donc le plus heureux éprouve les mouvements de la jalousie et les tristesses de l’absence. Du moins a-t-il pour lui l’espérance ? Son bonheur même répond que non ; car que voulez-vous qu’espère celui qui n’a plus rien à espérer ? En même temps il souffre aussi de se taire, car il ne peut pas révéler le bonheur céleste dont il jouit ; et, par conséquent, celui qui est aimé endure la douleur de n’avoir pas d’espoir et la douleur de se taire. Dira-t-on qu’il n’est point malheureux puisqu’il se voit aimé ? ce serait une erreur, car il se voit sans cesse menacé de ne l’être plus. Et c’est pourquoi celui qui aime et qui est aimé souffre à lui seul autant de peines qu’en souffrent à la fois et celui qui est dédaigné, et celui qui dédaigne ; et celui qui est séparé de l’objet aimé, et celui qui n’a point d’espoir, et celui qui est jaloux, et celui qui est obligé de se taire.

Toutes les Dames se lèvent.
la duchesse.

Tout cela, Laura, ce sont autant de subtilités où vous avez voulu déployer votre esprit ; mais au fond il n’y a rien là de raisonnable.

laura.

Il est clair, cependant, puisque le principal but de l’amour c’est d’être aimé…

Elle laisse tomber son gant.
la duchesse.

Votre gant.

frédéric.

Je le relève.

arnesto.

Arrêtez.

lisardo.

C’est à moi de le ramasser.

frédéric.

Si j’avais l’intention de l’emporter, je le pourrais encore ; mais comme ce n’est pas là mon dessein, seigneur Lisardo, nous n’aurons point querelle ensemble. Ce n’est pas un mérite que d’être arrivé le premier, ce n’est que du bonheur. Voyez, je tends à Laura son gant. (Donnant à Laura un autre gant tout semblable à celui qu’elle a laissé tomber.) Tenez, madame. Pour moi, je suis déjà récompensé de mon empressement, car je vous sers et ne vous offense pas.

lisardo.

Vous m’avez tiré avec esprit, seigneur Frédéric, d’une position embarrassante.

la duchesse.

Et moi, je ne suis pas plus contente de lui que de vous. C’est vraiment bien de l’audace que, moi ici présente, on se permette de relever de terre un objet de la toilette d’une de mes dames. Remerciez-moi de ce que je ne vous montre pas plus de colére, et de ce que je me contente, pour cette fois, de vous exprimer mon mécontentement. (À part.) Ô ciel ! protége-moi ! Je suis la première femme que le silence ait tuée.

La duchesse sort. Elle est suivie de toutes ses dames, à l’exception de Laura.
arnesto.

Son altesse s’en va de mauvaise humeur ; et certes elle n’a aucun motif pour cela. Ne la suivez point à cette heure dans ses appartements, Laura ; rentrons plutôt dans le nôtre. Je connaissais bien son caractère, et j’avais bien prévu les ennuis qui pouvaient en résulter, lorsque, en acceptant l’administration de son État et un logement au palais, je n’ai pas voulu que vous la servissiez autrement que pour l’honneur.

laura.

Je dois vous obéir en tout. (À part.) Les emportements de la duchesse en disent beaucoup. L’amour veuille que ce ne soit pas ce que je soupçonne !

Comme Arnesto et Laura se retirent, tous les cavaliers les suivent.
arnesto.

Où allez-vous, cavaliers ?

frédéric.

Nous marchons disposés à vous servir.

arnesto.

N’allez pas plus avant. (À Lisardo.) Et vous, mon neveu, donnez l’exemple.

lisardo.

Quoique bien à regret, j’obéis.

henri.

Et moi de tout mon cœur ; en me réservant de demeurer, comme l’héliotrope, tourné vers le plus beau soleil. (Arnesto et Laura sortent.) Frédéric, je reviens à l’instant.

Il sort.
lisardo.

Jusqu’à ce que je n’aperçoive plus rien de la lumière qui émane de vous, Laura, je ne puis vous quitter ; car votre beauté divine est l’étoile polaire de ma pensée.

Il sort.
frédéric.

Oh ! combien je me réjouis d’être seul enfin ! je pourrai lire cette lettre.

fabio.

Si je ne perds pas l’esprit à ce coup, c’est qu’en vérité je n’ai rien à perdre.

frédéric.

D’où vient ton étonnement ?

fabio.

De votre sang froid. Car vous avez cette lettre depuis la nuit, et vous ne l’avez pas encore ouverte.

frédéric.

Sais-tu quelle est cette lettre ?

fabio.

Qu’elle soit ce qu’elle voudra, il n’en est pas moins certain que vous l’avez gardée depuis hier sans l’ouvrir.

frédéric.

Je ne fais que de la recevoir !

fabio.

Vous me feriez perdre la raison. Ne sais-je pas que depuis ce matin personne ne vous a parlé ? Ce serait donc alors le vent qui vous l’aurait apportée ?

frédéric.

Celui qui me l’a apportée, c’est le feu, le feu où je brûle et me consume.

fabio.

Le feu ?

frédéric.

Oui.

fabio.

Je commence à croire à présent qu’il est vrai que…

frédéric.

Qu’est-ce qui est vrai ?

fabio.

Que vous êtes fou, et que, galant fantôme, vous vous êtes créé une dame-revenant[6] qui habite votre pensée, et que vous aimez mentalement. Aussi voudrais-je vous supplier de m’accorder une grâce ?

frédéric.

Quelle grâce ?

fabio.

Que, puisque c’est une dame qui vit dans votre imagination sans avoir plus de corps ni plus d’âme que vous n’avez bien voulu lui en donner, du moins ses lettres nous arrivent toutes pleines d’amour et de tendresse ; car ce serait par trop ennuyeux que, pouvant et devant nous traiter avec bonté, elle nous traitât avec mépris.

frédéric.

Éloigne-toi.

fabio.

Qu’importe à la lettre ?

frédéric.

Rien, si l’écriture elle-même est déguisée. Mais, toujours, éloigne-toi.

fabio.

Je suis vraiment un écuyer du purgatoire, car je vis dans une sorte de milieu entre le paradis et l’enfer.

frédéric, lisant.

« Mon cher seigneur, mon malheur est au comble. Mon père force ma volonté. Il traite malgré moi de mon mariage, et doit demain signer les accords. » (À part.) Ah ! malheureux ! je n’ai plus, d’ici à demain, que quelques moments à vivre ! (Appelant.) Fabio !

fabio.

Qu’y a-t-il ?

frédéric.

Je vais bientôt mourir.

fabio.

Vous aurez tort, si vous pouvez l’éviter ; car, je vous l’assure, ce n’est pas une chose de bon goût.

frédéric.

Comment l’éviter, lorsque cette lettre même est ma sentence de mort ?

fabio.

C’est bien facile. Puisque vous tenez votre sentence à la main, vous n’avez qu’à y mettre une petite apostille qui soit un peu plus humaine.

frédéric, à part.

Quoique sans vie et sans âme, continuons : (Il lit.) « Et ainsi, bien que je doive exposer par là le secret de notre malheureux amour, il faut absolument que je tâche de causer avec vous cette nuit touchant la conduite que nous devons tenir. En conséquence, la grille du jardin sera entr’ouverte, et plutôt que de vous perdre je perdrai la vie. En foi de quoi je vous envoie en même temps mon portrait, pour lequel vous me ferez alors vos remercîments. » (À part.) Est-il un homme plus heureux ? (Appelant.) Fabio ! Fabio !

fabio.

Qu’est-ce donc ? Est-ce que vous vous mourez ?

frédéric.

Au contraire, je vis, je vis plein de joie.

fabio.

Voyez donc ! ne vous avais-je pas donné un bon conseil ? Il n’est tel pour un homme que de s’aimer lui-même.

frédéric.

Heureux, charmé, plein de joie, je pourrai parler cette nuit avec la beauté que j’adore… Ô soleil ! toi qui comme le brillant vainqueur du ciel le parcours lentement dans ta marche orgueilleuse et triomphante, daigne aujourd’hui abréger ta course, en entendant combien ta lumière est funeste à un mortel ! Et vous, astres charmants, qui avez tant d’influence sur l’amour, levez-vous contre un empire usurpé, et formez autant de républiques dans le ciel ; car le soleil a méconnu vos droits, car le soleil s’est emparé d’un pouvoir qui vous appartient.

Il sort.
fabio.

Il est fou comme tous les fous réunis. Mais ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas tant de le voir fou que de me voir, moi, si sot, si bête, que je ne puisse…


Entre FLORA.
flora.

Fabio ?

fabio.

Que voulez-vous, madame ?

flora.

Suivez-moi.

fabio.

Si c’est pour un défi, donnez-moi un moment, que j’aille chercher quatre ou cinq de mes amis.

flora.

Suivez-moi.

fabio.

Pourquoi cela ?… Pour que je vous suive, êtes-vous la dame qui me donne de la jalousie, ou bien suis-je, moi, le galant qui ne vous donne rien ?

flora.

C’est son altesse qui veut vous parler. Tout à l’heure elle était à écrire, et m’a commandé de vous venir chercher.

fabio.

Son altesse veut me parler, à moi ! Par le ciel, que sera-ce si elle se hasarde à me déclarer son sentiment ?


Entre LA DUCHESSE, une lettre à la main.
la duchesse.

Flora, avez-vous appelé le valet ?

flora.

Le voilà, madame.

la duchesse, à Flora.

Eh bien ! allez m’attendre par là, vous. (Flora sort. À Fabio.) Nous sommes seuls, maintenant.

fabio.

Oui, madame, et vous ne me trouverez pas ingrat. Je voudrais savoir en quoi je puis vous servir, et vous pouvez parler sans crainte, car je suis l’homme du monde le plus complaisant. Vous n’aurez pas grand’peine à obtenir de moi ce que vous désirez.

la duchesse.

Il faut, Fabio, que vous me disiez une chose que je tiens à savoir. Il importe à mon autorité de m’éclaircir sur un doute qui m’est venu.

fabio.

Si je puis vous satisfaire, il n’y aura pas de difficulté ; car si vous avez envie de le savoir, j’ai encore plus envie de le dire.

la duchesse.

Prenez cette chaîne.

fabio.

Avec plaisir certainement ; d’autant qu’elle est à mes yeux du plus grand prix, car elle vient de vous et elle est d’or. Interrogez-moi donc, madame ; je meurs d’envie de parler.

la duchesse.

Quelle est la dame qu’aime Frédéric ?

fabio.

Je suis un bavard bien malheureux, madame ; j’ignore une chose, et c’est justement ce que vous me demandez.

la duchesse.

Quel ennui ! (Haut.) Comment est-il possible que vous ne sachiez pas cela, puisque vous ne quittez jamais votre maître ?

fabio.

Comment voulez-vous que je le sache, lorsqu’il ne le sait pas lui-même ?

la duchesse.

Sa passion ne peut pas être si secrète.

fabio.

Eh bien ! dans ce cas, contez-la-moi, vous, madame, et je vous rends votre chaine… En effet, sans se confier à personne, il rit tout seul, et tout seul il pleure. S’il reçoit une lettre, on ne voit pas qui la lui donne ; et s’il y répond, on ne sait pas où elle va. C’est aujourd’hui que j’en ai le plus appris sur son amour ; car en achevant de lire une lettre que Barabbas en personne doit lui avoir remise, il a dit qu’une beauté divine l’attendait cette nuit pour lui parler.

la duchesse.

Quoi ! il doit cette nuit parler à sa dame ?

fabio.

Oui, si l’amour n’arrange pas les choses de manière à leur faire perdre la parole.

la duchesse, à part.

Quel tourment ! je me meurs. (Haut.) Tu dois au moins savoir la maison, la rue de cette dame ?

fabio.

Pour cela, oui ; elle demeure au palais.

la duchesse.

Comment le sais-tu ?

fabio.

Je le sais par induction. Il aime sans inconstance, il adore sans espoir, il courtise sans désir, il jouit sans emploi, enfin, nuit et jour il écrit sur un immense portefeuille : or, toutes ces folies-là, ne sont-ce pas des folies qu’on ne voit qu’au palais ?

la duchesse.

Eh bien ! écoutez mes ordres. Vous mettrez tous vos soins à vous assurer quelle est sa dame ; à partir d’aujourd’hui, vous observerez de votre mieux sa conduite ; et si vous y remarquez quelque chose de nouveau, en toute occasion, venez me trouver. Dès ce moment, je vous autorise à vous présenter devant moi quand vous voudrez.

fabio.

Grâce à cette faveur, je deviens ce qu’on appelle, si je ne me trompe, gentilhomme du plaisir[7].

la duchesse.

Et afin que vous n’ignoriez jamais d’où pourront vous venir le profit ou le dommage, attendez de moi tout profit, Fabio, si vous me servez bien, et tout dommage également, si vous vous avisez jamais de révéler à qui que ce soit notre conversation.

fabio.

Croyez bien, madame, que je serai le plus muet des curieux, s’il y a des curieux qui soient muets.

la duchesse.

Allez.

fabio.

Adieu, madame.

Il sort.
la duchesse.

Ô ma folle pensée ! quel tyrannique empire tu exerces sur moi, puisque tu as pu m’enlever ma volonté et mon libre arbitre ! Eh quoi ! j’aurais si peu de confiance en moi, que je doive me laisser abattre à la moindre crainte ? Non, non ! je me conduirai d’une manière digne de mon courage et digne de moi-même. Mais, hélas ! je ne puis me taire avec ma jalousie, et c’est déjà bien assez que je puisse me taire avec mon amour !… Quelle incertitude ! et quel tourment ! Cette nuit même, tandis que je souffrirai mille supplices, eux, ils s’abandonneront à la joie, au bonheur ! Non, cela ne sera pas… qu’ils se voient tant que je n’en saurai rien, j’y consens ; mais avertie de leurs rendez-vous, je ne me pardonnerais pas de ne pas les empêcher. Pitié, pitié, ô ciel ! car, hélas ! je ne puis me taire avec ma jalousie, et c’est déjà bien assez que je puisse me taire avec mon amour ! Au moyen de cette lettre que j’avais écrite dans un autre but… Il vient ; efforçons-nous de dissimuler ce que je souffre.


Entre FRÉDÉRIC, portant tout ce qu’il faut pour écrire.
frédéric.

Voici des lettres, noble madame, que je viens présenter à la signature de votre altesse.

la duchesse, à part.

Courage, esprit, grandeur d’âme, en ce moment tout m’est nécessaire. (Haut.) Mettez ces lettres de côté, Frédéric, je les signerai plus tard. Il faut d’abord que vous me serviez en une autre chose qui est pour moi d’une plus grande importance.

frédéric.

Qu’est-ce, madame ?

la duchesse.

Je désirerais que, cette nuit même, vous fissiez un petit voyage.

frédéric.

Cette nuit même ?

la duchesse.

Oui.

frédéric, à part.

Quel ennui !

la duchesse.

Voici la lettre que vous voudrez bien porter.

frédéric.

Vous savez, madame, avec quel empressement et quel zèle je suis toujours prêt à m’employer pour votre service. Il me semble donc que pour aujourd’hui le dérangement de ma santé me permet de m’excuser auprès de vous, et que…

la duchesse.

Je n’admets aucune excuse. L’absence ne sera pas longue. Demain vous serez de retour. Remarquez, je vous prie, que je ne vous confie rien moins que le soin de mon honneur. Ne me répliquez donc pas ; prenez cette lettre et préparez-vous à partir sur-le-champ. Je vous répète qu’il importe que mon message soit rendu par vous-même. La suscription vous dira à qui il faut le remettre, et en quel endroit il faut aller. Vous m’apporterez la réponse. Adieu.

Elle sort.
frédéric.

Eh quoi donc, ô ciel ! dans cette même nuit où la belle Laura m’a permis de lui parler, il ne se trouvera pas une seule étoile qui me soit favorable ? Que faire ? et comment concilier mon amour et ma loyauté ?


Entre FABIO.
fabio.

Seigneur, ne vous semble-t-il pas que le jour est bien long ?

frédéric.

C’est le diable qui t’amène ici. Pars à l’instant, Fabio, et selle-moi deux chevaux.

fabio.

Il est donc venu une autre lettre, soit par le feu, soit par les airs ?

frédéric.

Oui, il m’en est venu une autre.

fabio.

Eh bien ! vous n’avez qu’à y faire une légère correction, et vous serez enchanté comme ce matin. Relisez-la, et vous cesserez de vous plaindre.

frédéric.

Je n’ai pas encore seulement lu la suscription.

fabio.

Lisez-la, pour voir si elle s’accorde avec ce que vous avez d’abord soupçonné.

frédéric.

Je verrai toujours où l’on m’envoie. (Il regarde la suscription.) Au duc de Mantoue !… Je ne suis pas moins confus… Sans doute elle aura reconnu le duc, et elle aura voulu m’avertir ainsi qu’elle sait l’espèce de trahison avec laquelle je l’ai reçu chez moi. En effet, ne m’a-t-elle pas dit d’un ton piqué, que cela importait à son honneur ?… Ô ma folle pensée ! je n’échappe à un danger que pour tomber dans un autre.

fabio.

Eh bien, cette lettre s’est elle un peu adoucie ?

frédéric.

Plus j’y pense, moins j’y comprends rien.

fabio.

Est-ce qu’elle est écrite en chiffres ?

frédéric.

Tu me fatigues.

fabio.

Elle est peut-être dans le genre de celle qu’un homme écrivit ?

frédéric.

Que sais-je ?

fabio.

Si vous ne le savez pas, voici le conte.

Un habitant de Tlemecen, vitrier de son état, faisait la cour à une dame. Il avait son meilleur ami qui demeurait à Tétuan. Or, un jour la dame pria le galant d’écrire à son ami de lui envoyer un singe ; et comme un amoureux est toujours prêt à complaire aux désirs de sa dame, celui-ci en demanda trois ou quatre afin qu’elle pût en choisir un qui fût à son goût. Or vous saurez que le malheureux écrivit trois ou quatre en chiffres ; et comme là bas, en Arabie, l’o équivaut à zéro, notre homme de Tétuan lut ainsi : « Mon cher ami, pour que je puisse être agréable à une personne qui m’est chère, envoyez-moi sans retard trois cent quatre singes[8]. » L’homme de Tétuan fut d’abord bien en peine pour trouver ce qu’on lui demandait ; mais le vitrier le fut beaucoup plus, lorsqu’au bout de quelques jours il vit arriver avec fracas devant sa fragile boutique trois cents singes faisant trois cent mille singeries. — Si la même chose vous arrive, lisez sans zéro, car il est clair, d’après ce conte, qu’un singe en castillan fait en chiffres cent singes.

frédéric.

Me donner cette lettre en ce moment !

fabio.

Est-ce que tout au moins vous ne pouvez pas éviter les singes ?

frédéric.

Quel homme au monde s’est jamais vu dans une pareille incertitude ?


Entre HENRI.
henri.

Qu’avez-vous là ?

frédéric, à part.

Je ne sais que résoudre. (Haut.) Veuillez m’écouter à l’écart.

fabio, à part.

Je ne puis supporter cela. Se défier de moi. A-t-on jamais vu un hôte parler aussi bas ?

frédéric.

Quelle conduite devons-nous tenir ?

henri.

Allons chez vous, nous en causerons, et la lettre même nous dira ce que nous devons faire. Si nous voyons qu’elle soit instruite de mon déguisement, eh bien, ma réponse sera d’y renoncer et de me découvrir. Si au contraire elle ne témoigne aucun soupçon, eh bien, je répondrai ce soir à sa lettre, et demain vous lui remettrez ma réponse.

frédéric.

C’est fort bien dit ; et pour moi, si je ne gagne à cet arrangement que de n’être pas obligé de m’absenter aujourd’hui, je ne regretterai pas ce que j’ai souffert. En agissant ainsi, je ne manque nullement à la loyauté. Puisque la lettre est pour vous, il suffit que je vous la rende, n’importe en quel lieu vous soyez.

henri.

Nous verrons clairement, en la lisant, l’intention de la duchesse. Allons chez vous.

Henri et Frédéric s’éloignent.
fabio.

Faut-il, seigneur, que je tienne toujours les chevaux prêts ?

frédéric.

Oui, Fabio ; car, alors même que je ne partirais pas, il importe que l’on me croie parti.

fabio.

D’où vous vient donc cette joie actuellement ?

frédéric.

L’amour est plus discret que tu ne le voudrais.

fabio.

Vous paraissez bien content !

frédéric.

Cela t’étonne ?

fabio.

Nullement, car je sais pourquoi.

frédéric.

Et pourquoi ?

fabio.

C’est que vous avez compris le chiffre, et qu’on ne vous demande pas autant de singes.

Ils sortent.

Scène II

Un salon dans le palais.
Entre LAURA.
laura.

Ah ! que le jour qui précède une heure de douce espérance est lent à disparaître !… Mais enfin, voilà que le jour cède la place à la nuit, qui peu à peu déploie ses ailes dans les ténèbres et les étend comme un noir manteau sur l’espace.. Ah ! Frédéric, si l’heure de nous voir était déjà venue, comme mes ennuis mortels trouveraient auprès de toi consolation et soulagement !… Mais que veulent dire toutes ces manières étranges par lesquelles la duchesse essaye de dissimuler je ne sais quel secret dépit ? Je vais passer dans son appartement avant de me rendre au jardin où m’appellent tout à la fois et mon chagrin et mon amour. J’y trouverai deux avantages : d’abord elle ne s’informera pas de moi ; et ensuite, j’essayerai par là de distraire un peu ma pensée. Si la compagnie n’abrège point les heures, elle les fait quelquefois paraître moins longues.


Entrent LA DUCHESSE et FLORA. Flora porte des flambeaux.
la duchesse.

Laura, ma cousine, pourquoi donc ne vous ai je point vue de la journée ? mon amitié ne méritait pas cela.

laura.

Je vous remercie, madame, d’avoir bien voulu vous apercevoir de mon absence. Mais un léger accident m’a retenue chez moi ; et quoique je n’en sois pas bien remise, je n’ai point voulu me retirer sans baiser votre main. Je venais, madame, m’informer comment vous vous trouvez.

la duchesse.

Je suis fâchée que le soin de votre santé ait été la cause de votre absence ; mais je me réjouis également, Laura, que vous soyez venue me voir, quoiqu’un un peu tard. J’ai besoin de vous pour cette nuit, et je vous garde avec moi.

laura.

Mais considérez, madame…

la duchesse.

Que voulez-vous que je considère ? N’êtes-vous pas restée mille fois avec moi par amitié ? Restez une fois pour m’obliger. C’est un secret que je ne puis confier qu’à vous seule.

laura, à part.

Quel ennui ! Si je réplique, je donne lieu au soupçon. Ô ciel ! protège-moi !

la duchesse.

Que dites-vous ?

laura.

Que je vous appartiens, et que je suis tout entière à votre service.

la duchesse, à Flora.

Laissez-nous seules. (Flora sort.) Maintenant, Laura, écoutez. J’ai appris, — je ne sais comment vous dire cela, — j’ai appris qu’un cavalier de cette cour avait reçu une lettre par laquelle une dame lui donnait rendez-vous pour cette nuit.

laura, à part.

Qu’entends-je ?

la duchesse.

Pour le cavalier, je le connais ; mais je ne sais pas qui est la dame.

laura, à part.

Tant mieux !

la duchesse.

Or, je tiens à savoir laquelle de mes dames osera parler la nuit à un cavalier par les fenêtres qui donnent sur la terrasse, manquant ainsi à ce qu’elle me doit, et à ce qu’elle doit au palais que j’habite.

laura.

Vous ferez bien, madame… car, en effet, ce dessein est bien hardi.

la duchesse.

Il ne serait ni convenable ni décent que j’allasse moi-même me tenir sur la terrasse. Ainsi donc, belle Laura, comme, en pensant à toutes mes dames, vous êtes la seule sur qui je n’aie pas arrêté un instant le plus léger soupçon, c’est à vous que je me confie.

laura.

Que demandez vous ?

la duchesse.

Je désire que cette nuit, à toute heure, à tout moment, vous descendiez au jardin, comme une sentinelle diligente veillant pour mon honneur, que vous tâchiez de reconnaître quelle est la dame qui l’outrage. — Et ne croyez point. Laura, que je sois seulement animée du désir de maintenir les bienséances ; je veux aussi, je veux surtout connaître qui est la dame qui favorise Frédéric… Imprudente ! je l’ai nommé. Peu importe… voilà, ma cousine, le service que j’attends de vous.

laura.

Il vous suffit d’ordonner. Avec le désir que j’ai de vous complaire en tout et de faire quelque chose qui vous soit agréable, ce ne serait pas assez pour moi de descendre mille fois au jardin ; je veux m’y tenir toute la nuit, et je serai contente en me disant que c’est pour votre service.

la duchesse.

Vous êtes ma cousine et mon amie, Laura, vous avez de la prudence et de l’esprit, je vous confie mon honneur et mes secrets sentiments. Faites comme vous l’entendrez, et je lâcherai d’égaler la reconnaissance au service.

Elle sort.
laura[9].

Dieu me protège ! Que de choses se présentent à la fois à ma pensée ! et si pressées, si mêlées, que je ne saurais de laquelle m’occuper d’abord… Mais pourquoi m’affliger ? Il vaut bien mieux ne pas penser à tout cela et me taire jusqu’à ce que je puisse causer avec Frédéric. Je saurai bien reconnaître à sa voix, à ses paroles, s’il m’est dévoué ou s’il me trahit… Ô délicieux jardin, verdoyante patrie d’avril, et qui ne reconnais que lui seul pour le dieu et le roi de ton printemps ; moi qui me promettais de venir sur ton frais et doux gazon confier le secret de mon amour à tes fontaines et à tes fleurs, je viens malgré moi et accablée de tristesse, découvrir quelle est la perfide qui a soulevé dans mon cœur cette jalousie dont je sens les vives blessures. On entend du bruit du côté de la grille.) On a fait le signal dans la rue. Je suis toute émue et je tremble. Mais pourquoi m’effrayé-je, lorsque la jalousie protège mon amour ? Qui va là ?


FRÉDÉRIC paraît du côté de la fenêtre.
frédéric.

Pourquoi le demander, belle Laura ? Voulez-vous donc qu’à ma confiance succède l’inquiétude ? Qui cela peut-il être, si ce n’est moi ?

laura.

Ne vous étonnez pas, ne vous plaignez pas que je ne vous aie pas reconnu, puisque vous êtes si différent de ce que j’avais imaginé.

frédéric.

Comment donc ?

laura.

La duchesse m’a commandé de me tenir près de cette fenêtre pour voir avec qui vous venez parler ; et de là je conclus naturellement que vous avez manqué de discrétion, et qu’elle n’est pas contente.

frédéric.

Au nom du ciel, Laura, ma chère Laura, ne me soupçonnez point. Que le ciel m’anéantisse, que la foudre m’écrase, si j’ai laissé échapper de mon cœur la moindre parole qui ait laissé entrevoir mon secret !… Ne vous suffit-il pas, pour vous détromper, de songer que c’est à vous que la duchesse a donné cette mission ? et comment a-t-elle pu vous dire de rester là à mon intention lorsqu’elle me croit absent ?

laura.

Vous êtes justifié sur ce point, Frédéric ; mais que direz-vous lorsque vous apprendrez que la duchesse s’inquiète de savoir qui est la dame qui vous aime ?

frédéric.

Alors même qu’elle aurait un semblable souci, — ce que je ne crois pas, — ce serait à cause d’elle même et non à cause de moi, et qu’en résulterait-il, Laura ? c’est que la victoire que vous avez remportée n’en serait que plus glorieuse ; d’autant qu’on ne peut pas dire qu’il y ait eu victoire là où il n’y a pas eu d’ennemi à vaincre… Mes plaintes à moi auraient bien plus de fondement. Ici ce ne serait plus une apparence, mais la vérité, car enfin, hélas ! vous vous mariez.

laura.

Ce n’est pas moi qui me marie, c’est mon malheur.

frédéric.

Qui aime bien peut tout surmonter.

laura.

Il est vrai ; mais aussi, qui aime bien a tout à craindre.

frédéric.

Alors pourquoi donc m’avez-vous écrit, Laura, que vous aimeriez mieux mourir que de me perdre, et de vous apporter mon portrait en échange du vôtre ?

laura.

Il n’y avait pas alors, Frédéric, le même inconvénient qu’à présent.

frédéric.

Quelle raison vous me donnez là ! — Ah ! Laura, si votre résolution est déjà prise, pourquoi perdre ainsi avec moi et votre temps et vos paroles ?… Voici mon portrait, que j’ai apporté sans doute pour le rendre témoin de ma jalousie… Il est tout pareil, pour la monture, à celui que vous m’avez envoyé lorsque la fortune me souriait : ne pouvant vous rendre un plaisir égal, j’ai voulu, du moins, que ce fût le même encadrement… Prenez-le… Je vous engage seulement, si vous venez à vous marier, à ne pas le regarder, — car, bien que ce ne soit qu’une peinture, il vous reprocherait votre trahison.

laura.

Moi, Frédéric… Mais regardez ; j’entends du monde dans la rue.

frédéric.

Ah ! Laura, vous alliez probablement me dire quelque chose d’agréable, car vous avez été interrompue.

laura.

Oui, j’allais vous dire que je suis à jamais à vous, et je le dis.

frédéric.

Oh ! vienne à présent qui voudra !… Mais non, ils ont tourné la rue.

laura.

Malgré cela, Frédéric, il importe que je ferme la fenêtre, et je me contenterai de vous avertir que beaucoup de gens nous épient.

frédéric.

Il nous sera facile de déjouer cette surveillance.

laura.

Par quel moyen ?

frédéric.

Je vous remettrai demain un chiffre au moyen duquel nous pourrons causer tout haut l’un avec l’autre devant tout le monde, sans que personne s’en doute.

laura.

Ce sera donc un secret dit tout haut ?

frédéric.

Songez seulement à être bien seule quand vous lirez ma lettre.

laura.

Fort bien. Que Dieu vous garde !

frédéric.

Que le ciel prolonge votre vie !

laura.

Ô amour ! que vous me coûtez cher !

frédéric.

Ô Laura ! n’oubliez pas ce que vous me devez !



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

Le parc.
Entrent FRÉDÉRIC et FABIO en habits de voyage, et HENRI.
henri.

Croyez-le, Frédéric, la lettre de la duchesse n’avait aucun but caché ; elle était seulement la réponse à celle qu’elle a reçue de moi. Si elle vous a chargé de la porter, c’était pour qu’elle eût plus d’autorité. Comme j’avais porté l’autre, moi qui me suis dit parent du duc, elle aura pensé qu’il serait convenable de vous charger de la réponse afin que la correspondance fût égale… Il n’y a donc pas à craindre qu’elle me connaisse ; et ainsi, à mon avis, le parti le plus prudent, c’est que vous ayez l’air de revenir de Mantoue, et que vous lui remettiez ma lettre que voici ; moyennant quoi, et lorsqu’elle verra mon sceau et mon écriture, elle ne pourra pas douter que vous n’ayez fait le voyage.

frédéric.

Je reconnais parfaitement, seigneur, la justesse de tout ce que vous dites, et, de plus, cette lettre me rassure. Mais cependant, comme je sais, de fait qui vous êtes ; comme la duchesse a voulu m’éloigner la nuit passée où j’avais un rendez-vous galant, et que ma dame m’a dit que Son Altesse était avertie des sentiments qu’elle me porte, ce qui pourrait nuire à la considération dont elle jouit, — je ne puis m’empêcher de ressentir une certaine tristesse.

henri.

Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment voici la lettre. Tâchons de dissiper les premiers soupçons ; nous avons du temps pour le reste. (Lui donnant une lettre.) Prenez, Frédéric ; et adieu.

frédéric.

Est-ce que vous ne reviendrez pas bientôt au palais ?

henri.

Hélas ! s’il renferme, comme il n’est que trop vrai, la patrie, le centre et la sphère de mon âme, tout le temps qu’elle vit au dehors, elle vit dans la souffrance.

Il sort.
fabio, murmurant.

Se peut-il qu’un homme honorable supporte tout cela !

frédéric.

De quoi donc te plains-tu, Fabio ?

fabio.

Je ne me plains de rien. Mais faisons un peu, monseigneur, le compte du temps que je vous sers ; car alors même que vous m’auriez donné par heure ce que vous ne me donnez pas par année, je vous jure devant Dieu que je ne vous aurais pas servi une heure de plus.

frédéric.

Pourquoi cela ?

fabio.

Parce que ma tête est tellement pleine de réflexions, qu’elle en crève ; et il n’y a pas assez d’argent au monde pour payer un valet qui réfléchit… surtout sur autant de sujets ou de prétextes.

frédéric.

Comment ! que veux-tu dire ?

fabio.

Le voici. — Fabio, je me meurs. Fabio, mon espoir n’a plus qu’un jour à vivre. — Eh bien, mon seigneur, je vais faire préparer l’enterrement. — Reste là, je ne mourrai point, je renais à la vie, et cette nuit obscure me sourit comme le jour le plus brillant. — Grand bien vous fasse, monseigneur… — Fabio ? — Seigneur ? — Il faut que je parle tout de suite ; fais préparer sans retard deux chevaux. — Les chevaux sont prêts. — Maintenant je ne pars plus ; mais viennent tout de même les chevaux, et monte celui-ci. — M’y voilà. — Qu’avons-nous fait ? — Une lieue. — Eh bien ! retournons. — Eh bien ! retournons. — Cela suffit. — C’est bien. — Et puis : Va-t’en, rentre à la maison, ne me suis pas… El tant de petites méfiances, de petits mystères et de petits secrets, que le diable lui-même s’y perdrait. Et pour moi, enfin, je ne veux plus servir un maître qui, sans être pape, a ainsi des cas réservés.

frédéric.

Tais-toi, voici son altesse. Et songe bien, je te le répète, que personne jamais ne sache que je n’ai point quitté Parme cette nuit.

Il sort.
fabio.

Certainement. (À part.) J’enrage de parler, et je parlerai pour trois raisons. Primo d’abord, pour régaler cette mienne langue ; en second lieu, pour me venger de mon maître ; et troisièmement, pour rendre service à la duchesse.

Il sort.

Scène II.

Une autre partie du jardin.
Entrent LA DUCHESSE et LAURA.
la duchesse.

Enfin, Laura, vous m’assurez que personne n’est descendu cette nuit au jardin ?

laura.

Combien de fois faut-il vous le dire ?

la duchesse.

Encore une seulement.

laura.

Eh bien ! madame, je vous répète que j’y suis restée jusqu’au moment où l’aurore a paru couvrant de perles toutes ces fleurs charmantes, et je n’ai aperçu personne ; de sorte que vous ne pouvez soupçonner qui que ce soit au monde, excepté moi.

la duchesse.

J’ai d’autres soupçons, Laura.

laura.

Lesquels ?

la duchesse.

C’est que la dame aura été avertie du départ de Frédéric, et, qu’en conséquence, elle ne devait pas descendre au jardin. — Mais n’importe. J’ai toujours cette consolation que je les ai empêchés de se voir et de se parler cette nuit.

laura.

Il est vrai. (À part.) Ah ! si elle savait que, dans sa folle jalousie elle s’est entremise pour ces amants et les a réunis elle-même !


Entre FRÉDÉRIC, et, un peu après, FABIO.
frédéric.

Permettez, madame, que je baise votre main.

la duchesse.

Eh quoi ! Frédéric, vous voilà déjà de retour ?

frédéric.

On va vite, madame, lorsqu’on a du zèle et du dévouement.

fabio.

D’autant que, comme il n’y a guère qu’une lieue d’ici à Mantoue…

frédéric.

Que dis-tu là ?

fabio.

Pardon, je me trompe ; je voulais dire qu’il n’y a que douze lieues.

la duchesse.

Apportez-vous une lettre du duc ?

frédéric.

Je ne serais pas revenu sans cela ?

fabio, à part.

Je n’ai jamais vu mentir avec une aussi aimable impudence.

frédéric.

Voici la lettre, madame.

la duchesse, à part.

C’est bien son écriture !… Je suis vengée !

fabio, à Frédéric.

Quelle est cette lettre ?

frédéric.

Du duc.

fabio.

Quoi ! vous voulez m’en conter à moi aussi ?

la duchesse.

Et comment vous trouvez-vous, aujourd’hui ?

frédéric.

Mais… madame, le dévouement respectueux dont je fais profession pour votre altesse est si heureux de s’employer à votre service, qu’en vérité, vous pouvez le croire, je n’ai jamais passé une meilleure nuit.

fabio, à part.

Je le crois bien ! Il a beau vouloir dissimuler et mentir, cela lui est impossible.

laura, à part.

Je vois, à son visage, à son regard, le vrai sens qu’il attache à ces paroles.

la duchesse, lisant.

« Madame, je vous suis on ne peut plus reconnaissant des bontés que vous témoignez à Henri, et je ne le suis pas moins de l’honneur que vous m’avez fait de me répondre et de m’envoyer cette réponse par votre secrétaire. Il me sera impossible de m’acquitter jamais envers vous de l’une et de l’autre dette que je viens de contracter ; surtout lorsque mon âme est déjà votre esclave… » (À part.) Il est inutile que j’en lise davantage. (Haut.) Je vous remercie, Frédéric, de la diligence que vous avez mise à me servir.

frédéric.

Je suis fier, madame, d’avoir réussi à vos souhaits.

la duchesse.

Vous êtes sans doute fatigué ; allez vous reposer. Vous reviendrez plus tard, et nous achèverons quelques dépêches.

frédéric.

Permettez, madame, qu’avant de m’en aller, je remette à madame Laura cette lettre en votre présence ; j’estime et j’honore trop une personne qui est à votre service pour lui remettre un message dans un moment où cela pourrait vous offenser.

la duchesse.

De qui est cette lettre ?

frédéric.

Je l’ignore. Au moment où je partais, une dame est sortie de l’appartement de la duchesse mère et me l’a confiée. Cette dame est sans doute une de ses parentes ou une de ses amies.

fabio, à part.

À mesure que je l’entends, je deviens de plus en plus stupéfait et hébété.

laura.

Je reconnais l’écriture, madame ; elle est de madame Célia, et, avec votre permission, je me retire pour la lire. (À part.) Jusqu’à ce que j’aie complètement disparu à ses yeux, je serai plus morte que vive.

frédéric, bas, à Laura.

Lisez vite.

laura, bas, à Frédéric.

Soyez tranquille.

Elle sort.
la duchesse.

Allez avec Dieu.

frédéric.

Vivez éternellement, et que vos jours soient aussi brillants que le soleil.

Il sort.
la duchesse.

Oh ! que je m’applaudis de l’avoir privé de l’occasion que son amour espérait ! J’ai à craindre, il est vrai, de nouveaux rendez-vous, mais ma vigilance saura les empêcher.

fabio, à part.

Si elle s’y prend toujours de même, certes elle n’avancera pas à grand’chose.

la duchesse.

Fabio ?

fabio.

J’attendais pour vous parler, madame, qu’il s’en fût allé, et, en attendant, je faisais semblant de regarder ces tableaux.

la duchesse.

Dis-moi, pendant la route, ton maître montrait-il beaucoup de chagrin de cette absence ?

fabio.

Quelle absence ?

la duchesse.

Celle qu’il a faite cette nuit.

fabio.

Quoi ! madame, vous pensez qu’il a voyagé cette nuit ?

la duchesse.

Comment cela ne serait-il pas, puisqu’il m’apporte la réponse du duc, non-seulement scellée de son sceau, mais tout entière écrite de sa main.

fabio.

Que sais-je ? Il est sorti avec moi, mais au bout d’une lieue, tout au plus, avec moi il est revenu.

la duchesse.

Que dis-tu là ?

fabio.

La vérité la plus vraie qu’il y ait au monde. Il m’a laissé à la maison en me commandant, comme à l’ordinaire, de ne pas sortir, et il est allé s’amuser.

la duchesse.

Cela n’est pas possible.

fabio.

S’il n’est pas allé s’amuser, il est allé s’ennuyer.

la duchesse.

Allons, achève.

fabio.

Au matin il est revenu, et si joyeux, si content, qu’on voyait bien qu’il avait eu ce qu’il voulait.

la duchesse.

Tu mens, impudent que tu es !

fabio.

Celui qui ment, ment, comme on dit, dans les duels.

la duchesse.

Qui a-t-il donc envoyé à sa place ?

fabio.

Personne.

la duchesse.

Alors comment a-t-il eu ces lettres ?

fabio.

Ce n’était pas si difficile ! Un homme qui a un démon qui porte et rapporte des billets, peut bien lui demander aussi d’aller et de venir avec des lettres. Voyez-vous, mon maître doit avoir un génie familier, et, en le supposant, je ne mens pas.

la duchesse.

Pour moi, je suis obligée de croire que tu mens.

fabio.

Vous me la donnez belle ! Eh bien, je vous jure Dieu qu’il ne s’est pas en allé, et qu’il a passé toute cette nuit dernière avec sa dame.

la duchesse.

Tais-toi et va-t’en. Voici Laura ; et pour sortir du doute où je suis, je voudrais savoir quelle est cette lettre qu’il lui a remise.

fabio, à part.

Pauvre duchesse ! que Dieu la protège au milieu des soucis qu’elle a de savoir à quelle personne mon maître fait la cour !… Pour lui, vive Dieu ! il a tort de ne pas voir ce qu’elle lui veut. Ah ! ce n’est pas moi qui me ferais ainsi désirer !

Il sort.


Entre LAURA.
laura, à part.

Maintenant que j’ai lu le chiffre, je reviens auprès de la duchesse, afin qu’elle ne s’inquiète pas de mon absence.

la duchesse.

Laura, qu’est-ce donc que vous écrit Célia ?

laura.

Mille folies. Voici sa lettre, madame, si vous la voulez voir. (À part.) Je lui donnerai celle qui était dedans.

la duchesse.

Non, Laura, je n’y tiens nullement. Il est des choses dont j’ai plus à cœur de te parler. — Je vous ai dit hier que j’avais appris d’une manière certaine qu’une dame avait écrit à Frédéric de venir lui parler la nuit suivante.

laura.

Oui, madame.

la duchesse.

Cela m’a d’abord préoccupée à cause du décorum. Puis il y a eu de ma part un peu de curiosité. Puis, je ne sais quelle fantaisie… Vous savez que, pour connaître cette dame, je lui ai donné une mission et vous ai priée de faire la garde dans le jardin… Eh bien, il faut que vous sachiez qu’un espion que je tiens auprès de lui, vient de m’avertir à l’instant que Frédéric ne s’était pas absenté, et qu’il avait passé toute la nuit à causer avec sa dame.

laura.

Cela est bien audacieux !… Et — vous a-t-on nommé cette dame ?

la duchesse.

Non.

laura.

Alors, madame, n’en croyez rien ; car, en admettant qu’il eût pu vous tromper avec cette lettre supposée, à quoi bon m’aurait-il trompée également avec celle-ci ?

la duchesse.

Vous êtes bien sûre que votre lettre est bien de votre cousine.

laura.

J’en suis bien sûre.

la duchesse.

Alors il aura envoyé à sa place une autre personne, qui aura apporté ces deux lettres, et là-dessus mon espion ne sait rien.

laura.

Il faut que cela soit ainsi.

la duchesse.

Il me vient un autre soupçon. Vous avez passé la nuit dans le jardin, et vous n’y avez vu descendre aucune dame. D’un autre côté, mon espion me dit que Frédéric a passé toute la nuit avec sa dame. Je conclus de là que la dame qu’aime Frédéric n’habite point le palais.

laura.

Je n’en doute pas non plus ; il faut croire qu’elle demeure en ville.

la duchesse.

Eh bien ! je tenterai mille moyens, jusqu’à ce que je sache qui est cette dame.

laura.

Pourquoi cela, madame ?

la duchesse.

Pouvez-vous le demander, Laura !… Lorsque je vous ai confié et que je me suis avoué à moi-même le sentiment qui m’anime, peu importe qu’il le sache ou qu’il l’ignore !… J’ai au cœur tant d’orgueil, tant de fierté, que je ne puis pardonner même l’injure qu’on m’a faite par ignorance.

Elle sort.
laura.

Il est essentiel que Frédéric soit averti de cet espionnage jaloux… Mais, hélas ! l’avertir de prendre garde, ce sera lui apprendre que la duchesse est jalouse ; et il n’est pas prudent d’apprendre à l’amant le plus fidèle qu’il y a une autre femme qui l’aime ; car alors l’homme le plus modeste conçoit tant de vanité, que tout ce qu’on lui accorde ensuite devient à ses yeux chose due. Mais n’importe, ô ciel ! il vaut encore mieux qu’il sache et les espions qui l’entourent et les dangers qui le menacent… Pour l’avertir, repassons cette espèce de chiffre qu’il m’envoie, et que je dois connaître au mieux. (Elle tire un papier de son sein, et lit :) « Toutes les fois, madame, que vous aurez quelque chose à me dire, je vous prierai d’abord de me faire signe avec votre mouchoir, afin que je prête attention. Puis, sur quelque sujet que vous parliez, les premiers mots dont vous vous servirez chaque fois que vous prendrez la parole, seront pour moi, et le reste pour tout le monde ; de manière que je puisse réunir tous les premiers mots dont vous vous serez servie, et savoir ce que vous m’aurez dit. Il en sera de même lorsque moi je vous ferai le signal. » (Parlant.) Ce chiffre est facile et ingénieux ; mais la difficulté est de l’employer de telle sorte que ce que l’on dit ait un sens raisonnable pour toutes les personnes là présentes. Pour mieux m’en pénétrer, je vais le relire.


Entre LISARDO.
lisardo, à part.

Laura est si fort occupée à lire ce papier, que si les indignes soupçons de la jalousie ne peuvent l’atteindre, la curiosité n’en est pas moins très-vivement excitée, et je désirerais bien savoir ce qui l’absorbe à ce point. Oh ! si je pouvais lire ce papier sans qu’elle me vît !

laura.

Qui vient là ?

lisardo.

C’est moi, Laura.

laura, à part.

Grand Dieu !

lisardo.

Pourquoi ce trouble et cette crainte ?

laura.

Je ne suis point troublée et je ne crains rien.

lisardo.

Ce papier que vous cachez et cette rougeur subite qui vous est montée au visage le feraient croire.

laura.

Vous êtes dans l’erreur. Si j’ai caché ce papier et si la rougeur m’est venue, ce n’est nullement un effet du trouble où votre présence m’aurait mise, c’est par suite du dépit que j’éprouve en voyant un manque de confiance aussi injurieux. Vous étiez venu m’espionner, et, pour vous justifier, vous faites semblant d’avoir à vous plaindre !

lisardo.

Moi, Laura, j’ai en vous une entière confiance, et pour que vous ne doutiez pas de la sécurité que votre noblesse inspire à mon amour, je vous prie de me dire naïvement quel est ce papier.

laura.

C’est un papier dont je vais dans un moment livrer au vent les débris, car à votre sotte demande, fille du vent, le vent seul doit répondre.

lisardo.

Alors, puisque vous le confiez au vent, je le lui enlèverai.

laura.

Vous ne le ferez pas ! Non que je redoute que vous en réunissiez les fragments et que vous les lisiez : mais il importe à mon honneur de ne point céder aux vils soupçons que vous m’avez laissée entrevoir.

lisardo.

Il importe aussi à mon honneur de savoir ce que c’est.

laura.

Voilà que je les livre au vent, et comme vous n’êtes pas mon mari, j’espère que la chose en restera là.

lisardo.

Si je ne suis pas votre mari, je suis votre cousin et votre futur, et je veux réunir les tronçons de ce serpent plein de venin.

laura.

Prenez garde alors ! car vous pourriez vous repentir d’avoir touché à un tronçon de ce serpent.

lisardo.

Quoi qu’il arrive, je veux en rassembler les débris.

laura.

Je vous en empêcherai.

lisardo.

Laissez-moi, Laura !

laura.

Finissez, vilain jaloux !


Entrent d’un côté ARNESTO et de l’autre LA DUCHESSE, et un peu après FRÉDÉRIC et FABIO.
arnesto.

Quel est ce bruit, Lisardo ?

la duchesse.

Pourquoi ces cris, Laura ?

lisardo.

Ce n’est rien.

laura.

Au contraire, c’est beaucoup. (À part.) Amour, viens à mon aide !

arnesto.

Eh quoi ! vous parliez ainsi…

la duchesse.

Vous vous querelliez de la sorte…

arnesto.

À votre cousin ?

la duchesse.

Avec votre futur époux ?

arnesto.

Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

la duchesse.

Que s’est-il passé entre vous ?

lisardo.

Il n’y a rien, que je sache.

laura.

Au contraire, j’ai beaucoup à me plaindre. (À la Duchesse.) Ne m’avez-vous pas laissée ici, madame, il n’y a qu’un moment, avec une lettre de Célia ?

la duchesse.

Il est vrai.

laura.

Eh bien, cela posé, j’en appelle à vous, madame, de l’insolence d’un homme qui m’a témoigné les soupçons les plus odieux. (Elle agite son mouchoir.) Et afin que vous sachiez tout, veuillez me prêter attention, vous, madame, et vous aussi, mon père, ainsi que toutes les personnes ici présentes ; car il m’importe que tout le monde connaisse le secret qu’enferme mon cœur.

frédéric, bas.

Qu’est-il donc arrivé, Fabio ?

fabio, de même.

Je ne sais. (À part) C’est peut-être le résultat de ce que j’ai dit à la duchesse, et c’est peut-être aussi le résultat d’autre chose.

frédéric, à part.

Elle a fait le signal, soyons attentif et ne perdons pas un seul mot.

arnesto.

Eh bien ! Laura, qu’attends-tu ?

la duchesse.

Dites-nous donc ce que vous vouliez nous dire.

laura.

Madame la duchesse sait déjà, — elle dont l’esprit et la pénétration égalent la beauté, — à quel point je lui suis dévouée[10].

la duchesse.

Cela est vrai ; mais où voulez-vous en venir avec cela ?

frédéric, à part.

Voici les premiers mots que je dois retenir : « Madame la duchesse sait déjà. »

laura.

Que vous ne vous êtes pas absenté, — n’est-il pas vrai, madame ? et c’est là ce qui me défend contre d’injustes soupçons.

arnesto.

Cela suffit, ma fille, il est inutile de vous affliger ainsi.

frédéric, à part.

Elle vient de me dire clairement : « Que vous ne vous êtes pas absenté. »

laura.

Elle sait que vous avez parlé avec une dame, — Lisardo, comme il ne convient point, car enfin je ne vous appartiens pas encore, heureusement.

lisardo.

C’est vous qui avez manqué à ce que vous deviez à notre mutuel amour.

la duchesse.

Silence ! — Achevez, Laura.

frédéric, à part.

N’oublions pas : « Elle sait que vous avez parlé avec une dame. »

laura.

Il lui est venu une horrible jalousie, — je ne sais à quel propos, et se laissant aller à une aveugle colère, il a offensé mon honneur.

lisardo.

Elle lisait une lettre et quand je lui ai demandé à la voir, elle l’a déchirée.

arnesto.

Elle a fort bien fait.

frédéric, à part.

« Il lui est venu une horrible jalousie. »

laura.

Ne me nommez pas, je vous prie. (À Arnesto.) Je ne tiens pas à me marier, et surtout avec un homme comme lui.

arnesto.

Vous vous êtes bien mal conduit, en vérité.

lisardo.

Je vous jure, seigneur, que…

arnesto.

Allez, taisez-vous.

frédéric, à part.

Elle vient de dire : « Ne me nommez pas, je vous prie. »

laura.

Défiez-vous de vos entours, — ai-je entendu dire bien souvent. Que ferait donc après le mariage celui qui, avant, peut s’oublier ainsi ?

lisardo.

J’ai eu tort, belle Laura, je l’avoue ; mais que l’amour me serve d’excuse.

arnesto.

L’amour vous rend encore plus coupable.

frédéric, à part.

« Défiez-vous de vos entours. »

laura, à Lisardo.

Et venez de nouveau me parler !… — Vous verrez comme vous serez reçu. Tout est fini entre nous désormais, et vous essayeriez en vain de me fléchir.

Elle sort.
arnesto.

Je partage la juste indignation de ma fille.

Il sort.
frédéric, à part.

« Et venez de nouveau me parler. »

la duchesse.

Vous avez manqué d’égards envers Laura, Lisardo ; mais, tout affligée que j’en suis, je vous excuse ; je sais ce que c’est que la jalousie, et je comprends les mouvements qu’elle peut inspirer.

Elle sort.
fabio, à part.

Grâce à Dieu, la duchesse est sortie sans parler de moi, et je n’ai pas à craindre que mon maître devine que j’ai bavardé.

lisardo.

Le ciel me protège !… Regardez-vous donc comme un si grand crime, seigneur Frédéric, que j’aie voulu savoir ce que contenait cette lettre ? et y avait-il là de quoi irriter si fort Laura et son père, et de quoi affliger la duchesse ?… Vous avez bien compris, je pense, le léger motif qui a donné lieu à tout ce bruit ?

frédéric.

C’était assez clair, vraiment. Laura s’est fâchée contre vous à cause de votre manque de confiance.

lisardo.

Malheureux que je suis ! mon espérance est morte, et je n’ai plus qu’à mourir.

Il sort.
frédéric, à part.

Mon espérance ne va guère mieux.

fabio, à part.

Décidément j’ai rien à craindre.

frédéric, à part.

Maintenant, il me faut réunir tout ce qu’elle a dit, pourvu toutefois que je me le rappelle. Interrogeons pour cela son portrait, il me semblera que c’est elle qui me parle. (Il regarde un portrait.) Belle et charmante image, qu’est-ce donc que vous avez dit ?

fabio, à part.

Ah ! c’est le portrait qui lui dit tout ça !… C’est bon à savoir ! voilà du nouveau à conter.

frédéric, à part.

« Madame la duchesse sait déjà que vous ne vous êtes pas absenté. Elle sait que vous avez parlé avec une dame. Il lui est venu une horrible jalousie. Ne me nommez pas, je vous prie. Défiez-vous de vos entours, et venez de nouveau me parler. » (À Fabio.) Vive le ciel, traître, c’est toi qui m’as vendu ! c’est toi qui as été dire que je ne m’étais pas absenté !

fabio, éperdu.

Seigneur, quelle colère vous a pris tout à coup ? et pourquoi me traitez-vous ainsi ?

frédéric.

Je sais pourquoi, traître !

fabio.

Eh quoi ! seigneur, n’étiez-vous pas content de moi lorsque nous sommes entrés dans ce salon ? Quelle espèce d’accusation ou d’indice avez-vous ici trouvé contre moi ? Personne ne vous ayant parlé, qui a pu vous dire du mal de moi ?

frédéric.

Oui, drôle, depuis que je suis entré ici j’ai appris que tu avais conté que je ne m’étais pas absenté cette nuit et que j’étais allé voir ma dame.

fabio.

Vous avez appris cela depuis que vous êtes entré ?

frédéric.

Oui.

fabio.

Mais remarquez, seigneur…

frédéric.

Je te châtierai comme tu le mérites.

fabio.

Mais, seigneur, qui vous appris cela ?

frédéric.

Rappelle-toi à qui tu l’as dit… C’est cette personne qui me l’a rapporté.

fabio.

Je ne l’ai dit à personne. (À part.) Je mourrai s’il le faut, mais je ne dirai pas ce qui en est.

frédéric, tirant son poignard.

Vive Dieu ! tu vas mourir à l’instant de ma main.


Entre HENRI.
henri.

Qu’est ceci ?

frédéric.

Je veux tuer un infâme.

fabio.

Modérez-vous, seigneur.

henri.

Songez, Frédéric, que vous êtes dans le palais.

frédéric.

Laissez, — que je verse son sang impur.

henri.

Fuis donc, malheureux !

fabio.

Je ne demande pas mieux, et je le ferai lestement, comme cela m’est arrivé déjà bien des fois. — Ah ! que votre altesse est bon enfant !

Il sort.
henri.

D’où vient donc, Frédéric, que vous êtes ainsi tout bouleversé ? Quel en est le motif ?

frédéric.

C’est que je suis trahi. La duchesse sait que je ne me suis pas absenté.

henri.

Par qui l’a-t-elle appris ?

frédéric.

Il n’y a que vous, moi et ce valet qui le sachions.

henri.

Est-ce qu’elle vous l’a dit ?

frédéric.

Elle ? non ; elle a trop d’esprit, et elle fait semblant de l’ignorer.

henri.

Peut-être que la personne qui vous l’a dit l’a-t-elle inventé ?

frédéric.

Pour cela, non ; car c’est la personne la plus intéressée.

henri.

Elle peut avoir été trompée ?

frédéric.

C’est impossible. Aussi je ne vois d’autre conduite à tenir que de me soumettre à mon malheur et de lui avouer la vérité.

henri.

Bien que je dusse lui paraître le plus coupable et m’attirer sa colère, je ne vous en détournerais pas, — tant je souhaite votre repos, — si je pensais que ce fût là le meilleur parti.

frédéric.

Eh bien, dans le trouble où je suis, conseillez-moi. Que feriez-vous ?

henri.

Je me tairais, je resterais tranquille ; je voudrais d’abord la voir venir, et puis j’agirais en conséquence. Car elle est instruite ou non de ce qui s’est passé. Si elle le sait, et que sa modestie l’empêche de vous en rien dire, n’est-ce pas travailler contre vous-même que d’aller lui parler de cela lorsqu’elle veut l’ignorer ? Si elle ne le sait pas, ce serait travailler contre nous deux, ce serait lui apprendre vous-même ce qu’un autre n’a pu lui dire. Ainsi donc, moi, à votre place, je traiterais de mon mieux mon valet, afin que s’il n’a pas parlé, il ne dise rien plus tard, et que s’il a parlé il n’aille pas se plaindre à elle et la mettre dans la nécessité de se déclarer.

frédéric.

Bien que ce ne soit pas là mon avis, je suivrai le vôtre, ne serait-ce que pour qu’on ne puisse pas m’accuser de m’être perdu par un fol entêtement. Je reprendrai mon valet et je parlerai à la duchesse sans me justifier, jusqu’à ce qu’elle s’explique avec moi.

Il sort.
henri.

C’est moi qui hérite à mon tour de l’incertitude où il était ; il s’éloigne et me laisse… Je suis venu en ces lieux seulement pour voir la belle Flerida, ne pensant pas que je pourrais m’y oublier, et voilà que je reste à sa cour sous un nom et sous des vêtements qui ne sont pas les miens. N’ai-je pas à craindre d’être reconnu d’un moment à l’autre et que cette aventure ne porte atteinte à sa considération ? Puisqu’en venant ici mon intention était de voir tout par moi-même, qu’attends-je encore ? ou pourquoi tardé-je à réaliser mon projet ?


Entre LA DUCHESSE.
la duchesse, à part.

Aveugle et tyrannique passion, pourquoi me conduis-tu encore en ce lieu ?… (À Henri.) Que faites-vous là, seigneur ?

henri.

Hélas ! noble et illustre madame, j’exprimais à ces fleurs et à ces fontaines, dont vous êtes l’aurore, les plaintes de l’amour.

la duchesse.

Pourquoi cela ?

henri.

C’est qu’en vous voyant, divinité charmante, tout tuer autour de vous par l’éclat de vos rayons qui égale celui du soleil, et par vos flèches qui ne sont pas moins dangereuses que celles de l’amour. je me dis que pour soumettre le monde vous n’auriez pas besoin de déployer toutes vos forces ; car il suffirait d’un seul de vos rayons et d’une seule de vos flèches.

la duchesse.

Je m’étonne doublement de ce langage, seigneur Henri : d’abord que vous osiez me le tenir, et ensuite que je puisse l’entendre. Retirez-vous de ma présence. Si le duc vous a envoyé à ma cour, ce n’a pas été pour que vous manquiez à lui-même et à moi.

henri.

Je ne croyais pas vous manquer, madame ; et pour le duc, je suis sûr de ne lui avoir pas manqué ; car il éprouve tous les sentiments que je vous exprime.

la duchesse.

On a vu souvent se marier, mais jamais aimer par procuration. Et alors même que j’admettrais votre excuse, et que vous me parleriez pour lui, ne vous ai-je pas averti de ne me parler à ce sujet que quand je vous en parlerais moi même ?

henri.

Oui, madame ; mais parmi les conditions vous n’avez pas mis celle que vous ne m’en parleriez jamais, et que par conséquent je devais toujours me taire.

la duchesse.

Eh bien ! s’il faut absolument que je vous parle, seigneur Henri, ce sera aujourd’hui même ; et ce sera pour vous dire, puisque vous m’avez comparée au soleil, que le duc serait bien imprudent de vouloir affronter le soleil avec des ailes de cire ; et je vous engage de nouveau à vous retirer, sans quoi ma colère répondrait d’une autre façon au duc et à vous.

henri.

Je vous obéis, madame, dans la crainte d’un châtiment plus grand ; si toutefois il peut y avoir quelque chose de plus triste que de s’éloigner de votre beauté. (À part.) Hélas ! je me meurs !

Il sort.
la duchesse.

Cet excès d’audace me donne beaucoup à penser… Amour, laisse-moi tranquille un moment pour que je puisse réfléchir… Mais qui a pénétré jusqu’ici ?


Entre FABIO.
fabio.

C’est moi, madame la duchesse, qui viens furieux vous conter toute sorte de choses. Oui, j’enrage de voir que tout n’est que bavardage au palais, et que votre altesse elle-même bavarde.

la duchesse.

Que voulez-vous me dire en ce moment ?

fabio.

Et vous, madame, pourquoi l’avez-vous dit tout à l’heure ?

la duchesse.

Je vous comprends encore moins.

fabio.

Avez-vous donc eu peur, madame, que ce que je vous avais dit de mon maître ne vînt à tourner à l’aigre, si vous l’aviez gardé une heure de plus sur le cœur ?

la duchesse.

Et à qui donc l’ai-je confié ?

fabio.

À personne, sans doute, excepté à lui ; car aussitôt que vous avez été partie, il est tombé sur moi d’une belle manière, et si l’on ne l’eût retenu, infailliblement il me tuait.

la duchesse.

Pourquoi cela ?

fabio.

Eh ! mon Dieu, parce que votre altesse a jasé.

la duchesse.

Et comment aurais-je pu le lui dire, puisque je ne lui ai pas parlé ?

fabio.

Eh bien, si ce n’est pas vous, c’est le diable ; c’est certain. Aussi j’aurais eu encore du nouveau à vous conter, mais je ne m’y hasarde plus.

la duchesse.

Dis-moi ce qui s’est passé.

fabio.

Je ne sais rien.

la duchesse.

A-t-il reçu une lettre ?

fabio.

Je ne sais rien.

la duchesse.

Où est-il allé ?

fabio.

Je ne sais rien.

la duchesse.

Est-il venu quelqu’un qui lui ait parlé en secret ?

fabio.

Je ne sais rien.

la duchesse.

Tu me donnerais presque à penser que tu te repens de me servir, et que tu es plus dévoué à Frédéric qu’à moi.

fabio.

Ce n’est pas cela.

la duchesse.

Qu’est-ce donc ?

fabio.

C’est que votre altesse a jasé, et si mon maître venait encore à soupçonner quelque chose, il me tuerait.

la duchesse.

Je remarque qu’il ne t’a pas tué jusqu’à présent.

fabio.

Il est vrai ; mais à ce propos, voici un petit conte. — Un galant était en conversation avec sa dame ; et, profitant de l’occasion, certain insecte[11] disait en lui-même : « Ce n’est pas le moment qu’il se gratte, et je puis, sans crainte, me régaler à l’aise. » À la fin, pourtant, fatigué de la démangeaison, le galant porta les doigts où cela lui démangeait, et parvint à faire l’insecte prisonnier. Or, au même instant la dame se retourna, et vit son galant qui tenait la main comme un homme qui va prendre du tabac ; et comme il n’y avait là personne qui put l’entendre, elle lui demanda d’un air sérieux : « Eh bien, avez-vous tué ce cavalier ? » Le galant fut d’abord interloqué ; mais bientôt s’étant remis, et tenant la main comme je vous ai dit : « Non, madame, fit-il, je ne l’ai pas encore tué, mais je le serre de près. » — Et moi, madame la duchesse, je vous dirai la même chose en ce moment : On ne m’a pas encore tué, il est vrai, mais de près l’on me serre. Aussi, après votre trahison, je ne vous dirai pas que j’ai vu aujourd’hui mon maître qui tenait un portrait au moyen duquel vous pourriez découvrir quelle est cette belle dame dont il est si épris, s’il vous était possible de vous le procurer. Voilà, madame, ce que je vous dirais, et d’autres choses encore, si je ne craignais votre langue. Mais ne comptez pas que je vous dise jamais cela ni autre chose : et surtout lorsque je considère que le seigneur Frédéric est mon maître, et que votre altesse bavarde.

Il sort.
la duchesse.

Il a un portrait !… Ah ! c’est ici que j’ai besoin d’esprit et d’adresse pour l’obliger à le montrer sans trahir mes sentiments !… Mais ce n’est pas ici le lieu ; nous serions trop exposés aux regards.


Entre FRÉDÉRIC.
frédéric, à part.

Après tout, le meilleur parti est peut-être de ne point lui parler de cela, et d’attendre qu’elle-même m’en parle. (Haut.) Madame, puisque votre altesse m’a envoyé chercher, vous voulez sans doute signer les dépêches ?

la duchesse.

Oui ; mais le jardin n’est pas pour cela l’endroit convenable… surtout à cette heure que le soleil se couche dans son brillant tombeau. Portez sans retard ces dépêches dans mon appartement, et avant d’entrer, n’oubliez pas que vous avez beaucoup à écrire cette nuit. Si donc votre dame vous attend, vous pouvez lui envoyer dire que ce ne sera pas pour aujourd’hui ; car si vous n’avez pas cette nuit une mission au dehors, vous n’en serez pas moins absent pour cette fois, je vous assure.

frédéric, à part.

Ô ciel ! qu’entends-je ?


Entre LAURA.
laura, à part.

Ici la duchesse et Frédéric ! Eh bien ! puisqu’elle m’ôte les occasions, je veux les lui ôter aussi. (Haut.) Je vois, madame, que votre altesse a fait un pacte avec le printemps, et le printemps doit être charmé.

la duchesse.

Comment cela ?

laura.

C’est que votre altesse le remplace dans ce jardin d’où elle ne sort plus, et qu’elle donne à la rose sa pourpre et au jasmin sa blancheur.

la duchesse.

Il est temps que je me retire. Allons-nous-en, Laura. (À Frédéric) Vous, ne tardez pas de venir avec les dépêches ; et en allant les chercher, vous pouvez donner avis de ce que je vous ai dit.

frédéric.

Je ne suis pas aussi heureux que vous le présumez, madame (il tire son mouchoir, et l’agite), et je pourrais d’ici même donner cet avis.

laura, à part.

Il a fait le signal. Attention !

frédéric.

Je suis bien malheureux, — madame, au contraire, j’éprouve à chaque instant des contrariétés, et ma vie n’est qu’un ennui continuel.

laura, à part.

Il a dit : « Je suis bien malheureux. »

frédéric.

Je ne puis vous parler aujourd’hui, — sans que votre altesse me montre que j’ai beaucoup perdu de son ancienne bienveillance.

laura, à part.

Il vient de dire : « Je ne puis vous parler aujourd’hui. »

frédéric.

Il m’est impossible de venir au jardin, — sans que votre altesse m’adresse ou quelque reproche ou des railleries qui ne m’affligent pas moins.

la duchesse.

Il suffit. Laissons cela.

laura, à part.

Récapitulons tout ce qu’il a dit : « Je suis bien malheureux. Je ne puis vous parler aujourd’hui. Il m’est impossible de venir au jardin. »

la duchesse.

Allons, suivez-moi, Laura ; (à Frédéric.) et vous, ne tardez pas à venir.

frédéric, à part.

Est-il un amour plus malheureux !

la duchesse, à part.

Est-il un sentiment plus indigne !

laura, à part.

Est-il une jalousie plus visible !

La Duchesse et Laura sortent.
fabio, entrant.

Par où donc pourrai-je sortir sans risquer d’être rencontré par mon maître ? Mais j’ai beau dire et faire, le voici.

frédéric.

Fabio ?

fabio, s’éloignant.

Pardon, monseigneur.

frédéric.

Pourquoi donc me fuis-tu ? (À part.) Je suis forcé de dissimuler avec ce drôle.

fabio.

C’est que je crains que ce maudit démon qui vous parle à l’oreille ne vous ai dit encore quelque fausseté sur mon compte.

frédéric.

Je sais maintenant la vérité ; je sais que tu m’as été fidèle.

fabio.

Je crois bien !… Plût à Dieu que certaines gens l’eussent été autant que moi avec la ville de Madrid[12].

frédéric.

Je veux, pour te dédommager, te donner un habit.

fabio.

À moi ! un habit ?

frédéric.

Oui, à toi.

fabio.

En ce cas, puissiez-vous dans l’autre monde avoir l’âme habillée d’une robe de chambre cramoisie, de chausses de cristal, et d’un surtout d’ambre gris !

frédéric.

Mais il faut que tu me dises quelque chose.

fabio.

Tout ce que vous voudrez.

frédéric.

Dépêchons, je suis obligé de m’en aller,

fabio.

Que Dieu retienne ma langue !

frédéric.

La duchesse t’a-t-elle interrogé sur mon amour ?

fabio.

Non, certes ; mais de ce qu’elle m’a dit, j’ai induit que si vous ne comprenez pas ce qu’elle veut, c’est que vous n’avez pas beaucoup d’esprit.

frédéric.

Elle t’a donc dit quelque chose ?

fabio.

Sans doute ; soit dit sans vous flatter.

frédéric.

Tu mens, vilain drôle. Espères-tu donc me faire accroire que cette noble beauté qui peut comme l’aigle regarder en face le soleil, ait laissé tomber les yeux sur un mortel aussi obscur et aussi humble ?

fabio.

Eh bien, seigneur, feignez pendant quelques jours de l’aimer, et vous verrez.

frédéric.

Alors même que tes soupçons malicieux auraient quelque fondement, je n’essayerais pas de m’en assurer ; car un amour, moins glorieux sans doute, mais auquel je suis moins disproportionné, occupe mon cœur tout entier.

fabio.

Comme cela, vous n’avez jamais aimé deux femmes à la fois ?

frédéric.

Non.

fabio.

Et cependant vous croyez… ?

frédéric.

Achève.

fabio.

… Que vous avez eu du bonheur ?

frédéric.

Cela n’est pas aimer, c’est tromper.

fabio.

Il y a d’autant plus de plaisir.

frédéric.

Comment peut-on aimer de deux côtés à la fois ?

fabio.

Voici comme. — Il y a près de Ratisbonne deux villages de grand renom, dont l’un se nomme Agéré, et l’autre Macarandon. Or, un seul curé desservait les deux paroisses, et, les jours de fête, disait la messe aux deux endroits. Or, un habitant de Macarandon étant allé à Agéré, et ayant entendu chanter la préface, remarqua que ce jour-là le curé avait prononcé à haute voix gratias agere, et qu’il n’en avait pas fait autant à Macarandon[13]. Très-mécontent de cela, il dit au curé : Vous donnez les grâces à Agéré comme si chez nous on ne vous avait pas payé la dime. » En entendant une observation si juste, les nobles macarandoniens supprimèrent les offrandes au curé. Or, le curé voyant cela, en demanda la cause au sacristain ; celui-ci lui dit pourquoi ; et à partir de ce jour, chaque fois qu’il entonnait la préface, le curé ne manquait plus de chanter d’une voix claire et puissante : « Nos tibi semper, et ubique gratias à Macarandon. » Si donc, monseigneur, vous desservez deux paroisses à l’Amour, ce dieu aveugle, remplissez bien vos devoirs des deux côtés, et vous verrez qu’avant peu vous et moi nous aurons en quantité des offrandes et des régals, parce que vous aurez chanté à Flérida ce que vous chantez à Macarandon.

frédéric.

T’imagines-tu que je t’écoute ?

fabio.

Pourquoi pas ?

frédéric.

Je ne pense qu’à mes ennuis.

fabio.

Puisque pour Agéré vous dédaignez Macarandon, je crains bien qu’on ne vous supprime là-bas le pain bénit d’amour.

Ils sortent.

Scène III.

Un salon dans le palais.
Entrent LA DUCHESSE, LAURA, LIBIA, et FLORA qui porte des flambeaux.
la duchesse.

Laissez les flambeaux, et allez-vous-en toutes. Je ne veux pas de compagnie. J’ai déjà trop de la mienne.

libia, bas, à Flora.

Quelle bizarre tristesse !

flora, de même.

C’est plus que de la tristesse, c’est de la folie.

la duchesse.

Vous, Laura, demeurez.

Libia et Flora sortent.
laura.

En quoi puis-je vous être agréable ?

la duchesse.

J’attends de votre amitié un service que je ne puis demander qu’à vous seule.

laura.

Qu’ordonnez-vous ?

la duchesse.

Je désire qu’à l’arrivée de Frédéric, vous vous teniez à cette porte, et que vous preniez garde que personne n’écoute ce que je lui dirai.

laura.

Je m’en acquitterai de mon mieux. Mais est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau ?

la duchesse.

Je veux absolument savoir qui est sa dame.

laura.

Qui est sa dame ?

la duchesse.

Oui.

laura.

Cela sera difficile. (À part.) Oh ! si je pouvais me faire dire le moyen qu’elle compte employer ! Je pourrais l’avertir quand il arriverait.

la duchesse.

Vous saurez, Laura…

laura.

Je vous écoute.

la duchesse.

J’ai appris que Frédéric porte toujours sur lui… Mais le voici qui vient, et il m’entendrait. Écoutez, et vous verrez ce que j’ai imaginé. Éloignez-vous.

laura.

Oui, madame. (À part.) Il est fort heureux qu’elle m’ait donné la permission d’écouter, autrement je l’aurais prise.


Laura se cache, et FRÉDÉRIC entre avec tout ce qu’il faut pour écrire.
frédéric.

Voici les lettres, madame.

la duchesse.

Mettez-les là ; car il est affreux que je les laisse en vos mains, et que je vous accorde toute ma confiance, lorsque vous avez si indignement trahi mes intérêts et manqué à vos devoirs.

frédéric.

Madame, qu’avez-vous à me reprocher ? Quel crime ai-je commis pour que vous reconnaissiez ainsi tous mes services ?

la duchesse.

Comment osez-vous m’interroger, lorsque j’ai tant de preuves qui déposent contre vous ?

frédéric.

De quoi suis-je accusé ?

laura, à part.

Comment arrivera-t-elle ainsi à savoir qui est sa dame ?

frédéric.

Je tiens à me justifier.

la duchesse.

Eh bien, je m’explique. — J’ai appris que vous étiez en relation avec mon plus grand ennemi.

frédéric.

Croyez-le, madame, si j’ai caché dans ma maison le duc de Mantoue, ç’a été seulement la nuit où il est venu déguisé.

la duchesse.

Qu’est ceci ? le duc ! (À part.) Ô ciel ! je jouais la colère, et j’avais un sujet sérieux de me plaindre ?

frédéric.

Il est maintenant dans le palais.

la duchesse.

Quoi ! le duc est ce cavalier que j’ai reçu chez moi ?

frédéric.

Oui, madame.

la duchesse, à part.

Combien de fois au moyen du mensonge on a découvert la vérité !

laura, à part.

Allant de doute en doute, je ne puis apercevoir son intention.

la duchesse.

Pourquoi donc m’avez-vous caché cela ?

frédéric.

Comme le duc devait vous épouser, madame, je pensais que vous pardonneriez sans peine une faute que l’amour faisait commettre.

la duchesse.

Je comprends à cette heure qu’il vous a été facile de m’apporter sa lettre.

frédéric.

Oui, madame ; j’allais partir lorsqu’il vint, et je la lui donnai.

la duchesse.

Vous vous êtes ainsi acquitté de votre mission avec lui, mais non pas avec moi. — Et la lettre que vous avez remise à Laura ?

frédéric.

Cette lettre… avait été apportée par lui-même.

laura, à part.

Il s’est justifié heureusement. Mais, ô ciel ! où veut-elle en venir ? Comment saura-t-elle ainsi qui est sa dame ?

la duchesse.

Vous croyez peut-être que c’est la seule preuve que j’aie de votre trahison ? Il n’en est pas ainsi. Donnez-moi sur-le-champ la lettre que vous venez de recevoir du duc de Florence, concernant certaines vieilles prétentions qu’il a sur mes États ?

frédéric.

Madame, je vous en supplie humblement, daignez vous rappeler qui je suis ; et si j’ai commis une faute en servant dans ses amours un homme qui aspire à votre main, ne me soupçonnez pas pour cela d’un acte aussi indigne de ma naissance et de mes sentiments.

la duchesse.

Celui qui a pu me tromper sur un point ne doit pas avoir eu tant de scrupules sur un autre. Donnez-moi la lettre que je vous demande.

frédéric.

Moi, madame, une pareille lettre ! Eh ! prenez, prenez tous les papiers que j’apporte, et si ce n’est pas assez, prenez cette clef au moyen de laquelle vous aurez tous mes papiers, et si vous trouvez une seule ligne qui m’accuse, faites-moi trancher la tête.

Il sort de ses poches un mouchoir, des clefs, et en dernier lieu une boîte qu’il cache.
la duchesse.

Qu’est-ce donc que vous cachez là ?

frédéric.

C’est une boîte.

la duchesse.

Je veux aussi la voir.

frédéric, à part.

Je sais maintenant ce qu’elle voulait. (Haut.) Pour ceci, madame, ce n’est pas et ce ne peut pas être une preuve de trahison, et par conséquent je vous prie de ne pas l’exiger.

laura, à part.

Ô ciel ! ce sera sans doute mon portrait.

la duchesse.

Je veux savoir ce que contient cette boîte.

laura, à part.

Nous sommes perdus !

frédéric.

C’est un portrait, madame ; et si c’est là ce que vous vouliez savoir, vous le savez maintenant.

la duchesse.

Jusqu’à ce que je l’aie vu, je ne vous croirai point. Montrez-le-moi, vous dis-je.

frédéric.

Si c’est là, madame…

laura, à part.

Quelle peine !

frédéric.

La cause…

laura, à part.

Quel péril !

frédéric.

Pour laquelle…

laura, à part.

Quelle douleur !

frédéric.

Vous m’avez appelé traître…

laura, à part.

Quelle affreuse situation !

frédéric.

Vous avez eu raison, madame.

laura, à part.

Hélas !

frédéric.

Car, sachez-le…

laura, à part.

Quel malheur !

frédéric.

Plutôt que de vous le remettre…

laura, à part.

Quel supplice !

frédéric.

Je suis prêt à subir mille morts.

Laura s’avance ; elle prend le portrait des mains de Frédéric, le change contre un autre, et donne ce dernier à la Duchesse.
laura.

Vous ne pourrez pas nous résister, traître !

frédéric.

Que faites-vous, Laura ?

laura.

J’ai vu et entendu ce qui se passait, et je suis accourue. Ne suffisait-il donc pas que son altesse désirât voir ce portrait, pour qu’aussitôt vous le lui donnassiez, cavalier malappris ? (Donnant le portrait à la Duchesse.) Tenez, madame.

la duchesse.

Vous ne m’avez jamais tendu un plus grand service.

frédéric, à part.

Laura, sans doute, aura voulu tout déclarer d’une fois.

la duchesse.

Éclairez-moi, Laura. (Laura prend le flambeau.) Voyons un peu ce prodige, cette merveille d’amour. (À part.) Je saurai du moins qui cause ma jalousie.

frédéric.

Que dira-t-elle en reconnaissant le portrait de Laura ?

la duchesse.

Que vois-je ?

laura.

En vérité, c’est son portrait.

la duchesse, à Frédéric.

Et c’est cela que vous cachiez avec tant de soin ?

frédéric.

N’en soyez point surprise, madame ; c’est ce que j’aime le plus au monde.

la duchesse.

En effet puisque vous l’aimez autant que vous-même. — Qu’est-ce-que tout cela signifie, Laura ?

laura.

Vous le voyez ; je n’en sais pas davantage.

la duchesse, à part.

J’ai peine à contenir ma colère, et pour ne point faire une scène, je me retire. (Haut.) Tenez, Laura, rendez son portrait à ce nouveau Narcisse, et dites-lui… Mais non, ne lui dites rien. (À part.) J’ai dans le sein mille serpents, et je ne sais quelle flamme brûle mon cœur.

Elle sort.
frédéric.

Comment donc la duchesse après avoir vu votre portrait ne nous témoigne-t-elle pas plus de colère à vous et à moi ?

laura.

J’ai changé les portraits ; j’ai gardé le mien, et lui ai donné le vôtre.

frédéric.

Vous seule, avec votre esprit, pouviez nous tirer d’affaire.

laura.

Oui, pour le moment… Mais le péril demeure entier dans l’avenir.

frédéric.

Il faudrait le prévenir.

laura.

Demain je vous communiquerai ce que je pense à cet égard. (Lui donnant une boîte.) Prenez, et adieu.

frédéric.

Quel est ce portrait ?

laura.

C’est le vôtre, en cas qu’elle ne vous le redemande.

Elle sort.
frédéric.

Vous avez raison. (À part.) Jamais je ne me suis vu dans une situation plus cruelle, et…


Entre FABIO.
fabio.

Seigneur, lequel de ces deux habits puis-je prendre ?

frédéric.

Infâme coquin ! misérable que tu es !

fabio.

En voilà d’un autre, à présent !

frédéric.

Il n’a pas tenu à toi que je ne fusse perdu !

fabio.

Ce n’était pas la peine que je vinsse vous trouver[14].

frédéric.

Tu croyais que ce portrait était celui d’une dame ? Eh bien, c’est le mien !

fabio.

Je n’ignore que vous vous aimez.

frédéric.

Vive Dieu ! tu vas mourir de ma main.

fabio.

Ah ! Jésus !

frédéric, à part.

Mais non, j’ai tort. Puisque me voilà hors de danger, il vaut mieux ne pas faire de bruit. (Haut.) Fabio ?

fabio.

Seigneur ?

frédéric.

Viens avec moi, et choisis le meilleur des deux habits. Je sais que je n’ai aucun reproche à te faire, et que tu es d’une fidélité à l’épreuve.

fabio.

A-t-on jamais vu de pareils caprices ? vive Dieu ! j’y perdrais mon bon sens, — si j’en avais[15].


JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

Un salon chez Frédéric.
Entre FABIO.
fabio.

Qui a trouvé par hasard le bon sens d’un pauvre valet, lequel l’a perdu parce que son maître a perdu le sien, qui n’était pas de conséquence ? Veuillez bien lui indiquer où il est ; car par là-bas il ne sert de rien, et ici on en donnera quelque chose….. J’ai beau demander, personne ne répond. Mais, à vrai dire, quel bon sens, une fois perdu, s’est jamais retrouvé ? — Allons, ma mémoire, récapitulons un peu mon affaire et raisonnons, si cela ne te déplaît pas… Qu’y a-t-il de nouveau ? Je ne sais… D’où vient qu’au moment même où je me crois le mieux avec mon maître, c’est justement alors qu’il tombe sur moi et m’accable de coups ? Cela vient de qu’il est fou… Et lorsque, coupable, je l’évite, d’où vient que c’est justement alors qu’il me donne un habit, et me comble de caresses ? Cela vient de ce qu’il est ivre… Voilà deux conclusions admirables. Et je ne passe pas à la troisième, parce que j’aperçois don Henri et mon maître qui viennent par ici en causant à voix basse ; et si en venant dans cette salle ils ont l’intention de n’être pas vus par moi, c’est moi qui vais les prévenir afin de n’être pas vu par eux. De cette façon, il est possible que j’entende leurs confidences ; et de plus, comme mon maître est tantôt furieux, et tantôt affable avec moi, et que c’est maintenant le tour de la fureur, j’y gagnerai de la laisser se passer dans le vide… Mais il faut pour cela que je me cache au plus vite. Je ne vois pas d’autre cachette que le dessous de ce buffet. Dépêchons, ce ne sera pas la première fois que je me serai embuffetté[16].

Il se cache sous le buffet ; entrent FRÉDÉRIC et HENRI.
henri.

Qu’attendez vous ?

frédéric.

Je crains qu’on ne nous entende,

henri.

Tous les valets sont dehors.

fabio, à part.

Excepté moi qui suis dedans.

henri.

Ce n’est pas sans motif que je vous ai conduit jusqu’au fond de l’appartement ; je veux vous parler sans témoin.

fabio, à part.

Je suis donc un faux témoin, alors, moi ?

henri.

Dites.

frédéric.

Permettez-moi d’abord de fermer cette porte. (Il va fermer une porte.) Mlaintenant que nous sommes seuls, que votre altesse veuille bien m’écouter. Il est temps de tout lui dire.

fabio, à part.

Altesse ! c’est bon.

henri.

Quel motif vous oblige à me traiter ainsi ?

frédéric.

Il y en a deux, et tous deux bien importants ; l’un vous concerne, l’autre me regarde. Celui qui a rapport à vous, — et j’espère que vous n’aurez pas mauvaise opinion de moi si je commets une indiscrétion, la nécessité m’y force, — c’est que vous êtes maintenant connu de la duchesse, et il est inutile d’affecter entre nous un mystère qui est su de tout le monde. Pour ce qui est de moi…

henri.

Avant d’aller plus avant, dites-moi donc comment la duchesse est parvenue à savoir qui je suis ?

frédéric.

J’ignore comment, mais elle le sait.

fabio.

Voyez donc ; mon maître fait là un joli métier[17] !

frédéric.

C’est elle-même qui me l’a dit.

henri.

Passons à ce qui vous concerne ; car pour ce qui est de moi, nous nous perdrions en suppositions, et il vaut mieux attendre qu’elle s’explique.

frédéric.

Avant de vous parler de ce qui me touche personnellement, je vous demanderai votre parole de garder à jamais dans votre cœur ce que je vais vous confier.

henri.

Je vous la donne ; et comptez que si vous imprimez votre secret sur la cire, il sera conservé par le marbre.

frédéric.

Vous savez déjà, illustre Henri de Gonzague, noble duc de Mantoue, que j’aime une beauté de cette cour. Eh bien, cette merveille humaine, ce prodige divin me donne aujourd’hui la plus haute preuve de constance et de tendresse. Cette lettre que vous voyez, et que le vent sans doute a portée dans mes mains, — car elle doit être descendue du haut du ciel dans l’abîme de mes misères, — cette lettre m’annonce ma liberté. Mais non, je m’exprime mal ; elle m’annonce plutôt mon esclavage : car à compter du moment où je l’ai reçue, je veux éternellement vivre esclave d’un amour qui m’a imposé des chaînes que le temps même ne pourra ni briser ni détacher. Cette lettre me dit… Mais il vaut mieux la lire. Vous apprécierez mieux ainsi, et le dévouement qu’on me porte, et l’amour que je ressens (Il lit.) « Mon bien, mon seigneur, mon maître, la fortune se déclare de plus en plus contre nous. Prévenons ses coups funestes. Veuillez tenir prêts deux chevaux pour cette nuit, du côté du pont, entre le parc et le palais. Je sortirai à votre signal, et nous fuirons la jalousie qui nous persécute, si toutefois l’on peut fuir la jalousie. Adieu, que le ciel vous garde à jamais ! » Voilà ce que l’on m’écrit, très-noble seigneur, et je me suis confié à vous, comptant sur vos bontés. Si vous vous êtes adressé à moi pour votre amour, et que je m’adresse à vous pour protéger le mien, il est clair que je recouvre alors ce que vous me devez, ou que je vous paye ce que je vous dois. Je vous prie donc de me donner une lettre pour Mantoue, et de prendre ma défense jusqu’à ce que j’aie mis cette dame en sûreté.

henri.

Je suis heureux que le ciel m’ait fourni l’occasion de reconnaître ce que vous avez fait pour moi ; et non-seulement je vous accorde ce que vous me demandez, mais en outre je serai charmé de vous accompagner moi-même jusqu’à ce que vous ayez gagné la frontière de mes États, où je m’estimerai glorieux de vous posséder.

frédéric.

Je ne songe, seigneur, qu’à une courte absence ; et, s’il faut tout vous dire, votre altesse me sera plus utile à Parme, où elle défendrait, au besoin, mon honneur attaqué.

henri.

Je ferai tout ce que vous voudrez.

frédéric.

Eh bien, veuillez, je vous prie, m’écrire une lettre, tandis que je vais, comme à l’ordinaire, au palais, afin qu’on ne soupçonne rien. Il faut aussi que je retrouve ce coquin de Fabio, que je n’ai pas vu de la journée.

fabio, à part.

Ce n’est pas ma faute, je ne suis pas si loin !

frédéric.

Du reste, il ne doit rien savoir.

fabio, à part.

Non, certes.

frédéric.

Mais il faut qu’il prépare les chevaux.

henri.

Vous avez raison, et moi, pendant ce temps, je verrai ce qu’ordonne de moi un destin rigoureux.

frédéric.

Je reviens vous chercher.

henri.

En vous attendant, je vais écrire dans la pièce voisine.

frédéric, à part.

Amour, protège un infortuné !

henri, à part.

Amour, aie pitié de ma plainte !

Frédéric et Henri sortent.
fabio, sortant de sa cachette.

Qui écoute, son mal entend, dit le proverbe ; mais bien souvent le proverbe ment, car j’ai écouté, et j’ai entendu mon bien. En effet, j’en ai retiré quatre avantages qui comptent. Le premier, c’est que je sais qui est notre hôte. Le second, c’est que j’ai appris où en est l’amour de mon maître. Le troisième, c’est que je pourrai conter le tout à la duchesse ; et le quatrième, c’est que par là j’aurai d’elle quelque bonne étrenne.

Il sort.

Scène IV.

Une salle du palais.
Entrent ARNESTO et LAURA.
arnesto.

Non, ma chère Laura, la faute de Lisardo n’est pas si grave, que tu ne doives l’oublier, lorsqu’il t’en demande pardon. Les emportements qu’inspire l’amour n’ont jamais été considérés comme une offense. Je te prie donc de lui parler avec plus de douceur, d’autant que nous allons recevoir d’un moment à l’autre la dispense demandée.

laura.

Je vous obéirai, mon père. J’aime mieux vous obéir que de vous irriter. Aussi, je m’engage à accepter, sans murmure, la position que le sort me réserve, et je consens à épouser l’homme que vous jugez le plus aimable et le plus digne.

arnesto.

Je te sais gré de ton obéissance. (Appelant.) Avancez, Lisardo. — Attends, Laura.


Entre LISARDO.
lisardo.

J’accours, madame, je viens mettre ma vie à vos pieds, en retour du pardon que je sollicite.

laura.

Demandez-en la permission à mon père ; c’est lui qui dirige ma conduite, c’est lui qui dispose de ma main ; et si j’obéis…

lisardo.

Ah ! madame, il suffit à mon bonheur de l’obtenir, cette main charmante ; et pourvu que je l’obtienne, je ne considérerai pas comment je l’ai obtenue. Que m’importe d’où me vienne le bonheur, si je suis heureux ?… Ô soleil tardif et paresseux, hâte-toi, abrège ta course, et que je voie enfin arriver cette nuit que j’attends !


Entre LA DUCHESSE.
la duchesse.

Laura ? Arnesto ?

arnesto.

Noble madame, nous allions tous passer dans votre appartement.

la duchesse.

Je vous félicite, Lisardo, d’avoir obtenu le pardon de Laura.

lisardo.

Cette faveur a ranimé mon espoir.

arnesto.

Oh ! c’est que Laura est d’une obéissance, et d’une soumission…

laura.

Et comment se trouve votre altesse, madame ?

la duchesse.

Vous savez combien je suis triste.

laura.

Tâchez de vous distraire.

la duchesse.

Toutes les distractions ne servent qu’à ajouter à mon ennui. C’est un mal qui s’augmente par le remède. Mais afin qu’on ne m’accuse pas de m’abandonner à ma mélancolie, (à Arnesto et à Lisardo) invitez tous deux la noblesse de Parme à une grande fête pour demain. (À part.) Je découvrirai peut-être ainsi qui est l’affreuse rivale qui me tue !

arnesto.

Je vais vous obéir.

lisardo.

Ma vie est à vous.

Arnesto et Lisardo sortent.
la duchesse.

Vous êtes heureuse, vous, ma chère Laura, vous allez épouser celui que vous aimez.

laura.

Oui, madame, je l’avoue, je m’estime heureuse, car je compte bien épouser celui que j’aime.

la duchesse.

Malheur à la femme qui a livré son cœur à une passion insensée ! Il faut qu’elle meure… Mais non, l’énergie de ma volonté triomphera de ma mauvaise étoile.

laura.

C’est ce qu’il y a de mieux, madame. Mais que ferez-vous ?

la duchesse.

Il est un moyen de guérir ce mal affreux.

laura.

Et lequel ?

la duchesse.

C’est de le déclarer.

laura.

Ce ne sera pas le vaincre.

la duchesse.

Si fait.

laura, à part.

Ce sera me tuer.

la duchesse.

C’est une victoire trompeuse que de se soumettre à la destinée. D’ailleurs, Laura, serai-je la première qui ait fait un mariage inégal ?

laura, à part.

Je me meurs.

la duchesse.

Frédéric est un cavalier de haute naissance.

laura.

Il est vrai.

la duchesse.

Et puisque nous en sommes sur son sujet, dites-moi, Laura, ne vous a-t-il pas semblé singulier, étrange, qu’il eût sur lui son propre portrait ? Que pensez-vous de cela ?

laura.

Je n’en pense rien. Comme cela ne m’intéressait pas, je n’y ai fait aucune attention. (À part.) Je ne sais plus ce que je dis.

la duchesse.

Pourquoi donc garde-t-il son portrait avec tant de soin ?

laura.

Je ne sais ; mais à votre place je ne le lui aurais rendu qu’après avoir ouvert la boite, car j’ai idée qu’elle contenait aussi le portrait de sa dame.

la duchesse.

Vous pouvez avoir raison ; mais, malheureusement, l’amour et la jalousie même ne s’avisent pas de tout.

laura.

Je ne doute pas que sa dame ne fût là.


Entrent FRÉDÉRIC et FABIO.
frédéric.

Ce n’est pas sans peine, Fabio, que je t’ai trouvé.

fabio.

Je pourrais vous dire la même chose, car, de mon côté, je vous cherchais depuis ce matin.

frédéric, à part.

Ciel ! la duchesse !… (À Fabio.) Ne t’en va pas, j’aurai besoin de toi tout à l’heure.

fabio.

Et moi, je crois que je n’aurai nullement besoin de vous.

frédéric.

Tout en venant lui parler, je redoute sa colère.

fabio.

Pourquoi cela ?

frédéric.

Pour une certaine aventure.

fabio.

Souvenez-vous de mon petit conte, et vous verrez comme vous vous tirerez d’affaire.

frédéric.

Par quel moyen ?

fabio.

Il s’agit d’accorder les grâces à Macarandon[18].

laura.

Songez, madame…

la duchesse.

Non, je veux tout déclarer.

laura, à part.

Faut-il que je le souffre !

la duchesse.

Frédéric ?

frédéric.

Noble madame ?

la duchesse.

Comment n’avez-vous point paru de tout le jour, et ne vous montrez-vous que le soir au palais ?

frédéric.

Comme, en vous voyant, on voit toujours le soleil couronné d’un merveilleux éclat, je ne croyais pas qu’il fût si tard, madame ; il m’a semblé, au contraire, en vous regardant, que le soleil se levait.

la duchesse.

Eh quoi ! vous me flattez ?

frédéric.

Ce ne sont point là des flatteries.

la duchesse.

Qu’est-ce donc ?

fabio.

C’est une façon de Macarandon.

la duchesse, bas, à Laura.

Ah ! ma chère Laura, voyez-vous ? il m’a déjà comprise.

laura.

Il a raison.

frédéric.

J’aurais encore une autre excuse à vous donner.

la duchesse.

Et laquelle ?

frédéric.

Comme je vous croyais irritée contre moi, j’ai différé de me présenter devant vous.

la duchesse.

Moi, irritée ! et de quoi ?

frédéric.

Je serais mal venu à le dire, si déjà vous ne le savez.

la duchesse.

Ce n’est pas que je ne le sache pas.

frédéric.

Qu’est-ce donc ?

la duchesse.

C’est que je ne veux pas le savoir.

frédéric.

Mon bonheur est d’autant plus grand, que vous avez été plus généreuse ; car lorsqu’on a des sujets de plainte, il est généreux de les garder pour soi.

la duchesse.

Je ne saisis pas bien votre pensée.

laura, agitant son mouchoir.

Si vous me le permettez, madame, je crois qu’il me sera facile de l’expliquer.

la duchesse.

Parlez, je vous le permets.

laura.

Je meurs de jalousie, — madame ; eh bien ! ne trouvez-vous pas qu’il est généreux à moi de faire ma douleur à celui qui la cause ?

frédéric, à part.

Elle vient de dire : « Je meurs de jalousie. » Il faut lui répondre. (À la Duchesse.) Permettez, madame. (Il agite son mouchoir.) Vous avez tort, Laura ; vous n’interprétez pas bien ma pensée.

laura, à part.

Il vient de dire : « Vous avez tort, Laura. » Oh ! plût à Dieu que cela fût vrai !

la duchesse.

Il me semblait cependant que Laura avait dit absolument la même chose que vous.

laura.

Oui, j’ai dit que celui-là est avare qui répand ses plaintes au dehors, et que celui-la seul est généreux, qui les garde.

frédéric.

Oui, Laura, vous m’avez fort bien entendu, et vous avez expliqué merveilleusement ma pensée.

laura.

L’honneur vous en revient ; elle était trop facile à entendre.

fabio, à part.

Je crois, en effet, que tous deux s’entendent fort bien.

la duchesse.

De tout ce que vous avez dit l’un et l’autre, j’ai compris seulement que, selon vous, la générosité consiste à taire sa peine.

frédéric et laura.

Justement.

la duchesse.

Eh bien ! Frédéric, quoique je dise que je ne suis pas en quoi vous m’avez offensée, et puisque vous savez que je le sais, venez me voir tout à l’heure, avec l’assurance que je ne me plaindrai pas, et que vous n’avez rien à craindre. Cela doit vous suffire. — Allons, suivez-moi, Laura.

Elle sort.
laura, bas, à Frédéric.

Frédéric ?

frédéric, bas, à Laura.

Laura ?

laura, de même.

Ce qui est dit est dit.

Elle sort.
frédéric.

Eh bien ! Fabio, qu’en dis-tu ? N’est-il pas singulier qu’au moment où je m’attends à trouver la duchesse irritée contre moi, je la trouve, au contraire, mieux disposée que jamais ?

fabio.

C’est comme moi, qui vous trouve en colère quand je croyais vous trouver content. Mais, quant à elle, j’en sais le motif.

frédéric.

Dis-le donc.

fabio.

C’est le macarandon avec lequel vous l’avez comparée au soleil.

frédéric.

Laissons là ces mauvaises plaisanteries, et hâte-toi de me préparer deux chevaux.

fabio.

C’est fort bien vu. En effet, à présent que vous avez chanté à Macarandon, il faut chanter à Agéré.

frédéric.

Tais-toi, et n’oublie pas, ce soir, de te trouver avec les chevaux à la sortie du parc. (À part.) Belle Flérida, que votre fierté me pardonne. À cela s’expose une femme qui se déclare à un homme qu’elle sait en aimer une autre.

Il sort.
fabio.

Eh quoi ! aujourd’hui que j’aurais plus à parler que jamais, je parlerais moins qu’à l’ordinaire ! Non, non, ce serait pitoyable, ce serait affreux de laisser se moisir dans mon cœur un secret qui ensuite ne serait plus utile à personne ; et comme dit le Cordouan, un secret qu’on garde, crève dans la poitrine, sent mauvais et fait mal[19]. Allons trouver la duchesse. Mais non, la voici.


Entre LA DUCHESSE.
la duchesse, à part.

Bien que j’aie toute confiance en Laura, je l’ai laissée de l’autre côté, pour suivre seule cette victoire tant disputée d’un cruel amour. (Haut.) Eh quoi ! Frédéric n’est plus ici ?

fabio.

Vous voulez savoir, madame, pourquoi il n’est plus ici ?

la duchesse.

Oui. 11

fabio.

C’est qu’il s’est en allé.

la duchesse.

Où cela ?

fabio.

À Agéré, je présume.

la duchesse.

Je ne te comprends pas.

fabio.

Je parlerai clairement à votre Macarandon, pourvu que vous m’en récompensiez.

la duchesse.

Je ne veux rien savoir. C’est assez d’avoir vu que j’ai un nouveau sujet de chagrin.

fabio.

Comment donc !… et de quoi alors me servirait-il de l’avoir épié toute la journée ?

la duchesse.

Laisse-moi, te dis-je.

fabio.

Eh bien ! je ne vous demande rien, je vous le conterai gratis.

la duchesse.

Je ne me soucie pas de t’entendre.

fabio.

Mais songez donc que si je garde mon secret, je crève. Je vais chercher quelqu’un à qui dire que mon maître doit s’échapper cette nuit.

la duchesse.

Arrête, que dis-tu ?

fabio.

Rien, madame.

la duchesse.

Attends, et confie-moi cela.

fabio.

Je ne veux plus.

la duchesse.

Prends ce diamant, et parle.

fabio.

Eh, mon Dieu ! peste des cérémonies ! — Je suis valet, vous êtes femme ; je meurs d’envie de parler, vous mourez d’envie de savoir… Eh bien ! vous saurez que mon maître et sa dame se proposent cette nuit…

la duchesse.

Achève.

fabio.

… De décamper[20].

la duchesse.

Comment ?

fabio.

En s’en allant. Mais pas à pied. Au contraire, j’ai ordre de tenir prêts deux chevaux du côté du pont.

la duchesse.

À l’extrémité du parc ?

fabio.

Oui, madame.

la duchesse.

Je reviens à ma pensée, que c’est une dame de ma cour. Il ne te l’a pas dit ?

fabio.

Non, madame ; mais notre hôte, qui est le duc de Mantoue, leur donne asile dans ses États. Et maintenant, advienne que pourra, j’ai dit, je suis content.

Il sort.
la duchesse.

Que le ciel me protège ! Qu’ai-je entendu ? Quelle affreuse position !


Entre ARNESTO.
arnesto.

Je viens d’inviter de votre part, pour demain, tout ce que la noblesse a de plus distingué en cavaliers et en dames.

la duchesse.

Il suffit, et soyez le bienvenu, Arnesto ; car j’ai besoin de vous cette nuit.

arnesto.

Je me tiens à votre disposition. Qu’ordonnez-vous ?

la duchesse.

Frédéric vient d’avoir à l’instant une querelle fort vive.

arnesto.

Avec qui ?

la duchesse.

Je l’ignore. On m’a dit seulement que c’était une rivalité d’amour, et l’on a ajouté que son adversaire vient de l’appeler par une lettre en un lieu où il l’attend. Vous savez quelle estime j’ai pour lui ?

arnesto.

Oui, madame, et je sais aussi combien il la mérite.

la duchesse.

Je ne veux pas avoir l’air d’être instruite de ce qui s’est passé ; car ce serait rendre l’injure publique.

arnesto.

C’est juste. Qu’ordonnez-vous ?

la duchesse.

Allez le chercher, et sans dire que c’est moi qui vous envoie, ne le perdez pas un instant de vue. En quelque endroit qu’il aille, allez avec lui. Et si, par hasard, il essaye de vous échapper, arrêtez-le, en prenant pour cela tout le monde nécessaire ; de telle sorte que vous le gardiez en lieu de sûreté toute la nuit jusqu’à demain.

arnesto.

Je vais le chercher à l’instant, madame, et je vous réponds que je ne le quitte plus.

Il sort.
la duchesse.

Tu apprendras aujourd’hui, ingrat, à quelle extrémité peut se porter une femme jalouse !

Elle sort.

Scène III.

Un salon dans la maison de Frédéric.
Entrent HENRI et FRÉDÉRIC, et un Valet qui se retire après avoir apporté des flambeaux.
frédéric.

Vous avez achevé d’écrire ?

henri.

Voici la lettre, et j’espère que vous serez aussi satisfait de ma protection que je l’ai été de votre gracieuse obligeance.

frédéric.

Vous êtes prince souverain, et c’est en toute sécurité que je vous confie mes intérêts, ma vie et mon honneur. Demeurez avec Dieu. Voici la nuit, et j’aime mieux attendre, que de perdre l’occasion.

henri.

Fort bien ; mais vous me permettrez de vous accompagner seulement jusqu’à la sortie de la ville.

frédéric.

Excusez moi si je n’accepte pas cet honneur : mais, en vérité, j’ai peur de tout, même de mon ombre ; et puisque je me cache de vous, croyez bien que, s’il était possible, je me cacherais de moi-même.

henri.

Vous voulez donc vous en aller seul ?

frédéric.

Oui. Adieu.


henri.

Je ne puis vous comprendre ; mais n’importe ; adieu.

On frappe à la porte.
frédéric.

N’a-t-on pas frappé ?

henri.

Oui.

frédéric, ouvrant.

Qui est-ce ?


Entre ARNESTO.
arnesto.

C’est moi.

frédéric.

Comment, seigneur, vous sortez à pareille heure ?

arnesto.

Oui, je viens vous chercher.

frédéric.

Moi ? Que me voulez-vous ? (À part.) Je tremble !

arnesto.

On m’a dit que vous étiez venu chez moi un peu souffrant ; cela m’a inquiété, car vous savez combien je suis votre serviteur ; je n’ai pas voulu me retirer sans vous voir, et sans savoir comment vous allez.

frédéric.

Que le ciel m’acquitte envers vous pour cette démarche si bienveillante ! mais on vous a trompé en vous disant que j’étais indisposé ; jamais je ne me suis mieux porté, je vous jure.

arnesto.

Je me félicite d’être venu et de voir qu’on s’était trompé. Et que faisiez-vous là ? De quoi vous occupiez-vous ?

frédéric.

Je m’amusais à passer le temps avec le seigneur Henri, en causant de choses et d’autres.

arnesto.

La conversation d’un ami sage et spirituel vaut mieux que tous les livres du monde ; elle instruit et elle amuse.

frédéric, à part.

Voilà un début qui m’effraye.

henri, à part.

J’ai envie de couper court à l’entrevue, en me retirant. De cette façon il aura moins à parler. (À Arnesto.) Vous permettez que je prenne congé ?

arnesto.

Eh quoi ! parce que j’arrive, vous partez ?

henri.

Oui et non. — Non, car je voulais déjà m’en aller avant que de vous voir ; et oui, parce que vous étant là, Frédéric ne s’apercevra pas de mon absence.

arnesto.

Adieu, donc.

Henri sort.
frédéric.

Maintenant que nous sommes seuls, avez-vous quelque ordre à me donner ? Que regardez-vous de tous côtés ?

arnesto.

Je regarde où il y aurait un siège pour m’asseoir, car je suis brisé de fatigue. — Allons, asseyons-nous.

Ils s’asseyent.
frédéric, à part.

J’enrage ! moi qui suis si pressé ! et celui-là qui vient avec son flegme !

arnesto.

Quelles ont été vos distractions tous ces soirs passés ?

frédéric, à part.

J’en ai une agréable aujourd’hui ! (Haut, se levant.) J’ai l’habitude d’aller au palais. Si vous voulez, partons. J’aurai l’honneur de vous reconduire chez vous.

arnesto.

Plus tard, plus tard… Il est encore de bonne heure

Il le fait asseoir.
frédéric.

Comment ! il est de bonne heure ? (À part.) Ah ! Laura, vous perdrai-je donc aujourd’hui ?

arnesto.

Jouez-vous au piquet ?

frédéric, à part.

Quel sang-froid ! et moi qui suis au désespoir ! (Haut.) Non, seigneur.

arnesto.

Comme j’ai tant fait que de sortir, et que je m’en trouve bien, je ne veux pas rentrer de sitôt.

frédéric, à part.

Ce ne serait pas trop tôt. (Haut.) Je voulais m’en aller parce que la duchesse m’a donné aujourd’hui des dépêches qui m’occuperont au palais toute la nuit.

Il va pour se lever, Arnesto le retient.
arnesto.

Eh bien, nous irons ensemble, je vous aiderai, j’ai une superbe écriture.

frédéric.

Je ne voudrais pas vous donner un pareil ennui.

arnesto.

Ce ne serait pas un ennui, mais bien un plaisir.

frédéric.

Il ne serait pas convenable à moi d’accepter. — Et puis, je voulais vous ramener chez vous, parce que j’avais à voir un de mes amis.

arnesto.

J’irai avec vous. Dieu me préserve de vous empêcher de faire vos visites ! S’il faut attendre, j’attendrai jusqu’à demain ; et si, par hasard, c’est une visite galante, je vous donne ma parole de bien garder la rue. Ne craignez rien, comptez sur moi.

frédéric.

Je sais qu’on peut compter sur votre courage. (Il se lève, et Arnesto en fait autant.) Mais il faut que j’aille seul. Que Dieu vous garde !

arnesto.

Soyez bien persuadé que vous ne vous en irez pas, ou que j’irai avec vous.

frédéric.

Mais, seigneur, qui vous y force ?

arnesto.

Vous n’avez qu’à vous le demander à vous-même, et votre inquiétude vous répondra.

frédéric.

Je ne sais que vous dire ; je n’ai pas d’inquiétude.

arnesto.

Je sais bien que vous en avez, et vous ne sortirez qu’accompagné de moi.

frédéric, à part.

Quelle bizarre et cruelle situation !

arnesto.

Vous paraissez étonné ?

frédéric.

Oui, et plus qu’étonné.

arnesto.

Eh bien ! Frédéric, parlons sans détour. Je sais que quelqu’un vous a donné rendez-vous par une lettre.

frédéric, à part.

Ciel ! il sait tout ! Quelle douleur !

arnesto.

Comme je suis gouverneur de Parme, mon devoir, mon honneur, veulent que j’empêche cette rencontre. Vous-même, vous conviendrez que si je vous laisse aller, je manque tout à la fois aux devoirs de ma charge, et aux obligations d’un loyal cavalier. Ainsi donc, vive Dieu ! je suis forcé, je vous le répète, ou de vous retenir ici, ou d’aller avec vous, car je ne puis permettre que vous meniez à fin votre entreprise.

frédéric, à part.

On ne peut pas parler plus clairement. (Haut.) Je vous comprends, seigneur ; mais veuillez bien croire que votre honneur ne court avec moi aucun risque.

arnesto.

Comment cela se pourrait-il ?

frédéric.

Permettez-vous que je vous parle franchement, moi aussi ?

arnesto.

Sans doute.

frédéric.

Vous savez que je suis cavalier ?

arnesto.

Je sais que votre noblesse est aussi pure que le soleil.

frédéric.

Sur cette réponse, j’espère que vous vous emploierez à ce que la personne qui m’écrit me donne aussi la main.

arnesto.

Pour cela, Frédéric, je m’y emploierai avec grand plaisir ; et je désire que ce soit au plus tôt.

frédéric.

Je vous baise les pieds mille fois.

arnesto.

Dites-moi seulement qui est cette personne.

frédéric, à part.

Ai-je eu tort de croire à mon bonheur ?

arnesto.

Car j’irai la chercher où elle vous attend.

frédéric.

De sorte que vous ne savez pas qui c’est ?

arnesto.

Non, je sais seulement que vous avez eu une querelle, et qu’on vous a défié.

frédéric.

Vous n’en savez pas davantage ?

arnesto.

Non.

frédéric.

Eh bien, maintenant…

arnesto.

Maintenant ?

frédéric.

Je ne vous demande plus rien. Car il ne serait pas d’un cavalier que je vous dise son nom lorsque vous l’ignorez et je saurai bien, sans vous, faire ce que je dois.

arnesto.

Et croyez-vous donc que je ne saurai pas, moi aussi, remplir mon devoir ?

frédéric.

Je ne vous dis pas le contraire, mais la personne qui m’attend ne m’attendra pas davantage.

arnesto.

Je vous empêcherai de la rejoindre.

frédéric.

Comment ?

arnesto.

Vous allez voir. (Il appelle.) Holà !

Entrent des Hommes d’armes.
les hommes d’armes.

Seigneur ?

arnesto.

Emparez-vous tous de ces portes. (À Frédéric.) Rendez-vous, ou sinon, voyez à quoi vous vous exposez.

frédéric, à part.

Ô ciel ! mon bonheur a fini, et mon malheur commence ! J’aurais dû le prévoir ! (Haut.) Vous n’aviez pas besoin de tant de gardes.

arnesto.

Cela est possible. Mais je vous avertis, en partant, de ne pas essayer de fuir ; sans quoi vous êtes mort.

Arnesto et les Hommes d’armes sortent.
frédéric.

Ah ! ce n’est pas la crainte de la mort qui m’arrête ; ce que je crains, ce que je redoute plus que la mort, c’est de causer un scandale qui compromette celle que j’aime… Mais, d’un autre côté, il m’est impossible de demeurer dans l’ignorance de ce que Laura est devenue… Je sais un moyen de passer dans la maison voisine… Attendez-moi, Laura, je vous verrai bientôt, malgré les hommes d’armes de votre père, malgré la fureur de la duchesse.

Il sort.

Scène IV.

Le parc. Il est nuit.
Entre LAURA.
laura.

Ombre funeste, qui es en même temps le berceau et le tombeau de la lumière ! si les délits d’amour sont écrits sur ta voûte ténébreuse, qui doit contenir autant d’aventures que d’étoiles, et sur laquelle sans doute ma destinée est tracée jusqu’à ce qu’elles disparaissent à la première lueur de l’aurore ; — ne t’étonne point qu’un malheureux amour vienne promener en ce lieu son aveugle jalousie… Ô mon honneur, si c’est là une faute, j’ai de quoi me justifier ; car mon père me tyrannise, celui qui prétend à ma main me poursuit, — et ma rivale me persécute… Hélas ! Frédéric tarde bien ! et l’heure se passe… que lui sera-t-il arrivé ?… Oh ! je ne dois pas craindre qu’il ait changé, malgré la déclaration de la duchesse ; il est trop fidèle et trop constant… Sans doute quelque accident imprévu le retient chez lui ; mais, hélas ! dans ma situation l’on présume plutôt le mal que le bien… car le goût le plus vif est toujours suivi de lassitude.


Entre LA DUCHESSE.
la duchesse.

Fabio m’a dit que son maître lui avait ordonné de l’attendre sur le pont près du parc, et j’ai conclu de là que la dame de Frédéric devait habiter le palais… Laura s’est retirée de si bonne heure, que je n’ai pu la charger de descendre au jardin ; et ne pouvant me fier à aucune autre de mes dames, je suis venue moi-même ; et ainsi Arnesto et moi nous travaillons, chacun de notre côté, à empêcher ce rendez-vous… Mais que vois-je ! si la tremblante lumière des étoiles qui se joue entre ces bosquets ne me trompe pas, j’aperçois un corps qui se meut, — et mon espoir se réalise. (Haut.) Qui va là ?

laura, à part.

Ciel ! c’est la duchesse ! que mon intelligence me soit en aide ! (Haut.) C’est quelqu’un qui attend ici parce que la duchesse lui a ordonné de venir afin de voir, s’il est possible, qui, la nuit, l’outrage et l’offense.

la duchesse.

Ne parlez pas si haut, Laura.

laura.

Qui est-ce ?

la duchesse.

C’est moi.

laura.

Vous, madame, seule au jardin, à cette heure ?

la duchesse.

Oui, c’est moi.

laura.

Je l’ignorais.

la duchesse.

Comme j’avais oublié ce matin de vous dire de descendre, j’ai voulu venir moi-même.

laura.

C’eût été me faire injure, madame. Je n’ai pas besoin qu’on me répète tous les jours ce qu’on m’a dit une fois. En outre, il est un autre motif qui m’a forcée à descendre.

la duchesse.

Que s’est-il donc passé ?

laura, à part.

Ô amour ! fais servir ma faule même à ma justification ! (Haut.) Comme j’étais tout à l’heure à ces fenêtres qui donnent sur le parc, j’ai entendu passer des chevaux ; j’ai soupçonné qu’il y avait quelque chose ; et pour m’en assurer je suis descendue.

la duchesse.

Les renseignements que vous me donnez là s’accordent à merveille avec ceux que j’ai déjà par devers moi, et je vous remercie de votre zèle. Dites-moi, qu’avez-vous vu dans le jardin ?

laura.

Je n’ai rien vu, madame, qui eût rapport à ce qui m’a fait venir. Mais vous pouvez vous retirer, il suffit que je sois ici.

la duchesse.

Eh bien ! restez donc.

laura.

Oui, madame.

On frappe.
la duchesse.

Écoutez ! n’a-t-on pas frappé ?

laura.

Le vent trompe bien souvent.

On frappe de nouveau.
la duchesse.

Cette fois ce n’est pas le vent. Ouvrez, et répondez.

laura.

Moi ?

la duchesse.

Oui. Je marcherai derrière vous, et nous tâcherons de savoir qui c’est, et qui l’on cherche.

laura.

C’est que ma voix est fort connue.

la duchesse.

Eh bien ! déguisez-la. Avancez, vous dis-je.

laura, à part.

Je tremble. Il m’est difficile de jouer ainsi un double rôle dans cette comédie nocturne où notre chiffre ne peut m’être bon à rien.

On frappe de nouveau.
la duchesse.

Que craignez-vous donc ?

laura.

Qu’on ne me reconnaisse quand je parlerai.

la duchesse.

Que vous êtes singulière !… Allons donc.

laura, ouvrant.

Qui va là ?


Entre FRÉDÉRIC.
frédéric.

Un homme qui se meurt, divine Laura.

laura, à la Duchesse

Vous voyez ! on m’a déjà reconnue. Il m’a suffit de prononcer un mot.

la duchesse.

Moi aussi, je vous avais reconnue tout de suite.

laura.

Cavalier, puisque vous savez qui je suis, vous devez savoir également que je ne suis pas celle que vous chercher. Allez-vous-en, et félicitez-vous de ce que mon honneur offensé se contente, pour toute vengeance, de vous donner de la fenêtre au visage.

Elle ferme.
frédéric.

Laura, ma dame, mon bien, ce n’est pas ma faute si j’ai tardé ; écoutez-moi, et tuez-moi, ou je me tue à l’instant.

laura, à la Duchesse.

Je vous le disais bien, qu’on me reconnaîtrait !

la duchesse.

Taisez-vous.

laura.

Ah ! si mon père ou Lisardo le savaient !

la duchesse.

Ne criez pas ! Prenez garde !

laura.

Quelle étrange peine !

frédéric.

Écoutez-moi, et tuez-moi. De grâce, ouvrez, belle Laura.

la duchesse, ouvrant.

Que voulez-vous me dire ?

frédéric.

C’est la duchesse qui, dans sa haine, dans sa fureur, m’a envoyé votre père pour m’empocher de me rendre ici. Il m’a retenu dans ma maison, et je n’ai pu m’échapper qu’à cette heure. — Que tardez-vous ? Les chevaux attendent dans le parc, et j’ai une lettre du duc de Mantoue, qui nous accorde asile et protection dans ses États. Venez, partons ; le jour va paraître ; mais peu importe, une fois que nous serons hors la ville.

laura, à part.

Je ne puis parler, je succombe.

la duchesse.

Frédéric, il est trop tard pour aujourd’hui, il vaut mieux que vous retourniez à votre prison, et demain nous prendrons d’autres dispositions.

frédéric.

Ma vie et mon âme vous appartiennent, et je vous obéis. Mais demeurez-vous fâchée ?

la duchesse.

Oui, contre mon étoile, mais contre vous, non. Adieu.

frédéric.

Adieu.

Il sort.
la duchesse.

Eh bien, Laura ?

laura.

Madame ?

la duchesse.

Ne me dites rien, puisque je ne vous demande rien. (À part.) Je meurs de jalousie.

laura.

Remarquez, madame…

la duchesse.

Rentrez ; vous ne pouvez passer ici toute la nuit.

la duchesse, à part.

Le monde apprendra que je suis celle que je suis[21]. (Haut.) Marchons, Laura.

laura, à part.

Ah ! malheureuse ! j’ai perdu tout espoir.

On ouvre la porte, et entrent ARNESTO, FABIO et les Gardes.
la duchesse.

Mais qui vient d’ouvrir la poterne du jardin ?

laura.

Autant que je puis en juger, — à ces premières lueurs du jour, — c’est mon père.

la duchesse.

Oui, c’est lui-même. Attendez-moi là. — Je veux savoir dans quel but il ouvre à cette heure la porte du jardin.

laura, à part.

Ciel, protège-moi ! Que je ne perde pas à la fois l’honneur et la vie.

arnesto.

Allons, Fabio, dis-moi sans détour à quel propos tu te tenais à l’entrée du parc avec ces chevaux ?

fabio.

Songez, seigneur, que jamais de la vie je n’ai rien fait à propos de quoi que ce soit, car je ne me mêle jamais dans les propos.

arnesto.

Pourquoi étais-tu là ?

fabio.

Moi, seigneur, je tiens à m’asseoir à table avec mon maître, et pour cela, je fais ce qu’il veut[22].

arnesto.

Dis-moi, avec qui Frédéric a-t-il eu querelle hier ?

fabio.

Ç’a dû être avec sa dame, parce qu’il n’aura su comment la mettre à la porte.

arnesto.

Je te ferai bien dire la vérité ; tu ne m’échapperas pas.

fabio.

Un docteur médecin étant à la chasse, et un de ses amis lui ayant dit : « Voilà un lièvre qui est couché, prêtez-moi votre arquebuse, que je le tire avant qu’il se lève ; » le docteur répondit : « Ne craignez pas qu’il se lève ; car puisqu’il est couché et que je viens de le voir, il ne se lèvera pas. »

arnesto.

Je suis charmé, Fabio, de vous voir de bonne humeur en ce moment.

fabio.

Je suis toujours de même.

arnesto, à la Duchesse.

Quoi ! vous ici, madame ?

la duchesse.

Oui, mes ennuis m’ont fait descendre au jardin. Que se passe-t-il ?

arnesto.

Je suis allé cette nuit exécuter vos ordres ; mais comme je n’ai pu par la ruse le retenir chez lui, je l’ai arrêté prisonnier, et je l’ai laissé chez lui sous bonne garde.

la duchesse.

Oui, certes, on l’a fort bien gardé.

arnesto.

J’ai parcouru la campagne pour voir si j’y trouvais l’homme qui devait l’attendre. J’ai trouvé seulement près du pont son valet Fabio, qui se tenait là avec deux chevaux, et ne voulant pas qu’on sût que son maître était prisonnier, j’ai pensé à le conduire chez moi, et le faisant entrer par cette poterne dont j’ai toujours une clef.

fabio.

Est-ce que j’ai offensé personne pour avoir tenu des chevaux[23] ?

arnesto.

Que voulez-vous, madame, qu’on fasse du maître et du valet ?

la duchesse.

Amenez ici Frédéric, car j’ai eu seulement pour but d’empêcher un malheur, et maintenant je sais tout. Quant au valet, lâchez-le.

fabio.

Je vous baise mille fois les pieds.

arnesto.

Je cours chercher Frédéric.

Il sort.
laura.

Madame, songez à ce que vous faites, ménagez ma réputation.

la duchesse.

Laissez-moi, Laura.


Entre HENRI.
henri.

Madame, si, en ma qualité d’étranger, je puis obtenir grâce auprès de vous, je vous demanderai de rendre la liberté à Frédéric.

la duchesse.

Vous n’avez à cet égard rien à demander, car il est libre, et fort libre. Mais dites moi, Henri, avez-vous aujourd’hui reçu des lettres du duc ?

henri.

Moi ! non, madame.

la duchesse.

Eh bien, moi, j’en ai reçu.

henri, à part.

Voilà qui est bizarre !

la duchesse.

Et dans sa lettre, le duc m’écrit que votre affaire est arrangée ; et ainsi je compte que dès demain vous retourniez à Mantoue, puisque vous n’avez plus rien qui vous retienne à Parme.

henri.

Il est vrai, madame, que je n’ai point eu de lettre du duc ; mais j’en ai eu d’un de ses grands amis qui me dit de ne pas m’en retourner sitôt, car mon espérance ne s’est pas encore réalisée.

la duchesse.

Votre ami peut vous dire cela ; mais moi je vous dis de vous en retourner dès demain, car vous ne faites rien ici, et vous faites faute là bas.

henri, à part.

Ô ciel ! la duchesse m’éloigne avec autant d’indifférence que d’esprit.


Entre LISARDO.
lisardo.

Daignez me donner votre main, madame, et permettez que je baise la main de Laura. Mon bonheur est désormais assuré. Je viens de recevoir à l’instant, sous ce pli, la dispense que mon amour attendait depuis tant de siècles.

la duchesse, à part.

Il arrive bien à propos !

laura, à part.

Quelle douleur !


Entrent ARNESTO et FRÉDÉRIC.
arnesto.

Voici Frédéric.

frédéric.

Qu’ordonne votre altesse ?

la duchesse.

Que vous donniez la main à Laura ; car je vaux mieux que vous n’avez pensé, et il faut que le monde le sache.

frédéric et laura.

Que dites-vous ?

la duchesse.

Que je suis celle que je suis.

arnesto.

Mais ne voyez-vous pas, madame, que vous m’offensez ?

lisardo.

Et que vous me faites injure ?

la duchesse.

Il le faut, croyez-moi tous deux.

arnesto.

Eh bien, ces paroles me sont un nouveau motif pour refuser mon consentement. On pourrait imaginer que des raisons secrètes ont nécessité ce mariage.

frédéric.

Que ces raisons soient secrètes ou avouées, vous n’avez pas à rougir de moi.

arnesto.

Non, certes ; mais je refuse mon consentement.

frédéric.

Cependant, vous m’aviez promis de me donner Laura.

arnesto.

Moi ! à vous ?

frédéric.

Oui.

arnesto.

Où cela ?

frédéric.

Dans ma maison même, cette nuit, lorsque vous m’avez dit que vous vous emploieriez à me faire donner la main par la personne qui m’attendait. C’était Laura, et cela doit vous suffire.

lisardo.

Non pas à moi, et plutôt que de me soumettre, je perdrai la vie.

frédéric.

Je défendrai mes droits.

la duchesse.

Qu’est ceci ?

arnesto.

Je serai votre second, Lisardo.

henri.

Et moi, le vôtre, Frédéric,

la duchesse, à part.

Peine cruelle ! mais c’est à l’honneur de guérir les chagrins d’amour. (À Arnesto et à Lisardo.) Si ce n’est pas assez de mes ordres, sachez que Frédéric a pour second le duc de Mantoue.

arnesto.

Qui donc ?

henri.

Moi, à qui il a donné l’hospitalité pour que je pusse servir la belle Flérida, moi qui protège Frédéric et Laura.

la duchesse.

Et moi aussi, pour que le monde apprenne que ma générosité l’emporte sur ma colère.

arnesto.

Ma foi, Lisardo, puisque le duc et la duchesse sont pour eux, je me mets aussi de leur côté.

lisardo.

Je dois me consoler de cette perte, toute grande qu’elle est, en songeant que Frédéric était aimé avant moi.

henri, à la Duchesse.

Et moi, madame, je vous supplie humblement de récompenser ma constance et mon amour.

la duchesse.

Voici ma main. (À part.) J’oublierai ce que j’ai été pour ne plus me rappeler que ce que je suis.

laura.

Le ciel a réalisé tous mes vœux.

frédéric.

Je n’ai plus rien à demander au ciel.

fabio.

Mille et mille fois j’ai été sur le point de dire que la dame de Frédéric, c’était Laura. Celui qui l’a dit, c’est le Secret à haute voix. (Au public.) Excusez nos fautes, pour lesquelles nous vous demandons pardon en toute humilité.


FIN DU SECRET À HAUTE VOIX.
  1. Las damas con muletillas y sombreros, etc., etc., etc.
  2. Nous avons reproduit une plaisanterie un peu hasardée sur le double sens du mot mystère.
  3. Au dix-septième siècle, en France comme en Espagne, les grands seigneurs avaient parfois de leurs parents dans leur domesticité.
  4. … Le huviste
    doncel ?

    Je soupçonne qu’il y a ici une plaisanterie d’un goût fort équivoque.

  5. Le jeu des Preguntas (questions, demandes) était fort à la mode. En lisant cette scène on verra en quoi elle consistait.
  6. Allusion à la comédie intitulée : la Dame-Revenant (la Dama duende).
  7. Gentil-hombre de placer
    Se llama, etc.

  8. En espagnol, la conjonction alternative ou se dit o, de sorte que celui qui demandait trois ou quatre singes devait écrire en chiffres : 3 o 4 ; de là l’erreur. De là vient aussi que cette petite histoire, qui est fort jolie dans l’original, perd beaucoup à être traduite.
  9. Il faut supposer que le théâtre représente tout à la fois un salon et une partie de la terrasse.
  10. Dans l’espagnol, c’est le premier mot de chaque vers qui s’adresse à Frédéric ; il réunit ensuite tous ces premiers mots et en forme une phrase qui est pour lui seul. Nous avons de notre mieux reproduit cet effet.
  11. Dans le texte Fabio nomme cet insecte par son nom : un piojo.
  12. Il y a ici sans doute quelque allusion à des malversations dont s’étaient rendus coupables certains administrateurs de la ville.
  13. Allusion à ce passage de la messe que le poëte rappelle plus loin : « Nos tibi semper et ubique gratias agere, etc., etc. » Ce petit conte, plein de gaîeté et de finesse, est encore plus piquant dans l’original, à cause de la ressemblance de quelques mots espagnols avec d’autres mots du texte latin.
  14. Il y a ici une plaisanterie intraduisible, portant sur le double sens du mot visto, participe passé du verbe ver (voir), et première personne de l’indicatif présent du verbe vestir (habiller). Frédéric dit : « Sors, misérable, car à cause de toi je me suis vu au moment de ma perte. » À quoi Fabio : « Et moi, à cause de vous, je n’ai pas de quoi m’habiller. »
  15. Cette plaisanterie se trouve déjà dans la première journée. Calderon apparemment ne s’en est pas souvenu, sans quoi il nous en aurait donné une autre.
  16. Nous nous sommes permis de forger le mot embuffetté, pour rendre celui de embufetado fabriqué par Calderon.
  17. Mot à mot : « Écoutez ! mon maître est un petit alcahuete. » Nous avons déjà dit que l’alcahuete était :

    Ce qu’à la cour on nomme ami du prince.

  18. Allusion à la petite histoire qu’il a contée dans la seconde journée.
  19. Voici le texte de ce passage, dont il est impossible de donner une traduction littérale :

    Que corrompida la vena,
    Como dixo el Cordovès,
    Del secreto, hecha sécréta,
    Huele mal, y no hace bien.

    Maintenant, par ces mots le Cordouan, qui est-ce que Calderon a voulu désigner ? Nous soupçonnons que ce serait le poëte Gongora, qui était de Cordoue.

  20. Irse por novillos.

    L’expression irse por novillos signifie s’en aller pour acheter des bouvillons, ou décamper. Mais nous devons ajouter que le mot novillo signifie en même temps un bouvillon, un George Dandin.

  21. Mostraré al mundo que soy
    Quien soy.

  22. Allusion au proverbe espagnol : Fais ce que t’ordonne ton maître, et tu t’assiéras à table avec lui.
  23. … En qué agravia
    A nadie tener caballos
    Un hombre ?

    Je soupçonne qu’il y a ici une plaisanterie d’un goût fort équivoque sur le double sens du mot caballo, 1o cheval et 2o poulain, sorte de maladie difficile à définir.