Teverino
TeverinoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 26-30).
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VIII.

ITALIAM ! ITALIAM !

Cependant les chevaux s’étant un peu apaisés dans une montée, le curé reprit l’usage de ses sens. Le précipice avait disparu, et la voiture suivait une tranchée étroite, assez mal entretenue, mais où une chute ne pouvait plus avoir de suites aussi graves que le long de la rampe.

— Où sommes-nous donc à présent ? dit le saint homme un peu soulagé. Je ne connais plus rien au pays ; la vue est bornée de toutes parts. Mais, autant que je puis m’orienter, nous ne marchons guère du côté de mon clocher.

— Soyez tranquille, l’abbé ! dit Teverino ; tout chemin conduit à Rome, et en suivant cette traverse un peu cahoteuse, nous évitons un long circuit de la rampe.

— Si nous pouvons passer le torrent, objecta Madeleine avec tranquillité.

— Qui parle de torrent ? s’écria le marquis. Est-ce toi petite ?

— C’est moi, reprit la jeune fille. Si les eaux sont basses, nous le traverserons. Sinon…

— Sinon, nous passerons sur le pont.

— Un pont pour les piétons, un pont à escalier ?

— Nous y passerons ; je le jure par Mahomet !

— Je le veux bien, moi ! dit l’insouciante Madeleine.

— Et moi, je jure par le Christ que je mettrai pied à terre, et que je passerai le dernier, pensa le curé.

Le torrent ne paraissait pas très-gonflé, et Teverino allait y lancer la voiture, lorsque Madeleine, qui s’était penchée en avant avec une prévoyance calme, l’arrêta vigoureusement.

— L’eau n’est pas claire, dit-elle ; une forte avalanche de neige a dû y tomber, il n’y a pas plus de deux heures. Vous n’y passerez pas.

— Milady, voulez-vous vous fier à moi ? dit Teverino. Nous passerons, je vous en réponds. Que ceux qui ont peur descendent.

— Je demande à descendre ! s’écria le curé en s’élançant sur le marchepied.

La négresse le suivit, et le jockey, partagé entre le point d’honneur et la crainte de se noyer, se plaça devant les chevaux en attendant qu’on eût pris un parti.

— Sabina, dit Léonce d’un ton d’autorité, descendez.

— Je ne descendrai pas, répondit-elle ; c’est la première fois que je sens le plaisir qu’on peut trouver dans le péril. Je veux me donner cette émotion.

— Je ne le souffrirai pas, reprit Léonce en lui saisissant le bras avec force. C’est un acte de démence.

— Vous n’avez point de droits sur ma vie, Léonce, et le marquis, d’ailleurs, en répond.

— Le marquis est un sot ! s’écria Léonce, exaspéré de voir la subite passion de lady G… se trahir si follement.

Le marquis se retourna et regarda Léonce avec des yeux flamboyants.

— Vous voulez dire que vous êtes deux fous, dit Sabina, essayant de cacher l’effroi que lui causait cette querelle. Je cède à votre sollicitude, Léonce ; marquis, vous descendrez aussi. Le jockey, qui nage comme un poisson, peut se risquer seul à faire passer la voiture.

— Je nage mieux que tous les jockeys et que tous les poissons du monde, reprit Teverino, et je ne vois d’ailleurs pas pourquoi la vie de cet enfant serait exposée plutôt que la mienne. Dans mon opinion, Madame, un homme en vaut un autre, et si j’ai voulu risquer le passage, c’est à moi d’en subir seul les conséquences. Combien valent vos chevaux, Léonce ? ajouta-t-il d’un air d’opulence fanfaronne.

— Je t’en fais présent, dit Léonce, noie-les si tu veux. Mais je te dirai deux mots sur l’autre rive, ajouta-t-il à voix basse.

— Vous ne me direz rien du tout ; mais demain à deux heures de l’après-midi, c’est moi qui vous parlerai, répondit Teverino. Vous êtes l’agresseur, j’ai le droit de choisir le moment, et, en échange, je vous laisse le choix des armes. En attendant, par respect pour vous-même qui m’avez présenté à cette dame, affectez pour moi une étroite amitié qui explique vos paroles grossières.

— Un duel ? un duel avec vous ? Eh bien ! soit, répondit Léonce, et il ajouta tout haut : Si nous ne nous battons pas ensemble, marquis, après avoir échangé de telles douceurs, c’est qu’on ne peut nous accuser d’être deux poltrons, et, pour le prouver, nous allons passer l’eau ensemble. Eh bien ! que fais-tu là ? dit-il à Madeleine, qui avait grimpé lestement sur le siège auprès du marquis.

— Bah ! il n’y a pas de danger pour moi, dit-elle, et je vous suis nécessaire pour vous diriger. À droite, monsieur le marquis, et puis, à gauche, marchez !

Ce ne fut pas sans une stupeur profonde que les autres voyageurs, arrivés en haut du pont, s’arrêtèrent pour voir s’effectuer ce passage périlleux. Au milieu de l’eau, la violence du courant souleva la voiture, qui se mit à flotter comme une nacelle, entraînant les chevaux vers les arches aiguës du petit pont ogival.

— Cédez au courant, et reprenez ! dit Madeleine froidement attentive, comme s’il se fut agi d’une chose facile.

Les chevaux, énergiquement stimulés, et assez forts, heureusement, pour n’être pas emportés par cette voiture légère, firent quelques bonds, perdirent pied, se mirent à la nage, retrouvèrent pied sur un roc, trébuchèrent, et se relevant sous la puissante main de l’aventurier, gagnèrent, sans aucun accident fâcheux, un endroit moins profond, d’où ils atteignirent facilement la rive, sans qu’un seul trait eût été rompu, et sans que leurs conducteurs fussent mouillés autrement que par quelques éclaboussures.

— Vous voyez, Signora, que vous eussiez pu passer ! dit Teverino à lady G… qui accourait pour le féliciter de sa victoire.

— Non pas ! dit le curé, tout ému du danger qu’il aurait pu courir ; vous eussiez été emportés si la voiture eût été plus chargée. Moi, justement, qui ne suis pas mince, je vous aurais exposés en m’exposant moi-même. Je sentais bien cela.

On remonta en voiture ; le jockey prit le siège de derrière et l’oiselière resta sur celui du cocher, à côté de Teverino, qui parut s’entretenir avec elle tout le reste du trajet, d’une manière fort animée. Mais ils parlaient bas, en se penchant l’un vers l’autre, et Sabina fit, d’un air léger, la remarque que le bon ami de Madeleine pourrait bien être supplanté ce soir-là, si elle n’y prenait garde.

— Il n’y a pas de danger que cela arrive, dit Madeleine, qui avait l’ouïe fine comme celle d’un oiseau, et qui, sans avoir l’air d’écouter, n’avait rien perdu des paroles de Sabina. Ce n’est pas moi qui changerai la première.

— Ce n’est pas lui, j’en jurerais sur mon salut éternel, s’écria gaiement le marquis ; car tu es une si bonne et si aimable fille, que je ne comprendrai jamais qu’on puisse te trahir !

— Voilà, dit le curé, comment tous ces beaux messieurs, avec leurs compliments, feront tourner la tête à cette petite fille. L’un lui donne le bras à la promenade, comme il ferait pour une belle dame ; l’autre lui dit qu’elle est aimable, et elle est assez sotte pour ne pas s’apercevoir qu’on se moque d’elle.

— C’est donc vous qui lui donnez le bras, Léonce ? dit Sabina d’un ton moqueur.

— Pourquoi non ? N’avez-vous pas pris son bras pour l’emmener, vous aussi, Madame ? Du moment que nous l’enlevons pour en faire notre compagne et notre convive, ne devons-nous pas la traiter comme notre égale ? Pourquoi M. le curé nous blâmerait-il de pratiquer la loi de fraternité ? C’est une des joies innocentes et romanesques de notre journée.

— Je n’aime pas les choses romanesques, dit le bourru. Cela dure trop peu, et ne gît que dans la cervelle. Vous autres jeunes gens de qualité, vous vous amusez un instant de la simplicité d’autrui ; et puis, quand vous avez payé, vous n’y songez plus. Que Madeleine vous écoute, Messieurs, et nous verrons qui lui restera, ou du grand seigneur qui lui refusera un souvenir, ou du vieux prêtre qui, après l’avoir gourmandée comme elle le mérite, l’amènera au repentir et fera sa paix avec Dieu !

— Ce bon curé m’effraie, dit lady Sabina en s’adressant à Léonce. J’espère, ami, que cette pauvre Madeleine n’est pas ici sur le chemin de la perdition ?

— Je puis répondre de moi-même, répliqua Léonce.

— Mais non pas du marquis ?

— Je vous confesse que je ne réponds nullement du marquis. Il est beau, éloquent, passionné, toutes les femmes lui plaisent et il plaît à toutes les femmes. N’est-ce pas votre avis, Sabina ?

— Qu’en sais-je ? Nous ferions peut-être bien de faire rentrer la petite dans la voiture.

— D’autant plus, dit le curé, que le chemin redevient fort mauvais, que bientôt le jour va tomber, et que si M. le marquis a des distractions, nous ne sommes pas en sûreté. Donnons-lui pour compagne la négresse en échange de l’oiselière.

— Je ne réponds pas qu’il n’ait pas autant de distraction avec la noire qu’avec la blonde, reprit Léonce. Le plus sûr serait de le mettre en tête-à-tête avec vous, curé !

Cet avis prévalut, et Madeleine rentra dans la voiture, sans marquer ni humeur, ni honte, ni regret. Sa mélancolie était complètement dissipée, le reflet du soleil couchant répandait sur ses joues animées une lueur étincelante de jeunesse et de vie. — Voyez donc comme cette petite laide est redevenue belle ! dit Léonce en anglais à lady G…, le souffle embrasé de Teverino l’a transfigurée.

Sabina essaya de plaisanter sur le même ton ; mais une tristesse mortelle pesait sur son regard ; la jalousie s’allumait dans son cœur sous forme de dédain, et tout ce que Léonce insinuait sur les bonnes fortunes du marquis lui causait une honte douloureuse. Elle s’efforça donc de se persuader à elle-même qu’elle n’avait pas senti, comme Madeleine, le souffle embrasé de Teverino passer sur sa tête comme une nuée d’orage.

Il lui fallut bien une demi-heure pour chasser ce remords et retrouver le calme de son orgueil. Enfin, elle commençait à se sentir victorieuse, et le charme lui semblait ne pouvoir plus agir sur elle. Teverino, pour distraire le curé, qui, se flattant toujours d’être en route pour son village, s’étonnait un peu de ne pas reconnaître le pays, avait entamé avec lui une grave discussion sur des matières théologiques. Il s’était frotté à toutes gens et à toutes choses dans sa vie d’aventures. Il avait vu de près quelques prélats, quelques moines instruits, et il était de ces esprits qui entendent, comprennent et se souviennent sans faire le moindre effort. Il avait dans la mémoire une certaine quantité de lambeaux de citations, de commentaires et d’objections qu’il avait entendu débattre, peut-être en passant des plats sur une table de gourmets apostoliques, ou en époussetant les stalles d’un chapitre de théologiens réguliers. Il était loin de l’instruction du bon curé, mais il pouvait paraître, à l’occasion, beaucoup plus fort en ergotage métaphysique. Le curé était à la fois émerveillé et scandalisé de ce mélange de subtilité et d’ignorance, et le bohémien, plus habile en ceci que le Médecin malgré lui de Molière, vu qu’il avait affaire à plus forte partie, réussissait à l’éblouir en éludant les questions positives et en l’accablant de demandes pédantesquement oiseuses ; si bien que le bourru se demandait de bonne fois si c’était un rude hérétique armé de toutes pièces, ou un ignorant facétieux qui riait de lui dans sa barbe.

De temps en temps quelques phrases de leur dispute arrivaient aux oreilles de leurs compagnons. « Ceci est une hérésie, une hérésie condamnée ! s’écriait le curé, qui ne faisait plus attention aux cahots et aux difficultés de la route. — Je le sais, monsieur l’abbé, reprenait Teverino, et il s’agit de la réfuter. Comment vous y prendrez-vous ? Je gage que vous ne le savez pas ? — J’invoquerais la grâce, Monsieur, rien que la grâce ! — Ce ne serait que tourner la difficulté. Un savant théologien dédaigne les moyens échappatoires ! — Une échappatoire, Monsieur ! vous appelez cela une échappatoire ! — En ce cas-là, oui, monsieur l’abbé ; car vous avez pour vous le concile de Trente, et vous ne vous en doutez point ! — Le concile de Trente n’a rien interprété là-dessus, Monsieur ! Vous allez m’interpréter quelque décret tiré par les cheveux ; c’est votre habitude, je le vois bien ! »

— Notre bourru me paraît hors de lui, dit Sabina à Léonce ; votre ami est-il réellement savant ? Je regrette de ne pas les entendre d’un bout à l’autre.

— Le marquis sait un peu de tout, répondit Léonce.

— Seulement un peu ? Je le croirais, à son assurance. Beaucoup d’Italiens sont ainsi, c’est le caractère méridional.

— Ce caractère a ses charmes et ses travers ; les uns si puérils qu’on est forcé de s’en moquer, les autres si puissants qu’on est forcé de s’y soumettre.

— Mon cher Léonce, dit Sabina, qui comprit l’épigramme effacée sous l’intonation mélancolique de son ami, apercevoir, c’est tout au plus remarquer ; ce n’est, à coup sûr, pas se soumettre. Permettez-moi de vous parler de votre ami comme d’un étranger, et de vous dire que c’est la statue d’argile aux veines d’or.

— C’est possible, reprit-il ; mais l’or est chose si précieuse et si tentante qu’on le cherche parfois même dans la fange.

— Voilà un mot qui fait frémir.

— Prenez que j’ai dit argile, emblème de fragilité ; seulement n’en faites aucune application au caractère du marquis. Étudiez-le vous-même, Sabina ; c’est le plus remarquable sujet d’observations que je puisse vous offrir, et je ne l’ai pas fait sans dessein. Seulement, ne vous laissez pas éblouir si vous voulez voir clair. Je vous avoue que moi-même, ayant perdu de vue cet ami, depuis longtemps, et sachant combien sont mobiles ces puissantes organisations, je ne le connais pour ainsi dire plus. J’ai besoin de l’examiner de nouveau, et je ne puis vous répondre de lui que jusqu’à un certain point. Soyez avertie, et tenez-vous sur vos gardes.

— Que signifie cette dernière parole ? Me croyez-vous en danger d’enthousiasme ?

— Vous savez bien vous-même que vous venez de courir ce danger-là, jusqu’à vouloir traverser le torrent au péril de vos jours, pour lui prouver votre confiance et votre soumission.

— Ne vous servez pas de mots impropres et offensants. On dirait que vous en avez eu du dépit ?

— N’avez-vous point vu que c’était de la colère ?

— Vous parlez comme un jaloux, en vérité !

— L’amitié a ses jalousies comme l’amour. C’est vous qui l’avez dit ce matin.

— Eh bien, soit ; cela orne et anime l’amitié, dit Sabina avec un irrésistible mouvement de coquetterie.

Elle était effrayée d’avoir failli aimer Teverino, et elle s’efforçait de se créer un préservatif en stimulant l’affection problématique de Léonce. Elle n’y réussit que trop. Il prit sa main et l’échauffa dans les siennes, jusqu’à ce qu’elle la retirât brûlante. Madeleine paraissait assoupie ; pourtant elle s’éveilla à ce mouvement, et lady G… se sentit confuse du regard étonné de l’oiselière. Elle lui fit une caresse pour écarter toute hostilité de la pensée de cette enfant ; mais ce ne fut pas de bien bon cœur, et il lui sembla que Madeleine souriait avec plus de malice qu’on ne l’en eût crue capable.

— Têtebleu ! où sommes-nous ? s’écria tout d’un coup le curé en regardant autour de lui.

— Nous en sommes à saint Jérôme, répliqua Teverino.

— Il ne s’agit plus de saint Jérôme, Monsieur, mais du chemin que vous nous faites prendre ; quelle est cette vallée ? où va cette route ? où diable nous avez-vous conduits, enfin ?

On était parvenu au sommet d’une montée longue et pénible, et, en tournant le rocher, où depuis une heure on marchait encaissé, on voyait une vallée immense se déployer sous les pieds à une profondeur étourdissante. Du plateau où se trouvaient nos voyageurs, de gigantesques rochers couronnés de neige se dressaient encore vers le ciel ; la nature était aride, bizarre, effroyablement romantique ; mais devant eux, la route, redevenue une rampe rapide, s’enfonçait en mille détours pittoresques vers les plans abaissés d’une contrée fertile, riante et richement colorée. Quoi de plus beau qu’un pareil spectacle au coucher du soleil, lorsqu’à travers le cadre anguleux de la nature alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs verdoyants des collines intermédiaires, que les feux de l’occident font resplendir, ces abîmes de verdure déroulés dans l’espace, les fleuves et les lacs embrasés, semés dans ce vaste tableau comme des miroirs ardents, et, au delà encore, les zones bleuâtres qui se mêlent sans se confondre, les horizons violets et le ciel sublime de lumière et de transparence ! Sabina fit un cri d’admiration : — Ah ! Léonce ! dit-elle en lui reprenant la main, que je vous remercie de m’avoir conduite ici ! que Dieu soit loué de cette journée !

— Et moi aussi, je vous remercie bien, dit le curé avec désespoir ; nous ne risquons rien de nous recommander à Dieu, car de souper et de gîte il n’en faut plus parler. Nous voici à plus de dix lieues de chez nous, et nous marchons vers Venise ou vers Milan en droite ligne, au lieu de chercher notre étoile polaire et le coq de notre clocher.

— Au lieu de blasphémer ainsi, dit Teverino, vous devriez être à genoux, curé, et bénir l’Éternel, créateur et conservateur de si grandes choses ! Me voilà tout à fait mécontent de votre foi, et si je ne vous aimais, je vous dénoncerais de suite à mon oncle le saint-père. Est-ce ainsi, abbé sans cervelle et sans principes, que vous devriez saluer la terre d’Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle !

— C’est donc l’Italie ? s’écria Sabina en s’élançant sur le chemin ; ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari me permettait à peine de voir en peinture ! Eh quoi ! marquis, vous nous avez fait entrer en Italie !

O cara patria ! chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix le noble récitatif de Tancredi : « Terra degli avi miei, ti bacio ! »

— Fermez vos oreilles, dit Léonce : voici une nouvelle séduction contre laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

— Ah ! c’est la voix de l’Italie ! Peu m’importe de quelle bouche elle s’exhale ! Il me semble que c’est la terre et le ciel qui chantent ce cantique d’amour et le font pénétrer dans mon cœur. L’Italie ! ô mon Dieu ! je pourrai donc dire que j’ai au moins salué les horizons de l’Italie ! C’est à votre ingénieux vouloir, c’est à l’audace de notre guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l’un et à l’autre, et se mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières, au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en habit d’un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches blanches comme la neige des cimes.

— Gardien de l’Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de l’Éden, et laisse-nous passer de la terre au ciel ! Saint Pierre en personne a signé nos passe-ports.

Le douanier regarda d’un air de surprise et de doute la figure du vagabond que, huit jours auparavant, il avait laissé passer après mille formalités, quoique sa feuille de route fût en règle. Mais Teverino vit bien, en cette rencontre, qu’une bonne mine et de beaux habits sont les meilleures lettres de créance ; car, à peine Léonce eut-il exhibé ses papiers et répondu de toutes les personnes qui se trouvaient avec lui, que le vagabond put passer son chemin la tête haute.

La voiture fut arrêtée un instant et visitée pour la forme. Une pièce d’or, négligemment jetée dans la poussière par Léonce, au pied du douanier, aplanit toutes les difficultés.

— Et maintenant, dit Sabina en courant toujours en avant avec Léonce et le marquis, c’est bien vraiment et sans métaphore la terre d’Italie que je foule ; ce sont bien ses parfums que je respire et son ciel qui m’éclaire !

— Arrêtez-vous ici, Signora, dit Madeleine en la saisissant par sa robe ; j’ai promis de vous faire voir au coucher du soleil quelque chose de merveilleux, et M. le curé ne se coucherait pas content ce soir si je ne lui tenais parole.

— Pourvu que je couche quelque part, je me tiendrai pour trop heureux ! répondit le curé essoufflé de la course qu’il venait de faire pour suivre Sabina.

Et, la voyant s’asseoir sur les bords du chemin, résolue à admirer les talents de l’oiselière, il se laissa tomber sur le gazon, en se faisant un éventail de son large chapeau, il n’y avait plus de forces en lui pour la résistance ou la plainte.

— Voici l’heure ! dit l’oiselière en s’élançant sur les rochers qui marquaient le point culminant de cette crête alpestre ; et, avec l’agilité d’un chat, elle grimpa de plateau en plateau, jusqu’au dernier, où, dessinant sa silhouette déliée sur le ton chaud du ciel, elle commença à faire flotter son drapeau rouge. En même temps, elle faisait signe aux spectateurs de regarder le ciel au-dessus d’elle, et elle traçait comme un cercle magique avec ses bras élevés, pour marquer la région où elle voyait tournoyer les aigles.

Mais Sabina regardait en vain ; ces oiseaux étaient perdus dans une telle immensité que la vue phénoménale de l’oiselière pouvait seule pressentir ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs, d’abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu ils parurent les traverser ; leur nombre augmenta, et en même temps l’intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient en se resserrant, et quand ils furent réunis en groupe compact, perpendiculairement sur la tête de l’oiselière, ils se laissèrent balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et paralysés par une invincible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tête, cachant ses mains dans son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s’affaissa comme un cadavre sur le rocher, et à l’instant même cette nuée d’oiseaux carnassiers fondit sur elle comme pour la dévorer.

— Ce jeu-là est plus dangereux qu’on ne pense, dit Teverino en prenant le fusil de Léonce dans la voiture et en s’élançant sur le rocher ; peut-être que la petite ne voit pas à combien d’ennemis elle a affaire.

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son manteau. Les aigles s’écartèrent ; mais prenant ce mouvement passager pour les convulsions de l’agonie, ils se tinrent à portée, remplissant l’air de leurs clameurs sinistres, et dès que l’oiselière fut recouchée, ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à plusieurs reprises, après quoi elle se découvrit la tête, étendit les bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Teverino éleva le canon de son fusil, afin d’arrêter ces bêtes sanguinaires au passage, s’il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre, et après avoir tenu l’ennemi en respect par le feu de son regard, elle quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont elle s’était munie sans rien dire, et qu’elle avait enveloppé dans un chiffon. Pendant qu’elle descendait, les aigles se précipitèrent sur cette proie et se la disputèrent avec des cris furieux. — Voyez, dit Madeleine en rejoignant les spectateurs, comme ils se mettent en colère contre mon mouchoir que j’ai oublié là-haut ! comme ils font les insolents, maintenant que je ne m’occupe plus d’eux ! Allons, laissons-les chanter victoire ; ce sont des animaux lâches et méchants qui obéissent et qui n’aiment pas. Je suis sûre que mes pauvres petits oiseaux, quoique bien loin, les entendent, et qu’ils se meurent de peur. Si je leur faisais souvent de pareilles infidélités, je crois qu’ils m’abandonneraient.

— Mais je ne pense pas que tes oiseaux t’aient suivie jusqu’ici ? lui demanda Léonce.

— Non, répondit-elle ; ils m’auraient suivie si je l’avais voulu ; mais je savais qu’ils seraient de trop ici, et je les ai envoyés coucher dans un bois que nous avons laissé sur l’autre bord du torrent.

— Et où les retrouveras-tu demain ?

— Cela ne me regarde pas, répondit-elle fièrement ; c’est à eux de me retrouver où il me plaira d’être. Ils voient de loin et de haut, et pendant que je fais une lieue ils peuvent en faire vingt.

— Si nous en faisions seulement deux ou trois pour trouver un abri, objecta le curé, qui n’avait pris aucun intérêt à la scène des aigles, nous pourrions remercier la Providence.

— Qu’à cela ne tienne, l’abbé, dit Teverino ; je vous réponds d’un bon souper, d’un bon feu pour sécher l’humidité du soir qui commence à pénétrer, et d’un bon lit bassiné pour vous remettre de vos fatigues ; à moins pourtant que vous ne vous obstiniez à retourner coucher à Sainte-Apollinaire, auquel cas, milady daignant vous accorder votre liberté, vous pourriez vous en aller à pied et arriver chez vous avec le retour du soleil !

— Bien obligé d’une pareille liberté ! dit le curé ; puisque je suis tombé dans vos mains, il ne faut pas que j’espère m’en tirer, et si vous vous faites fort de nous héberger supportablement cette nuit, je tâcherai d’oublier les transes de ma pauvre Barbe, et l’étonnement de mes paroissiens quand la messe de demain ne sonnera point à leurs oreilles !

— Ce n’est pas demain dimanche, et votre infraction est involontaire, dit Teverino. Allons, repartons, et que Dieu nous conduise !

— Eh bien ! et moi ? dit Sabina effrayée à Léonce. Et mon mari, qui est probablement réveillé à l’heure qu’il est, et qui sans doute fait sa toilette pour venir déjeuner, c’est-à-dire souper dans mon appartement ?

— Parlez plus bas, Madame, de peur que le curé ne vous entende, car c’est le seul parmi nous qu’une pareille situation pourrait scandaliser…

— Quoi ! nous allons passer la nuit dehors ? ce sera la fable du pays.

— Non, soyez certaine du contraire. La compagnie du curé couvre tout, et rien de plus naturel que de s’égarer dans les montagnes, d’y être surpris par la nuit, et de ne rentrer chez soi que le lendemain. Le curé fera assez grand bruit d’une aussi terrible journée, pour que personne ne puisse révoquer en doute sa présence au milieu de nous.

— Mais si votre marquis, dont vous ne répondez pas, est un fat, il publiera des choses impertinentes sur mon compte.

— Je vous réponds du moins de le faire taire, s’il en est ainsi. Allons, Sabina, allez-vous donc vous replonger dans de tristes réalités ? Qu’avez-vous fait de cet enthousiasme que le sol brûlant de l’Italie vous communiquait tout à l’heure ? La poésie meurt au souvenir des convenances mondaines, et si vous manquez de foi, ma puissance sur le milieu que nous traversons va m’abandonner aussi.

— Eh bien ! Léonce, vogue la galère !

— L’air fraîchit, permettez-moi de vous envelopper de mon manteau, dit Léonce.

— Gardons-en un coin pour cette petite qui est à peine vêtue, dit-elle en cherchant Madeleine à ses côtés.

— Oh ! merci, Seigneurie, je n’ai pas froid, dit l’oiselière qui s’était glissée avec Teverino sur le siége.

— Je crains que le curé n’ait eu raison, reprit Sabina en anglais, et que ce ne soit une petite dévergondée. La voilà folle de votre Italien.

— Eh bien ! que vous importe ? dit Léonce.

Teverino poussa rapidement les chevaux à la descente, et sans la vigueur de ces généreux animaux, qui, tout couverts d’écume et de sueur, bondissaient encore d’impatience, ils eussent pu se laisser entraîner sur cette pente d’une lieue de long, en zigzag, partout bordée d’effroyables abîmes. Madeleine n’y songeait pas ; et la nuit déroba bientôt au curé la vue d’une situation qui lui eût donné le vertige.

— Voyez, Signora ! cria enfin le marquis en indiquant des lumières dans le fond ténébreux du paysage : voici la ville, une ville d’Italie !