Théâtre-Français - Marie, ou les trois époques par Mme Ancelot


THÉÂTRE-FRANÇAIS.

MARIE, OU LES TROIS ÉPOQUES.


Il n’est vraiment pas facile d’expliquer les caractères de cette comédie. Quoique les personnages soient en petit nombre, et que l’action dramatique soit très claire, ces personnages n’ont pourtant pas une physionomie bien distincte. Marie, sur qui repose tout le jeu de la pièce, signifie probablement, dans la pensée de Mme Ancelot, la destinée ordinaire des femmes, et cette idée, qui se présente d’elle-même, développée avec plus de largeur et de hardiesse, eût été digne de la scène. Mais telle que nous l’entrevoyons dans la comédie représentée au Théâtre-Français, telle que nous l’a montrée Mlle Mars, elle n’excite, avouons-le franchement, qu’un intérêt médiocre. Mme Ancelot a voulu dramatiser le sacrifice perpétuel imposé aux femmes du monde ; elle a voulu nous enseigner à quel prix s’achète la paix domestique, mettre en regard les devoirs et les affections. Mais la complaisance la plus indulgente ne peut accepter, comme démontrée par la comédie nouvelle, la vérité que les spectateurs avaient entrevue dès les premières scènes. Marie, par une destinée commune, est forcée de choisir entre son père et son amant, c’est-à-dire de sacrifier l’avenir et la fortune de son père à l’accomplissement de ses rêves, ou de réduire son père à la misère et au déshonneur en épousant son amant. Dans la société où nous vivons, l’argent est une chose de si haute importance, qu’il gouverne despotiquement la plupart des familles. Sans doute il serait permis de discuter la légitimité du sacrifice que Marie croit devoir s’imposer ; sans doute, ayant à choisir entre un homme qu’elle n’aime pas, mais qui peut d’un mot relever le crédit de son père, et un homme qu’elle aime, mais qui n’a que le bonheur à lui offrir, Marie a le droit d’hésiter sans impiété. Puisque nos institutions ont fait du mariage un contrat indissoluble, le mariage est l’action la plus sérieuse de la vie, et il semble qu’un homme loyal, même pour relever son crédit, doit hésiter à sacrifier la vie entière de sa fille. Mais dans l’ordre des idées mondaines, le crédit d’une maison passe avant le bonheur, ou plutôt le crédit résume le bonheur. Quoique le père de Marie ait la faculté de reconstruire sur des bases nouvelles sa fortune ébranlée, tandis que sa fille, une fois engagée, ne pourra rêver qu’un bonheur coupable, cependant je conçois que Marie, entraînée par son imprévoyance, place dans sa force personnelle une confiance exagérée, foule aux pieds son amour, et donne sa main à l’homme qu’elle connaît à peine, pour sauver son père de la ruine. Cette abnégation, si douloureuse qu’elle soit, n’est pourtant qu’un évènement vulgaire, et pourrait expliquer la destinée d’un grand nombre de ménages. Mais pour qu’un pareil évènement réussît à nous intéresser, il faudrait que Marie témoignât par quelques paroles bien simples et bien vraies la faculté d’aimer et de souffrir. Or, dans la pièce de Mme Ancelot, Marie est plutôt aimable qu’aimante ; elle a de la grace, de l’élégance, mais une sensibilité plus que tiède ; elle parle de celui qu’elle aime en termes très convenables, mais elle ne semble pas émue et n’émeut personne. Son père et son amant la préoccupent tour à tour ; mais ses espérances et ses angoisses sont pour elle un sujet de conversation, et ne paraissent pas un seul instant la dominer. Qu’arrive-t-il ? c’est que Marie, en renonçant à son amant, nous semble accomplir une action presque indifférente ; elle se résigne si vite et après une lutte si paisible, que l’oubli du bonheur perdu semble inévitable.

Une fois unie à l’homme qu’elle n’avait pas choisi, mais qu’elle a bien voulu accepter, Marie subira-t-elle la conséquence de son imprudent sacrifice ? aura-t-elle à lutter entre celui qu’elle aime et celui dont elle porte le nom ? Si elle se conduisait logiquement, elle ferait comprendre à son amant qu’elle doit renoncer à le voir ; elle chercherait la paix dans l’absence ; et si, par cette résolution courageuse, elle n’abolissait pas le danger, du moins elle rendrait plus rares les occasions de faillir ; si elle succombait, elle n’aurait pas à se reprocher d’avoir volontairement multiplié les épreuves. Pour éloigner son amant, elle n’aurait qu’un mot à dire ; elle pourrait exiger l’absence comme un témoignage d’affection, ou révéler le passé à son mari, et, certes, il est au moins singulier qu’elle ne prenne aucun de ces deux partis. Il est vrai que Marie, dans la pièce de Mme Ancelot, boude son amant à tout propos et force son mari à le prendre sous sa protection. Mais cette bouderie ne signifie rien, puisque Marie n’explique pas à M. Forestier les motifs de sa conduite. Le danger se perpétue et grandit de jour en jour. L’amant trouve dans l’ennui du ménage un auxiliaire puissant, et s’il ne séduit pas la femme de son ami, c’est qu’il ne veut pas profiter de l’occasion ; car il est établi dans la maison sur un pied de familiarité qui lui permet de tout oser. Il connaît toutes les habitudes et tous les ridicules du mari ; il sait à quelle heure il pourra se trouver seul avec la femme qu’il aime : ou il a pour elle un respect qui va jusqu’à l’adoration, ou bien son amour n’est qu’une simple occupation, et il prolonge à plaisir une lutte qui n’a pour lui rien de fatigant. Cette seconde partie de la destinée de Marie n’est ni plus animée, ni plus intéressante que la première, et cependant l’auteur aurait dû la traiter avec un soin plus sérieux ; car, l’exposition une fois faite, le spectateur devient plus exigeant.

Devenue veuve, Marie peut librement disposer de sa main. Soit habileté, soit bonheur, elle a enchaîné la fidélité de son amant ; elle le croit, du moins ; elle se flatte d’être chérie comme au premier jour. Dix-sept ans se sont écoulés, et pourtant elle est pleine d’espérance et de sécurité. Elle ne consulte pas même son miroir pour s’assurer que ses yeux sauront encore exprimer la tendresse, Elle aime, donc elle est aimée. Sa clairvoyance ne va pas au-delà. Mais elle a dans sa fille une rivale terrible. Cécile a passé deux mois à Bade avec une amie de sa mère, et pendant deux mois elle a vu chaque jour celui que sa mère se prépare à épouser. Marie ne soupçonne pas le malheur qui la menace, et rejette comme absurdes les avertissemens de son amie ; elle est sûre de celui qu’elle a choisi, elle ne veut rien entendre. Lorsqu’enfin l’évidence vient dessiller ses yeux, lorsque le doute n’est plus possible, Marie comprend qu’elle doit s’imposer un nouveau sacrifice. L’amant qu’elle avait abandonné pour relever la fortune de son père, à qui elle a résisté tant qu’a vécu son mari, il faut aujourd’hui qu’elle le perde sans retour, si elle ne veut pas fonder son bonheur sur le désespoir de sa fille. Certes, c’est là une cruelle souffrance, mais non pas celle que nous attendions. La lutte sur laquelle nous avions compté pouvait très bien se passer d’un nouvel acteur. Le mari, et l’amant suffisaient à défrayer trois actes.

Le père de Marie, M. Serigny, est malheureusement un personnage très vulgaire. Nous avons beau croire à sa probité, nous suivons d’un œil indifférent les spéculations qu’il a entreprises. La tendresse verbeuse qu’il témoigne à sa fille, pourrait, sans injustice, passer pour de l’égoïsme, car il sait l’amour de Marie pour un jeune homme qu’il reçoit chez lui chaque jour ; il sait que la passion est égale des deux côtés, et il accepte, sans hésiter, le sacrifice que sa fille lui propose. Il ne cherche pas un seul instant à dompter l’adversité par lui-même ou avec le secours d’un ami désintéressé : il lui semble tout simple que sa fille se donne en remboursement, qu’elle livre sa vie entière à l’homme qu’elle n’aime pas, comme elle laisserait prendre hypothèque sur un bois ou une ferme. La tranquillité singulière avec laquelle M. Serigny souscrit au dévouement de sa fille imprime à tout ce rôle une physionomie presque odieuse. Comment concevoir un père sans sollicitude pour le bonheur et l’avenir de sa fille ? Comment approuver un homme qui ne voit dans un serment irrévocable, dans un engagement indissoluble, qu’une action sans importance, à peine digne d’un remerciement ? Si M. Serigny ne connaissait pas l’amour de sa fille pour Charles, je m’expliquerais facilement sa conduite ; mais il a lu dans le cœur de Marie, et, pour peu qu’il ait vécu dans le monde, il prévoit l’avenir que sa fille se prépare en épousant un homme qu’elle n’aime pas. Il sait à quelles conditions se prononcent les sermens que la conscience ne ratifie pas. Il y a donc de sa part une double déloyauté ; déloyauté envers sa fille, qu’il devrait éclairer sur les conséquences du sacrifice, déloyauté envers son gendre, qu’il trompe en ne lui révélant pas la vérité. N’eût-il à consulter que sa probité commerciale, il devrait hésiter avant de signer le contrat ; car, en échange d’un capital nécessaire à l’honneur de son nom, il livre une femme qui, selon toute apparence, ne tiendra pas sa promesse, et qui, par conséquent, dans l’ordre des idées commerciales, fera de lui un banqueroutier. On me dira que de pareilles subtilités n’ont pas cours à la Bourse de Paris, je le crois volontiers ; mais, dans ce cas, il conviendrait peut-être de ne pas mettre en scène les spéculateurs de la Bourse.

M. Forestier, le gendre de M. Serigny, a le même défaut que son beau-père, la vulgarité. Mais cependant il n’est pas aussi blâmable, car il ne trompe personne, et montre en toute occasion une crédulité inébranlable. Associé avec son beau-père dans plusieurs entreprises hasardeuses, placé mieux que personne pour connaître la situation réelle de M. Serigny, il lui ouvre sa bourse avec une confiance digne de l’âge d’or ; il ne songe pas à se demander si Marie pourra l’aimer, ce qui semblerait naturel à un homme ordinaire. Mais M. Forestier est trop bien au courant des doctrines mondaines pour s’inquiéter d’une pareille question. Il est riche, il a dans sa caisse de quoi donner à sa femme un hôtel, un équipage et un château ; que lui faut-il de plus pour compter sur l’amour de Marie ? Dans son ménage, il se conduit avec un aveuglement miraculeux. Mais il est riche, et les parures qu’il prodigue à sa femme lui répondent de sa fidélité. Il reçoit chez lui un jeune homme que Marie connaissait avant de se marier. Il devrait surveiller avec une égale sollicitude les amitiés et les bouderies de sa femme. Mais il se laisse duper comme un oncle de comédie et prend au sérieux les paroles de Marie. Il va jusqu’à la gronder, et court au-devant du malheur qui le menace. Il prend Charles par la main, et le ramène vers sa femme avec une obstination vraiment exemplaire. Il se donne un mal infini pour obliger Marie à faillir. Toutefois, je lui pardonne de grand cœur les niaiseries sans nombre qu’il récite pour réconcilier Charles et Marie, car il a dans sa richesse un argument qui répond à tous les reproches. Il a passé sa vie à emplir sa caisse ; il ne rêve pas d’autre joie qu’un portefeuille bien garni. Comment soupçonnerait-il que sa femme au milieu du luxe dont il a pris soin de l’entourer, fêtée, complimentée, enviée chaque jour, regrette un bonheur où l’argent n’est pour rien ? Ce serait exiger de sa part une clairvoyance impossible. La richesse, comme le vin et la gloire, tourne bien des têtes qui passent pour solides, et la confiance de M. Forestier est facile à vérifier partout et chaque jour. Mais ce type, bien que réel, se concilie difficilement avec la résistance de Marie ; c’est pourquoi je pense que l’auteur aurait dû le concevoir moins simplement.

Charles, qui, dans la pièce de Mme Ancelot, semble d’abord appelé à jouer un rôle énergique et passionné, pâlit dès les premières scènes, ou plutôt n’a pas même la peine de pâlir, car il est dessiné avec une remarquable négligence. L’auteur a-t-il voulu concentrer tout l’intérêt sur la seule figure de Marie ? et, pour donner à cette figure plus de grandeur et de pureté, s’est-il résolu à crayonner légèrement tous les autres personnages ? Cette conjecture n’a rien d’invraisemblable. Mais le procédé n’est pas heureux, car tout en admettant la nécessité de placer dans l’ombre les acteurs du second plan, je ne puis consentir à voir le premier plan occupé tout entier par la seule figure de Marie. En donnant à son héroïne un père imprévoyant, un mari aveugle et un amant sans passion, Mme Ancelot n’a pas atteint le but qu’elle se proposait. Marie, ainsi placée, est-elle intelligible ? Nous avons peine à comprendre son dévouement pour son père, qui le mérite si peu, son respect pour son mari, qui la défend si mal, et son affection pour Charles, qui l’aime d’un amour si tiède. Un mariage ne se conclut pas en vingt-quatre heures ; entre la signature du contrat et le serment prononcé à l’autel, comment Charles ne trouve-t-il pas le temps de demander et d’obtenir une explication ? Comment n’essaie-t-il pas d’ébranler la résolution de Marie ? comment ne s’adresse-t-il pas à son rival pour l’éclairer, au père de celle qu’il aime pour l’effrayer sur l’avenir de sa fille ? Assurément il est rare de rencontrer des passions impérissables ; mais j’admets difficilement qu’une passion sincère, après avoir vécu dix-sept ans sans récompense, s’éteigne subitement et change d’objet. Un amour de six mois ou de six semaines se résout sans peine à l’inconstance ; mais un amour qui a persévéré dix-sept ans dans l’espérance et la fidélité doit tenir bon jusqu’au dernier moment. Le choix de Cécile ajoute encore à la singularité de l’inconstance. Charles peut aimer Cécile comme la fille de Marie ; mais s’il l’aime autrement, c’est qu’il n’a jamais été capable d’une passion sincère, c’est qu’il n’a vu dans Marie qu’une femme pareille à toutes les autres, et que son affection devait disparaître devant la première ride. Dans ce cas, Charles ne mérite pas même un regret.

Cécile, bien qu’elle ne paraisse qu’au troisième acte, mériterait cependant d’être indiquée moins sommairement. Telle que nous la voyons dans la pièce de Mme Ancelot, c’est un personnage dont la physionomie n’a rien d’attrayant ni de nouveau. Nous ne savons pas si elle a quitté sa mère, si elle a été élevée loin d’elle. N’a-t-elle jamais vu Charles avant de le rencontrer aux eaux de Bade ? Si elle l’a vu familièrement établi dans sa famille, et nous sommes autorisés à le croire, comment n’a-t-elle pas deviné la passion de sa mère ? Comment a-t-elle fait pour lui cacher son amour naissant ? La rivalité de la mère et de la fille, pour intéresser le spectateur, a besoin d’être naturelle. Or, Charles, cédant aux instances de M. Forestier, non-seulement vient chez lui tous les jours, mais joue le rôle de médiateur dans les querelles du ménage, ce qui est, à mon avis, un rôle parfaitement ridicule. Ce rôle suppose chez celui qui le remplit un crédit fondé sur une longue intimité. Par quelle combinaison imprévue de circonstances Cécile ignore-t-elle la passion de sa mère ? L’auteur n’en dit rien, et nous réduit aux conjectures. Sans doute cette ignorance n’est pas impossible, mais je voudrais la voir motivée. L’avouerai-je ? quoique le cœur se résigne difficilement à vieillir, les années qui séparent Cécile et Marie donnent à leur rivalité un caractère prosaïque. Cécile est si jeune, et sa mère si près de ne plus l’être, que nous ne consentons pas volontiers à les voir toutes deux éprises du même homme. Il nous semble ou que Cécile débute bien tôt, ou que Marie persévère bien long-temps. Il y a, dans le rapprochement de ces deux âges si différens, quelque chose qui nous blesse. L’image de la passion s’efface et disparaît devant l’ardeur impérieuse des sens. Nous n’excusons pas Charles, mais nous le comprenons trop bien. Si Marie était seule à l’aimer, son amour nous paraîtrait légitime. Rivale de Cécile, Marie a dix-sept ans de plus et nous semble presque insensée dans son acharnement. Je suis sûr que toutes les femmes apercevront la tache que je signale ; je ne cède pas au désir de blâmer, mais au besoin de montrer pourquoi Cécile, qui par elle-même n’intéresse pas, diminue l’intérêt inspiré par Marie.

Mme d’Herbigny et Melcourt sont deux figures de remplissage, et ne servent à rien. Les figures de cette sorte sont très communes dans les salons de Paris, mais je ne vois pas pourquoi elles paraîtraient sur la scène, surtout quand il s’agit de peindre l’intérieur d’une famille. Mme d’Herbigny est une coquette, amoureuse, avant tout, de son repos, curieuse par oisiveté, bavarde sans envie, indiscrète plutôt que médisante, prête à obliger pourvu qu’elle puisse le faire sans trop se déranger, meilleure que sa réputation, incapable de dévouement, mais incapable en même temps d’une perfidie qui troublerait son indolence, inoffensive par égoïsme, mais à peu près inutile en amitié. Je comprendrais très bien que Mme Forestier invitât Mme d’Herbigny à ses soirées pour s’amuser de son babil ; mais je m’explique difficilement qu’elle l’admette dans son intimité, car si elle a pour Charles une passion véritable, elle doit chaque jour être blessée par la frivolité d’un pareil caractère. Les femmes passionnées ne se lient pas volontiers avec les femmes coquettes, elles les reçoivent, mais ne les consultent pas.

Melcourt est un fat taillé sur le patron ordinaire. Il a vingt-quatre heures à dépenser par jour, et, pour tromper l’ennui, pour se distraire de son oisiveté, il se fait le confident, le conseiller officieux de toutes les femmes, qui se moqueraient de lui s’il tentait de les aimer, de tous les hommes avec lesquels il ne peut entrer en rivalité. Si l’auteur eût saisi le côté comique de ce caractère, je pense qu’il eût réussi à le faire passer pour nouveau. Mais le personnage de Melcourt n’égaie pas un seul instant la pièce. Il entre, il sort, il cause, il se tait, sans que le spectateur s’émeuve de sa parole ou s’inquiète de son silence. Melcourt se charge de parler à M. Forestier, et d’arranger les affaires de M. Serigny, sans que nous sachions pourquoi M. Serigny se confie à lui, pourquoi M. Forestier se rend à ses instances. Plus tard, il presse l’amant de Marie de questions indiscrètes, sans que nous devinions pourquoi il se croit autorisé à commettre une pareille impertinence. Chacun, dans la pièce, le prend au sérieux ; et Melcourt ne serait acceptable que par le côté ridicule. Pour ma part, je l’avoue, je supprimerais avec plaisir Mme d’Herbigny et Melcourt, et je pense que la pièce, débarrassée de ces deux personnages, ne marcherait pas plus mal.

Que dire de Fanny ? Pourquoi cette jeune fille, qui, au premier acte, parle de son amour pour Julien, renonce-t-elle subitement au mariage qu’elle espérait ? Dans quelle intention l’auteur a-t-il dessiné ce personnage ? A-t-il voulu montrer le danger de l’exemple, et l’inconstance de Fanny s’explique-t-elle par la conduite de Marie ? Peut-être ; dans tous les cas, cette explication n’est pas évidente. Mais Fanny est plus qu’inutile, elle nuit à l’intérêt de la pièce, car elle avilit M. Forestier. Si elle ne ment pas, et nous avons lieu de croire qu’elle dit vrai, M. Forestier a voulu faire de Fanny sa maîtresse : il a voulu oublier, dans une intrigue d’antichambre, les bouderies et la tristesse de sa femme. Le personnage du mari était déjà bien assez plat par lui-même, sans avoir besoin d’une pareille atteinte. Quoique je répugne à voir les valets et les femmes de chambre intervenir dans les drames de famille, j’aurais consenti à ce que Fanny prît parti pour ou contre Marie, plutôt que de la voir convoitée par M. Forestier. Cet épisode ne hâte ni ne ralentit la pièce, mais excite chez Marie un dégoût bien naturel, et achève de perdre M. Forestier dans l’esprit du spectateur. Comment souhaiter une femme fidèle à celui qui veut séduire sa servante ? Mme Forestier fût-elle coquette et inconstante au premier chef, trompât-elle son mari avec une effronterie sans exemple, en vérité, nous ne saurions le plaindre, car il a pris soin d’avance de nous rassurer. Quoi qu’il arrive, il se consolera facilement. Si sa femme lui manque, il trouvera dans sa maîtresse un dédommagement à ses chagrins ; et, comme il n’est pas difficile dans le choix de ses amours, il n’a pas même à redouter l’infidélité de Fanny. Peut-être Mme Ancelot n’avait-elle pas prévu la portée de ce rôle ; mais je crois qu’il serait difficile de l’amnistier. Voulait-elle accumuler sur la tête de Marie tous les malheurs à la fois, pour que rien ne manquât à la grandeur de son martyre ? Si elle avait créé Fanny dans cette pieuse pensée, je la plaindrais sincèrement ; car un tel personnage, loin d’ajouter au relief de l’héroïne, ne peut que souiller l’air que Marie respire.

Avec ces personnages, que je suis loin d’admirer, Mme Ancelot a su construire une pièce blâmable sans doute sous bien des rapports, mais qui a été sincèrement applaudie, et qui plusieurs fois a mérité de l’être. La pièce est triple, et c’est là, selon moi, son plus grand défaut. Depuis que la mémoire et l’imagination sont nettement distinguées l’une de l’autre, la biographie et la poésie sont distinguées avec la même précision et séparées par un immense intervalle. Je pense qu’il y a dans la pièce de Mme Ancelot l’étoffe de trois pièces, et que chacune de ces trois pièces aurait beaucoup gagné à se développer d’une façon indépendante. Le triple sacrifice dont se compose le martyre de Marie, car c’est un véritable martyre, oblige l’auteur à une triple exposition, et cette nécessité, quoique franchement acceptée, a de graves inconvéniens. L’action, qui recommence d’acte en acte, à plusieurs années d’intervalle, obligée de s’expliquer au moment où elle devrait se continuer sans interruption, languit inévitablement, et le dialogue le plus rapide ne saurait déguiser cet embarras. L’un des trois sacrifices auxquels nous assistons suffirait amplement à défrayer toute la soirée ; et l’art dramatique, circonscrit dans le champ d’une action unique, serait forcé de chercher dans cette action toutes les richesses qu’elle renferme. En essayant d’embrasser la biographie entière d’une femme, Mme Ancelot s’est interdit les développemens, sans lesquels il n’y a pas de poésie sérieuse : les trois actions se nuisent mutuellement, au lieu de s’étayer. Le dévouement de la fille à son père nous étonne encore plus qu’il ne nous émeut. Pourquoi ? C’est que la lutte entre l’amour et le devoir s’achève trop vite, ou plutôt n’a pas le temps de se montrer. À peine Marie a-t-elle compris qu’il s’agit de choisir entre son amant et son père, qu’elle se décide et tranche la difficulté. Cette rapide résolution peut s’autoriser d’exemples nombreux. Le dévouement croirait se profaner en hésitant. À la bonne heure ! Mais nous n’allons pas au théâtre pour voir la réalité réduite à elle-même. Nous exigeons du poète quelque chose de supérieur à la réalité ; nous voulons qu’il nous initie à tous les motifs qui gouvernent ses personnages ; et pour accomplir cette tâche, trois heures ne sont pas trop. Si nous avions vu, et nous avions le droit de l’espérer, le père, la fille et l’amant aux prises avec la passion et la fortune, chacun des trois nous eût semblé plus grand, parce que chacun des trois eût été humainement plus complet. Plus amoureuse et plus aimée de Charles, plus sûre du bonheur qu’elle avait rêvé, Marie, en renonçant à Charles, nous eût émus plus profondément. M. Serigny, en mesurant le sacrifice que sa fille vient lui offrir, en comparant le malheur consommé et le malheur qu’il prépare, eût excité chez nous une compassion indulgente ; et tout en cédant à son égoïsme, tout en acceptant pour gendre l’homme que sa fille n’a jamais aimé et n’aimera jamais, il aurait échappé à nos reproches. Mais dans la pièce de Mme Ancelot il se laisse faire avec une telle indolence, il a l’air de trouver si simple et si facile le mariage de sa fille avec M. Forestier, que nous sommes tentés de lui demander s’il a jamais chéri sa fille. En voyant la promptitude avec laquelle il signe ce contrat désastreux, nous lui souhaiterions volontiers une nouvelle et irréparable banqueroute. Le reproche que j’énonce pourra sembler exagéré, mais je persiste à croire que bien des spectateurs partagent mon opinion et reconnaîtront dans mes paroles l’image de leur pensée. Charles, pour demeurer fidèle à son rôle d’amant, ne doit pas se contenter d’un mot prononcé par Marie. Il a beau l’entendre affirmer qu’elle s’unit volontairement à M. Forestier, il doit provoquer une explication ; Marie, lors même qu’elle serait décidée à ne pas revenir sur sa parole, ne pourra lui cacher la douleur qu’elle éprouve. Charles, sûr d’être encore aimé, luttera de toutes ses forces pour retenir le bonheur qui lui échappe. Il échouera contre la résistance de Marie ; mais du moins il obéira jusqu’au dernier moment à la passion qui l’anime. Il sera vaincu sans sortir de son rôle. Certes, si Mme Ancelot eût consenti à développer selon ces conditions les trois personnages qui se partagent le premier acte, elle eût compris bien vite qu’il y avait, dans l’union de Marie et de M. Forestier, une pièce entière, et qu’elle devait concentrer toute son attention sur cette pièce, si simple et si vulgaire en apparence, mais pourtant digne de l’art dramatique.

Ce que je dis du premier acte, c’est-à-dire de la première pièce, je pourrais le dire avec une égale justice des deux autres actes, c’est-à-dire des deux autres pièces, car chacune des trois actions mérite les mêmes reproches. Placée entre son amant et son mari, l’héroïne commence une lutte nouvelle. Mais cette lutte, comme la première, voudrait de nombreux développemens, et ces développemens ne sont pas possibles dans le cadre adopté par l’auteur. La seconde action, plus vulgaire que la première, ne pouvait se renouveler que par l’analyse des sentimens. Nous avons tant vu de femmes partagées entre la passion et le devoir ; ce thème éternel a été si souvent et si habilement traité, qu’il ne peut guère nous intéresser, si l’auteur le réduit aux mesquines proportions que Mme Ancelot a choisies. Je ne blâme pas le sujet, je suis loin de le croire usé ; je pense au contraire que cette lutte, aussi vieille que la société, ne finira qu’avec elle. Quelles que soient les institutions qui régiront les âges futurs, il y aura toujours des promesses imprudentes et des passions impérieuses ; il n’y aura jamais moyen de concilier le devoir avec l’indépendance illimitée. Quoi que fassent les hommes, la souffrance sera toujours inévitable. Mais nous aurions voulu voir la souffrance expliquée, commentée par la plume d’une femme ; c’eût été pour nous une étude curieuse et peut-être nouvelle en beaucoup de points. Mme Forestier, malgré la présence de Charles, se résigne si facilement à l’accomplissement de son devoir, et cache si bien les combats de sa conscience, que la passion semble avoir disparu. Quoiqu’elle parle de son amour, nous la plaignons à peine. La seconde pièce est aussi loin que la première des conditions de l’art dramatique.

La troisième action, la lutte de la mère et de la fille, traitée par une femme, aurait excité, j’en suis sûr, plus d’intérêt encore que la seconde. Si nous avions assisté aux conversations de Cécile et de Marie, si nous avions pu apercevoir les premiers doutes, les premières inquiétudes qui s’éveillent dans le cœur de Marie, notre sympathie eût été enchaînée au drame de Mme Ancelot. Dans la pièce représentée mardi, Marie apprend par Mme d’Herbigny l’infidélité de Charles avec un entêtement difficile à comprendre, elle refuse de s’éclairer, elle ne questionne pas celle qui veut la détromper ; et plus tard, quand elle découvre la passion de Cécile, c’est en présence de Charles. Si Charles n’arrivait pas, Cécile garderait son secret. Cécile absente, peut-être Charles hésiterait-il à révéler son infidélité, c’est-à-dire que cette troisième pièce est plutôt conduite par les évènemens que par les personnages, ce qui s’accorde très bien avec la biographie, mais très mal avec l’art dramatique. Ainsi, Mme Ancelot nous a donné le programme de trois pièces, et ce programme a été applaudi.

Le succès obtenu par la comédie de Mme Ancelot ne doit pas nous étonner, car il y a, dans cet ouvrage, plusieurs qualités recommandables. Le style n’est pas d’une grande pureté, mais le dialogue est souvent spirituel, et l’auteur a trouvé moyen de présenter, sous une forme neuve et concise, des idées qui, depuis long-temps, sont habituées à l’indifférence. Quelquefois il a trouvé des idées tout-à-fait nouvelles, et qui révèlent chez lui un remarquable talent d’analyse : c’est plus qu’il ne faut pour justifier les applaudissemens. Toutefois, je croirais manquer aux devoirs de la critique si je ne présentais pas quelques réflexions sur le style de cette pièce. Ou je m’abuse étrangement, ou Mme Ancelot doit avoir lu et relu bien souvent le répertoire de Marivaux. Pour tout homme familiarisé avec les Fausses Confidences, il est évident que l’auteur de Marie a vécu dans l’intimité d’Araminte. Puisque Marie est le début de Mme Ancelot, je serais trop sévère en exigeant d’elle un style inventé, et ce n’est pas sur l’imitation envisagée absolument que je veux la chicaner. Mais je pense qu’elle eût bien fait de choisir un autre modèle, et voici pourquoi. Le style de Marivaux convient aux pièces de Marivaux, mais ne peut convenir aux pièces conçues dans un système qui n’est pas le sien. Or, Marie n’est assurément pas de la même famille que les Fausses Confidences. Marivaux s’est occupé souvent, et avec succès, de l’analyse du cœur, et surtout de la peinture des demi-sentimens ; il ne s’est jamais occupé de dévouement, parce que le dévouement ne saurait que devenir dans le monde de Marivaux. Marie, sans être une pièce dogmatique, et je remercie Mme Ancelot de n’avoir pas voulu nous moraliser, Marie est une pièce sérieuse, écrite pour un monde sérieux. Aussi, lorsque l’héroïne de Mme Ancelot s’exprime dans le langage d’Araminte, il nous semble qu’elle parle un idiome étranger. Nous nous demandons pourquoi cette femme si simple et si bonne s’amuse à aiguiser l’épigramme, à broder ses pensées de mots ingénieux, à rédiger des sentences, au lieu de dire clairement et sans apprêt ce qu’elle a dans le cœur. Le parterre et les loges ne sont peut-être pas du même avis que nous, car chacune des sentences récitées par Marie a été saluée avec empressement. Toutefois, en combattant l’avis général, nous croyons soutenir la cause de la vérité. Mme Ancelot craignait-elle que le sujet de sa pièce parût trop simple et ne rencontrât que l’inattention chez la majorité des spectateurs ? S’est-elle résignée au style spirituel, tout en protestant contre le mauvais goût de son auditoire ? Je ne sais, mais cette conjecture n’a rien de téméraire. Pour ma part, je l’avoue, j’eusse mieux aimé entendre un langage en harmonie avec les sentimens de l’héroïne. Le premier jour peut-être les applaudissemens n’auraient pas été aussi nombreux ; néanmoins le succès, quoique moins prompt, eût été plus sûr. Comme les comédies intéressantes ne menacent pas d’envahir la scène, le public serait revenu entendre Marie, et se fût prêté de bonne grace à la simplicité des pensées et du style.

Tout en reconnaissant le mérite humain de cette pièce, nous sommes loin de nous abuser sur la portée de l’ouvrage. Une douzaine de comédies pareilles ne changeraient en rien l’état de l’art dramatique. Si nous voulions remonter à la cause première des applaudissemens, ce n’est pas à l’admiration qu’il faudrait rapporter le succès de Marie, mais bien au souvenir des pièces furibondes et fausses qui, depuis sept ou huit ans, essaient de remplacer l’émotion par la curiosité. Le triomphe de Mme Ancelot, car sans doute ses amis parleront de son triomphe, n’est pas un triomphe littéraire, et l’auteur sera le premier à le comprendre. Nous avons vu tant de tragédies menteuses, tant de héros sans cœur, et qui n’appartenaient à l’humanité que par le casque et la cuirasse, nous sommes si las d’assister à la violation de l’histoire et de la raison, que les pièces de la famille de Marie sont pour nous une halte salutaire et presque joyeuse. Le vin que nous buvons ne vient ni de Chypre ni de Malvoisie ; mais le vin sans nom que nous avons bu nous a si bien brûlé le gosier, que nous dirions volontiers merci pour un verre d’eau. En nous exprimant avec cette franchise, nous ne voulons pas nier absolument la valeur de Marie ; notre intention est seulement d’expliquer l’origine des applaudissemens que nous avons entendus. Si les spectateurs avaient le temps de se consulter et d’analyser les impressions qu’ils éprouvent, ils verraient que leur mémoire est de moitié dans leur plaisir.

Mme Ancelot, en écrivant sa comédie, n’a sans doute pas songé à tenter une réaction ; nous sommes loin de lui prêter cette pensée ambitieuse. Volontaire ou involontaire cependant, la réaction est réelle. Je ne pense pas que Marie arrête les progrès du drame pittoresque et physiologique ; l’héroïne de Mme Ancelot n’est pas de force à lutter contre un pareil adversaire. Si le drame, qui se donne pour le petit-fils de Shakspeare, et qui n’a dans son blason qu’un poignard et des cantharides, n’avait pas infligé aux spectateurs ses interminables tirades, nous aurions laissé passer Marie sans l’applaudir, et peut-être sans l’écouter. Il y a cependant dans le succès de cette pièce une leçon que nous ne devons pas négliger. Puisque la comédie de Mme Ancelot, réduite aux proportions d’un spirituel récit, a trouvé tant d’indulgence et d’attention, n’est-il pas raisonnable d’espérer qu’une pièce conçue selon les mêmes conditions, c’est-à-dire selon la vérité, mais construite plus hardiment, développée sur une base plus large, obtiendrait un succès glorieux et durable ? Puisque le cœur d’une femme, étudié superficiellement, a conquis le silence et les applaudissemens, n’est-il pas certain qu’un sujet de même nature, traité plus franchement, et dont tous les élémens seraient mis en lumière, plongerait dans un oubli équitable toutes les inventions qui se donnent pour sœurs d’Hamlet et de Desdémone ? Mme Ancelot ne nous a montré qu’une face de la réalité, une face étroite et à peine éclairée ; si la poésie persévérante et studieuse se décidait à marcher dans la voie humaine, et à fouler aux pieds tout le bagage inutile et sonore qui s’est appelé depuis dix ans couleur historique, n’aurions-nous pas le droit d’attendre un théâtre vraiment nouveau, c’est-à-dire vivant par lui-même, sans le secours du décorateur et du machiniste ? On nous reprochera peut-être de chercher un monde dans une goutte d’eau ; nous écouterons la réprimande sans essayer de la réfuter. Nous avons toujours pensé que la critique, réduite à enregistrer le procès-verbal d’une représentation, ne mérite pas le nom de critique. Nous pouvons nous tromper, et nous ne donnerons jamais notre avis comme infaillible ; seulement, en toute occasion, nous tâcherons de nous élever au-dessus du rôle de greffier. Nous ne sommes pas sûr de dire la vérité, mais nous disons du moins ce qui nous paraît être la vérité.

Mlle Mars, dans le rôle de Marie, a fait tout ce qu’elle pouvait faire. Quoique le rôle fût écrit pour elle, quoique l’auteur eût compté sur l’actrice pour compléter sa pensée, nous sommes forcé de reconnaître que l’actrice et le rôle sont en contradiction. Personne plus que moi ne rend justice au talent de Mlle Mars ; j’admire très sincèrement la grace parfaite qu’elle montre sous les traits d’Araminte et de Sylvia. Je ne crois pas qu’il soit possible de jouer Célimène avec plus de finesse et de vérité. J’admettrai volontiers que Mlle Mars est une comédienne consommée, familiarisée depuis long-temps avec toutes les ressources de son art ; mais, si habile qu’elle soit, je suis loin de la croire appelée à jouer tous les rôles. Son talent se distingue par la pureté plutôt que par la souplesse. Elle traduit merveilleusement les ruses de la coquetterie ; elle sait congédier un amant importun avec un dédain inimitable, écarter un fâcheux avec une impertinence pleine de politesse. Elle sait trouver dans une phrase des effets inattendus, des intentions que l’auteur ne soupçonnait pas ; elle accentue chaque mot avec une justesse exquise. Chacun des rôles de son répertoire est pour elle l’occasion d’études sérieuses, et ces études ne sont jamais vaines. Mais le répertoire de Mlle Mars n’est pas universel. Cela est si vrai, si évident pour elle-même, qu’elle joue Elmire moins souvent qu’Araminte et Sylvia, et qu’elle touche à Sedaine avec ménagement. Quoiqu’elle soit applaudie dans le rôle de Victorine, cependant elle se sent plus libre dans les Jeux de l’Amour et du Hasard que dans le Philosophe sans le savoir. Ce qu’elle aime, ce qu’elle comprend avec une supériorité remarquable, c’est l’analyse de la passion plutôt que la passion elle-même. Elle n’atteint ni la gaieté ni l’enthousiasme ; la comédie qui veut le rire d’entrailles, le drame qui commande les larmes, défient le talent de Mlle Mars. Il y aurait de l’injustice à lui demander l’universalité ; elle a pris soin de se renfermer dans le cercle de ses facultés, et sa clairvoyance mérite des remerciemens. Elle est parfaite dans les attributions spéciales de son talent ; dans le domaine qu’elle possède, et que personne ne songe à lui disputer, elle est de force à fatiguer la louange, à épuiser toutes les formules du panégyrique. Mais si elle sort de son domaine, elle devient vulnérable, et la critique reprend ses droits.

Or, les rôles où Mlle Mars est parfaite, de l’avis unanime des hommes les plus sévères, ne sont pas des rôles de cœur, mais bien des rôles spirituels. Elle dit très bien les mots qui viennent de la tête, elle dit mal les mots qui viennent du cœur. Le rôle de Marie, malgré le style qui rappelle Marivaux, est cependant plus près du cœur que de la tête. Aussi Mlle Mars, malgré toute son habileté, est restée au dessous d’elle-même dans la pièce de Mme Ancelot. Elle ne s’est pas trompée sur le sens de son rôle, mais elle n’a pas rendu tout ce qu’elle comprenait. Elle n’a pas été fausse, elle a été incomplète. J’accorderai, si l’on veut, que le rôle écrit ne se distingue pas par l’expansion, mais je soutiens que ce rôle, interprété naturellement, pouvait s’agrandir et se renouveler, si l’actrice chargée de le traduire n’eût pas été exclusivement spirituelle. Mme Ancelot, en écrivant Marie pour Mlle Mars, a commis la première faute ; Mlle Mars, en acceptant le rôle de Mme Ancelot, a commis la seconde.

Je voudrais pouvoir me dispenser d’une réflexion triviale, mais vraie. Lors même que le rôle de Marie eût été en harmonie avec les facultés dramatiques de Mlle Mars, l’âge du rôle n’aurait-il pas dû l’engager à refuser ? Nous ne manquons pas de bonne volonté, et nous n’exigerons jamais qu’une actrice produise son acte de naissance avant d’entrer en scène ; mais, de bonne foi, pouvons nous admettre que Mlle Mars n’ait que seize ans au lever du rideau ? Nous permettons le mensonge dans les questions de calendrier ; ici le mensonge est trop fort, et la crédulité la plus complaisante ne peut tenir à une pareille épreuve. Seize ans au premier acte, vingt-quatre au second, et trente-trois quand le rideau tombe pour la dernière fois, en vérité, c’est une gageure contre le bon sens ; nous pourrions tout au plus admettre l’âge de Marie au troisième acte. En s’obstinant à jouer les rôles qui ne sont plus de son âge, Mlle Mars agit contre elle-même. La fraîcheur de sa voix, si souvent admirée, n’est déjà plus qu’un souvenir. Nous sommes bien forcé de le déclarer, quoique cet aveu nous soit pénible : Mlle Mars, à cette heure, ne parle plus, elle chante ; elle donne à toutes les syllabes de sa phrase une valeur musicale qui pourrait presque se noter. C’est une supercherie très pardonnable, mais qui frappe les oreilles les moins fines. Nier les années révolues, ce n’est pas se rajeunir, c’est vieillir deux fois.


Gustave Planche.