Teverino
TeverinoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 22-26).
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VII.

À TRAVERS CHAMPS.

— C’est le marquis Tiberino de Montefiori, dit Léonce ; un fidèle ami que j’étais bien sûr de rencontrer, cherchant des fleurs pour son magnifique herbier des Alpes, et un aimable compagnon de route que la Providence nous envoie, si vous daignez l’agréer, et lui faire l’honneur d’être admis dans votre cortège.

La belle figure et la bonne grâce du marquis Tiberino chassèrent l’humeur qui obscurcissait le front de lady G…

— Je suis bien forcée de vous obéir en tout, dit-elle tout bas à Léonce, puisque vous êtes mon docteur et mon maître aujourd’hui ; et il faut que j’accepte vos prescriptions sans y regarder de trop près.

— Vous n’aurez pas beaucoup de mérite cette fois, dit Léonce, et bientôt j’en appellerai à vous-même. Marquis, offre ton bras à milady ; je vais tâcher de repêcher notre curé et ses truites.

Le curé avait fait merveille, et, acharné à ses nombreuses conquêtes, il oubliait l’heure et ses paroissiens, et son office, et sa gouvernante. Il ne fallait plus lui parler de tout cela. En voyant frétiller sur l’herbe le ventre d’argent semé de rubis de ses belles truites, il bondissait lui-même comme une grenouille, et l’on voyait briller dans ses gros yeux ronds la joie innocente de l’homme d’église, qui porte une passion fougueuse dans les amusements permis. Léonce l’aida à faire une caque de joncs et d’osier pour emporter ses poissons, et ainsi emprisonnés, on les replaça vivants dans l’eau, après avoir assujetti le filet verdoyant avec de grosses pierres.

— Je vous invite à souper ce soir à mon presbytère, s’écriait le curé ; elles seront délicieuses, surtout s’il vous reste encore de ce bon vin de tantôt pour les arroser.

— J’ai encore bien mieux, dit Léonce ; j’ai aperçu, dans un taillis de chênes, de superbes oronges, des chanterelles succulentes, des ceps énormes, et je venais vous chercher pour m’aider à les cueillir.

— Ah ! Monsieur ! reprit le curé, rouge d’enthousiasme, courons-y avant que les pâtres descendent chercher leurs vaches. Les ignorants écraseraient sous leurs pieds ces mirifiques champignons dont il faut nous emparer absolument. Vous avez bien fait de m’attendre ; je connais toutes les espèces alimentaires, et le bollet surtout exige une grande délicatesse d’observations, à cause de la quantité de cousins-germains qu’il possède dans la classe des vénéneux.

— Que Panurge s’en tire comme il pourra ! se dit Léonce en voyant Teverino assis avec Sabina sur un groupe de rochers à quelque distance. S’il dit quelque sottise, je ne veux pas en avoir la honte, et j’aime mieux subir les résultats de l’épreuve que de les affronter. Il emmena le curé et Madeleine, qui parut pourtant ne les suivre qu’à regret, sous prétexte que tous les champignons étaient empoisonnés et ne pouvaient servir qu’à tuer les mouches.

— C’est le préjugé de beaucoup de paysans, dit le curé, même dans les régions où la connaissance des espèces comestibles pourrait leur fournir une nourriture saine et succulente.

Léonce passa assez près de Sabina pour qu’elle pût le rappeler si le tête-à-tête lui déplaisait. Elle ne le fit point, et ne parut même pas le voir. Quant au curé, il faisait bon marché de toutes choses, lorsqu’il avait en tête quelque amusement champêtre, ou l’attrait de quelque friandise.

Perdu dans le taillis de chênes, Léonce se trouva bientôt séparé du curé, que l’ardeur de la découverte emportait parmi les broussailles, et dont la présence ne se trahissait plus que de loin en loin, par des exclamations d’enthousiasme, lorsqu’un nouveau groupe de champignons s’offrait à sa vue. Madeleine avait docilement suivi le jeune homme et lui présentait son grand chapeau de paille en guise de panier ; mais Léonce n’y mettait que des fleurs de gentiane et des feuilles de baume. L’oiselière était préoccupée, et, un instant, il crut voir des larmes furtives briller dans ses paupières blondes.

— Qu’as-tu, ma chère enfant ? lui dit-il en prenant son bras qu’il passa sous le sien ; quelque souci intérieur te persécute ?

— Ne faites pas attention, mon bon seigneur, répondit la jeune fille ; c’est une folie qui me passe par l’esprit.

— Quoi donc ? dit Léonce en pressant son petit bras contre sa poitrine.

— C’est que, voyez-vous, reprit-elle ingénument, mon bon ami est parti ce matin avant le jour pour la frontière.

— Il te quitte ?

— Oh ! Dieu veuille que non ! je ne crois pas cela. Il s’est chargé d’aller reconnaître un passage qu’il a aperçu et que mon frère prétend impraticable. Lui assure, au contraire, que ce serait mieux pour faire passer la contrebande, et comme il ne veut pas nous être à charge, comme le métier le tente, et qu’il prétend aider mon frère à faire quelque beau coup, il a promis de revenir ce soir et de rapporter une bonne nouvelle ; mais moi j’ai peur qu’il ne revienne point, et je ne fais que prier Dieu tout bas. C’est ce qui me donne envie de pleurer.

— Ce passage est dangereux, sans doute, et tu crains qu’il ne s’expose trop ?

— Ce n’est pas cela. Ce passage est dangereux, puisque mon frère le regarde comme impossible ; mais mon ami est si adroit et si prudent qu’il s’en tirera.

— Que crains-tu donc ?

— Que sais-je ? Ne me le demandez pas, je ne peux pas vous le dire.

— Je te le dirai, moi. Tu crains qu’il ne t’aime plus. Qu’as-tu fait de ta confiance de ce matin ?

— J’ai tort, n’est-ce pas ?

— Je ne sais. Mais ne pourrais-tu te consoler, pauvrette ?

— Je ne sais pas, Monsieur, répondit Madeleine d’un ton et avec un regard vers le ciel, qui n’exprimaient pas le doute de l’inconstance provocante, mais l’effroi de l’inexpérience en face de la douleur.

— Tu ne le sais pas, en effet, reprit Léonce, attentif à sa physionomie, et tu sens que si c’était possible, ce serait du moins bien difficile.

— Cela ne me paraît pas possible du tout. Mais Dieu seul connaît les miracles qu’il peut faire, et on dit que, quand on le prie de tout son cœur, il ne vous refuse rien.

— Ton premier mouvement serait donc de le prier pour qu’il te délivrât de ton amour ? Et c’est là sans doute ce que tu fais maintenant ?

— Non, Monsieur, je ne le ferais que si j’étais sûre de n’être plus aimée ; car si je demandais maintenant de devenir méchante pour quelqu’un qui m’est bon, je demanderais quelque chose que Dieu ne pourrait m’accorder quand même il le voudrait.

— Tu penses que c’est un devoir d’aimer qui nous aime ?

— Oui. Quand Dieu nous a permis de l’aimer, il ne veut pas qu’on cesse par caprice, et je crois même que cela le fâche beaucoup.

— Mais par raison, ce serait différent ?

— Alors, ce serait le devoir. Aimer quelqu’un qui ne vous aime plus, c’est l’offenser et le contrarier. Dieu ne veut pas qu’on tourmente son prochain, surtout pour le bien qu’il vous a fait.

— Tu es un grand philosophe, Madeleine !

— Philosophe, Monsieur ? Je ne connais pas cela.

— Mais quelquefois on aime malgré soi, bien qu’on s’abstienne de le dire, et de faire souffrir celui qui vous quitte ?

— Oui, et cela doit faire beaucoup de mal ! dit Madeleine, dont les vives couleurs s’effacèrent à cette idée.

— Mais on prie, mon enfant, et Dieu vous délivre. N’est-ce pas là ce que tu disais ?

— On a bien de la peine à prier, je suis sûre ; on doit toujours penser à demander autre chose que ce qu’on voudrait obtenir.

— C’est-à-dire qu’en demandant de guérir, on désire, malgré soi, d’être aimée comme on l’était ?

— Je crois bien que c’est cela, Monsieur. Mais enfin, il ne faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu !

— Dieu quelquefois permet alors qu’un autre vous aime et qu’on l’écoute ?

— Je ne sais pas. Quand on n’est pas belle et qu’on pense à un autre, il ne doit pas être aisé de plaire à quelqu’un.

— Mais les miracles de la Providence ! Si ta figure semblait belle à quelque autre que ton ami, et si ton amour et ta douleur, au lieu de lui déplaire, te rendaient plus belle à ses yeux ?

— Vous parlez avec beaucoup de douceur et de bonté, mon cher Monsieur ; on voit bien que vous croyez en Dieu et que vous connaissez sa miséricorde mieux que M. le curé. Mais vous voulez aussi me consoler en me montrant les choses comme cela, et moi je suis si triste que je ne peux pas encore les voir de même. Je pense toujours à ce que je souffrirais si mon bon ami ne m’aimait plus, et si je ne craignais d’être impie, je me figurerais que j’en dois mourir.

— Songe que si tu en mourais et qu’il le sût, il serait éternellement malheureux.

— Et peut-être que le bon Dieu le punirait d’avoir causé ma mort ? Oh ! non, je ne veux pas mourir en ce cas !

— Tu es bonne et généreuse, Madeleine ; eh bien, je te prédis que tu ne seras pas malheureuse sans ressources, et que Dieu n’abandonnera pas un cœur comme le tien.

— Ce que vous dites là me fait du bien, Monsieur, et je voudrais que vous fussiez mon confesseur à la place de M. le curé. Je sens que vous trouveriez pour moi des consolations, et je croirais en vous comme en Dieu.

— Eh bien, Madeleine, prends-moi du moins pour ton conseil et ton ami. S’il t’arrive malheur, confie-toi à moi ; je pourrai quelque chose pour toi, peut-être, ne fût-ce que de te parler religion et de te donner du courage.

— Hélas ! vous avez bien raison ; mais vous êtes de ces gens qui passent dans notre pays et qui n’y restent pas. Dans trois jours peut-être vous serez à plus de mille lieues d’ici.

— Prends ce petit portefeuille, et ne le perds pas. Sais-tu lire ?

— Oui, Monsieur, et un peu écrire aussi, grâce à mon frère qui m’a enseigné ce qu’il savait.

— Eh bien ! tu trouveras là une adresse et des papiers qui te serviront à me faire revenir, ou à te conduire vers moi, en quelque lieu que je me trouve.

— Merci, Monsieur, grand merci, dit Madeleine en mettant le portefeuille dans sa poche ; je ne vous oublierai jamais, car je vois que vous avez beaucoup de savoir en religion, et que votre cœur est bon pour ceux qui sont dans le chagrin ; je vois ce que je ferai. Si mon bon ami est ingrat pour moi, je l’enverrai vers vous, et je suis sûre que vous lui parlerez si saintement qu’il ne voudra plus m’affliger.

— Tu te sens de la confiance et de l’amitié pour moi ?

— Oh ! beaucoup, dit l’oiselière en pressant naïvement le bras de Léonce contre son cœur.

— Oui-da ! dit le curé en sortant du fourré, si chargé de champignons qu’il pouvait à peine se porter ; vous voici bras dessus bras dessous comme compère et compagnon ! Doucement, Madeleine, doucement, vous êtes une tête sans cervelle, ma fille ; tout ceci tournera mal pour vous !

— Ne la grondez pas, monsieur le curé, répondit Léonce ; elle tournera toujours bien si vous ne vous en mêlez pas.

— Hum ! hum ! reprit le curé en hochant la tête ; vous ne me rassurez guère, vous, avec vos airs de vertu ; vous vous êtes peut-être beaucoup moqué de moi aujourd’hui ! Allons, laissez le bras de cette petite, et venez voir ma récolte.

— Allons la déposer aux pieds de lady G…, dit Léonce.

— Et où donc est la vôtre ? Quoi ! des fleurs, de mauvaises herbes ! À quoi cela peut-il servir ? Ce n’est pas même bon pour du vulnéraire !



C’était un grand gaillard. (Page 18.)

— Cela servira à l’herbier du marquis, reprit Léonce. Et à propos de marquis, pensa-t-il, je suis curieux de savoir si le Frontin n’a pas montré le bout de l’oreille.

Ils retrouvèrent Teverino et Sabina au même endroit où il les avait laissés ; mais la négresse et le jockey étaient fort loin, et le marquis était si près de lady G…, il avait un tel air de confiance et de satisfaction, et, de son côté, elle avait l’œil si brillant et les joues si animées, qu’ils ne paraissaient ni l’un ni l’autre mécontents de leur conversation.

— Qu’est-ce que cela ? dit lady G… en voyant le curé étaler fastueusement ses cryptogames sur la mousse. Ah ! les belles pommes d’or, les charmantes découpures d’ambre, les énormes chapeaux de prêtre ! Voilà des plantes bizarres et magnifiques.

— Magnifiques ? bizarres ? dit le curé scandalisé. Dites exquises, Madame ; dites parfumées, fraîches, succulentes ! Dieu ne les a point faites pour l’amusement des yeux, mais bien pour les délices de l’estomac de l’homme.

— Ah ! pardon, monsieur le curé, dit Teverino en jetant loin de lui un individu suspect ; voici une fausse oronge.

— Peut-être, peut-être ! dit le curé. Dans la précipitation de butiner, on peut se tromper.

— Vous vous connaissez donc en toutes choses ? dit Sabina en adressant un doux regard au marquis. Que ne savez-vous pas ?

— Eh bien, comment le trouvez vous, mon marquis ? lui demanda Léonce en l’attirant à l’écart.

— Puis-je ne pas le trouver charmant ? Y aurait-il deux opinions sur son compte ? S’il n’était pas ce qu’il paraît, vous seriez très-imprudent, cher docteur, de m’avoir présenté un homme qui a tant de séductions.

Sabina parlait d’un ton railleur ; mais elle avait, en dépit d’elle-même, comme une sorte de voile humide sur les yeux qui trahissait un secret enivrement.

— Grands dieux ! qu’aurais-je fait ? pensa Léonce consterné ; et il allait se hâter de lui avouer de quelle mauvaise plaisanterie elle était dupe, lorsqu’un regard inquiet et pénétrant de Teverino, qu’il rencontra, lui ferma la bouche et lui rappela son serment.

— Non, c’est impossible, se dit-il ; cette femme froide si fière ne pourrait se tromper si grossièrement ! elle ne s’éprendrait pas ainsi à la première vue, d’un marquis de ma façon. Et pourtant, ajoutait-il en examinant Teverino (alors au plus brillant de son rôle), si on ne regarde que la beauté merveilleuse de ce bohémien, l’aisance de ses manières, cet air incroyablement distingué ; si on écoute cette voix harmonieuse, ce langage pétillant d’esprit et de poésie, qui possédera plus de charme ? qui attirera plus de sympathie ? N’est-ce point là un marquis italien qui n’a peut-être point son égal dans toute l’aristocratie de l’univers ? Est-il une seule femme assez aveugle pour n’en être pas éblouie ?



Perdu dans le taillis de chênes. (Page 22.)

Léonce devint soucieux, et Sabina fut forcée de le secouer pour le tirer de ses rêveries. Le soleil baissait, le temps était propice pour s’en retourner ; le curé, plus impatient encore de faire cuire ses truites et ses champignons que de calmer les inquiétudes de sa gouvernante et de son sacristain, invitait ses convives à revenir avec lui au presbytère. Madeleine, assise à l’écart, et complètement muette, semblait indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle.

— Seigneur Léontio, dit le vagabond en italien à Léonce, au moment où ils allaient remonter en voiture, êtes-vous amoureux de lady Sabina ?

— Vous êtes bien curieux, Signor marchese ! répondit Léonce avec une sécheresse ironique.

— Non ! mais je suis votre ami, un royal ami, et je dois connaître vos sentiments, afin de ne pas les contrarier.

— Vous êtes un fat, mon cher !

— Vous avez déjà du dépit ? Eh bien, que vous disais-je, que vingt-quatre heures entre nous seraient le bout du monde ? Allons, j’ai deviné votre secret, et je n’ai pas besoin d’insister. Léonce, vous reconnaîtrez que Teverino est un galant homme !

Et s’élançant sur le siège : — C’est moi qui suis le cocher, dit-il à haute voix. Dame Érèbe, dit-il à la négresse, vous irez dans la voiture et je conduirai les chevaux. J’ai la passion des chevaux !

— Ceci n’est pas aimable, observa lady G…, évidemment contrariée de cet arrangement. Notre société n’a guère d’attraits pour vous, Marquis !

— Et puis vous ne connaissez pas le pays, objecta le curé. Nous nous sommes déjà égarés : n’allez pas nous faire souper de la rosée du soir et coucher à la belle étoile, au moins !

— Laissez donc faire le marquis, dit Léonce, et si vous parlez d’étoile, fiez-vous à la sienne ! Sais-tu conduire ? demanda-t-il à Teverino.

— Peut-être ! répondit celui-ci, quoique je n’aie jamais essayé.

— Grand merci ! s’écria le bourru. Vous allez nous verser, nous rompre les os ! Il n’y a pas à plaisanter avec les précipices et les chemins étroits. Monsieur ! Monsieur ! laissez les rênes à ce jeune garçon, qui s’en sert fort bien.

— Ne fais pas de folies, dit tout bas Léonce à Teverino ; si tu n’as pas été cocher, ne t’en mêle pas.

— Tout s’improvise, répondit le marquis, et je me sens si inspiré que je conduirais les chevaux du Soleil.

Là-dessus il fouetta les chevaux de Léonce qui partirent au grand galop.

— Pas par ici, pas par ici ! cria le curé, jurant malgré lui. Où diable allez-vous ? Sainte-Apollinaire est sur la gauche.

— Vous vous trompez, l’abbé, répondit le phaéton ; je connais mieux les montagnes que vous.

Et se penchant vers Léonce, assis immédiatement derrière lui : — Où faut-il aller ? lui demanda-t-il à l’oreille.

— Partout, nulle part, au diable, si bon te semble ! répondit Léonce du même ton.

— En ce cas, à tous les diables ! reprit Teverino, et, fouettant de nouveau, il laissa maugréer le curé que la peur rendit bientôt pâle et muet.

Une telle épouvante n’était pas trop mal fondée. Teverino était plus adroit qu’expérimenté. Naturellement téméraire, et doué d’une présence d’esprit, d’une agilité et d’une force de corps supérieures à celles de la plupart des hommes, il méprisait le danger, et ne connaissait pas d’obstacles moraux ou matériels qu’il ne put tourner ou franchir. Dans cette persuasion, ravi de l’énergie et de la finesse des chevaux de Léonce, il les lança au bord des abîmes, dédaignant de les ralentir quand le chemin devenait d’une étroitesse effrayante, effleurant les troncs d’arbres, les blocs de rochers, gravissant des pentes abruptes, les descendant à fond de train, et enlevant une roue brûlante sur l’extrême limite du ravin à pic au fond duquel grondait le torrent. D’abord, Sabina eut peur aussi, sérieusement peur ; et trouvant la plaisanterie de fort mauvais goût, elle commença à craindre que ce marquis italien ne fût comme les gens mal élevés, qui se font un sot plaisir des souffrances d’une femme timide. Pourtant, elle ne laissa paraître ni son angoisse ni son mécontentement ; elle savait que la seule vengeance permise au faible, en pareil cas, c’est de ne point réjouir l’audace brutale par le spectacle de ses tourments. Sabina était assez fière pour affronter la mort plutôt que de sourciller. Elle s’efforça donc de rire et de railler le curé, bien qu’au fond de l’âme elle fût encore moins rassurée que lui.

Mais bientôt la peur fit place en elle à une sorte de courage exalté ; car elle vit que Léonce était quelque peu jaloux de l’incroyable adresse du marquis, et comme, après tout, le danger était vaincu à chaque instant, elle y trouva une nouvelle occasion d’admirer Teverino, qui se retournait souvent vers elle, comme pour puiser de nouvelles forces dans son approbation.

— Il va comme un fou ! disait Léonce en mesurant l’abîme, et nous allons bien, pourvu que nous allions longtemps ainsi. N’avez-vous point peur, Milady, et voulez-vous que j’essaie de le calmer ?

— De quoi voulez-vous que j’aie peur ? répondait-elle en regardant l’abîme à son tour, avec une superbe indifférence, votre ami n’est-il pas magicien ? Nous sommes portés par le miracle, et nous pourrions le suivre sur les eaux, si nous avions tous la foi que j’ai en lui.

— C’est du fanatisme, Madame, que vous avez pour le marquis !

— Vous n’en avez pas moins, puisque vous lui avez confié vos destinées et les nôtres !

— Je vous avoue qu’il va en toutes choses beaucoup plus vite que je ne pouvais le prévoir et qu’il est comme ivre du plaisir furibond que lui cause tant de succès.

— C’est une nature énergique, un courage de lion, dit Sabina piquée de ce reproche. Ce danger me passionne, et, de tout ce que vous avez inventé aujourd’hui, voilà ce qui m’a le plus amusé.

— En ce cas, redoublons la dose ! Marche donc, Marquis ! tu t’endors !

Teverino donna un tel élan, que le curé se renversa au fond de la voiture, aux trois quarts évanoui de peur, et ne songea plus qu’à dire son In manus.

Sabina fit un éclat de rire, la négresse un signe de croix. Quant à Madeleine, elle était véritablement la seule vraiment brave et complètement indifférente au danger. Elle regardait les nuages d’or du couchant où passaient et repassaient les vautours, agités par l’approche du soir.