Teverino
TeverinoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 43-48).

XIII

HALTE !

Sabina ne s’éveilla qu’à la cabane du douanier ; mais, avant qu’elle eût songé à se dégager de la longue et silencieuse étreinte de Léonce, le regard perçant de Teverino avait surpris le chaste mystère de cette réconciliation. Léonce vit son sourire amical, et, comme il essayait de n’y répondre qu’avec réserve, le bohémien, lui montrant le ciel, et reprenant le récitatif de Tancredi, qu’il avait entonné la veille au même endroit, il chanta ce seul mot, où, en trois notes, Rossini a su concentrer tant de douleur et de tendresse : Amenaïde !

Teverino y mit un accent si profond et si vrai, que Léonce lui dit, en descendant de voiture pour parler au douanier : — Il suffirait de t’entendre prononcer ainsi ce nom et chanter ces trois notes pour reconnaître que tu es un grand chanteur, et que tu comprends la musique comme un maître.

— Je comprends l’amour encore mieux que la musique, répondit Teverino, et je vois avec plaisir que tu commences à en faire autant. Crois-moi, quand l’amour parle à ton cœur, élève ton cœur vers Dieu qui est toute mansuétude et toute bonté. Tu sentiras alors ce cœur blessé redevenir calme et naïf comme celui d’un petit enfant.

— Vous allez donc encore nous conduire ? dit le curé en voyant Teverino monter sur le siège. Serez-vous plus sage qu’hier, au moins ?

— Êtes-vous donc mécontent de moi, cher abbé ? vous est-il arrivé le moindre accident ? D’ailleurs, n’allez-vous pas vous placer près de moi pour modérer ma fougue si je m’emporte ?

— Allons, vous faites de moi tout ce que vous voulez, et si Barbe voyait comme vous me menez par le bout du nez, elle en serait jalouse et réclamerait son monopole. Le fait est que je commence à m’habituer à vos folies, et que je ne peux pas dire que vous ne soyez un aimable compagnon. Allons, fouette, cocher ! pourvu que nous retournions tout de bon à Sainte-Apollinaire aujourd’hui, et que nous ne repassions pas par ce maudit torrent, qui semble vouloir à chaque instant emporter le pont et ceux qui y passent !…

— Si nous évitons le torrent, nous prenons le plus long, cher abbé ; moi, je ne demande pas mieux !

— Va pour le plus long ! dit le curé qui avait enfoncé son grand chapeau sur ses yeux d’une façon mutine. Chi va piano, va sano ; une heure de plus ou de moins en voyage, ce n’est pas une affaire : chi va sano, va bene.

On prit un autre chemin, et Sabina demanda à Léonce si l’on retournait bien réellement à la villa.

— Je l’espère, répondit-il, et pourtant je n’en sais trop rien. Je dois avouer que toute ma force magnétique m’a abandonné depuis qu’elle a passé dans le marquis, et que lui seul est désormais notre boussole.

— Alors, j’entre en révolte ouverte ; je ne veux être dirigée que par vous.

— J’entends, Signora, dit Teverino ; prenez que je ne suis que le gouvernail, et que j’obéis à la main de Léonce. C’est M. le curé qui est la boussole ; son regard est toujours fixé vers le pôle, et l’étoile, c’est dame Barbe, sa vénérable gouvernante.

— Bien dit, bien dit ! s’écria le curé en riant de tout son cœur.

La route fut longue, mais belle. Teverino conduisait sagement et s’arrêtait à chaque site remarquable pour le faire admirer à ses compagnons. Son air d’enjouement et de bonté, et ses manières respectueuses avec Sabina, la rassurèrent peu à peu. Il semblait qu’il fût jaloux de lui faire oublier un moment de faiblesse. Elle lui en sut gré ; mais elle n’eut de regards tendres et de paroles gracieuses que pour Léonce.

Cependant, la chaleur commençant à se faire sentir, elle se rendormit, tandis que Léonce, avec une sollicitude persévérante, tenait l’ombrelle au-dessus de sa tête. Lorsqu’elle se réveilla, elle se vit avec surprise au milieu d’un cloître gothique.

La voiture était arrêtée dans une grande cour, sur un gazon touffu et auprès d’une fontaine jaillissante. D’antiques constructions, d’une élégance bizarre, entouraient cette partie avancée du monastère. À travers les arcades aiguës, on découvrait, d’un côté, les perspectives profondes d’une vallée charmante ; de l’autre, on voyait s’élever, bien au-dessus des aiguilles dentelées de l’architecture, les pics arides et menaçants de la montagne. En face, une large grille fermait la seconde enceinte du couvent, et laissait apercevoir, autour d’un préau rempli de fleurs, des bâtiments plus modernes, mieux entretenus, et chargés d’ornements dans le goût du seizième siècle. Le curé, la face collée à cette grille, ébranlait d’une main vigoureuse la cloche au timbre sonore, et des figures de moines accourant au bruit, paraissaient dans le clair-obscur d’une seconde porte voûtée, ouvrant sur une troisième enceinte.

— N’est-ce pas, Milady, dit Teverino, que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir amenée chez ces bons pères ? Ceci est le couvent de Notre-Dame-du-Refuge, et notre cher abbé pense qu’un peu de repos et de rafraîchissement embellirait cette halte poétique. Nous allons faire demander au prieur la permission de vous introduire au cœur du sanctuaire, et, pour l’obtenir, nous vous ferons passer pour une vieille Irlandaise, ultra-catholique. Baissez donc votre voile, et gardez qu’on ne voie vos traits et votre taille avant que la grille soit ouverte.

— Ces bons moines sont plus fins que toi, dit Léonce, et voici déjà le frère-portier qui vient regarder de près notre jeune et belle voyageuse.

Après avoir parlementé, les moines consentirent à admettre les femmes dans le préau, mais pas plus loin ; et alors, avec beaucoup de grâce et d’affabilité, ils firent dételer les chevaux et conduisirent les voyageurs dans une salle bien fraîche et pittoresquement décorée, où une friande collation leur fut servie.

Là s’établit un feu roulant de questions où la naïve curiosité de ces saints oisifs embarrassa plus d’une fois la prudence du curé. Il lui fallut se prêter aux mensonges de Teverino, qui fit hardiment passer Léonce pour lord G…, le mari de Sabina, et qui assura qu’on venait en droite ligne de Sainte-Apollinaire, où M. le curé avait dit sa messe le matin avant de se mettre en route. Le prieur s’étonna que lord G… n’eût point l’accent anglais, et que la voiture fût arrivée par les plateaux de la montagne au lieu de venir par le fond de la vallée. Teverino eut réponse à tout, et, pour faire cesser ces questions, il entreprit d’en assaillir ses hôtes, et de les occuper par l’éloge de leur couvent, de leur bonne mine, et de leur opulente hospilalité. Après le repas, il demanda, pour les hommes au moins, la permission de visiter l’église et les cloîtres intérieurs, et, de cette façon, il procura à Léonce un nouveau et paisible tête-à-tête avec Sabina, que ce dernier ne voulut pas laisser seule. « Ce sont de nouveaux mariés, dit Teverino tout bas au prieur ; vous avez ici des moines qui m’ont l’air de fort beaux jeunes gens. Mylord est jaloux, même d’un regard innocent et respectueux lancé sur sa noble épouse. » Tout moine aime les petits secrets et les délicates confidences. Malgré ce que celle-ci avait de mondain, le bon père sourit, et salua d’un air malin le prétendu lord G…, en l’invitant à cueillir des fleurs pour milady.

Léonce et sa compagne, après avoir admiré la vigueur des plantes cultivées avec tant d’amour et de science dans le préau, retournèrent dans la première cour, dont les bâtiments délabrés et les grandes herbes abandonnées avaient plus de caractère et de poésie. Ce lieu était complètement désert, et ses antiques constructions, ouvertes sur le paysage, ne servaient plus que de hangars et de celliers. La mule du prieur, blanchie par l’âge, paissait d’un air mélancolique, et le roucoulement des pigeons sur les toits couverts de mousse interrompait seul, avec le murmure uniforme de la fontaine et le tintement de l’horloge qui annonçait minutieusement chaque parcelle du temps écoulé, le silence de cette demeure où le temps n’avait pas d’emploi véritable et où la vie semblait s’être arrêtée.

Sabina, assise sur un banc auprès de la fontaine de marbre noir, ressemblait à la statue de la Mélancolie. Une révolution complète s’était opérée depuis le matin dans les manières, l’attitude et l’expression de cette belle personne, et Léonce, en la contemplant, sentait que tout était changé entre elle et lui. Ce n’était plus la dédaigneuse beauté, sceptique à l’endroit de l’amour réel, fièrement exaltée à l’idée de je ne sais quel amour idéal et impossible, auquel nul mortel ne lui semblait digne d’être associé dans ses rêves. Cette force de caractère, cette tension pénible de la volonté, qui avaient tant effrayé et tant irrité Léonce, avaient fait place à une molle langueur, à une tristesse touchante, à une rêverie profonde, à un ensemble de manières tendres et douces, dont lui seul était l’objet. C’était une femme timide, tremblante et brisée, et pour la première fois elle avait pour lui un attrait que ne glaçaient plus la méfiance et la peur. Il se sentait à l’aise auprès d’elle, il pouvait parler et respirer sans craindre ces piquantes et spirituelles railleries qui, en éveillant son esprit, tenaient son cœur en garde contre elle et contre lui-même. Il n’avait plus besoin d’affecter, comme la veille, ce rôle de docteur et de pédagogue mystérieux, plaisanterie froide et forcée qui avait caché tant d’émotion et de dépit. Il était désormais pour elle un véritable protecteur, un médecin de l’âme, presque un maître ; et là où l’homme sent qu’il dirige et domine, il est capable de tout pardonner, même l’infidélité qui a fait saigner son amour-propre.

Il s’assit aux pieds de sa docile pénitente, et après un long silence où il se plut peut-être à prolonger son inquiétude et sa timidité, il lui demanda si son affection, à elle, ne serait pas diminuée par cette pénible confidence qu’elle avait osé lui faire.

— Peut-être, lui dit-elle, si je voyais en vous autre chose qu’un amant qui me quitte et un ami qui m’est rendu. Mais si l’ami me guérit des blessures que je me suis faites, je verrai avec joie l’amant disparaître pour jamais. De cette façon ma fierté ne peut pas souffrir ; car si l’amour est orgueilleux et susceptible, si son pardon est humiliant et inacceptable ; celui de l’amitié est le plus saint et le plus doux des bienfaits. Ah ! voyez, mon cher Léonce, combien ce sentiment divin est plus pur et plus précieux que l’autre ! comme, au lieu d’amoindrir et de torturer, il ennoblit et purifie ! Hier, je n’eusse accepté de vous ni secours ni pitié. Aujourd’hui je ne rougirais pas de vous les demander à genoux.



Il était seul et marchait lentement. (Page 46.)

— Eh bien, mon amie, vous n’êtes pas encore dans le vrai ; vous avez passé d’un excès à l’autre. Hier, vous méprisiez trop l’amitié ; aujourd’hui, vous l’exaltez sans mesure. Vous ne pouvez perdre la fausse notion que vous vous êtes faite si longtemps de ces deux sentiments, et vous voulez toujours les rendre exclusifs l’un de l’autre ; pourtant l’union des sexes n’est vraiment idéale et parfaite que lorsqu’ils se réunissent dans deux nobles cœurs. Qu’est-ce donc qu’un amour vrai, si ce n’est une amitié exaltée ? Oui, l’amour, c’est l’amitié portée jusqu’à l’enthousiasme. On dit que l’amour seul est aveugle ! Là où l’amitié est clairvoyante, elle est si froide, qu’elle est bien près de mourir. Croyez-moi, si votre faute me semblait grave et impardonnable, si un instant de trouble et de défaillance vous rendait, à mes yeux, indigne de connaître et de ressentir l’amour, je ne serais pas votre ami, et vous devriez repousser mes consolations au lieu de les accepter. Dans la jeunesse, on n’aime pas la femme qu’on ne désire plus et qu’on voit sans jalousie dans les bras d’un autre. Le mot d’amitié est alors un mensonge, et Dieu me préserve de vous dire que je vous aime ainsi ! Oh ! laissez-moi vous confesser que je souffre mortellement de ce qui s’est passé hier, et que je suis irrité contre vous jusqu’à être encore en ce moment plus près de la haine que de l’amitié telle que vous la définissez. Ce n’est pas déchue et méprisable que je vous trouve, c’est injuste, cruelle, coupable envers moi seul, qui vous aime, et qui méritais le bonheur que vous avez donné à un autre.

— Vous m’effrayez davantage de ma faute, dit Sabina tremblante. Croyez-vous donc que cette pensée ne me soit pas venue, et que je ne me reproche pas de vous avoir fait ce mal personnel ? C’est à Dieu que je m’en confesse.

— Et pourquoi n’est-ce pas à moi aussi, à moi surtout ? s’écria Léonce en saisissant avec force ses deux mains agitées. Dieu vous a déjà pardonné ; vous le savez bien ; mais moi, vous ne voulez donc pas que je vous pardonne comme ami et comme amant ?

— Épargnez-moi cette souffrance, dit Sabina en voyant son orgueil réduit aux abois. Lisez dans mon cœur, et comprenez donc quel est son plus grand motif de douleur.

— Eh bien, humilie-toi jusque-là, reprit Léonce exalté, puisque c’est la plus grande preuve d’amour qu’une femme telle que toi puisse donner ! Dis-moi que tu as péché envers moi ; lève vers le ciel ta tête altière, et brave-le si tu veux : peu m’importe. Je n’ai pas mission de te menacer de sa colère ; mais je sais que tu m’as brisé le cœur, et que tu me dois d’en convenir. Si tu ne te repens pas de ce crime, c’est que tu ne veux pas le réparer.

— Eh bien, pardonne-le-moi, Léonce, et pour me le prouver, efface à jamais la trace de cet odieux baiser.

— Il n’y est plus, il n’y a jamais été ! s’écria Léonce en la pressant contre son cœur ; et à présent, dit-il en retombant à ses pieds, marche sur moi si tu veux, je suis ton esclave ; et qu’un fer rouge brûle mes lèvres s’il en sort jamais un reproche, une allusion à tout autre baiser que le mien !

En ce moment, l’horloge du couvent sonna deux heures, et la porte du préau s’ouvrit pour laisser sortir un jeune frère vêtu de l’habit blanc des novices.

Il était seul et marchait lentement, la tête baissée sous son capuchon, les mains croisées sur sa poitrine, et comme plongé dans un modeste recueillement.

Léonce et Sabina se levèrent pour aller à sa rencontre, et il s’inclina jusqu’à terre pour leur témoigner son respect et son humilité. Mais tout à coup, se relevant de toute sa grande taille, et jetant son capuchon en arrière, il leur montra, au lieu d’une tête rasée, la belle chevelure noire et la figure riante de Teverino.

— Quel est ce nouveau déguisement ? s’écria Léonce.

Teverino, pour toute réponse, éleva la main vers le campanille du couvent et montra le cadran de l’horloge, qui marquait l’heure en lettres d’or sur un fond d’azur. Puis il dit d’une voix creuse, en s’agenouillant comme un pénitent :

— L’heure est passée, ma confession va être entendue.

— Pas un mot ! dit Léonce en lui mettant les deux mains sur les épaules, et en le secouant avec une affectueuse autorité. Sur ton âme et sur ta vie, frère, tais-toi ! Me crois-tu assez lâche pour t’avoir trahi ? Que ton secret meure avec toi ; il ne t’appartient pas, et ton cœur est trop généreux pour faire la confession des autres.

— Je ne suis pas un enfant, pour ne point savoir ce que je puis faire ou révéler, répondit le bohémien ; mais il est des choses dont j’aurais la conscience chargée si je ne m’en accusais ici ; d’autant plus que, sous ce rapport, nous voici trois qui n’avons rien à nous cacher. Écoutez donc, noble et généreuse Signora, la plainte d’un pauvre pécheur, qui vient demander l’absolution à vous et au seigneur Léonce.

Ce misérable, attaché à votre noble ami par les liens sacrés de l’affection et de la reconnaissance, eut le malheur de rencontrer un jour, au milieu d’un bois, une dame d’une naissance illustre et d’une beauté ravissante. Il ne put la voir et l’entendre sans être fasciné par les charmes de sa personne et de son esprit. Tout en se laissant aller au bonheur suprême de la regarder et de l’entendre, il faillit oublier que Léonce était éperdument épris d’elle, et que lui-même avait d’autres affections à respecter. Il eut la sotte vanité de chanter pour la distraire, car cette admirable dame était triste. Quelque nuage s’était élevé entre elle et Léonce, et elle avait comme un besoin de pleurer en pensant à lui. Le pécheur indigne était passionné pour son art, et ne pouvait chanter sans s’émouvoir lui-même jusqu’à en perdre l’esprit. Il arriva donc que lorsqu’il eut dit sa romance, il vit la dame attendrie, et il eut comme une bouffée de ridicule fatuité, comme un éblouissement, comme un accès de délire. Oubliant ses devoirs personnels, son amitié sainte pour Léonce et le profond respect qu’il devait à la signora, il eut l’audace de profiter de sa préoccupation douloureuse, de s’asseoir auprès d’elle, et de chercher à surprendre une de ces pures caresses qui ne lui étaient pas destinées. Si la noble dame irritée n’eût pas détourné la tête avec horreur, il allait ravir un baiser qui n’eût pas été assez payé de sa vie. Heureusement Léonce parut, et protégea son amie contre l’audace d’un scélérat. Depuis ce moment, la dame ne l’a plus regardé qu’avec mépris ; et lui, sentant le remords dans son âme coupable, voyant qu’à un grand crime il fallait une grande expiation, il a rompu le pacte de Satan, il a renoncé au monde, et, se précipitant dans la paix du cloître, il a pris cet habit de la pénitence que le repentir colle à ses os, et qu’il ne quittera que pour un linceul.

— Voilà un récit très-touchant, dit Léonce, et il n’y a pas moyen d’y résister. Sabina, vous ne pouvez refuser votre pardon à une contrition si parfaite. Tendez la main au coupable, c’est moi qui vous en supplie, et relevez-le de ses vœux terribles.

Sabina, satisfaite de l’explication un peu hypocrite, mais infiniment respectueuse du marquis, lui permit de baiser sa main, et l’engagea, en s’efforçant de sourire, de se pardonner une faute qu’elle avait déjà complètement oubliée. Elle insista sur ces dernières paroles, de manière à lui faire sentir qu’elle n’attachait aucune importance au ridicule incident du baiser, et Teverino admira en lui-même, avec une bonhomie malicieuse, l’aplomb d’une femme du monde aux prises avec de si délicates apparences.

— Je suis d’autant plus glorieux de mon pardon, dit-il, que je vois bien que mon crime n’a tourné qu’à ma confusion et au triomphe de l’amour véritable.

— Maintenant, dit Léonce, veux-tu nous expliquer comment tu as dérobé à la vigilance des bons moines cet habit de l’innocence que tu portes si fièrement ?

— Cet habit m’appartient, répondit Teverino ; il est tout neuf, il me sied, il est commode, et je compte l’user ici.

— Ah çà, trêve de plaisanteries. Je ne crois pas que le diable te tente de prendre le froc ?

— Si fait : le diable, en me suscitant cette envie, m’a dit à l’oreille qu’il ne manquait pas ici d’orties pour m’en débarrasser. Devinez ce qui m’arrive ! Ma fortune n’est pas brillante et ne répond guère à mon titre de marquis. Vous avez pu, sans indiscrétion, confier cette circonstance à milady. De plus, je suis capricieux comme un artiste, paresseux comme un moine, rêveur comme un poëte. J’ai toujours aimé les couvents et rêvé cette vie molle et béate, pourvu qu’elle ne se prolongeât pas au delà du terme assigné par ma fantaisie. Tout à l’heure, en écoutant les novices qui prenaient leur leçon de chant, j’ai fait au prieur quelques remarques judicieuses sur la mauvaise méthode qu’ils suivaient. Il m’a avoué que son maître-chantre était en mission auprès du Saint-Père, et ne reviendrait de Rome que dans deux mois. Pendant cette absence, l’école dépérit et la méthode se perd. J’ai chanté alors un motet à ma manière, et ce bon prieur, qui se trouve être un enragé mélomane, ne savait plus quelle fête me faire. « Ah ! Monsieur, me disait-il, quel dommage que vous soyez un riche seigneur ! quel maître de chant vous auriez fait ! — Qu’à cela ne tienne, ai-je répondu, je m’en vais donner la leçon à vos novices sous vos yeux. »

En moins de cinq minutes, je leur ai fait comprendre qu’ils ne savaient ni émettre ni poser la voix, et, joignant l’exemple au précepte, avec beaucoup de douceur et de modestie, je les ai tellement charmés et enthousiasmés, qu’ils répétaient à l’envi avec le prieur : « Quel dommage de ne pas pouvoir nous attacher un tel maître ! »

Bref, j’ai été si attendri de leurs démonstrations, et la vie du moine musicien m’est apparue sous des couleurs si agréables, que j’ai consenti à passer ici les deux mois qui doivent s’écouler avant le retour du maître-chantre. Je me suis fait conduire à l’orgue, que j’ai fait résonner de manière à enchanter mes auditeurs ; et enfin me voilà moine pour le reste de l’été : c’est-à-dire que, bien nourri et bien logé, habillé comme me voilà dans l’intérieur du cloître, pour mon amusement particulier, ayant six heures par jour d’une occupation qui me plaît, et le reste du temps pour courir dans la montagne, chasser, pêcher, lire, composer ou dormir, je me trouve le plus heureux des hommes, et je m’identifie avec mon patron Jean Kreyssler, qui se plut si bien dans son asile monastique, qu’il y oublia, entre la grande musique et le bon vin, ses malheurs, ses amours et toutes les choses de ce monde périssable !

— Bravo ! dit Léonce, je t’approuve et compte venir te voir souvent ; mais je doute que tu restes ici deux mois entiers. Je sais que tout ce qui est nouveau te sourit, et que tout ce qui dure te fatigue.

— C’est vrai ; mais quand je prends un engagement, j’y persiste avec scrupule. Tu dois me rendre cette justice que je ne m’engage pas sans conditions, et que je porte dans mes conditions une certaine prévoyance. Je sais d’avance que j’aurai ici du plaisir pour deux mois. Les élèves sont intelligents et doux ; il y a de belles voix que j’aimerai à développer. Et puis, il y a dans le chapitre de vieux grimoires musicaux couverts d’une vénérable poussière que je me promets de secouer. C’est dans de telles archives que se trouvent les trésors de l’art et la fortune des artistes.

— Soit ! dit Léonce, mais j’ai encore plusieurs questions à t’adresser, et puisque voici le prieur et le curé qui viennent saluer milady, je lui demanderai la permission de t’entretenir en particulier.

Ils entrèrent sous les arcades du cloître, d’où l’on découvrait la campagne, et là, Léonce prenant le bras de l’aventurier :

— Voyons ! lui dit-il ; tu me parais vouloir mettre un peu d’ordre et de travail dans ta vie. Tu as des facultés naturelles extraordinaires, et je ne doute pas qu’avec ce que tu as plutôt deviné qu’appris, tu ne puisses en peu de temps te faire un sort brillant et acquérir de la réputation.

— Je le sais parfaitement, répondit Teverino, mais cela ne me tente pas.

— Tu n’as donc pas de vanité ? Tu mériterais d’être moine !

— J’ai de la vanité, et je ne suis pas fait pour la règle. Je ne serai donc pas moine et je resterai voyageur sur la terre, satisfaisant ma vanité quand il me plaira, me débarrassant d’elle quand elle voudra m’asservir. Car la vanité est le plus despote et le plus inique des maîtres, et je ne prendrai jamais l’engagement d’être l’esclave de mon propre vice.

— Ne peux-tu être un artiste sérieux sans être l’esclave du public ? Allons, écoute-moi. Les commencements sont rebutants pour une fierté sauvage comme la tienne. Tes protecteurs ont dû être jusqu’ici injustes ou parcimonieux, puisque tu as la protection d’autrui en horreur ! Mais une amitié éclairée, délicate, digne de toi, j’ose le dire, ne peut-elle donc t’offrir les moyens de commencer et d’établir ta fortune ? L’argent et l’appui des maîtres sont des moyens nécessaires. Accepte mes offres, viens me trouver à Paris, où je serai dans deux mois, et je te réponds que l’hiver ne se passera pas sans que tu sois à la place qui te convient dans le monde.

— Merci, cher Léonce, merci, dit Teverino en lui pressant la main. Je sais que tu parles dans la sincérité de ton cœur, mais je peux d’autant moins accepter le moindre service de toi, que nous nous sommes rencontrés dans des situations délicates et sur un terrain brûlant. J’ai pu être pendant vingt-quatre heures un modèle de chevalerie, un miroir de loyauté. Mais, quoique je ne sois pas amoureux de milady, l’épreuve a été assez périlleuse et assez difficile pour que je ne désire pas la recommencer. Ne prends pas ceci pour une bravade ; je suis certain qu’elle t’aime, j’en ai été sûr avant toi. J’en suis heureux ; je m’applaudis d’avoir servi de chemin à une victoire que je désirais pour toi seul ; mais nous pourrions nous rencontrer sur le bord de quelque autre abîme, et la pensée que je suis ton obligé, c’est-à-dire ta créature et ta propriété, me forcerait à m’abjurer et à m’effacer en toute rencontre. Je serais ou coupable d’ingratitude ! ou victime de ma vertu. Et puis, tu ne serais pas longtemps sans renoncer à arranger convenablement l’existence de ton pauvre vagabond. Je me dégoûterais vite de tout ce qui me serait suggéré. En mainte rencontre, je me repentirais d’avoir cédé à la persuasion ; je t’ennuierais, malgré moi, des inévitables dégoûts semés sur ma carrière, et tu te fatiguerais à me ramener de mes écarts. Enfin, ne fusses-tu pour rien dans tout cela, je ne sens rien qui m’attire vers la gloire tranquille et les revenus assurés par-devant notaire. J’ai vu de bonne heure toutes les coulisses de toutes les scènes de la vie humaine ; je pourrais être comédien sur ces différents théâtres ; mais à la porte de tous, dans le monde comme sur les planches, il y a une armée d’exploiteurs, de critiques, de rivaux et de claqueurs, que je ne pourrais ni tromper, ni ménager, ni flatter, ni payer. Dieu m’a fait l’ennemi de tout mensonge sérieux et de toute froide supercherie ; je ne sais me farder que pour rire, et bientôt, ma vigoureuse franchise prenant le dessus, j’ai besoin d’essuyer mes joues et de me sentir un homme pour tendre la main au faible et souffleter l’insolent. Je n’ai pas d’illusions possibles, et, avant d’avoir vécu pour mon compte, je savais le dernier mot de ceux qui ont vieilli dans le combat. Oh ! vive ma sainte liberté ! ne rougis pas de moi, sage et noble Léonce ! Ta route est toute frayée, et tu y marcheras avec majesté ; moi, je ne connais que la ligne brisée et la course à tire-d’aile, comme ma petite Madeleine.

— Et Madeleine, à propos ? Voilà où ta philosophie devient effrayante, et ton crime imminent, Hier, tu dormais dans sa chaumière ; aujourd’hui, tu t’abrites sous la voûte du couvent ; demain, tu erreras sur le pavé des villes ; et cette enfant sera brisée, si elle ne l’est déjà !

— Tenez ! dit le bohémien arrêtant Léonce devant une arcade, regardez ce torrent qui roule là-bas au fond du ravin. Regardez-le, juste à l’endroit où un pont rustique joint le sentier qui descend d’ici et celui qui remonte sur la montagne en face.

— Je le vois : après ?

— Voyez-vous une petite prairie, verte comme l’émeraude, qui se dessine sur le flanc de ces rochers sombres ? Le sentier, qui fuit au loin, la côtoie.

— Je vois encore la prairie. Et puis ?

— Et puis, il y a un massif de sapins, et le sentier s’y perd.

— Oui, et encore ?

— Et au delà des sapins, au delà du sentier, il y a un enfoncement de terrains couverts de bruyères ; et puis la cime nue de la montagne.

— Et puis le ciel ? dit Léonce impatienté. Quelle métaphore prépares-tu de si loin ?

— Aucune. Vous n’avez pas bien remarqué. Entre la cime du mont et le ciel, il y a une espèce de baraque en planches de sapin, assujetties par des pieux et retenues par de grosses pierres. Avez-vous la vue longue ?

— Je distingue parfaitement cette cabane. Je vois même les oiseaux qui voltigent en grand nombre dans le ciel au-dessus.

— Eh bien, si vous voyez les oiseaux, vous savez quelle est cette chaumière, et pourquoi il me plaît tant de m’établir ici, à une demi-heure de chemin, pour qui a d’aussi bonnes jambes que Madeleine et votre serviteur.

— C’est donc là la demeure de l’oiselière ?

— Vous pouvez voir maintenant un petit mantelet écarlate, un point rouge, que le soleil fait étinceler, et qui se meut autour de cette misérable cahute ! C’est Madeleine, c’est mon petit ange, c’est l’enfant de mon cœur, c’est mon âme, c’est ma vie ! Je ne pouvais pas profiter plus longtemps de l’hospitalité que cette fille et son héroïque bandit de frère m’ont offerte, un jour que, haletant, poudreux, abîmé de fatigue, au bout de ma dernière obole, mais insouciant et joyeux de saluer les horizons de la France, je m’étais assis à leur porte, demandant un peu de lait de chèvre pour étancher ma soif. Je leur ai plu, ils ont pris confiance en moi ; ils m’ont retenu, je les ai aimés, et je n’ai pu me décider à les quitter, bien que ma conscience me fît un devoir de ne pas ajouter ma misère à la leur. Mais maintenant, quoique je me sois tenu dans les endroits les plus déserts, et que personne n’ait vu de près ma figure, on a distingué de loin la forme d’un vagabond qui s’attachait aux pas de Madeleine ; et Madeleine, compromise dans l’esprit de son curé, serait bientôt forcée de me chasser ou de fuir avec moi. C’est ce que je ne veux pas, et c’est pourquoi, lorsque vous m’avez rencontré au bord du lac, j’allais offrir mes services aux moines de ce couvent, afin de trouver chez eux un abri, non loin de mes braves amis de la montagne. C’est pourquoi aussi je vous ai amenés aujourd’hui en ce lieu, afin d’y prendre congé de vous, et de pouvoir vous y restituer vos beaux habits, sans demeurer nu comme vous m’avez trouvé.

— Vous les garderez pour sortir d’ici quand il vous plaira, dit Léonce, je l’exige, ainsi que l’or qui garnissait les poches de votre gilet. Vous ne pouvez pas refuser le moyen d’adoucir un peu la misère de Madeleine et de son frère.

— Il y avait de l’or dans mes poches ? dit Teverino avec insouciance ; je n’y avais pas fait attention. Eh bien, si vous ne le reprenez pas, je le mettrai ici dans le tronc des pauvres, et Madeleine en aura sa part ; car je n’entends rien au rôle de trésorier, et je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie fait le marquis pendant vingt-quatre heures pour autre chose que pour mon plaisir. Milady a magnifiquement récompensé la petite pour l’amusement quelle lui a donné ; Madeleine est donc riche à cette heure, et moi, j’aurai gagné ici, dans deux mois, de quoi subvenir pendant longtemps à tous ses besoins.

— Mais dans deux mois, où iras-tu ? que feras-tu de Madeleine ?

— Je l’aime tant, et j’en suis tant aimé, que, si elle n’était pas trop jeune pour se marier, j’en ferais ma femme ; mais il faut que j’attende au moins deux ans, et, si j’avais le malheur d’en devenir trop amoureux auparavant, elle serait en grand danger. Il faut donc que je la quitte, et même avant deux mois, si mon affection paternelle vient à changer de nature.

— Étonnant jeune homme ! dit Léonce ; quoi, tant d’ardeur et de calme, tant de faiblesse et de vertu, tant d’expérience et de naïveté, une vie à la fois si orageuse et si pure, si désordonnée et si vaillamment défendue contre les passions !

— Ne me croyez pas meilleur que je ne suis, répondit Teverino. J’ai commis le mal dans ma fougueuse adolescence, et j’ai sur le cœur des égarements que je ne me pardonnerai jamais ; mais ce cœur n’a pu se pervertir entièrement, et le remords l’a purifié. J’ai fait souffrir, et ce que j’ai souffert moi-même alors, je ne saurais vous l’exprimer : j’aime le bonheur avec passion, et la vue du malheur causé par moi faillit me rendre fou. Désormais, j’aimerais mieux me tuer que de souiller les objets de mon adoration, et je n’irai pas demander le plaisir à qui possède le trésor de l’innocence.

— Mais tu oublieras cette infortunée, et quand tu la quitteras, son cœur n’en sera pas moins déchiré.

— Si je l’oublierai, je n’en sais rien, dit Teverino d’un air sérieux. Je ne le crois pas, Monsieur, je ne peux pas le croire ; et, si je le croyais, je n’aimerais pas, je ne serais pas moi-même. Il est bien vrai que j’ai brisé plus d’un lien, repris plus d’un serment ; mais je ne me nouviens pas d’avoir été infidèle le premier, car l’ai l’âme constante par nature et par besoin ; et, si je n’avais pas toujours été entraîné dans ces faciles aventures où l’on se quitte sans scrupule, j’aurais pu n’avoir qu’un seul amour en ma vie. J’ai été libertin, et pourtant Dieu m’avait fait chaste ; je me retrouve moi-même au contact d’une âme chaste, et je sens que mon idéal est là, et non ailleurs. Laissons donc le temps marcher et ma vie se dérouler devant moi. Je ne puis m’en faire le devin et le prophète, mais je sais qu’il n’est pas impossible que je sois l’époux de Madeleine, si je la trouve fidèle, quand le temps sera venu.

— Et si elle ne l’est pas ?

— Je lui pardonnerai, et je resterai son ami ; oui, son ami, comme vous ne pourriez pas être celui de lady Sabina, vous qui aimez autrement, et qui mettez l’orgueil dans l’amour.

— Nous allons donc nous quitter sans que je puisse te prouver mon estime et l’amitié vraiment irrésistible que tu m’inspires ?

— Nous nous retrouverons, n’en doutez pas. Si je suis à ce moment-là dans une bonne veine de travail et de tenue, j’irai à vous les bras ouverts : mais si je suis aussi mal vêtu que je l’étais hier au bord du lac, ne soyez pas étonné que je n’aie pas l’air de vous connaître.

— Ah ! voilà ce qui m’afflige et me blesse ! dit Léonce vivement ému, tu ne veux pas croire en moi !

— J’y crois. Mais je connais trop la réalité pour vouloir cesser de faire de ma vie un roman plus ou moins agréable et varié.

Le curé consentit à accompagner Sabina et Léonce jusqu’à la villa, afin que lord G… n’eût pas sujet de les soupçonner. Mylord s’était réveillé la veille au soir et avait pris de l’inquiétude ; mais il avait bu pour s’étourdir, et lorsque sa femme rentra, il dormait encore.