Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 01

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 1-5).


CHAPITRE PREMIER.



道可道,非常道。名可名,非常名。無名天地之始;有名萬物之母。故常無欲,以觀其妙;常有欲,以觀其徼。此兩者,同出而異名,同謂之玄。玄之又玄,衆妙之門。

La voie qui peut être exprimée par la parole (1) n’est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé (2) n’est pas le Nom éternel.

(L’être) sans nom (3) est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.

C’est pourquoi, lorsqu’on est constamment (4) exempt de passions, on voit son essence spirituelle (5) ; lorsqu’on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée (6).

Ces deux choses (7) ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C’est la porte de toutes les choses spirituelles.


NOTES.


(1) H : Le second mot tao a le sens de yen , « dire, énoncer » (C) : kheou-tao 口道, « exprimer à l’aide de la bouche, de la parole. » Sou-tseu-yeou : Il y a deux voies (deux Tao), l’une ordinaire, qui est la voie de la justice, des rites, de la prudence ; elle peut être énoncée par la parole et son nom peut être nommé. L’autre est la Voie (le Tao) sublime dont parle Lao-tseu (B). Cette Voie, qui plane au-dessus du siècle, n’a ni forme, ni couleur, ni nom. Si on la cherche des yeux, on ne la voit pas ; si on prête l’oreille, on ne l’entend pas : c’est pourquoi elle n’est pas susceptible d’être énoncée par la parole, ni désignée à l’aide d’un nom.


(2) Liu-kie-fou : Tous les objets sensibles ont un nom qui peut être nommé ; mais il vient un temps où ce nom, dérivé de leur forme ou de leur nature, vient à disparaître. Ce n’est pas un nom éternel.


(3) G, Ting-i-tong dit : Il y a des éditeurs qui mettent un repos après wou-ming 無名. yeou-ming 有名, « ce qui n’a pas de nom, ce qui a un nom ; » d’autres le mettent après wou et yeou , et entendent le non-être et l’être. Cependant Lao-tseu dit dans le chapitre xxxii : Tao-tchhang-wou-ming. Chi-tchi, yeou-ming 道常無名。。。姶制。有名。 « Le Tao est éternel et sans nom. — Lorsqu’il a commencé à se répandre (E : littéral. « à se diviser pour former les êtres »), il a eu un nom. » On voit par là qu’il faut préférer la première ponctuation.

E : Les expressions wou-ming 無名, « ce qui n’a pas de nom, » yeou-ming 有名, « ce qui a un nom, » indiquent le Tao (considéré à deux époques différentes). Ibid. L’essence du Tao est vide et incorporelle. Lorsque les créatures n’avaient pas encore commencé à exister, on ne pouvait le nommer. Mais lorsqu’une influence divine et transformatrice leur eut donné le mouvement vital, alors ils sont sortis du non-être (du Tao) et le non-être a reçu son nom des êtres. (Tous les êtres sont venus de lui ; c’est pourquoi, dit Ho-chang-kong, le plus ancien commentateur, on l’a appelé le Tao ou la Voie. Cf. ch. xxv). Ce principe vide et immatériel est né avant le ciel et la terre ; c’est ainsi qu’il est l’origine du ciel et de la terre. Dès qu’il s’est manifesté au dehors, toutes les créatures sont nées de lui ; c’est ainsi qu’il est la mère de tous les êtres.


(4) G, Ting-i-tong : Il y a des éditeurs (par exemple H) qui mettent un repos après tchhang-wou 常無, tchhang-yeou 常有, et entendent l’éternel non-être, l’éternel être ; d’autres (et c’est le plus grand nombre) lisent tchhang-wou-yo 常無欲。 « être constamment sans désirs, » tchhang-yeou-yo 常有欲。 avoir constamment des désirs. » J’ai suivi cette ponctuation. (St. Julien.)


(5) A : Si l’homme est constamment exempt de passions, il pourra voir (B) ce qu’il y a de plus subtil, de plus profond dans le Tao.


(6) Littéralement : « On voit ses bornes, on lui voit des bornes. » H : Le mot kiao veut dire bornes, limites, c’est-à-dire les bornes, les limites du Tao. Pi-ching : Lorsque les hommes sont constamment aveuglés par les passions, ils prennent l’être pour le non-être. Ils croient voir le Tao dans les formes grossières et bornées des êtres qui émanent de lui.

Li-si-tchaï explique un peu autrement ce passage : le mot , « subtil, imperceptible, » désigne la grande Voie, le non-être ; le mot kiao désigne la petite Voie, siao-tao 小道, c’est-à-dire l’être . Cette interprétation est conforme à celle de Tchin-king-youen, « On appelle kiao un petit chemin, siao-lou 小路, qui se trouve à côté d’une grande voie, ta-tao-pien 大道邊.


(7) Les commentateurs (par exemple B) qui lisent wou, ming-thien-ti-tchi-chi 無。名天地之姶 (le non-être se nomme l’origine du ciel et la terre), au lieu de wou-ming, thien-ti-tchi-chi 無名。天地之姶 (ce qui est sans nom est l’origine du ciel et de la terre), et yeou, ming 有。名, etc. (l’être se nomme la mère de tous les êtres), au lieu de yeou-ming 有名 etc. (ce qui a un nom, c’est-à-dire le Tao ayant un nom est la mère de tous les êtres), font rapporter ces deux choses à , wou (au non-être) et à yeou , (à l’être) ; d’autres (par exemple F), aux mots miao , « ce qui est invisible par sa subtilité, » et à kiao , « bornes, limites. » Ils arrivent au même sens, c’est-à-dire qu’ils entendent par ces deux choses, le non-être et l’être.

Wang-pi (D) croit que les mots 此两者 thseu-liang-tche, « ces deux choses, » se rapportent aux mots chi , « l’origine, » et mou , « la mère, » qui se trouvent dans le second paragraphe de ce chapitre. Enfin Ho-chang-kong (A) les fait rapporter aux expressions yeou-yo 有欲, avoir des désirs, des passions, » wou-yo 無欲 « ne pas avoir de désirs, de passions. » Ces deux choses, dit-il, sortent ensemble du cœur de l’homme. L’homme qu’on nomme sans désirs se conserve constamment, l’homme qu’on nomme ayant des désirs périt infailliblement.

Cette dernière interprétation ne peut s’accorder avec les douze mots qui terminent le chapitre.