Teverino
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II.

ADVIENNE QUE POURRA.

— Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger. Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son bréviaire, il est forcé de le recommencer, fût-il à l’avant-dernière page. Mais je vois avec plaisir que vous n’en êtes encore qu’à la seconde, et le motif qui m’amène auprès de vous est d’une telle urgence, que je me recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.

Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ôta ses lunettes, et, levant sur Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d’intelligence :

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit-il.

— À un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j’ai persuadé très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays ; nos sentiments l’un pour l’autre sont ceux d’une amitié fraternelle ; la dame mérite toute considération et tout respect ; mais un scrupule lui est venu en chemin, et j’ai dû m’y soumettre. Elle dit que les habitants de la contrée, à la voir courir seule avec un jeune homme, pourraient gloser sur son compte, et la crainte d’être une cause de scandale est devenue si vive dans son esprit que j’ai regardé comme un coup du ciel l’heureux hasard de votre rencontre. Je me suis donc déterminé à vous demander la faveur de votre société pour une ou deux heures de promenade, ou tout au moins pour la reconduire avec moi à sa demeure. Vous êtes si bon, que vous ne voudrez pas priver une aimable personne d’une partie de plaisir vraiment édifiante, puisqu’il s’agit surtout pour nous de glorifier l’Éternel dans la contemplation de son œuvre, la belle nature.

— Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance et qui regardait attentivement la voiture, vous n’êtes point seul ; vous avez avec vous deux autres personnes.

— Ce sont nos domestiques, qu’un sentiment instinctif des convenances nous a engagé à emmener.

— Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.

— La présence des domestiques ne compte pas dans l’esprit des gens du monde.

— C’est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.

— Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion. Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la dérobée.

Le curé fit un geste d’effroi, mais c’était pour la forme ; son visage ne trahit aucune émotion. Il avait passé l’âge où de brûlantes pensées tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu’il ne se fût pas abstenu toujours au point de haïr la vie et de condamner le bonheur. Léonce se divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.

— Si ce n’est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer la noire dans la voiture entre vous deux. Sa présence mettra en fuite le démon de la médisance.

— Ce n’est guère l’usage, dit le jeune homme embarrassé de la judiciaire du vieux prêtre. Cela semblerait affecté. Le danger est donc bien grand, penseraient les méchants, puisqu’ils sont forcés de mettre entre eux une vilaine négresse ? Au lieu que la présence d’un prêtre sanctifie tout. Un digne pasteur comme vous est l’ami naturel de tous les fidèles, et chacun doit comprendre que l’on recherche sa société.

— Vous êtes fort aimable, mon cher Monsieur, et je ne demanderais qu’à vous obliger, répondit le curé, flatté et séduit peu à peu ; mais je n’ai pas encore dit ma messe, et voici le premier coup qui sonne. Donnez-moi vingt minutes… ou plutôt venez entendre la messe. Ce n’est pas obligatoire dans la semaine, mais cela ne peut jamais faire de mal ; après cela vous me permettrez de déjeuner, et nous irons ensuite faire un tour de promenade ensemble si vous le désirez.

— Nous entendrons la messe, répondit Léonce ; mais aussitôt après, nous vous emmènerons déjeuner avec nous dans la campagne.

— Vous y déjeunerez fort mal, observa vivement le curé, à qui cette idée parut plus sérieuse que tout ce qui avait précédé. On ne trouve rien qui vaille dans ce pays aussi pauvre que pittoresque.

— Nous avons d’excellent vin et des vivres assez recherchés dans la caisse de la voiture, reprit Léonce. Nous avions donné rendez-vous à plusieurs personnes pour aller manger sur l’herbe, et chacun de nous devait porter une part du festin. Mais comme toutes ont manqué de parole, excepté moi, il se trouve que je suis assez bien pourvu pour le petit nombre de convives que nous sommes.

— À la bonne heure, dit le curé, tout à fait décidé. Je vois que vous aviez une jolie partie en train, et que sans moi elle serait troublée par l’embarras de ce dangereux tête-à-tête. Je ne veux pas vous la faire manquer, j’irai avec vous, pourvu que ce ne soit pas trop loin ; car je ne manque pas d’affaires ici. Il plaît à l’un de naître, à l’autre de mourir, et c’est tous les jours à recommencer. Allons, avertissez votre dame ; je cours à mon église.

— Eh bien, donc, dit Sabina, qui, en attendant le retour de Léonce, avait pris un livre dans la poche de la voiture et feuilletait Wilhelm-Meister ; j’ai cru que vous m’aviez oubliée, et je m’en consolais avec cet adorable conte.

— Je l’avais apporté pour vous, dit Léonce ; je savais que vous ne le connaissiez pas encore, et que c’était la lecture qu’il vous fallait pour le moment.

— Vous avez des attentions charmantes. Mais que faisons-nous ?

— Nous allons à la messe.

— L’étrange idée ! Est-ce en me faisant faire mon salut que vous comptez me divertir ?

— Il vous est interdit de scruter mes pensées et de deviner mes intentions. Du moment où je ne porterais plus votre inconnu dans mon cerveau, vous ne me laisseriez rien achever de ce que j’aurais entrepris.

— C’est vrai. Allons donc à la messe ; mais que vouliez-vous faire de ce curé ?

— Eh quoi, toujours des questions, quand vous savez que l’oracle doit être muet ?

— Vos bizarreries commencent à m’intéresser. Est-ce qu’il ne m’est pas même permis de chercher à comprendre ?

— Parfaitement, je ne risque point d’être deviné.

Le wurst traversa le hameau et s’arrêta devant l’église rustique. Elle était ordinairement presque déserte aux messes de la semaine, mais elle se remplit de femmes et d’enfants curieux dès que les deux nobles voyageurs y furent entrés. Cependant le plus grand nombre retourna bientôt sous le porche pour admirer les chevaux, toucher la voiture, et surtout contempler la négresse, qui leur causait un étonnement mêlé d’ironie et d’effroi.

Le sacristain vint placer Sabina et Léonce dans le banc d’honneur. L’air des montagnes est si vif, que le curé avait déjà faim et ne traînait pas sa messe en longueur.

Lady G… avait pris du bout des doigts un missel respectable parmi d’autres bouquins de dévotion épars sur le prie-Dieu. Elle paraissait fort recueillie ; mais Léonce s’aperçut bientôt qu’elle tenait toujours Wilhelm-Meister sous son châle, qu’elle le glissait peu à peu sur le missel ouvert devant elle, et enfin qu’elle le lisait avidement pendant le confiteor.

Lui, s’agenouilla près d’elle à l’élévation, et lui dit bien bas : — Je gage que ce pasteur naïf et ces bonnes gens qui vous regardent sont édifiés de votre piété, Sabina ! Mais moi, je me dis que vous respectez les apparences d’une religion à laquelle vous ne croyez plus.

Elle ne lui répondit qu’en lui montrant du doigt le mot pédant qui se retrouve en plusieurs endroits de Wilhelm-Meister, à propos d’un des personnages de la troupe vagabonde.

— Vous savez bien que je ne suis pas dévote, lui dit-elle après la messe, en parcourant avec lui la nef bordée de petites chapelles ; j’ai la religion de mon temps.

— C’est-à-dire que vous n’en avez pas ?

— Je crois qu’au contraire aucune époque n’a été plus religieuse, en ce sens que les esprits élevés luttent contre le passé, et aspirent vers l’avenir. Mais le présent ne peut s’abriter sous aucun temple. Pourquoi m’avez-vous fait entrer dans celui-ci ?

— N’allez-vous pas à la messe le dimanche ?

— C’est une affaire de convenance, et pour ne pas jouer le rôle d’esprit fort. Le dimanche est d’obligation religieuse, par conséquent d’usage mondain.

— Hélas ! vous êtes hypocrite.

— De religion ? Non pas. Je ne cache à personne que j’obéis à une coutume.

— Vous vous êtes fait un dieu de ce monde profane, et vous le trouvez plus facile à servir.

— Léonce, seriez-vous dévot ? dit-elle en le regardant.

— Je suis artiste, répondit-il ; je sens partout la présence de Dieu, même devant ces grossières images du moyen âge, qui font ressembler le lieu où nous sommes à quelque pagode barbare.

— Vous êtes plus impie que moi : ces fétiches affreux, ces ex-voto cyniques me font peur.

— Je vois, le passé est votre effroi ; il vous gâte le présent. Que ne comprenez-vous l’avenir ? Vous seriez dans l’idéal.

— Tenez, artiste, regardez ! lui dit Sabina en attirant son attention sur une figure agenouillée sur le pavé, dans la profondeur sombre d’une chapelle funéraire.

C’était une jeune fille, presque un enfant, pauvrement vêtue, quoique avec propreté. Elle n’était pas jolie, mais sa figure avait une expression saisissante, et son attitude une noblesse singulière. Un rayon de soleil, égaré dans cette cave humide où elle priait, tombait sur sa nuque rosée et sur une magnifique tresse de cheveux d’un blond pâle, presque blanchâtre, roulée et serrée autour d’un petit béguin de velours rouge brodé d’or fané, et garni de dentelle noire, à la mode du pays. Elle était haute en couleur, malgré le ton fade de sa chevelure. Le bleu tranché de ses yeux paraissait plus brillant sous ses longs cils d’or mat tirant sur l’argent. Son profil trop court avait des courbes d’une finesse et d’une énergie extraordinaires.

— Allons, Léonce, ne vous oubliez pas trop à la regarder, dit Sabina à son compagnon, qui était comme pétrifié devant la villageoise, c’est de moi seule qu’il faut être occupé aujourd’hui ; si vous avez une distraction, je suis perdue, je m’ennuie.

— Je ne pense qu’à vous en la regardant. Regardez-la aussi. Il faut que vous compreniez cela.

— Cela ? c’est la foi aveugle et stupide, c’est le passé qui vit encore, c’est le peuple. C’est curieux pour l’artiste, mais moi je suis poëte, et il me faut plus que l’étrange, il me faut le beau… Cette petite est laide.

— C’est que vous n’y comprenez rien. Elle est belle selon le type rare auquel elle appartient.

— Type d’Albinos.

— Non ! c’est la couleur de Rubens, avec l’expression austère des vierges du Bas-Empire. Et l’attitude ?

— Est raide comme le dessin des maîtres primitifs. Vous aimez cela ?

— Cela a sa grâce, parce que c’est naïf et imprévu. La Madeleine de Canova pose, les vierges de la Renaissance savent qu’elles sont belles ; les modèles primitifs sont tout d’un jet, tout d’une pièce, on pourrait dire tout d’une venue, comme la pensée qui les fit éclore.

— Et qui les pétrifia… Tenez, elle a fini sa prière ; parlez-lui, vous verrez qu’elle est bête malgré l’expression de ses traits.

— Mon enfant, dit Léonce à la jeune fille, vous paraissez très-pieuse. Y a-t-il quelque dévotion particulière attachée à cette chapelle ?

— Non, Monseigneur, répondit la jeune fille en faisant la révérence ; mais je me cache ici pour prier, afin que M. le curé ne me voie point.

— Et que craignez-vous des regards de M. le curé ? demanda lady G…

— Je crains qu’il ne me chasse, reprit la montagnarde ; il ne veut plus que je rentre dans l’église, sous prétexte que je suis en état de péché mortel.

Elle fit cette réponse avec tant d’aplomb et d’un air à la fois si ingénu et si décidé, que Sabina ne put s’empêcher de rire.

— Est-ce que cela est vrai ? lui demanda-t-elle.

— Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que Dieu voit plus clair que lui dans mon cœur.

Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s’éloigna rapidement, car le curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux, paraissait au fond de la nef.

Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d’un ton courroucé :

— Ne faites pas attention à cette vagabonde, c’est une âme perdue.

— Cela est fort étrange, dit Sabina ; sa figure n’annonce rien de semblable.

— Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.

On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale, le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut si absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait pas entendre l’anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui point donner de distractions.

— Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l’avez recruté pour me punir d’avoir pris un peu d’humeur de la rencontre de la marquise.

— J’ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le devinez pas ?

— Nullement.

— Je veux bien vous le dire ; mais c’est à condition que vous l’écouterez très-sérieusement.

— Vous m’inquiétez !

— C’est déjà quelque chose. Sachez donc que j’ai mis ce tiers entre nous pour me préserver moi-même.

— Et de quoi, s’il vous plaît ?

— Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur l’amour entre jeunes gens.

— Parlez pour vous, Léonce ; je ne me suis pas aperçue de ce danger. Vous m’aviez promis de ne pas laisser l’ennui approcher de moi ; je comptais sur votre parole, j’étais tranquille.

— Vous raillez ? C’est trop facile. Vous m’aviez promis plus de gravité.

— Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous dire ?

— Que, seul avec vous, j’aurais pu me sentir ému et perdre ce calme d’où dépend ma puissance sur vous aujourd’hui. Je fais ici l’office de magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez que la première condition de la puissance magnétique c’est un flegme absolu, c’est une tension de la volonté vers l’idée de domination immatérielle ; c’est l’absence de toute émotion étrangère au phénomène de l’influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.

— Est-ce que c’est une déclaration, Léonce ? dit Sabina avec une hauteur ironique.

— Non, Madame ; c’est tout le contraire, répondit-il tranquillement.

— Une impertinence, peut-être ?

— Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux, vous le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois injuste. Nous nous sommes connus enfants : notre affection fut toujours loyale et douce. Vous l’avez cultivée avec franchise, moi avec dévouement. Peu d’hommes sont autant mes amis que vous, et je ne recherche la société d’aucun d’eux avec autant d’attrait que la vôtre. Cependant vous me causez quelquefois une sorte de souffrance indéfinissable. Ce n’est pas le moment d’en rechercher la cause ; c’est un problème intérieur que je n’ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l’ai jamais été. Sans entrer dans des explications qui auraient peut-être quelque chose de trop libre après cette déclaration, je pense que vous comprenez pourquoi je ne veux pas être ému auprès d’une femme aussi belle que vous, et pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là m’était nécessaire pour m’empêcher de vous trop regarder.

— En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d’arranger ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui brûlait ses joues. C’en est même trop. Il y a quelque chose de blessant pour moi dans vos pensées.

— Je vous défie de me le prouver.

— Je ne l’essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.

— Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect que de chasser l’amour de mes pensées.

— L’amour ! Il est bien loin de votre cœur ! Ce que vous croyez devoir craindre me flatte peu ; je ne suis pas une vieille coquette pour m’en enorgueillir.

— Et pourtant, si c’était l’amour, l’amour du cœur comme vous l’entendez, vous seriez plus irritée encore.

— Affligée peut-être, parce que je n’y pourrais pas répondre, mais irritée beaucoup moins que je ne le suis par l’aveu de votre souffrance indéfinissable.

— Soyez franche, mon amie ; vous ne seriez même pas affligée ; vous ririez, et ce serait tout.

— Vous m’accusez de coquetterie ? vous n’en avez pas le droit : qu’en savez-vous, puisque vous ne m’avez jamais aimée, et que vous ne m’avez jamais vue aimer personne ?

— Écoutez, Sabina, il est certain que je n’ai jamais essayé de vous plaire. Tant d’autres ont échoué ! Sais-je seulement si quelqu’un a jamais réussi à se faire aimer de vous ? Vous me l’avez pourtant dit une fois, dans un jour d’expansion et de tristesse ; mais j’ignore si vous ne vous êtes pas vantée par exaltation. Si je vous avais laissé voir que je suis capable d’aimer ardemment, peut-être eussiez-vous reconnu que je méritais mieux que votre amitié. Mais, pour vous le faire comprendre, il eût fallu ou vous aimer ainsi, ce que je nie, ou feindre, et m’enivrer de mes propres affirmations. Cela eût été indigne de la noblesse de mon attachement pour vous, et je ne sais pas descendre à de telles ruses : ou bien encore, il eût fallu vous raconter les secrets de ma vie, vous peindre mon vrai caractère, me vanter en un mot. Fi ! et n’être pas compris, être raillé !… Juste punition de la vanité puérile ! Loin de moi une telle honte !

— De quoi vous justifiez-vous donc, Léonce ? Est-ce que je me plains de n’avoir que votre amitié ? est-ce que j’ai jamais désiré autre chose ?

— Non, mais de ce que je m’observe si scrupuleusement, vous pourriez conclure que je suis une brute, si vous ne me deviniez pas.

— À quoi bon vous observer tant, puisqu’il n’y a rien à craindre ? L’amour est spontané. Il surprend et envahit, il ne raisonne point, il n’a pas besoin de s’interroger, ni de s’entourer de prévisions, de plans d’attaque et de projets de retraite ; il se trahit, et c’est alors qu’il s’impose.

« Voilà une bonne leçon, pensa Léonce, et c’est elle qui me la donne ! »

Il sentit qu’il avait besoin d’étouffer son dépit, et, prenant la main de lady G…, il lui dit en la serrant d’un air affectueux et calme :

— Vous voyez donc bien, chère Sabina, qu’il ne peut y avoir d’amour entre nous ; nous n’avons dans le cœur rien de neuf et de mystérieux l’un pour l’autre ; nous nous connaissons trop, nous sommes comme frère et sœur.

— Vous dites un mensonge et un blasphème, répondit la fière lady en retirant sa main. Les frères et les sœurs ne se connaissent jamais, puisque les points les plus vivants et les plus profonds de leurs âmes ne sont jamais en contact. Ne dites pas que nous nous connaissons trop, vous et moi ; je prétends, au contraire, n’être nullement connue de vous, et ne l’être jamais. Voilà pourquoi, au lieu de me fâcher, j’ai souri à toutes les duretés que vous me dites depuis ce matin. Tenez, j’aime mieux aussi ne pas vous connaître davantage. Si vous voulez garder votre fluide magnétique, laissez-moi croire que vous avez dans le cœur des trésors de passion et de tendresse, dont notre paisible amitié n’est que l’ombre.

— Et si vous le croyiez, vous m’aimeriez, Sabina ! Il est donc certain pour moi que vous ne le croyez pas.

— Je puis vous en dire autant. Faut-il en conclure que si nous sommes seulement amis, c’est parce que nous n’avons pas grande opinion l’un de l’autre ?

« Elle est piquée, pensa Léonce, et voilà que nous sommes au moment de nous haïr ou de nous aimer. »

— M’est avis, dit le curé en fermant son bréviaire, que nous voici bien assez loin, et que nous pourrions, s’il plaisait à Vos Seigneuries, mettre quelque chose sous la dent.

— D’autant plus, dit Léonce, que voici à deux pas, au-dessus de nous, un plateau de rochers avec de l’ombre, et d’où l’on doit découvrir une vue admirable.

— Quoi, là-haut ? s’écria le curé qui était un peu chargé d’embonpoint ; vous voulez grimper jusqu’à la Roche-Verte ? Nous serions bien plus à l’aise dans ce bosquet de sapins, au bord de la route.

— Mais nous n’aurions pas de vue ! dit lady G… en passant son bras d’un air folâtre sous celui du vieux prêtre, et peut-on se passer de la vue des montagnes ?

— Fort bien quand on mange, répondit le curé, qui, pourtant, se laissa entraîner.

Le jockey conduisit la voiture à l’ombre, dans le bosquet, et bientôt de nombreux serviteurs se présentèrent pour l’aider à chasser les mouches et à faire manger ses chevaux. C’étaient les petits pâtres, épars sur tous les points de la montagne, qui, en un clin d’œil, se rassemblaient autour de nos promeneurs, comme une volée d’oiseaux curieux et affamés. L’un prit les coussins du char-à-bancs pour faire asseoir les convives sur le rocher, l’autre se chargea du transport des pâtés de gibier, un troisième de celui des vins ; chacun voulait porter ou casser quelque chose. Le déjeuner champêtre fut bientôt installé sur la Roche-Verte, et, en voyant qu’il était splendide et succulent, le curé s’essuya le front et laissa échapper un soupir de jubilation de sa poitrine haletante. On fit la part des petits pages déguenillés, celle des serviteurs aussi, car on avait de quoi satisfaire tout le monde. Léonce n’avait pas fait les choses à demi ; on eût dit qu’il avait prévu à quel estomac de prêtre il aurait affaire. Sabina redevint très-enjouée, et avoua que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait beaucoup d’appétit. Léonce ayant servi tout le monde, commençait à manger à son tour, lorsque les enfants, assis en groupe à quelque distance, se prirent à s’agiter, à bondir et à crier en faisant de grands mouvements avec leurs bras, comme pour appeler quelqu’un du fond du ravin : « La fille aux oiseaux ! la fille aux oiseaux ! »



Léonce courut au-devant du curé. (Page 5.)