Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 59

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 217-219).


CHAPITRE LIX.



治人事天莫若嗇。夫唯嗇,是謂早服;早服謂之重積德;重積德則無不克;無不克則莫知其極;莫知其極,可以有國;有國之母,可以長久;是謂深根固柢,長生久視之道。


Pour gouverner les hommes et servir le ciel, rien n’est comparable à la modération (1).

La modération doit être le premier soin de l’homme (2).

Quand elle est devenue son premier soin, on peut dire qu’il accumule abondamment la vertu.

Quand il accumule abondamment la vertu, il n’y a rien dont il ne triomphe (3).

Quand il n’y a rien dont il ne triomphe, personne ne connaît ses limites (4).

Quand personne ne connaît ses limites, il peut posséder le royaume.

Celui qui possède la mère du royaume (5) peut subsister longtemps.

C’est ce qu’on appelle avoir des racines profondes et une tige solide.

Voilà l’art de vivre longuement et de jouir d’une existence durable (6).


NOTES.


(1) Plusieurs commentateurs pensent que le mot se , « économie, modération, » s’applique ici à l’action de ménager à la fois ses richesses et ses esprits vitaux.

E le rapporte à l’économie proprement dite. Régler ses dépenses avec modération, ne pas consumer ses richesses, ne pas faire de tort au peuple, c’est là l’économie qui sert à gouverner les hommes. Dans la cérémonie appelée Kiao , faire usage d’une seule victime, se contenter de balayer la terre avant d’offrir le sacrifice, se servir de vases de terre, de courges et de nattes de paille, c’est là l’économie qu’il faut observer pour sacrifier au ciel.


(2) E : L’expression thsao-fo 早服 a le sens de sien-sse 先事, « la première occupation, la première affaire. » (Cf. Dictionnaire de Kang-hi, au mot fo .) Celui qui est économe n’a jamais le malheur de manquer du nécessaire ; aussi prend-il d’avance ses mesures pour ne pas tomber dans le besoin.

Li-si-tchaï rend le mot fo par « dompter. » Intérieurement il dompte son cœur, extérieurement il dompte son corps. Il reste calme et immobile, et alors il accumule la vertu.


(3) E : Le mot khe veut dire « vaincre. » Quand il accumule la vertu, tous les hommes sont dans l’aisance ; aussi il n’y a pas (d’obstacles, d’ennemis) dont il ne triomphe.


(4) H : Le mot ki signifie « bornes, limites. » E : Quand il triomphe de tous les obstacles, on ne peut mesurer, calculer la durée de son royaume. C’est pourquoi personne ne connaît ses limites. Quand personne ne connaît ses limites, il peut conserver longtemps ses états ; c’est pourquoi (Lao-tseu dit) « il peut posséder le royaume. »


(5) Suivant E, les mots mère du royaume désignent « l’économie ; » suivant C, « la modération. » A croit qu’ils s’appliquent au Tao.


(6) Il y a dans le texte chinois un pléonasme que j’ai tâché de conserver en français. Les deux expressions tchhang-sing 長生, « vivre longtemps, » et khieou-chi 久視, « voir longtemps, » expriment la même idée.