Teodor de Wyzewa (Doumic)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Teodor de Wyzewa.
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 342-364).


Teodor de Wyzewa


Ce triste jour d’avril où nous dîmes à notre cher Teodor de Wyzewa un dernier adieu, nous étions là quelques amis fidèles et admirateurs fervens, qu’étreignaient les mêmes regrets. Celui qui avait vécu toute sa vie loin de la foule, isolé dans son rêve d’art et dans sa méditation tendre, s’en allait comme il était venu, discrètement, salué et pleuré par le petit nombre de ceux qui l’avaient connu et aimé, compagnons de son esprit et confidens de sa sensibilité. Tout Paris était resté chez soi, et ne s’était pas douté qu’un des meilleurs écrivains de ce temps venait de disparaître. Le lendemain, je recevais de l’un des nôtres une lettre d’où je détache ce passage : « Je ne sais pourquoi, je me suis rappelé hier les obsèques de Montégut qui, lui aussi, et à la Revue, avait longtemps apporté tant de moissons du dehors, ouvert tant de fenêtres sur de nouveaux horizons et volontairement consacré ses forces à un rôle utile, mais obscur. Si bien qu’il fallut alors la voix de Melchior de Vogüé pour apprendre au passant distrait quel trésor intellectuel il venait de perdre. » Aujourd’hui, la voix de Melchior de Vogüé s’est tue, et le passant est absorbé par de tels soucis qu’on ne saurait lui en vouloir s’il ne prête qu’une attention distraite à la mort d’un simple homme de lettres. Mais il n’est personne ici qu’une telle perte ait pu laisser indifférent. Pendant près de trente ans, la collaboration de Teodor de Wyzewa fut pour cette Revue une force et une parure. Nous tous, ses lecteurs, nous avons vécu dans la familiarité de sa vaste intelligence et de son charmant esprit. Pour tant de pures joies qu’il nous a données, nous devons à sa mémoire d’évoquer devant nous l’image de l’homme et de l’écrivain qu’il a été. Et nous devons à la vérité de réclamer, pour un grand talent desservi par une grande modestie, la justice qui ne lui a pas été rendue, en le replaçant au véritable rang qui lui appartient dans la littérature contemporaine et qui est l’un des premiers.

Teodor de Wyzewa était né en Pologne, en 1862. Il y passa toute sa petite enfance. Cette enfance polonaise, telle qu’il la retrouvait dans ses souvenirs, fut dans sa vie une époque enchantée. Zwaniec, sa ville natale, est, s’il faut l’en croire, « la petite ville la plus pittoresque et la plus amusante de l’Europe entière. » La famille Wyzetski habitait là une belle maison avec un jardin en terrasse d’où l’enfant pouvait suivre du regard les longs radeaux de bois glissant sur le fleuve. « Que l’on songe, écrivait-il plus tard, à ce qu’a dû être ma vie dans un tel endroit, avec ce voisinage d’une ville des Mille et une Nuits et ce fleuve sans pareil et ce jardin où j’atteste que des pommes d’or pendaient à toutes les branches... » Soudain, un drame allait bouleverser cette douce enfance. La famille quittait brusquement la Pologne. Quel déchirement ce fut pour Teodor de Wyzewa, rien ne le prouve mieux que le souvenir nostalgique à travers lequel plus tard continua de lui apparaître ce coin de Pologne, tel qu’un paradis perdu.

Les voici dans un village de l’Ile-de-France où ils vont mener une existence misérable. Le père est un médecin sans cliens qui s’en va accoutré comme un mendiant. Nous nous représentons très bien l’effet que devait produire, sur des campagnards moqueurs et méfians à l’étranger, ce praticien bizarre. Ce vieux maniaque était un terrible idéologue, type de l’homme à théories, ayant à propos de tout et sur les plus minces détails de la vie un système, toujours infaillible. Qu’il s’agît d’éducation, d’hygiène, de politique ou de la coupe d’un vêtement, il procédait par principes rationnellement déduits. Tous devaient s’incliner sous cette tyrannie pédantesque. Ce dogmatisme, intolérable à une nature capricieuse et indisciplinée, devait rejeter l’enfant du côté opposé, vers les deux femmes qui allaient faire passer en lui leur propre sensibilité : sa mère, pieuse et tendre, et sa tante Vincentine.

La tante Vincentine ! C’était une vieille fille qui vivait chez ces pauvres sur le pied de parente pauvre et dont ils finirent, contraints par la nécessité, par faire leur servante. Teodor — son Todor, comme elle l’appelait, — a écrit la vie de l’humble créature, à la manière d’une vie de sainte. Il a dit sa bonté, son oubli d’elle-même, la flamme de vie et d’amour qui brûlait en elle, et cité mille traits qui font ressortir la « beauté intérieure de son âme. » Le signe auquel on reconnaissait en elle non pas seulement la personne vertueuse et dévouée, mais la sainte, c’était cette atmosphère mystérieuse et charmante qu’elle créait autour d’elle. Elle avait cette gaieté, faite de complet détachement, qu’on voit aux visages des bienheureux. C’était « une créature toute pleine de chansons. » Elle vivait par l’imagination comme elle vivait par le cœur. Totalement indifférente aux choses de la terre, elle habitait un monde merveilleux, où elle introduisait par mille récits l’enfant attentif et ravi. Savait-elle lire ? Mais elle savait toutes les légendes du Paradis et tous les contes de la Pologne. Et elle en inventait d’autres, toute sorte d’autres, qu’elle croyait seulement raconter, ayant en elle ce don de création qu’on prête à l’imagination populaire. Ce fut la principale influence que subit Wyzewa. « Ce que ces contes m’ont appris, écrivait-il plus tard, toutes les paroles resteraient impuissantes à l’évaluer justement. Ils ont façonné pour toujours mon cœur et mon cerveau, m’imprégnant à la fois des sentimens que nulle expérience ultérieure de la réalité « bourgeoise » ne devait plus parvenir à étouffer en moi et d’une foule dénotions, de principes essentiels, qui allaient constituer désormais, si je puis dire, le fondement secret de ma « philosophie. » Ce sont eux, ces contes de mon enfance, qui m’ont enseigné à admettre toujours la possibilité des choses impossibles, à me défier de toute prétendue science imposant des limites arbitraires aux faits, sous prétexte de « lois, » et à tenir pour étrangement incomplète et indigente la réalité de nos sensations présentes en regard de celle de nos libres rêves. Aussi bien ma préférence invincible de la poésie à la prose, cette préférence qui, malgré toutes mes misères et toutes mes fautes, m’a cependant permis de goûter à la vie un plaisir merveilleux, suffirait, à elle seule, pour me faire apparaître les récits de ma tante comme ma grande source d’éducation intellectuelle et morale. » À maintes reprises, Wyzewa y est revenu. L’empreinte reçue de la tante Vincentine, qui aussi bien resta auprès de lui pour veiller sur lui toute sa vie, devait être ineffaçable. Ainsi cette humble créature, la plus ignorante et la moins intellectuelle qui se puisse imaginer, fut sa véritable éducatrice.

Le plus grand bienfait qu’il dut à cette bonté toujours présente à côté de lui, ce fut de pouvoir traverser des années atroces sans en contracter à jamais un pli d’amertume. « Il y avait à Beauvais, aux environs de l’année 1872, un jeune garçon qu’un malentendu regrettable exposait, de jour en jour et d’année en année, à devenir pour toujours une espèce de drôle, sous l’effet d’une souffrance en partie imméritée. Ces années de collège à Beauvais peuvent soutenir la comparaison avec ce qu’il y a de plus horrible en ce genre dans le roman et dans la réalité. » Certaines confidences de Wyzeva nous laissent deviner le supplice de cette enfance qui connut la double humiliation de la pauvreté et du ridicule. Quand le médecin polonais amena son fils à cet établissement provincial, la célèbre casquette de Charles Bovary n’est rien auprès de l’accoutrement sous lequel le « nouveau » apparut aux yeux de ses condisciples. « Que l’on se représente un petit garçon de dix ans accoutré d’une espèce de redingote en drap d’un vert olive, mais d’une redingote ornée de deux immenses poches et comme toute gonflée de partout, tandis qu’au-dessous d’elle flottait un pantalon d’une autre couleur claire, le tout surmonté d’une casquette de vieux charron, avec une visière très basse, afin de m’abriter les yeux contre les dangereux excès de soleil... » À cette disgrâce d’une affreuse misère le pauvre diable joignait celle d’être de race étrangère. Bien des côtés de sa nature déconcertaient ses camarades et ses maîtres provinciaux. Faute de le comprendre, ils le prirent en grippe : il n’y a rien de plus naturel. Il devint le paria et le souffre-douleur. Les enfans tombaient sur lui à coups de poing, et les maîtres à coups de punitions. Ce fut son apprentissage de la vie de société.

On voit maintenant se dessiner quelques-uns des traits qui se retrouveront dans la physionomie de l’écrivain. D’abord, il faut terpir compte de son hérédité polonaise. Dans Valbert, il s’est ainsi dépeint sous le nom de son héros : « Ma mère est Polonaise ; et moi-même, bien que je vive depuis près de vingt ans en France, je n’en suis pas moins resté un Slave. Il en résulte que j’ai grand’peine à m’accoutumer à la vie, et que, sans cesser de garder sur moi-même et sur les autres une clairvoyance pleine de mépris, je suis sentimental, expansif, porté à l’exagération. De métier, un musicien. » Représentons-nous donc un être extraordinairement impressionnable et sensible, tout nerfs et tout cœur, égoïste, tendre, inconsidéré, charmant, et totalement impropre à la pratique de l’existence. La règle, la discipline, l’effort continu, lui sont insupportables. Il lui faut l’imprévu du caprice et l’imprécis des longues rêveries. De sa Pologne natale, où il a été « élevé par ses deux mères dans une atmosphère d’isolement aristocratique, » transplanté dans un village français pour y vivre avec des rustres, il se considère comme un prince en exil et s’habitue à vivre une existence imaginaire faite de souvenirs, de regrets et de vagues espoirs. C’est là qu’il se réfugie pour échapper aux souffrances et aux humiliations de la réalité quotidienne. De plus en plus, il se fait un tour d’esprit chimérique et romanesque. — Cependant, il trouve auprès de lui, d’un côté, son père et les maîtres de son collège. Son père, bizarre et autoritaire, le traite avec une sorte de mépris : « Un songe-creux, un rêvasseur, quelque chose comme un poète, tel je suis toujours apparu à la tendre, mais inflexible critique de mon père : un malheureux garçon qui, avec certaines qualités, mais d’un ordre inutile, échouerait toujours, fatalement, à se frayer un chemin dans le monde. » Ses maîtres, haineux et vulgaires, l’accablent de leur despotisme. De l'autre côté, deux femmes ignorantes et aimantes, simples d’esprit et riches de cœur, qui sont toute sa consolation et toute sa joie. Alors, peu à peu, cette conception se forme dans son esprit que deux puissances se partagent le monde : l’une est la Raison, d’où procèdent la science, les principes absolus, les affirmations catégoriques, dure, austère, inflexible, et qui engendre beaucoup de maux ; l’autre est le Sentiment d’où procèdent l’art et la poésie, tout ce qui console, berce, enchante la pauvre humanité, et lui fait oublier la souffrance de vivre.



Ses études terminées, Wyzewa fut vaguement professeur de philosophie ; puis il se jeta en pleine bataille littéraire. Est-il besoin de dire que la place était toute marquée pour ce bohème parmi les bohèmes de la littérature ? Il fut de ceux qui passent de longues heures affalés sur les banquettes, dans les cafés du quartier Latin, à discuter d’art et de littérature, dans la fumée des pipes et le brouillard des théories. On faisait un massacre des réputations établies et des situations acquises, on découvrait des génies incompris et des gloires maudites. On se retrouvait sous les galeries de l’Odéon, à feuilleter les livres nouveaux dans l’âpre et perpétuel courant d’air de ce salon de lecture en plein vent. Même, on se réunissait dans des bureaux de rédaction. C’était l’époque où naissaient et mouraient, avec les feuilles de l’année, des publications d’avant-garde à l’existence éphémère et tapageuse. Edouard Rod se plaisait à raconter comment, certain jour, pour sauver l’honneur, il paya de ses propres deniers un rédacteur qui avait eu la naïveté de se présenter à la caisse de la Revue contemporaine. Une telle manière d’équilibrer le budget présage de promptes catastrophes. Ce pullulement de petites revues est caractéristique du moment littéraire d’alors. L’une des plus célèbres et des plus bruyantes fut la Revue wagnérienne, fondée en 1885 par Édouard Dujardin. Wyzewa y rencontrait L. de Fourcaud, J.-K. Huysmans, Catulle Mendès, etc. Il en fut un des rédacteurs les plus féconds, les plus passionnés et, cela va sans dire, les plus intelligens. En un style, que des mièvreries et incorrections voulues n’arrivent pas à rendre absolument baroque, il commente éperdument l’œuvre de Wagner, d’où il dégage non pas seulement une conception nouvelle de la musique, mais une sorte d’esthétique universelle. Car il y a, aux yeux de ces néophytes, une littérature, une peinture, une sociologie et jusqu’à une religion wagnérienne. Cet art wagnérien est celui de Verlaine, de Jules Laforgue, de Villiers de l’Isle-Adam, et tout particulièrement celui de Mallarmé de qui Wyzewa s’est institué l’intrépide et imperturbable exégète. Il se fait fort de comprendre les plus obscurs de ses poèmes et de les expliquer mot par mot. Il est celui qui comprend Mallarmé et tout Mallarmé ! Parmi les peintres, au Salon de 1886, Puvis de Chavannes, Besnard, Willette, Whistler, et, hors du Salon, Monet, Degas, Cazin. Parmi les musiciens, en dehors de Wagner, seuls Sébastien Bach et Beethoven Ainsi Wyzewa se situe exactement parmi les premiers pèlerins de Bayreuth, les habitués des mardis de Mallarmé, les compagnons de Villiers de l’Isle-Adam et de Moréas, les tenans des écoles décadente et symboliste.

Cette fièvre de nouveauté et d’excentricité ne dura qu’un temps. Wyzewa était trop largement instruit, et il y avait en lui un trop solide fond de bon sens, pour qu’il ne revînt pas promptement de ces exagérations. Il a plus tard rappelé avec ironie les partis pris de ses années révolutionnaires. « Pour aimer une œuvre d’art, il me fallait qu’elle fût vraiment nouvelle, c’est-à-dire au courant des dernières inventions, un peu maladive : j’étais alors en pleine santé, et rien n’est tel que de se porter à merveille pour avoir le goût des œuvres maladives. Il me fallait encore qu’elle fût hardie, dédaigneuse des conventions ; et même je l’estimais en raison du nombre des règles qu’elle avait bravées. » Toutefois, s’il a raillé l’outrance et l’exclusivisme de ses admirations d’alors, il n’a pas renié ces admirations elles-mêmes. S’il a cessé d’admirer Wagner « comme une bête, » il a continué de le tenir pour un des plus incontestables génies qui aient surgi dans l’histoire de la musique. S’il ne se pique plus de tout comprendre dans les poèmes de Mallarmé et de les lire à livre ouvert, il a persisté à croire qu’il y avait en eux un je ne sais quoi d’essentiellement poétique et qui même est l’essence de la poésie. Et il a toujours célébré Villiers de l’Isle-Adam comme un magnifique anachronisme. Mais il a fait mieux que de ramener à la juste mesure ses enthousiasmes de la première heure : il en a pénétré le sens profond, il a nettement aperçu et expliqué la direction du mouvement qui se faisait alors en littérature sous la poussée de la plus impérieuse des nécessités.

C’est qu’on venait de traverser les pires années qu’ait connues la littérature contemporaine, la morne période du naturalisme. On se traînait sous un joug pesant, dans une lourde atmosphère de pauvreté intellectuelle et de bassesse morale. Le genre qui pour lors absorbait tous les autres, le roman, devenu le roman naturaliste, devait à sa grossièreté même l’insolence de son succès. Ni observation, ni psychologie, mais le cynique étalage d’une humanité réduite à l’instinct, écrasée sous le fatalisme de la matière. Le théâtre gagné par la contagion, la poésie en déroute, l’esprit décrié, la sottise triomphante : on étouffait ! Le besoin d’une libération se faisait sentir. On attendait un sauveur. On crut l’avoir trouvé en Wagner, ce Messie. Cela explique l’espèce de mysticisme où communièrent ses premiers dévots. « Les jeunes gens d’aujourd’hui, écrivait par la suite Wyzewa, ne peuvent imaginer de quelle importance a été pour notre jeunesse d’il y a un quart de siècle la révélation de cet art prodigieux… Jamais aucun autre artiste n’est apparu à ses contemporains plus entièrement différent du reste des hommes, revêtu d’une puissance et d’un attrait plus parfaitement surhumains. » Ainsi s’explique ce culte pour Wagner où il faut voir l’espérance d’un nouvel ordre de choses. De même en est-il de l’engouement pour les romanciers russes qui restituaient dans la peinture des actions humaines l’étude des motifs mentaux, l’analyse psychologique. Par là encore se légitime la tentative des symbolistes soucieux de réintégrer, dans la poésie, la musique et le rêve, d’instaurer une poésie plus libre, plus légère, plus soluble dans l’air… Ces tendances, plus ou moins obscures chez les hommes de sa génération, sont à l’état réfléchi chez Wyzewa qui, avec sa claire intelligence, les a désormais précisées pour en faire les idées dont il s’inspirera dans toute son œuvre.



La première de ces idées et qui contient toutes les autres, consiste à opposer le sentiment à la raison, le cœur à l’intelligence, pour préférer à l’aridité, sinon à la vanité de la connaissance intellectuelle, les divinations du cœur. L’humanité se partage en deux camps. « Les uns croient sans cesse plus aveuglément dans la raison humaine, dans la science, dans ce qu’on appelle la vérité ; et les autres comprennent sans cesse davantage que la raison est stérile, la science chimérique et que l’unique vérité est dans le cœur des hommes. » Wyzewa est de ceux-ci. Est-il besoin de dire qu’il ne conteste à la science rien de ce qui est de son domaine, pas plus dans l’ordre de la spéculation que dans celui des applications pratiques ? Disons-le pourtant, afin que nul ne puisse s’y méprendre et ne soit tenté de déplacer la question. Mais la science ne saurait nous donner ce qu’elle ne possède pas, que ce soit l’explication dernière des choses ou que ce soit une règle de conduite. « Pas plus par la philosophie que par la science, l’esprit humain n’atteindra jamais le mystère des choses ; car les choses ne sont pas destinées à être comprises, mais à être senties et aimées. C’est par nos sens et par notre cœur, nullement par notre raison, que nous entrons en contact avec la nature éternelle. » Certaines vérités prétendues scientifiques ont ce premier défaut, qu’elles manquent de vérité ; mais en outre, elles ne sont ni belles ni bonnes. Depuis que le culte de la science s’est répandu, c’est un fait que la laideur envahit le monde et que les âmes se font plus dures. À l’idéal d’une génération qui ne croyait qu’à la Science, et se payait de ses apparences, Wyzewa substitue un idéal d’Art. Cette recherche de la beauté, à travers l’art et la littérature, ce sera son constant et unique souci.

Il poursuivra cette expression du beau sous toutes ses formes : toutes les littératures, tous les arts l’attirent également. Il n’est pas de ceux pour qui n’existe que le monde des idées : le monde extérieur existe pour lui, la fête des couleurs et des sons. Il ne s’enferme ni dans une spécialité, ni dans une théorie : il est le moins exclusif et le moins dogmatique des hommes. Une anecdote qu’il se plaisait à conter nous renseigne à ce sujet. Ayant rencontré un jeune privat docent allemand qui avait composé une bonne thèse sur l’Architecture extérieure de la cathédrale de Constance, Wyzewa crut pouvoir lui demander quel était, à son avis, l’auteur de la tragique Mise au tombeau de pierre qui est une des gloires de cette église : le jeune pédant lui répondit, de la façon la plus naturelle du monde, que, n’ayant eu à s’occuper que de l’extérieur de la cathédrale, jamais il n’avait jugé nécessaire d’entrer à l’intérieur. C’est bien d’Allemagne, en effet, que nous est venue cette manie de la spécialisation qui, pendant ces derniers vingt ans, avait envahi et faussé la science française. Wyzewa n’a cessé de réclamer contre elle et de protester par son exemple. — De même, il répugne aux systèmes, formules, idées a priori, qui déforment la réalité au lieu d’en suivre docilement les contours. C’est le reproche qu’il adresse à la méthode critique de Taine dont il est un admirateur, non un disciple. Il se le représente comme un de ces « bénédictins du moyen âge... occupés à bâtir du fond de leurs cellules quelque vain et prodigieux édifice, des Sommes où toute la philosophie humaine et divine se déduisait d’un unique principe. » Entre l’œuvre et nous, rien ne doit s’opposer qui nous empêche d’en recevoir directement l’émotion. Ce qui importe, c’est d’en jouir, non pas de la juger, ni même de la comprendre. « Il me semble que les œuvres d’art ne sont point faites pour être jugées, mais pour être aimées, pour plaire, pour distraire des soucis de la vie réelle. » Et encore : « Peut-être ne faut-il pas trop aimer les grands hommes si l’on veut les bien comprendre ; mais, en vérité, les comprendre n’a guère d’importance, et rien n’est aussi doux que de les aimer. » En tout cela le lecteur discerne bien la légère outrance et le sel de l’ironie. On n’aime vraiment qu’à condition de comprendre et on ne comprend bien que ce qu’on aime. Et le premier mérite du critique que va être Wyzewa sera cette souplesse d’intelligence qui lui permettra d’entrer dans les états d’esprit les plus différens, à la manière de ce Sainte-Beuve auquel M. Victor Giraud l’a justement comparé. Non content de comprendre, il choisit et il juge. Son jugement moral vaut son jugement littéraire. Aussi éloigné que possible d’être un professeur de vertu, il n’a jamais admis qu’on put négliger la valeur morale d’un livre, ni qu’on pût absoudre une œuvre basse ou perverse pour des raisons d’esthétique. Seulement, il était, avant tout, soucieux des nuances ; il craignait l’étroitesse et l’excès : il fuyait le pédantisme à l’égal de la peste.

Toute sa vie ne fut qu’un voyage de découvertes aux pays de la Beauté. Voyager, c’était, au sens littéral du mot, son occupation préférée et son plaisir. Déraciné de bonne heure, et appartenant à une nation qui n’a plus de patrie, son instinct le poussait à se déplacer : il portait en lui une âme errante. Chaque année, dès que ses travaux et l’état de sa bourse le lui permettaient, il quittait Paris et ses tâches sédentaires, il partait, il s’évadait. Homme du Nord, l’Italie surtout l’attirait, et l’art italien plus encore que le ciel italien. Il y avait là-bas dans un coin de musée, dans la pénombre d’une chapelle, un effet de couleur, une harmonie de lignes, la pureté d’un sourire qu’il ne pouvait s’empêcher d’aller revoir. C’étaient des voyages en équipage bizarre et fertiles en incidens. Telle station prolongée devant un chef-d’œuvre inlassablement contemplé, inquiétait les gardiens et s’achevait au poste. D’autres fois, le voyageur, démuni de ses dernières ressources, n’était plus qu’une épave dont le rapatriement incombait aux soins du consulat. Teodor de Wyzewa fut toujours détaché de certaines contingences : il était celui qui ne connaît que son rêve et prend pour guide sa fantaisie. — Un voyage à travers les livres, un perpétuel voyage à travers les livres de tous les pays, voilà encore ce que devait être sa critique. Chaque matin, il partait en quête d’aventures intellectuelles. Il en lisait qui étaient du Nord et qui étaient du Midi. Philosophes, historiens, conteurs, il les accueillait tous, comme aussi les peintres, les sculpteurs et les musiciens ; mais ceux qu’il préférait, c’étaient les poètes. Il n’entendait pas par là les seuls écrivains en vers, mais tous ceux qui ont de l’imagination, de la sensibilité, de la fantaisie, tous ceux qui vivent par le rêve, tous ceux qui ont, suivant sa charmante expression, « de la musique dans l’âme. » Ceux-là devenaient ses compagnons dans ses pèlerinages passionnés pour l’Art et la Beauté.



Ce qui décida de sa carrière, ce fut le choix de Ferdinand Brunetière, qui lui confia le soin de rédiger ici même les « Revues étrangères. » Ferdinand Brunetière était un grand découvreur d’hommes : appelé à la direction de cette Revue, il n’eut pas de plus constant souci que de lui créer une rédaction incomparable, en s’entourant des plus beaux talens. Il vit tout de suite ce qu’on pouvait attendre d’un homme doué et armé comme l’était Wyzewa. Un des objets essentiels de notre publication a toujours été de renseigner le lecteur français sur le mouvement des idées, de la littérature et des arts à l’étranger ; ce fut la pensée même de son fondateur : il voulait qu’elle eût toujours des fenêtres ouvertes sur « les deux mondes. » Signaler, à mesure qu’ils paraissent sur un point quelconque du globe, les livres vraiment nouveaux, qui marquent et font date, ceux qu’il faut avoir lus pour peu qu’on veuille être au courant, présenter en des études d’ensemble l’œuvre des écrivains qui, dans la littérature de chaque pays, arrivent à la maîtrise, esquisser en des portraits vivans les figures contemporaines les plus dignes d’attention qui émergent hors de chez nous, c’est une mission à laquelle la Revue des Deux Mondes s’est efforcée de ne jamais faillir. Il suffit de rappeler, entre tant d’autres qui furent ici les plus vigilans des informateurs, les noms des Saint-René Taillandier et des Émile Forgues, des Montégut et des Cherbuliez. Wyzewa allait prendre place et inscrire son nom dans cette brillante lignée.

Je ne crois pas qu’aucun autre écrivain ait eu jamais des littératures étrangères une connaissance plus étendue, car il n’y avait presque pas une langue littéraire qu’il ne fût pour le moins en état de comprendre, et presque pas un livre qu’il ne pût lire d’original. Versé dans toutes les littératures, il savait à quelle phase de son développement chacune d’elles était parvenue, quelle situation y occupait chaque auteur, quelle note y apportait chaque œuvre nouvelle. Il ne risquait pas de commettre de ces erreurs d’appréciation qui font prendre à certains critiques, nés d’hier, je ne dis pas le Pirée pour un homme, mais des bâtons flottans pour un cuirassé. Il avait cette justesse de perspective qui place tout de suite chacun à son rang, cette pratique familière qui exclut les fautes de mesure et les enthousiasmes excessifs. Cela lui permettait de se reconnaître avec une aisance merveilleuse à travers l’innombrable production qui l’assaillait en marée montante. Anglais, allemands, russes, espagnols ou italiens, tous ces livres qui lui venaient du monde entier, il les feuilletait d’un doigt agile, en mettait quelques-uns de côté, et finalement arrêtait son choix sur celui qui méritait le mieux d’être présenté au public français.

Comment il s’y prenait pour le faire goûter du lecteur, avec quelle souplesse, quelle aisance et quel charme, c’était pour nous tous, ici, un plaisir renouvelé à chacun de ses articles. Il commençait par donner sur l’auteur, sur sa personne, sur son milieu, les indications qui nous faisaient lier connaissance avec lui, et jamais il ne se perdait dans les détails inutiles et les notions encombrantes. Ses analyses étaient de même des chefs-d’œuvre de l’art de déblayer : il écartait résolument tout ce qui n’était que beautés confuses et développemens parasites, pour aller droit à l’essentiel. Il simplifiait, il élaguait, il clarifiait. Tout en expliquant les œuvres, il les recréait à mesure et les refaisait en imagination. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’en apercevant son livre à travers l’étude du critique l’auteur prit plus nettement conscience de ce qu’il avait voulu faire ! Dégagée de tout ce qui la masquait ou la faussait, l’idée avait repris sa vertu plastique et l’œuvre avait retrouvé la pureté de ses lignes. Presque toujours, afin de nous mettre à même d’apprécier la manière de l’écrivain, Wyzewa traduisait, comme il savait traduire, les passages les plus significatifs. Il notait le succès obtenu, ou les protestations soulevées dans le pays d’origine. Pour ce qui est de son opinion personnelle, il se contentait de l’insinuer et de la faire courir presque insensiblement à travers le compte rendu. Tout cela, en quelques pages, d’un tour si agréable et parées de tant de grâce, qu’on ne songeait qu’ensuite à en louer la solidité et souvent la profondeur. Ainsi, pendant trente ans, il ne s’est pas passé hors de France un événement littéraire, sans que Wyzewa nous en ait informés. Il nous a donné vraiment la fleur de toutes les littératures étrangères contemporaines.

Ici une question se pose : quelle peut être la valeur d’une critique qui porte sur des livres qui ne sont pas de chez nous ? Ne risque-t-elle pas de commettre bien des erreurs ou bien des méprises ? Il n’est que de voir comment on juge nos écrivains à l’étranger : plusieurs y sont célèbres, qui sont à peu près inconnus chez nous et dont la célébrité exotique nous scandalise un peu ; d’autres sont chez nous au premier rang, dont le nom réussit péniblement à passer la frontière. Il est inévitable en effet que bien des traits d’un esprit qui n’est pas le nôtre restent pour nous lettre morte. Wyzewa échappait en partie à ce danger par ce qu’il y avait dans son esprit de cosmopolite. Mais voici ce qu’il faut dire. Jugeons-nous mieux ou plus mal une œuvre étrangère ? Nous la jugeons autrement. Au point de vue national nous substituons le point de vue universel. « Les caractères nationaux d’une littérature gagnent à être vus d’un peu haut, ou, plus exactement, d’un peu loin. Et l’étranger, qui les voit ainsi naturellement, court le risque de se tromper sur bien des détails, mais je dirai presque qu’il n’y a que lui qui puisse les voir ainsi. » Cela est exact. Il y a du détestable et il y a de l’excellent dans les jugemens portés à l’étranger sur une littérature. Dans ce qu’ils ont d’excellent, ils sont comme un avant-goût du jugement de la postérité. Et voilà pourquoi partout, hors de France, on était si curieux des jugemens de Wyzewa.

À suivre ainsi d’ensemble le mouvement des littératures étrangères, on y discerne les courans généraux qui s’y font sentir à certains momens, comme une onde qui se propage d’un bout à l’autre du monde des idées. Par exemple, au cours de ces vingt dernières années, nous avons eu en France une littérature désenchantée qui nous a fait souvenir des René et des Obermann ; mais c’est qu’une vague de pessimisme passait alors sur toute l’Europe. Nous avons eu notre épidémie de naturalisme ; mais les autres pays en ont été pareillement atteints : ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. Nous avons eu, dans le roman et au théâtre, un mouvement féministe nettement révolutionnaire ; mais, vers le même temps, le roman féministe anglais en était à faire rougir le nôtre. Symbolisme, humanitarisme, pacifisme, nous en avons vu, à des intervalles plus ou moins éloignés et parfois simultanément, éclater des foyers en France et en Italie, comme en Russie et en Norvège. Il faut le savoir, crainte de s’attribuer un monopole dont au surplus on n’aurait pas toujours lieu d’être fier. Il ne s’agit d’ailleurs ni d’une imitation, ni même d’une sorte de contagion ; mais les mêmes conditions produisent partout les mêmes effets.

Il est absurde de méconnaître ces grandes pressions du monde intellectuel : nous raisonnons trop souvent, nous autres Français, comme si nous étions seuls dans le monde. Il ne serait d’ailleurs ni moins faux ni moins dangereux de croire que, comme on le répète volontiers, les transformations économiques, la facilité des communications, la multiplicité des échanges commerciaux aient supprimé les différences qui sont, dans l’esprit de chaque peuple, le produit invétéré de la race et le lent résultat de l’histoire. Aujourd’hui comme jadis, on reconnaît un livre français à certains traits qui le caractérisent, à certaines qualités d’invention, de composition et de style, qui y sont justement la marque de l’esprit français. Nous devons tenir à cette image séculaire de notre génie national et nous méfier de tout ce qui risquerait de la troubler et de l’altérer. À vouloir nous approprier les qualités d’autrui, nous ne gagnerions rien et nous risquerions de perdre les nôtres. Mieux placé que personne pour en juger, Wyzewa n’a cessé de dénoncer le péril de ces engouemens successifs et exclusifs. Un jour, aux romanciers de chez nous qui s’évertuaient à se découvrir une âme russe, il attestait la vanité de cet exercice, en les conviant à se rendre compte qu’ils avaient, en fait, « une âme nullement russe, mais normande, par exemple, ou limousine. » Une autre fois, il décrivait ainsi les effets de la funeste maladie qu’il appelait : la nordomanie. « La France, qui était un pays latin, est maintenant en train de se pousser vers le Nord… Sa langue, d’année en année, s’embrume, s’empâte, perd son ancienne précision, avec tant d’autres vertus, pour devenir un confus charabia international… Si, aujourd’hui, nous vénérons M. Ibsen, ce n’est pas que nous le comprenions, ce n’est pas que son œuvre nous touche, c’est qu’il a fini par incarner pour nous le génie du Nord, je ne sais quelle gigantesque et fumeuse entité, qui s’est dressée, depuis dix ans, au-dessus de nos têtes. » Ce langage étonnera-t-il sous la plume de celui qui avait pour mission d’introduire chez nous les écrivains de tous les pays ? Il signifiait qu’autant il est nécessaire pour nous de connaître ce qui s’écrit hors de chez nous, afin de « réagir » suivant notre esprit propre, autant il est ridicule et dangereux de nous mettre à la remorque d’un génie étranger. Entre tous les livres à travers lesquels Wyzewa promenait sa curiosité, ceux auxquels il allait tout droit c’étaient les biographies, souvenirs, mémoires personnels, lettres, journaux intimes. C’était « son gibier en matière de livres, » comme eût dit Montaigne dont il partageait le goût pour tout ce qui est trait de caractère et détail de mœurs. Comme nos moralistes des seizième et dix-septième siècles, il avait le goût des âmes. Ce lui était un plaisir jamais épuisé de se pencher sur ces énigmes qui peu à peu se découvrent à nous et s’expliquent, à mesure que nous arrive l’écho des lointaines confidences. Les succulentes et suggestives biographies, il les aimait plus que les romans les plus beaux, sachant bien que, pour le romanesque, aucun roman ne peut rivaliser avec certains romans vécus. Pour qui sait regarder et regarder de près, toute destinée humaine, fût-ce la plus unie, prend un intérêt merveilleux. Mais les types auxquels Wyzewa revenait le plus volontiers, c’étaient les types d’aventuriers, coureurs d’aventures politiques, littéraires, sentimentales, parce qu’il retrouvait en eux cette même humeur vagabonde dont il sentait le germe au fond de lui-même. Et l’aventure qui lui était, plus qu’aucune autre, une source d’étonnemens sans fin et de méditations inépuisables, c’était celle de ces femmes aimantes et malheureuses, comme l’histoire des hommes célèbres en offre tant d’exemples, malheureuses par trop d’amour et capables de tous les sacrifices, hors celui de cet amour qui les crucifie. Comme il savait écouter les battemens de ces cœurs meurtris ! Dans ses livres défile toute une théorie de ces héroïnes lamentables et touchantes, martyres volontaires de l’amour.

Historien de l’art, Wyzewa a étudié, avec la même curiosité intelligente et le même dilettantisme attendri, les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays. Un jour qu’il visitait une église à Nuremberg, il prêta une oreille, d’abord amusée et peu à peu complaisante, aux propos d’un vieux sacristain qui avait reçu avec les clés de l’église les noms des peintres auxquels on attribuait les tableaux : il les répétait tels qu’on les lui avait appris. « Malgré l’inexactitude de ces noms, l’âme des vieux tableaux, je le sentais, avait pénétré dans son âme. Et moi qui m’occupais de rechercher la provenance des tableaux, de les appeler de noms de peintres, au lieu de simplement les regarder et d’en jouir, et de laisser leur âme pénétrer dans la mienne ! » De ce jour, son parti fut pris, et désormais il s’occupa moins de rechercher la provenance des tableaux que d’en pénétrer l’âme et d’en jouir. Il a maintes fois protesté contre cette critique d’art que, sous prétexte de la rendre « scientifique, » on a vidée de tout ce qui devrait en faire l’intérêt. Ses trop savans adeptes s’inquiètent de l’origine du tableau et de sa date probable, des dimensions relatives de la tête et du corps, de la manière dont sont dessinés les doigts et les oreilles ; mais quant à reconnaître si ce tableau représente une naissance ou une mort, un miracle ou un martyre, c’est là une tâche qu’ils dédaignent. Ce sont les mêmes qui, dans le frivole et pédantesque jeu des attributions, tantôt retirent à un peintre tout ce qui nous était parvenu sous son nom, et tantôt mettent aux toiles les plus médiocres les noms les plus illustres : leur dogmatisme n’a d’égal que la fantaisie de leur arbitraire. Pour sa part, Wyzewa s’inquiète beaucoup de savoir ce que représente un tableau et, par delà ce qu’il représente, de découvrir ce qu’il signifie. Tout notre art chrétien, depuis les sculpteurs des portails romans jusqu’aux maîtres les plus libres de la Renaissance, ne s’explique que par la Légende dorée. Ce sont, j’imagine, les besoins de sa critique d’art qui ont amené Wyzewa à fréquenter si assidûment, l’œuvre du bienheureux Jacques de Voragine, au point qu’il la savait par cœur au moment où il entreprit d’en donner son exquise traduction : vraiment, il n’avait plus qu’à l’écrire. Et d’ailleurs, il ne méconnaissait pas l’importance de la technique ; mais il ne l’étudiait que comme un moyen pour dégager et goûter plus pleinement la « pure beauté » de l’œuvre d’art.

Car, sujets et procédés n’importent guère. Ou, pour mieux dire, ce ne sont pour l’artiste que les occasions de manifester son âme et de réaliser son rêve. Une des idées auxquelles revient le plus souvent Wyzewa est que les génies imitateurs sont aussi bien les plus grands génies. Comme il le remarque très justement, la conception de l’artiste avant tout jaloux de son originalité, prétendant à faire une œuvre qui ne doive rien à ses prédécesseurs non plus qu’à ses contemporains, est une conception toute moderne. L’artiste de jadis, celui de la Renaissance comme celui du moyen âge ou de l’antiquité, est un artisan soucieux de travailler à la manière que lui ont enseignée ses maîtres et suivant les traditions qu’il en a reçues. Il ne cherche pas à se mettre à part, il ne tire pas vanité d’être seul de son espèce : il est de son temps. Un Raphaël, un Titien, prend son bien où il le trouve. « Ayant mieux à faire avec leur génie que d’inventer eux-mêmes des procédés ou des sujets nouveaux, les grands artistes sans cesse empruntent au dehors sujets et procédés, sauf à les transfigurer aussitôt qu’ils y mettent la main. » Le seul objet qu’ils poursuivent, c’est la réalisation de l’idéal qu’ils portent en eux. Comme l’œuvre exécutée leur semble toujours inférieure à celle dont ils rêvaient, ils s’emparent de toute formule nouvelle dont ils espèrent qu’elle les rapprochera de la perfection jamais atteinte. Ainsi ils essayent de nouvelles « manières. » Et c’est le « drame » de leur vie, celui qu’on a coutume de ne pas nous conter.

Une autre idée, chère à Wyzewa, était cette distinction qu’il faisait, dans les arts plastiques eux-mêmes, entre les « prosateurs » et les « poètes. » Distinction facile à sentir, sinon à expliquer. Rembrandt et Franz Hals, Ruysdaël et Hobbema ont traité les mêmes sujets ; mais seuls Ruysdaël et Rembrandt sont des poètes. Mozart est un poète, au contraire d’Haydn, quoiqu’ils se soient servis de la même langue musicale. « Un poète, dans tous les arts, c’est un homme qui, au contact de la réalité, éprouve naturellement des sensations ou des émotions plus belles que l’ordinaire des hommes et dont l’âme possède ainsi, d’instinct, le don d’embellir pour nous la réalité. » C’est pourquoi Wyzewa admire les Florentins, mais il ne les aime pas. Parmi eux, il fait une place à part à Fra Angelico : parce que celui-là a découvert dans le visage humain une pureté de lignes, une profondeur d’expression vivante que nul autre n’a su y lire, et senti, aussi bien que François d’Assise, l’unité mystérieuse de la nature créée, l’universelle harmonie intime des hommes et des choses. À la perfection un peu sèche des Florentins il préfère la douceur touchante des Siennois. L’art des maîtres siennois est à l’image de la ville hospitalière et cordiale qui ouvre à l’étranger ses portes, mais surtout son cœur. Ils ont la tendresse, et la gaieté légère, et la fantaisie, sans rien qui pèse et qui pose. Ils ont de la musique dans l’âme…

Toute une partie de l’œuvre de Wyzewa appartient à la critique musicale. Et ce n’était pas la moins importante : il a, en collaboration avec M. Saint-Foix, consacré à Mozart un travail considérable et qu’il tenait pour son ouvrage principal, le seul ouvrage de longue haleine auquel il se soit contraint. En maintes occasions, il est revenu à l’étude de Beethoven, qu’il considérait comme le plus grand génie qui eût paru dans l’humanité. On m’approuvera de laisser de côté ce chapitre : l’incompétence elle-même a ses limites. Mais littérateurs, peintres ou musiciens, c’était de la même manière qu’il les étudiait : pour la merveille de leur art et pour le trésor de leur humanité. Et ce qu’il goûtait en eux, c’était l’élan qui les emportait d’un libre essor vers les réalités supérieures du rêve et de la poésie.

Je ne dis rien ici de ses romans, laissant à M. André Beaunier le plaisir d’en parler tout à loisir. Et la place me manque pour étudier son style, sa phrase longue et sinueuse, caressante, enveloppante, où toutes les nuances de la pensée et du sentiment se reflétaient comme dans le miroir d’un fleuve abondant et limpide. Mais il est un aspect de son talent qu’il est impossible de ne pas rappeler en quelques mots : c’est sa virtuosité de traducteur. Nulle part ailleurs il n’a montré plus d’originalité et de hardiesse, car là il a pris nettement le contre-pied des idées reçues, et reçues dans le public comme dans le monde des traducteurs. On sait ce qu’est devenue de nos jours la « traduction, » sous l’influence des mêmes idées pédantesques qui ont, pendant toutes ces dernières années, desséché et faussé notre enseignement. Sous prétexte d’exactitude, on exige des traductions littérales. Rendez le mot par le mot et la phrase par la phrase, sans quoi vous serez accusé de liberté grande et de fantaisie coupable. Le résultat est un mot à mot pareil à celui que nous faisions du temps que nous étions écoliers. Ce n’est pas une traduction, c’est une « version, » où, pour éviter le contre-sens, on se condamne à un perpétuel non-sens. Sans vergogne, le traducteur met sous la plume des plus illustres écrivains étrangers un langage baroque dont nos derniers gâcheurs de prose ne voudraient pas pour eux-mêmes ; et le public docile, l’éternel docile qu’est le public, voit dans ces impropriétés, dans ces obscurités, dans cette barbarie, autant de savoureux exotismes : une traduction, qui n’aurait pas l’air d’une traduction, lui serait suspecte.

C’est contre ce préjugé que Wyzewa s’est élevé de toute la force de son bon sens, avec toute la sûreté de son goût. Il estimait, lui, que la vraie façon de trahir un auteur, c’est de le traduire littéralement. Il pensait sur ce point comme avaient pensé tous les traducteurs français depuis le XVIe siècle. Ce n’est pas une traduction littérale que celle de Plutarque par Amyot, et le fait est qu’un savant helléniste y a relevé les contresens par milliers. Mais la traduction d’Amyot est un des chefs-d’œuvre de la littérature française, et grâce à elle la pensée de Plutarque a pénétré non seulement notre pensée, mais notre vie française, au point qu’on ne sait si notre XVIIe siècle ou notre Révolution lui est plus redevable. Dans l’ancienne France, on faisait à peine moins de cas d’un bon traducteur que d’un écrivain dit original. Et c’était justice : une traduction digne de ce nom est une entreprise semée de périls. Il s’agit de donner au lecteur français la même impression que reçoivent les lecteurs anglais, russes, italiens, qui lisent leur compatriote dans l’original. Il faut donc recourir sans cesse à des équivalens, mais cette substitution est des plus délicates : où commence, où finit le droit du traducteur ? Question de mesure, affaire de nuance. Telles traductions de Wyzewa, — ses traductions de Tolstoï et de Joergensen, — si claires, si françaises et qu’on devine, au sens vrai du mot, si exactes, sont des chefs-d’œuvre du genre. Et plus encore ses traductions de la Légende dorée et des Fioretti, incomparables pour la naïveté et la grâce. Elles auraient, jadis, ouvert toutes grandes les portes de l’Académie française à Wyzewa, qui y avait si bien sa place marquée, et que, pour tant d’autres raisons, on eût souhaité d’y voir, entre Jules Lemaître et M. Anatole France.

Depuis le début de la guerre, Wyzewa s’était consacré exclusivement à nous faire connaître les livres étrangers relatifs à la crise mondiale. Il s’est attaché surtout à nous montrer les Allemands peints par eux-mêmes. C’est dès le 15 août 1914 qu’il publiait son article sur les Confessions d’un capitaine prussien, destiné à un si grand retentissement. À cette date, nous ignorions tout de l’Allemagne : tout nous était découverte, révélation, démonstration éclatante de notre longue et impardonnable erreur. Toutefois, et ceci est essentiel, il ne faudrait pas croire que Wyzewa eût attendu la déclaration de guerre pour apercevoir l’Allemagne telle qu’elle est. Il serait de toute injustice de le ranger parmi ceux qui, du jour au lendemain, se sont déjugés avec une désinvolture, — dont, après tout, il faut leur savoir gré, — et qui ont subitement discerné en Allemagne tout le contraire de ce qu’y avait jusque-là célébré leur imprudente dévotion. S’il avait de bonne heure été attiré vers l’Allemagne par son admiration pour la musique wagnérienne et par son culte pour les Primitifs, Wyzewa n’avait pas tardé à toucher la réalité des mœurs allemandes. C’est de 1890 que date le tableau qu’il nous en a tracé. Le premier trait qu’il note chez les Allemands, c’est la grossièreté des sens, parfaitement compatible d’ailleurs avec une certaine sentimentalité, le gemüth. Autre trait : l’absence de volonté. Pas d’initiative, pas d’autonomie morale, un besoin d’obéir. Cette enquête sur les mœurs au pays de Kant et du piétisme s’achève par cette remarque que je reproduis textuellement : une absence singulière de conscience morale.

Wyzewa n’a pas seulement vu le mal, mais d’où il venait. Il a signalé la transformation qui s’est faite dans la mentalité allemande sous l’action de l’hégémonie prussienne. « Chaque jour, un pan de l’ancienne probité allemande se détache… C’est de Berlin que va souffler sur l’Allemagne, je le sens, la bouffée d’air meurtrière. » Sur l’Allemagne et sur le monde… Encore une fois, l’enquête est de 1890 : ces lignes ont été écrites vingt-quatre ans avant la guerre ! Elles auraient tous les droits à être qualifiées de prophétiques, si l’ambitieuse banalité du terme n’eût été pour blesser la réserve d’un écrivain ennemi déclaré de la grandiloquence.

Maintenant je ne voudrais plus me souvenir que de l’homme. Aucun n’a été plus ressemblant à son œuvre. Il en avait la grâce et la diversité. Il en avait le charme, la séduction subtile avec une certaine saveur d’étrangeté. Une pointe d’exotisme subsistait en lui, dont il ne s’était jamais complètement débarrassé. Un je ne sais quoi dans la coupe des cheveux qui encadraient sa figure ronde, et aussi dans la coupe de ses vêtemens, avertissait qu’il n’était pas entièrement de chez nous. Ce n’était plus la fantaisie du costume que son père lui avait confectionné pour le collège de Beauvais : il lui en était toujours resté quelque chose. La légère surprise du premier abord cédait vite à l’agrément de l’accueil. Tout de suite on était enveloppé par la caresse du regard : et c’était ce qui donnait l’expression au visage, ce regard intelligent et doux, curieux, observateur, qui se fixait sur vous plutôt qu’on ne pouvait le fixer. Un regard où il y avait de l’esprit, de la bonté et de l’inquiétude. Une voix musicale, aux inflexions chantantes, au timbre un peu voilé. Des manières d’une politesse raffinée et qui, chez un autre, eût paru presque exagérée. Et mêlée à cette quasi humilité, une imperceptible ironie. Un ensemble discret, volontairement effacé, avec seulement un désir de plaire qui se traduisait par une recherche d’amabilité et par l’exquise aménité des propos.

Il fallait le voir dans le cadre qu’il s’était choisi, en accord avec son humeur, adapté aux habitudes de sa pensée et aux manies de son travail. Il était allé se loger dans la provinciale rue du Pré-aux-Clercs, paisible et surannée comme son nom, une rue où les maisons donnent sur des jardins plantés de vieux arbres, et pleins de chants d’oiseaux. Wyzewa y avait connu le bonheur auprès d’une compagne faite pour lui, et puis l’atroce détresse de se pencher sur un être cher que la mort vous prend chaque jour un peu davantage. Depuis lors, il n’avait cessé de sentir flotter autour de lui la présence de la disparue, avec laquelle il conversait dans le silence des nuits. Ce lui était une raison de plus d’aimer la solitude de sa thébaïde, qu’il peuplait de souvenirs et d’entretiens mystiques. Il vivait là dans une petite pièce qui lui servait de cabinet de travail, de salon de réception, de fumoir et de bibliothèque. Les meubles disparaissaient sous un écroulement de livres : tout ce qui se publiait de nouveau dans le monde entier convergeait vers ce havre étroit. Quelques bibelots précieux sur des étagères dont nuls soins indiscrets ne troublaient plus la poussière ; quelques gravures de maîtres sur la tenture délavée des murs. Dans un angle un vieux piano presque aphone, où le maître du logis passait des heures, et auquel, par un sortilège, il savait prêter une vie fantastique. Comme il ne sortait presque jamais, on allait le voir et causer avec lui. C’était un enchantement qu’une soirée d’hiver passée auprès de son feu. Il prenait place entre la table chargée de papiers, de livres, de manuscrits, et la cheminée où il s’enfonçait frileusement. Et les heures passaient, elles s’envolaient au gré de la causerie la plus variée, la plus mouvante, la plus ailée qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. Wyzewa ne cherchait pas à éblouir, il ne cultivait pas le paradoxe, il ne faisait pas la chasse au « mot. » On n’avait pas devant soi le causeur professionnel, mais un homme prodigieusement intelligent et cultivé qui passait d’un sujet à l’autre avec une extraordinaire agilité d’esprit, et ne se contentait pas de les effleurer tous, mais montrait qu’il en avait approfondi beaucoup, qu’il était au courant de toutes les questions et que rien d’humain ne lui était étranger. Un air d’être toujours de votre avis, qui ne l’empêchait pas d’être résolument du sien et de dire toute sa pensée. Une manière insensible de vous amener à son opinion. Une ingénuité dans la façon dont il parlait de lui-même, sans ombre de vanité ni d’amour-propre, mais avec un charme de confidence qui glissait au désir de confession. Tout cela coulant, fluide, et tour à tour grave et léger, égayé d’un sourire et teinté de mélancolie. Pour ma part, j’ai entendu de brillans causeurs et des parleurs éloquens, et je les ai admirés de toute mon âme : Wyzewa est le seul auprès de qui j’aie perdu la notion du temps.

C’est grand dommage qu’il n’ait pas écrit ses souvenirs de vie littéraire. Avec ce don de pittoresque qu’il avait et ce relief qu’il a su donner aux personnages qui figurent dans ses romans autobiographiques, il aurait peint en traits inoubliables tout ce monde de la bohème littéraire et des cénacles d’avant-garde dont il avait fait partie. Il y songeait, mais le moyen de croire que le temps lui fût mesuré ? Pendant bien des années encore, nous pouvions espérer d’assister au jeu de ce vif et brillant esprit. Il avait encore bien des choses à nous dire que nous aurions voulu entendre et qui nous manqueront beaucoup…


Ce critique n’a pas inventé une nouvelle méthode de critique : il pensait qu’une méthode vaut ce que vaut celui qui s’en sert. Cet esprit si observateur, si réfléchi, si instruit, n’a pas condensé dans une œuvre maîtresse la somme de ses méditations : il n’a pas su se refuser aux mille tentations qui sollicitaient sa curiosité au jour le jour, il s’est prêté aux sujets les plus divers et répandu en travaux multiples. C’est d’ensemble qu’il faut juger son œuvre. Elle est de celles qui font le plus d’honneur à la critique contemporaine. Toute une partie en a subi déjà l’épreuve des ans : à la relire aujourd’hui, on s’aperçoit que le critique s’est rarement trompé ; et l’écrivain avait ce naturel et cette simplicité qui ne vieillissent pas. En disant que sa mort a été pour les lettres françaises une perte de longtemps irréparable, je prête à cette expression, dont on abuse volontiers, tout son sens, toute sa force, toute sa précision. Et par là je n’entends pas seulement qu’on regrettera de ne pas retrouver chaque mois le régal de ses fines et pénétrantes études. Mais avec lui disparaît le type achevé d’une famille d’esprits dont les représentans se font rares. Car nous avons en nombre d’éminens spécialistes, enfermés dans un coin d’histoire érudite ; nous avons d’habiles journalistes à l’affût de toutes les actualités ; mais c’est de guides qu’aurait besoin l’opinion dans ces temps où la République des lettres est, aussi bien que l’autre, la République des camarades. Wyzewa n’avait pas cherché à conquérir l’autorité : elle lui était venue d’elle-même.

La Renaissance avait eu ses humanistes, munis de tout le trésor des lettres antiques et prêts à toutes les hardiesses des temps nouveaux. La culture européenne a remplacé aujourd’hui le vieil humanisme. Wyzewa en fut un exemplaire accompli. Son esprit était orné de toutes les images de beauté et de noblesse que les lettres et les arts ont multipliées à travers les siècles et les pays. Écrivain charmant en toutes les manières d’écrire, dilettante à qui nulle forme de l’art ne fut indifférente, intelligence déliée, sensibilité aiguë, âme poétique, l’histoire littéraire, qui se souviendra de lui, le louera surtout d’avoir été un grand homme de goût.

René Doumic.