Terre d’ébène/Chapitre IV

Albin Michel (p. 33-41).

IV

À BAMAKO

— Ton père va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ton mère va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ton enfant va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ton poulet va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ton chienne va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ton femme va bien ?

Cette salutation durait depuis une minute.

Ce nègre, rencontrant ce nègre, lui demandait des nouvelles de tout ce qu’il possédait : de son lougan (son champ), de son cheval, de sa pirogue. La femme venait en dernier.

J’étais à Bamako, capitale du Soudan, assis parmi les indigènes, sur l’une des marches du marché, au grand ébahissement de la gent européenne. Les blancs qui passaient me regardaient comme si j’avais été un train !… Ils ne me cachaient pas que je perdais la face à mêler de la sorte mon bel individu à la peuplade soudanaise. Les natifs, eux, s’en moquaient bien !

Derrière leur machine à coudre, les mâles confectionnaient des boubous (amples vêtements de toile tenant de la chemise ce qu’ils ne tiennent pas de la chasuble) ; les femmes étaient accroupies devant les petits tas de choses qu’elles avaient à vendre : trois morceaux de sucre, quatre bananes, six noix de kola, une calebasse de lait, cinq ou six milles mouches… des petites boules noires comme des crottes de chèvre, d’autres boules, celles-là blanchâtres et d’où montait une odeur qui est celle de toute l’Afrique. C’était l’odeur du beurre de karité. Aucun puits perdu, aucune bouche, soit d’égout, soit d’évier, ne vous donnera une idée de cette odeur-là. Si boucané que vous soyez, vous tomberez inanimé à la moindre vague de beurre de karité. C’est une odeur que l’on pourrait appeler à crochet, car elle plonge en vous et vous décroche le cœur !

Ce beurre végétal se met à toutes les sauces. Il sert à la cuisine, à la toilette. Il graisse les plats, lubrifie les peaux. Plus la peau brille au soleil, plus la dame est séduisante. Le malheur c’est que la coquette sent d’aussi loin qu’elle brille. J’ai souvent rêvé de me faire suivre d’un baquet d’eau et d’un frotteur énergique, et sitôt que j’apercevrais une belle de la saisir au lasso, puis de la plonger dans le liquide et de la faire bouchonner avec conviction.

Eh bien ! chères élégantes d’Europe et d’Amérique, sachez que vous faites un usage quotidien de beurre de karité. Il est, ô délicates ! la base de vos crèmes d’éternelle beauté !


Ah ! les jolis rapports que les blancs entretiennent commercialement avec les noirs ! Nous leur envoyons une camelote insoupçonnable même pour les habitués des anciennes boutiques à deux sous. Cela s’appelle officiellement de la marchandise de traite !

C’est à croire que lorsque nos vieux chapeaux, nos souliers non ressemelables, nos habits vert-de-grisants ont reçu pendant cinq ans pluie et poussière sur les carreaux du Temple, ils partent pour le Soudan. Les voici au marché de Bamako. Rangés avec soin sur les éventaires, ils constituent une hilarante collection. Ici, quatorze galurins mous ou durs. Cinq n’ont plus de bord. Un nègre marchande l’un de ceux-là. Douze francs ! Il l’essaye. C’est un ancien melon. Il fend le feutre par le milieu, il se regarde, se trouve beau ! Il paye.

Cette paire de chaussures est composée d’un soulier qui fut noir et d’un autre qui fut jaune. Cela n’est rien. Cette paire me semble impaire ! Je l’examine de près. Le croquenot noir est un quarante, le jaune un quarante-trois !

— Combien ?

— Trenté francs !

Le gouverneur anglais de la Gold Coast interdisait, ces temps derniers, l’entrée des ballots de vieux smokings dans sa colonie. Lords et gentlemen, voilà où finissaient vos tenues de soirées ! Il fallait avoir la rate récalcitrante pour ne pas s’étrangler de rire quand on se promenait à Accra. Mais tout le monde ne riait pas en Angleterre. On dit qu’un grand tailleur de Londres, fournisseur de Sa Majesté, faillit se suicider quand il apprit que sa griffe se promenait sur le dos des colored !

Nous, nous n’avons encore rien interdit. Voici la riquimpette de mon grand-père. Je la reconnais. Il la portait le jour de la première communion de ma mère ! Elle se termine par une coupe en sifflet qui vous la coupe ! Trente-deux francs ! Je l’achète pour mon boy. Il me baise les mains. Que venais-je de faire là ? Je n’avais pas remarqué que mon boy était sans pantalon. Cela ne se voyait pas quand il était tout nu ! Maintenant, il a l’air d’un pingouin monté sur échasses et qui aurait oublié son plastron ! Les fonctionnaires me blâment de le promener dans cette tenue.

— Achetez-lui un boubou, me conseille le chef de cabinet du gouverneur.

— J’achète ce que vous permettez qu’on leur vende.

— Alors, pourquoi ne lui offrez-vous pas aussi un casque de cuirassier ?

C’était une idée ! Il y en avait un au marché. Malheureusement, le boy n’a pas trouvé la queue de cheval assez fournie…

D’où sort ce que l’on vend aux pauvres nègres ? Des ciseaux dont les branches ne se touchent pas ; des couteaux qui ne coupent pas ; des miroirs qui ne reflètent pas ; des savons qui ne moussent pas ; des parfums !!! ; des peignes sans dents ; des chandelles sans coton… et l’on pourrait aller jusqu’à dire des flûtes sans trous ! Où sont ces usines sournoises qui travaillent à mal travailler parce que c’est assez bon pour toute une partie de la terre ?

Marchandise de traite…


Ils sont plus de vingt mille Soudanais à Bamako. La France a construit là une grande ville indigène, ville en banko, c’est-à-dire en boue. Aucune case ne dépasse l’autre. Cela s’étend comme un cimetière où l’on n’aurait enterré que des pauvres ; un cimetière de la zone des armées, égalitaire. Au-dessus des murs entourant ces cases, on voit monter et descendre en cadence l’instrument symbolique de l’Afrique entière : le long bâton à piler le mil. Il semble le piston un peu penché d’une machine toujours en mouvement, la machine antédiluvienne qui donne à manger à la race maudite.

Pourquoi n’avons-nous pas installé des moulins qui écraseraient le mil, décortiqueraient le riz ? Le mâle ne veut pas, la belle-mère non plus. « J’ai pilé toute ma vie, pourquoi la fille n’en ferait-elle pas autant ? » dit la vieille créature. Quant à l’opinion du mari, la voici :

À Gao, un capitaine avait construit un moulin avec trois beaux pilons qui besognaient dur. Il convoqua les notables, leur expliqua le miracle. Émerveillement ! Cependant, le chef du village s’avança et il dit : « Maintenant, que feront nos femmes ? »

La condamnation du progrès fut sans réplique.

Les femmes pilent dans Bamako.

Vingt mille noirs vivant là, au ras du sol, et seulement le bruit sourd de bâtons défonçant des mortiers de bois. C’est l’après-midi. Les hommes ne sont pas dans la ville. Ils sont boys chez les blancs ou bien ils accomplissent leurs journées de prestations, creusant le canal de Sotuba, de l’autre côté du Niger, ou retapant des routes. Ou bien ils sont occupés au portage, ou même, en grands connaisseurs, ils se grattent les doigts de pied, voluptueusement vautrés sur la terre chaude de leur patrie.

Je me promène dans la ville noire. Un seul cri monte du silence. C’est celui de la petite marchande de noix de kola.

— Ayé na vo san ! dit-elle.

Je lui demande comment elle s’appelle. Elle ne répond rien. Je lui donne dix sous. Alors elle dit : « Aïsata. » Je lui tends encore une pièce. Elle hésite à la prendre, car elle n’a qu’un nom, dit-elle !…

Cette fois, voici du boucan : une grande palabre tout en éclats de voix. Un tirailleur mène un train du diable dans la cour d’une case. Il parle comme un général en colère devant le front de ses troupes. Son apostrophe est une macédoine de mots bambaras et français. Mots français sans nul doute, mais mots qui n’ont pas cours dans les salons. Ceux qui lui ont appris notre langue ne lui ont pas volé son argent. Ce ne serait rien de dire qu’il fut l’élève de notre dernier cocher de fiacre. Ah ! le mal poli ! Il venait chercher l’un de ses concitoyens pour l’emmener chez le commandant. Le concitoyen ne voulait pas le suivre. Alors, subitement, il lui appliqua une paire de gifles dont à dix pas je sentis le vent. L’autre ne lui sauta pas dessus. Il ne bougea même pas. Le nègre reçoit des gifles comme si cela lui était dû ! Ses deux femmes continuèrent de piler le mil, son chien de s’épucer.

Service-service ! vociférait le tirailleur.

Dès que le noir représente l’autorité, il est féroce pour ses frères. Il les frappe, saccage leur case, mange leur mil, ingurgite leur bangui, exige leurs filles. La chéchia a de belles vertus sur les bords du Niger !

La nuit tombait. Je me dirigeai vers le Soudan-Club. J’avais soif. Je comprenais pourquoi l’on avait inventé les verres coloniaux ! Les papilles sont toujours en détresse dans ce pays.

— Savez-vous ce que signifie Bamako ? me demanda un blanc une fois que je fus installé et sans qui je n’aurais pas bu, car celui qui n’est pas du Soudan-Club a juste le droit de mourir de soif ; cela veut dire l’affaire du caïman.

— Ah ! fis-je, le nez déjà au fond de mon verre.

— Oui, le fétiche de Bamako c’est le caïman. Il protège la ville. Comme il rendait quantité de services, les notables, avant notre arrivée, lui donnaient, chaque année, une jeune fille vierge à manger. C’était une grande fête.

— Et aujourd’hui ? On ne lui en donne plus ?

— Officiellement non !

On redemanda à boire.