Tartarin sur les Alpes/Chapitre VI

Fayard frères (p. 53-66).
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Chapitre VI

VI


le col du brünig. – tartarin tombe aux mains des nihilistes. — disparition d’un ténor italien et d’une corde fabriquée en avignon. — nouveaux exploits du chasseur de casquettes. — pan ! pan !


« Mondez… mondez donc !

— Mais où, qué diable, faut-il que je monte ? tout est plein… Ils ne veulent de moi nulle part… »

C’était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage d’Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la poste s’organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur faire traverser le Brünig.

Une pluie fine, en pointes d’aiguilles, tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant comme cette homme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau chinois, des cymbales. À toutes les portières l’accueillait le même cri d’effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grogné dans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant compagnon.

Le malheureux suait, haletait, répondait par des « Coquin de bon sort ! » et des gestes désespérés à la clameur impatience du convoi : « En route ! – All right ! – Andiamo ! – Vorwärts ! » Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s’en mêla lui-même, et, ouvrant de force la portière d’un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld.

Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui l’acceptaient manu militari, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche, calait son piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu’il descendait du packet de Douvres à Calais.

« Bonjour, monsieur… » dit une voix douce déjà entendue.

Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l’auvent du landau où s’abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d’une pâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sans doute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait trop celui-là, les accompagnait, Manilof, l’incendiaire du palais impérial.

Sonia, Manilof, quelle souricière !

C’est maintenant qu’ils allaient accomplir leur menace, dans ce col du Brünig si escarpé, entouré d’abîmes. Et le héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent le danger à fond, se vit étendu sur la pierraille d’un ravin, balancé au plus haut d’un chêne. Fuir ? où, comment ? Voici que les voitures s’ébranlaient, détalaient à la file au son de la trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petits bouquets d’édelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre, de commencer l’attaque en crevant d’un coup d’alpenstock le cosaque assis à son côté ; puis, à la réflexion, il trouva plus prudent de s’abstenir. Évidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus loin, en des parages inhabités ; et peut-être aurait-il le temps de descendre. D’ailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pâle le regardait, intéressé, et Manilof, sensiblement radouci, s’écartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux. Avaient-ils reconnu leur méprise en lisant sur le registre du Rigi-Kulm l’illustre nom de Tartarin ? Il voulut s’en assurer et, familier, bonhomme, commença :

« Enchanté de la rencontre, belle jeunesse… seulement, permettez-moi de me présenter… vous ignorez à qui vous avez affaire, , tandis que je sais parfaitement qui vous êtes.

— Chut ! » fit du bout de son gant de Suède, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montrait sur le siège de la voiture, à côté du conducteur, le ténor aux manchettes et l’autre jeune Russe, abrités sous le même parapluie, riant, causant tous deux en italien.

Entre le policier et les nihilistes, Tartarin n’hésitait pas :

« Connaissez-vous cet homme, au mouains ? » dit-il tout bas, rapprochant sa tête du frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout à coup farouches et durs tandis qu’elle répondait « oui » d’un battement de cils.

Le héros frissonna, mais comme au théâtre ; cette délicieuse inquiétude d’épiderme qui vous saisit quand l’action se corse et qu’on se carre dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d’affaire, délivré des horribles transes qui l’avaient hanté toute la nuit, empêché de savourer son café suisse, miel et beurre, et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblement plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d’une élégance parfaite. Et si enfant ! Enfant par la candeur de son rire, le duvet de ses joues et la grâce gentille dont elle étalait le châle sur les genoux de son frère : « Es-tu bien ?… Tu n’as pas froid ? » Comment croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la force morale et le courage physique de tuer un homme !

Les autres, non plus, ne semblaient plus féroces ; tous, le même rire ingénu, un peu contraint et douloureux sur les lèvres tirées du malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait des explosions d’écolier en vacances, des bouffées de gaieté exubérante.

Le troisième compagnon, celui qu’on appelait Bolibine et qui causait sur le siège avec l’Italien, s’amusait aussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire à ses amis des récits que lui faisait le faux chanteur, ses succès à l’Opéra de Pétersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que les dames abonnées lui avaient offertes à son départ, des boutons extraordinaires, gravés de trois notes la do ré, l’adoré ; et ce calembour redit dans le landau y causait une telle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien sa moustache d’un air bête et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin commençait à se demander s’il n’avait pas affaire à de simples touristes, à un vrai ténor.

Mais les voitures, toujours à fond de train, roulaient sur des ponts, longeaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers ruisselants et déserts, car c’était dimanche et les paysans rencontrés avaient tous leurs costumes de fête, les femmes de longues nattes et des chaînes d’argent. On commençait à gravir la route en lacet parmi des forêts de chênes et de hêtres ; peu à peu le merveilleux horizon se déroulait sur la gauche, à chaque détour en étage, des rivières des vallées d’où montaient des clochers d’église, et tout au fond, la cime givrée du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.

Bientôt le chemin s’assombrit, d’aspect plus sauvage. D’un côté, des ombres profondes, chaos d’arbres plantés en pente, tourmentés et tordus, où grondait l’écume d’un torrent ; à droite, une roche immense, surplombante, hérissée de branches jaillies de ses fentes.

On ne riait plus dans le landau ; tous admiraient, la tête levée, essayaient d’apercevoir le sommet de ce tunnel de granit.

« Les forêts de l’Atlas !… Il semble qu’on y est… » dit gravement Tartarin ; et, sa remarque passant inaperçue, il ajouta : « Sans les rugissements du lion, toutefois. »

— Vous les avez entendus, monsieur ? » demanda Sonia.

Entendu le lion, lui !… Puis, avec un doux sourire indulgent : « Je suis Tartarin de Tarascon, mademoiselle… »

Et voyez un peu ces barbares ? Il aurait dit : « Je m’appelle Dupont », c’eût été pour eux exactement la même chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin.

Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait peur : « Non, mademoiselle… Mon chameau, lui, tremblait la fièvre entre mes jambes ; mais je visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de vaches… À distance, c’est à peu près le même cri, comme ceci, té ! »

Pour donner à Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de son creux le plus sonore un « Meuh… » formidable, qui s’enfla, s’étala, répercuté par l’écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes les voitures les voyageurs dressés, pleins d’épouvante, cherchaient l’accident, la cause d’un pareil vacarme, et reconnaissant l’Alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait la tête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois encore : « Quel est donc cet animal-là ! »

Lui, très calme, continuait à donner des détails, la façon d’attaquer la bête, de l’abattre et de la dépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirer sûrement, la nuit. La jeune fille l’écoutait, penchée, avec un petit palpitement de ses narines très attentif.

« On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frère, l’avez-vous connu ?

— Oui, dit Tartarin sans enthousiasme… C’est un garçon pas maladroit… Mais nous avons mieux que lui. »

À bon entendeur, salut ! puis, d’un ton de mélancolie : « Pas moins, ce sont de fortes émotions que ces chasses aux grands fauves. Quand on ne les a plus, l’existence semble vide, on ne sait de quoi la combler. »

Ici, Manilof, qui comprenait le français sans le parler et semblait écouter le Tarasconnais très curieusement, son front d’homme du peuple coupé d’une grande ride en cicatrice, dit quelques mots en riant à ses amis.

« Manilof prétend que nous sommes de la même confrérie, expliqua Sonia à Tartarin… Nous chassons comme vous les grands fauves.

— Té ! oui, pardi… les loups, les ours blancs…

— Oui, les loups, les ours blancs et d’autres bêtes nuisibles encore… »

Et les rires de recommencer, bruyants, interminables, sur un ton aigu et féroce cette fois, des rires qui montraient les dents et rappelaient à Tartarin en quelle triste et singulière compagnie il voyageait.

Tout à coup, les voitures s’arrêtèrent. La route devenait plus raide et faisait à cet endroit un long circuit pour arriver en haut du Brünig que l’on pouvait atteindre par un raccourci de vingt minutes à pic dans une admirable forêt de hêtres. Malgré la pluie du matin, les terrains glissants et détrempés, les voyageurs, profitant d’une éclaircie, descendaient presque tous, s’engageaient à la file dans l’étroit chemin de « schlittage ».

Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient pied à terre ; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux, s’installait au contraire, et, commue l’Alpiniste descendait après les autres, un peu retardé par son attirail, elle lui dit à mi-voix : « Restez donc, tenez-moi compagnie », et d’une façon si câline ! Le pauvre homme en resta bouleversé, se forgeant un roman aussi délicieux qu’invraisemblable qui fit battre son vieux cœur à grands coups.

Il fut vite détrompé en voyant la jeune fille se pencher anxieuse, guetter Bolibine et l’Italien causant vivement à l’entrée de la schlitte, derrière Manilof et Boris déjà en marche. Le faux ténor hésitait. Un instinct semblait l’avertir de ne pas s’aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il se décida enfin, et Sonia le regardait monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de cyclamens violâtres, ces violettes de montagnes dont la feuille est doublée de la fraîche couleur des fleurs.

Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec d’autres camarades, et le convoi échelonnait plus de quinze voitures rapprochées par la perpendiculaire, roulant à vide, silencieusement. Tartarin, très ému, pressentant quelque chose de sinistre, n’osait regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame qu’il sentait tout proche. Mais Sonia ne faisait pas attention à lui, l’œil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau.

« Ainsi, dit-elle après un long temps, ainsi vous savez qui nous sommes, moi et mes amis… Eh bien ! que pensez-vous de nous ? Qu’en pensent les Français ? »

Le héros pâlit, rougit. Il ne tenait pas à indisposer par quelques mots imprudents des gens aussi vindicatifs ; d’autre part, comment pactiser avec des assassins ? Il s’en tira par une métaphore :

« Différemment, mademoiselle, vous me disiez tout à l’heure que nous étions de la même confrérie, chasseurs d’hydres et de monstres, de despotes et de carnassiers… C’est donc en confrère de Saint-Hubert que je vais répondre… Mon sentiment est que, même contre les fauves, on doit se servir d’armes loyales… Notre Jules Gérard, fameux tueur de lions, employait des balles explosibles… Moi, je n’admets pas ça et ne l’ai jamais fait… Quand j’allais au lion ou à la panthère, je me plantais devant la bête, face à face, avec une bonne carabine à deux canons, et pan ! pan ! une balle dans chaque œil.

— Dans chaque œil !… fit Sonia.

— Jamais je n’ai manqué mon coup. »

Il affirmait, s’y croyait encore.

La jeune fille le regardait avec une admiration naïve, songeant tout haut :

« C’est bien ce qu’il y aurait de plus sûr. »

Un brusque déchirement de branches, de broussailles, et le fourré s’écarta au-dessus d’eux, si vivement, si félinement, que Tartarin, la tête pleine d’aventures de chasse, aurait pu se croire à l’affût dans le Zaccar. Manilof saute du talus, sans bruit, près de la voiture. Ses petits yeux bridés luisaient dans sa figure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux en oreille de chien ruisselaient de l’eau des branches. Haletant, ses grosses mains courtes et velues appuyées à la portière, il interpella en russe Sonia qui, se tournant vers Tartarin, lui demanda d’une voix brève :

« Votre corde… vite…

— Ma… corde ?… bégaya le héros.

— Vite, vite… on vous la rendra tout à l’heure. »

Sans lui fournir d’autre explication, de ses petits doigts gantés elle l’aidait à se défubler de sa fameuse corde fabriquée en Avignon. Manilof prit le paquet en grognant de joie, regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chat sauvage.

« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ?… Il a l’air féroce… » murmura Tartarin n’osant dire toute sa pensée.

Féroce, Manilof ! Ah ! comme on voyait bien qu’il ne le connaissait pas. Nul être n’était meilleur, plus doux, plus compatissant ; et comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son ami venant d’exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaire et sautant dans le traîneau qui l’attendait pour la fuite, menaçait le cocher de descendre, coûte que coûte, s’il continuait à frapper, à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.

Tartarin trouvait le trait digne de l’antique ; puis, ayant réfléchi à toutes les vies humaines sacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu’un tremblement de terre ou qu’un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu’on fît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d’un air ingénu :

« Est-il mort beaucoup de monde, dans l’explosion du palais d’hiver ?

— Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Et le seul qui devait mourir a échappé. »

Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si jolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joue d’un rose pâle Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour de l’étrange petite créature.

« Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste, inhumaine ? » Elle lui disait cela de tout près, dans la caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se sentait faiblir.

« Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui suffoque ?

— Sans doute, sans doute… »

La jeune fille, plus pressante à mesure que Tartarin faiblissait :

« Vous parliez de vide à combler tout à l’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble, plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la risquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?

— Le fait est… » dit Tartarin grisé, la tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante, qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenant plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.

« Écoutez, Sonia », dit-il d’une bonne grosse voix paternelle et familière… « Écoutez, Sonia… »

Un brusque arrêt du landau l’interrompit. On arrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coup de galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer. Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italien resta inoccupée.

« Ce monsieur est monté dans les premières voitures », dit Boris au cocher qui s’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétude était visible :

« Il faudra lui réclamer votre corde ; il a voulu la garder avec lui. »

Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et reprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, ne sachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mine ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore de la vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentille intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.

Le relais !

C’est sur la place d’un grand village, une vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potence de fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’on dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au premier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où la table d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est soixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculade effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergiste qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la poste ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’un égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie fantaisiste, où les sous blancs de Suisse comptent pour cinquante centimes.

« Si nous déjeunions dans la voiture ?… » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ; et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid, Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur fourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait belle pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, mais il n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la « petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais débrouillard.

Quand il descend le perron de l’hôtel, grave et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque doré, Sonia bat des mains, le complimente :

« Mais comment avez-vous fait ?

— Je ne sais pas… on s’en tire, té !… Nous sommes tous comme ça à Tarascon. »

Oh ! les minutes heureuses. Il comptera dans la vie du héros ce joli déjeuner en face de Sonia, presque sur ses genoux, dans un décor d’opérette : la place villageoise aux verts quinconces sous lesquels éclatent les dorures, les mousselines des Suissesses en costume se promenant deux à deux comme des poupées.

Que le pain lui semble bon, et quelles savoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s’est mis de la partie, clément, doux et voilé, il pleut sans doute, mais si légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le champagne suisse, dangereux pour les têtes méridionales.

Sous la véranda de l’hôtel, un quatuor tyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants et lourds, qu’on dirait échappés à la faillite d’un théâtre de foire, mêlent leurs coups de gosier : « aou… aou… » au cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.

« Fife le Vranze ! » chevrote une voix dans la foule d’où surgit un grand vieux, vêtu d’un extraordinaire habit bleu à boutons d’argent dont les basques balaient la terre, coiffé d’un shako gigantesque en forme de baquet à choucroute et si lourd avec son grand panache qu’il oblige le vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.

« Fieux soltat… carte royale… Charles tix. »

Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard, se met à rire, et tout bas en clignant de l’œil :

« Connu, mon vieux… » mais il lui donne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de l’œil, lui aussi, sans savoir pourquoi. Puis dévissant d’un coin de sa bouche une énorme pipe en porcelaine, il lève son verre et boit « à la compagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinion qu’ils ont affaire à un collègue de Bompard.

N’importe ! un toast en vaut un autre.

Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant d’abord : « à la France, à sa patrie… » puis à la Suisse hospitalière, qu’il est heureux d’honorer publiquement, de remercier pour l’accueil généreux qu’elle fait à tous les vaincus, à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné vers ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dans leur pays, d’y retrouver de bons parents, des amis sûrs, des carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on ne peut pas passer sa vie à se dévorer.

Pendant le toast, le frère de Sonia sourit, froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, la nuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demande si le gros « barine » ne va pas cesser bientôt ses bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisant grimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble un vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.

Seule, la jeune fille l’écoute, très sérieuse, essayant de comprendre cet étrange type d’homme. Pense-t-il tout ce qu’il dit ? A-t-il fait tout ce qu’il raconte ? Est-ce un fou, un comédien ou seulement un bavard, comme le prétend Manilof qui, en sa qualité d’homme d’action, donne à ce mot une signification méprisante ?

L’épreuve se fera tout de suite. Son toast fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin de l’auberge, le remettent debout tout ému, l’oreille dressée, reniflant la poudre.

« Qui a tiré ?… où est-ce !… que se passe-t-il ? »

Dans sa caboche inventive défile tout un drame, l’attaque du convoi à main armée, l’occasion de défendre l’honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, ces détonations viennent simplement du Stand, où la jeunesse du village s’exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevaux ne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d’aller faire un tour jusque-là. Il a son idée, Sonia la sienne en acceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous son grand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foule qui les suit curieusement.

Sous son toit de chaume et ses montants de sapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à un de nos tirs forains, avec cette différence qu’ici les amateurs apportent leurs armes, des fusils à baguette d’ancien système et qu’ils manient assez adroitement. Muet, les bras croisés, Tartarin juge les coups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas. Les Russes l’épient et se font signe.

« Pan… pan… » ricane Bolibine avec le geste de mettre en joue et l’accent de Tarascon. Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de colère.

« Parfaitemain, jeune homme… Pan… pan… Et autant de fois que vous voudrez. »

Le temps d’armer une vieille carabine à double canon qui a dû servir des générations de chasseurs de chamois… pan !… pan !… C’est fait. Les deux balles sont dans la mouche. Des hurrahs d’admiration éclatent de toutes parts. Sonia triomphe, Bolibine ne rit plus.

« Mais ce n’est rien, cela, dit Tartarin… vous allez voir… »

Le stand ne lui suffit plus, il cherche un but, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devant cet étrange alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing, proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre les dents, à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables et s’égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessus des têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelque part, cette balle. « Té, pardi ! comme à Tarascon… » Et l’ancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef en l’air, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia en piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.

C’est avec ce joli trophée que Tartarin remonta en voiture. La trompe sonne, le convoi s’ébranle, les chevaux détalent à fond de train sur la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte à la mine au bord des roches, et que des boute-roues espacés de deux mètres séparent d’un abîme de plus de mille pieds ; mais Tartarin ne voit plus le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée de Meiringen baignée d’une claire buée d’eau, avec sa rivière aux lignes droites, le lac, des villages qui se massent dans l’éloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les nuées ou se déplaçant aux détours du chemin, s’écartant, se découvrant comme les pièces remuées d’un décor.

Amolli de pensées tendres, le héros admire cette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n’est qu’un demi-bonheur, que c’est triste de vieillir seul par trop de grandeur, comme Moïse, et que cette frileuse fleur du Nord, transplantée dans le petit jardin de Tarascon, en égaierait la monotonie, autrement bonne à voir et à respirer que l’éternel baobab, l’arbos gigantea, minusculement empoté. Avec ses yeux d’enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le regarde aussi et rêve ; mais sait-on jamais à quoi rêvent les jeunes filles ?