Tannhæuser à l’Opéra en 1861 (Servières)

GEORGES SERVIÈRES
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Tannhæuser


À L’OPÉRA EN 1861




PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
33, rue de Seine, 33
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1895

AVERTISSEMENT



Cette brochure n’est pas une simple production d’actualité. Le sujet qu’elle traite, — cet épisode dramatique de la vie de Wagner en lutte avec la routine artistique d’un public qui n’était pas encore préparé à comprendre ses œuvres, — formait un chapitre important de Richard Wagner jugé en France.

À cet ouvrage publié il y a huit ans, la presse et les lecteurs qui s’intéressent aux choses wagnériennes ont fait un bon accueil. L’érudition de nombreux musicographes s’en est trouvée fortifiée ; les uns ont cité à l’occasion le titre du livre utilement consulté ; les autres en ont profité pour leurs travaux de critique ou d’histoire sans indiquer où ils avaient puisé leur science.

Pour éviter qu’à l’occasion de la prochaine reprise de Tannhæuser à l’Opéra, les wagnéristes de la dernière minute ne démarquent adroitement un ouvrage aujourd’hui complètement épuisé, l’auteur réimprime ce chapitre, non sans l’avoir entièrement remanié, enrichi de recherches nouvelles et mis au courant des dernières publications sur R. Wagner. Il a d’ailleurs toujours cité ses sources, et il se réfère notamment plusieurs fois aux intéressants souvenirs des contemporains de la première représentation de Tannhæuser, publiés récemment dans le Journal des Débats, par M. Fierens-Gevaert. À ces souvenirs, il a pu joindre ceux de M. Ch. de Lorbac, un des premiers propagateurs du nom de Wagner en France.

Si, bien qu’il ait été permis à l’auteur de faire des recherches dans les papiers de l’époque conservés à l’Opéra (grâce à l’obligeance de M. Nuitter) et même dans les archives du Ministère d’État et de la Maison de l’Empereur, certains points de cette histoire n’ont pu être élucidés, c’est qu’il est encore trop tôt pour que les lettres et les mémoires des intéressés soient livrés à la publicité, les pièces officielles aux investigations des musicologues. Dans vingt ans, les dernières obscurités pourront sans doute être enfin dissipées.

Ce récit ne contient aucune analyse de Tannhæuser. L’œuvre est supposée connue de tous, la partition, le poème, traduit en prose ou versifié, étant depuis longtemps publiés.

Pour les mieux apprécier, on consultera avec fruit, outre les ouvrages d’ensemble sur la vie et l’œuvre de Wagner, les monographies suivantes :

En allemand : le Tannhæuser-Buch, publié par le comité central du Wagner-Verein général, pour les représentations de 1891, à Bayreuth. 1 vol. in-16. Berlin, 1891. Bote et Bock.

Tannhæuser et le Tournoi des chanteurs à la Wartburg, par le Dr F.-V. Dwelshauwers-Dery. 1 br. in-18. Leipzig et Bade, Const-Wild.

En français : Tannhæuser, lettre à M. de Wolzogen sur l’exécution de ce drame à Bayreuth en 1891, par M. Éd. Schuré. 1 br. in-4o (tirage à part de l’Artiste). Paris, 1892.

Tannhæuser de R. Wagner, étude analytique par M. Étienne Destranges, 1 br. in-18. Paris, 1894. Fischbacher.

Étude sur Tannhæuser, par MM. Alf. Ernst et Élie Poirée. 1 br. in-4. Paris, 1895, A. Durand-Calmann-Lévy.

Tannhæuser, un drame de la conscience, par Nerthal. 1 vol. in-18. Paris, 1895, Fischbacher.

G. S.



À l’arrivée de Wagner à Paris, en septembre 1859, se place une anecdote extraordinaire et cependant véridique. Nous la trouvons consignée dans une préface écrite par M. V. Sardou pour les œuvres d’Edmond Roche, ainsi que dans la biographie de Wagner par M. Ch. de Lorbac[1].

« Un jour que Roche travaillait tristement dans son très lugubre bureau de l’administration des douanes, son attention fut éveillée par le bruit d’une discussion assez vive soulevée à quelques pas de là. — Un nouveau débarqué, un étranger, un Allemand se débattait à grand’peine au milieu de ces mille formalités que l’administration française accumule sous les pas du voyageur. Roche intervient ; l’étranger se nomme : Wagner ! Roche s’incline, se met à sa disposition, le guide dans les bureaux, aplanit toutes les difficultés, et quand Wagner le remercie de la peine qu’il lui donne : « Je suis trop heureux, lui dit Roche, d’avoir obligé un grand artiste. » — « Vous me connaissez ? » s’écrie Wagner, surpris de voir son nom si bien connu à la douane française. — Roche sourit et, pour toute réponse, fredonne quelques morceaux de Tannhæuser et de Lohengrin. — « Ah ! dit Wagner ravi, c’est un signe d’heureux présage… le premier Parisien que je rencontre connaît et apprécie ma musique. Je vais de ce pas l’écrire à Liszt… Mais nous nous reverrons, Monsieur. » Et, ce disant, il tire de sa malle cinq ou six morceaux de musique et les présente à Roche avec cette dédicace : « À M. Edmond Roche, à la douane[2]. »

Wagner, qui, à Zurich, avait interrompu la composition de l’Anneau du Nibelung pour écrire Tristan et Isolde, terminé dans l’été de 1859, envoya sa partition au théâtre de Karlsruhe, le grand duc de Bade étant très bien disposé pour lui. L’auteur aurait eu besoin de se rendre dans cette ville pour vaincre les hésitations de l’intendant et du chanteur Schnorr, auquel on destinait le rôle de Tristan.

« Mais, même alors, dit-il dans l’Œuvre et la mission de ma vie, je ne pus réussir à obtenir la permission de rentrer en Allemagne dans ce but. J’étais encore proscrit, avec mon art pour compagnon d’exil, et, ne pouvant m’en séparer, je sentis que je

devais une fois encore faire appel à un public en dehors de ma propre patrie.

» Alors, en l’année 1860, je me trouvai de nouveau à Paris. Pourtant, la seconde fois, je crus que c’était là seulement que je pouvais trouver l’atmosphère qui était si nécessaire au succès de mon art, cet élément dont j’avais tant besoin. »

Wagner se proposait donc de faire exécuter son Tristan à Paris, en allemand (M. Kufferath a donné sur ce projet des détails fort précis dans sa très complète monographie de Tristan et Isolde), mais il avait pensé, dès son arrivée, à faire jouer Tannliœuser en français, car son ami Léon Leroy l’avait mis en rapport dans ce but avec le ténor Roger, qui, sachant l’allemand, devait traduire le poème.

D’après un récit de Berthold Damcke publié le 9 janvier 1876 dans la Gazette Musicale, sous ce titre : Une visite à Wagner, Wagner aurait songé antérieurement à faire représenter Tannhæuser à l’Opéra, car, parmi les livres que l’artiste lui avait envoyés pendant son séjour à Zurich, en 1856, se trouvait le poème de Tannhæuser, portant entre les lignes les traces d’une traduction française. (Voir à l’Appendice.)

C’est dans ce but qu’il aurait fait avec Liszt, au mois d’octobre 1853, le voyage de Paris et qu’il y serait revenu au mois de janvier 1858, sans plus de succès d’ailleurs[3]. Le seul résultat de ses démarches fut qu’Arban fit entendre l’ouverture au concert de Paris dans les premiers jours de février.

Wagner s’était logé d’abord rue de Matignon, 4 ; c’est là qu’il fit entendre un soir à M. Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique, la partition de Tannhæuser. L’auteur eût mieux fait, pour cette lecture, d’avoir recours à un accompagnateur quelconque. Mauvais pianiste, « Wagner se débattait[4] avec le formidable finale du deuxième acte ; il chantait, il criait, il se démenait, il jouait des mains, des poignets, des cordes, il écrasait les pédales, il broyait les touches. Au milieu de ce chaos, M. Carvalho restait impassible comme l’homme d’Horace, attendant avec une patience digne de l’antique que le sabbat fût fini. La partition achevée, M. Carvalho balbutia quelques paroles de politesse, tourna les talons et disparut. » Ce qui n’empêche pas Wagner d’affirmer dans sa Lettre à ses amis d’Allemagne qu’il aurait préféré voir Tannhæuser monté au Théâtre-Lyrique qu’à l’Opéra. « Mais le directeur de ce théâtre, après s’être plusieurs fois arrêté de lui-même à l’idée de monter Tannhæuser, dut y renoncer, faute d’un ténor à la hauteur des difficultés du rôle. »

Au bout de quelques mois, Wagner s’installa, 16, rue Newton, près de l’Arc de Triomphe, dans un joli hôtel démoli depuis. À ses réceptions du mercredi, on rencontrait Fr. Villot, conservateur des musées impériaux, auquel fut dédiée sa Lettre sur la musique, M. Émile Ollivier et Mme  Ollivier[5], « cette jeune femme si charmante, si profondément artiste, si regrettée de tous ceux qui l’ont approchée », Hector Berlioz, Edmond Roche, Jules Ferry, que Gasperini appelle « un esprit élevé et délicat », Em. Perrin, Ch. Baudelaire, Champfleury, Léon Leroy et M. Ch. de Lorbac.

Wagner comprit bientôt qu’il n’obtiendrait rien des directeurs de théâtre et que son nom resterait sans effet sur le public s’il n’offrait aux Parisiens l’occasion d’entendre des fragments de ses œuvres ; dans ce but, il résolut de composer un programme de concert. Par les soins d’un agent théâtral, nommé Giacomelli[6], la salle des Italiens fut louée à Calzado moyennant 8,000 francs, non compris les frais d’orchestre, d’éclairage, etc… D’énormes affiches furent posées sur les murs de Paris et le premier concert annoncé pour le mercredi 25 janvier 1860.

Les deux autres eurent lieu les Ier et 25 février. Hans de Bulow était venu d’Allemagne tout exprès pour assister Wagner dans les répétitions.

Je n’en dirai pas davantage sur les concerts du Théâtre-Italien. J’en ai fait l’historique complet dans mon ouvrage Richard Wagner jugé en France et dans un article intitulé : Wagner et Giacomelli, publié dans le Guide Musical du 2/9 juin 1887.

Si le succès des concerts donnés au Théâtre-Italien, reconnu par toute la presse, demeure incontestable, le résultat pécuniaire fut médiocre, car il en résulta pour Wagner une perte de plus de 10,000 francs. Les deux auditions qu’il organisa ensuite à Bruxelles, au théâtre de la Monnaie, furent loin de combler le déficit. Il revint donc à Paris, en proie à des soucis de toute sorte. Un procès avec le propriétaire de l’hôtel de la rue Newton l’obligea à déménager et à s’installer beaucoup plus modestement dans un appartement, 3, rue d’Aumale[7].

Malgré le zèle de ses prosélytes, malgré le retentissement donné à ses concerts par la presse française, Wagner, bientôt convaincu, dès les premiers temps, de l’impossibilité matérielle de réunir à Paris une troupe de chanteurs et de choristes allemands pour y exécuter ses œuvres telles qu’elles avaient été écrites, s’efforçait vainement de conquérir les bonnes grâces des directeurs de théâtre. Nous avons vu son échec auprès de M. Carvalho. Alph. Royer, directeur de l’Opéra, n’était pas beaucoup plus disposé à recevoir Tannhæuser. Il pouvait opposer à l’auteur, et les Troyens de Berlioz dont les musiciens prônaient le mérite, et la Reine de Saba, commandée à M. Gounod, et bien d’autres ouvrages de moindre valeur. Exceptionnellement nerveux et irritable, tous les tracas de cette existence de lutte et d’action exaspéraient l’artiste, au sortir de cette crise intellectuelle, de cette torpeur morale dont il parle dans sa lettre à F. Villot et où l’avaient plongé les découragements de l’exil, le commerce assidu des œuvres de Schopenhauer et la philosophie du Nirvanâ bouddhique. On comprend dès lors l’abattement dans lequel il est tombé lorsqu’il écrit à Gasperini : « J’étais au point de me décider à disparaître devant le monde. Ce qui me retient, c’est mon seul devoir envers ma pauvre femme, dont la vie est donnée entre mes mains (sic). Quant au genre humain, croyez-moi, il n’a pas besoin des sacrifices de la sorte de celui que je fais en supportant la vie[8]. »

Pourquoi les efforts de Wagner tendaient-ils à faire représenter Tannhæuser plutôt que Lohengrin ? Sans doute parce que, de tous ses opéras, c’était celui dont les Parisiens avaient le plus entendu parler. Dès le 18 mai 1849, Liszt avait publié un compte rendu du poème dans le Journal des Débats. Les touristes de Bade avaient pu le voir jouer sur les petites scènes allemandes ; les journalistes présents, dans l’été de 1837, à la représentation de Wiesbaden, l’avaient analysé longuement[9]. On connaissait l’ouverture avant les auditions du Théâtre-Italien, pour l’avoir entendue à la Société Sainte-Cécile ou au concert de Paris. Le style musical de cette œuvre ne s’écartant pas notablement des formes consacrées de l’opéra français, Wagner pouvait croire qu’elle serait favorablement accueillie[10]. Il comptait sans le caractère mythique du sujet, dont la donnée parut aux Parisiens ridicule et puérile, et sans la légende de la musique de l’avenir, qu’il avait essayé de combattre dans sa réponse à Berlioz, et que toute la presse devait ressusciter après la publication de la lettre à F. Villot. Ces deux causes ont largement contribué à l’insuccès de Tannhæuser.

L’adaptation du poème avait tout d’abord été confiée, sur la proposition de Léon Leroy, au ténor Gustave Roger ; éloigné du théâtre, par suite d’un accident de chasse qui nécessita l’amputation d’un bras, l’artiste vivait retiré en son château de Villiers-sur-Marne. Roger avait traduit le premier tableau du premier acte et l’avait chanté d’un bout à l’autre au compositeur émerveillé[11]. Mais il dut renoncer à la tâche entreprise, soit à cause de ses occupations, soit parce que sa lenteur irritait Wagner. C’est alors qu’Edmond Roche fut chargé de la traduction. Rendons ici la parole à M. Sardou.

« La traduction du Tannhæuser prit à Roche une année entière du travail le plus assidu, le plus exténuant ; il y prodigua ses jours et ses nuits. Il faut l’avoir entendu raconter tout ce que lui faisait souffrir l’exigence de ce terrible homme, comme il l’appelait. Le dimanche, jour de repos à la douane, était naturellement celui que Wagner accaparait pour sa traduction.

« Quel congé pour le pauvre Roche ! « À sept heures, me disait-il, nous étions à la besogne, et ainsi jusqu’à midi, sans répit, sans repos : moi, courbé, écrivant, raturant et cherchant la fameuse syllabe qui devait correspondre à la fameuse note, sans cesser néanmoins d’avoir le sens commun ; lui debout, allant, venant, l’œil ardent, le geste furieux, tapant sur son piano au passage, chantant, criant, et me disant toujours : Allez, allez ! — À midi, une heure quelquefois, et souvent deux heures, épuisé, mourant de faim, je laissais tomber ma plume et me sentais sur le point de m’évanouir. — « Qu’avez-vous ? » me disait Wagner, tout surpris. — « Hélas ! j’ai faim… » — « Oh ! c’est juste, je n’y songeais pas. Eh bien, mangeons un morceau, vite, et continuons. » — On mangeait donc un morceau, vite, et le soir venait et nous surprenait encore, moi anéanti, abruti, la tête en feu, la fièvre aux tempes, à moitié fou de cette poursuite insensée à la recherche des syllabes les plus baroques, et lui, toujours debout, aussi frais qu’à la première heure, allant, venant, tapotant son infernal piano et finissant par m’épouvanter de cette grande ombre crochue qui dansait autour de moi aux reflets fantastiques de la lampe, et qui me criait comme un personnage d’Hoffmann : — « Allez toujours, allez ! » en me cornant aux oreilles des mots cabalistiques et des notes de l’autre monde. »

Le récit de M. Sardou est très bien mis en scène, mais il paraît légèrement exagéré. D’après les pièces mêmes d’un procès dont il sera parlé plus loin, c’est le 27 décembre 1859 que Roche reçut de Wagner la mission de traduire Tannhæuser. Roche était poète, ses vers ne sont pas sans mérite[12] ; il était musicien, mais il ne savait pas l’allemand. Il s’adjoignit, pour pénétrer le sens du poème, un de ses amis, d’origine allemande, Richard Lindau, établi à Paris comme professeur de chant (frère de Paul Lindau, le célèbre critique), qui devait en faire d’abord une traduction littérale. Lindau n’allait pas vite en besogne ; en février 1860, il n’avait traduit encore que le premier acte. Le 12 mars, Wagner lui écrit pour lui demander des nouvelles de son travail et lui annoncer que « l’Empereur a donné l’ordre de représenter Tannhæuser d’ici à six mois », qu’il ait donc à se hâter.

La traduction littérale était ensuite versifiée par Roche, qui l’adaptait à la musique. Roche avait cru ne devoir rimer que les vers rimes en allemand, il avait traduit les récitatifs en vers blancs. Cette traduction, signée des noms de Roche et de R. Lindau et que Wagner avait lui-même retouchée, fut présentée à l’Opéra le 24 juin 1860. Mais A. Royer, effrayé de l’idée de faire paraître sur son affiche le nom de deux librettistes inconnus, ne voulut pas accepter une traduction en vers blancs. Il exigea que la version Roche-Lindau, qui contenait d’ailleurs des erreurs de prosodie rythmique, fût remaniée par M. Nuitter[13].

Sa traduction n’étant pas accueillie, dit Me  Durier, son avocat, Roche se tint à l’écart et n’assista même pas aux répétitions. Il suit de là que Roche n’a pu travailler à sa traduction que six mois au maximum et non un an, comme l’a écrit M. Sardou.

À Paris, Wagner avait pour protecteurs tous les membres influents de la colonie allemande et particulièrement le baron Erlanger.

On a toujours attribué à l’intervention de la princesse de Metternich la mise à l’étude de Tannhæuser, imposée à Alphonse Royer par un ordre impérial[14].

À ce propos, Mme Adam reproche à Wagner comme un crime[15], ayant été reçu dans le salon de Mme d’Agoult (Daniel Stern), fréquenté par des artistes, des hommes politiques républicains, salon d’opposition libérale, d’avoir recherché ensuite la protection de Mme de Metternich et d’avoir été, grâce à elle, protégé par l’Empereur. Le mot de trahison est très déplacé dans la circonstance. Est-il bien surprenant qu’un artiste étranger, très discuté en France, ait eu recours à l’appui naturel qui s’offrait à lui, celui de ses compatriotes ? Quand on ouvre ses salons aux artistes, on ne leur demande pas, en général, de profession de foi politique, surtout à un artiste étranger.

Dans sa correspondance de mars 1861, sur Tannhæuser[16], M. P. Lindau rapporte que la princesse de Metternich, à un bal des Tuileries, réussit à intéresser l’Empereur aux tribulations de son musicien favori et à obtenir pour lui la promesse formelle d’un tour de faveur. Par une lettre adressée au Journal des Débats et publiée le 20 avril, la princesse de Metternich a confirmé absolument ce fait historique.

« Lorsque Wagner se présenta à l’ambassade, il fit part à la princesse des difficultés qui s’opposaient à la représentation d’une de ses œuvres à Paris. La princesse lui promit alors de s’adresser directement à l’Empereur, et c’est ce qu’elle fit, deux jours après, à une soirée aux Tuileries. Elle dit à Sa Majesté qu’elle avait une grande prière à lui adresser et qu’il dépendait de l’Empereur qu’elle fût immédiatement exaucée. Sa Majesté répondit : « Eh bien, nous verrons si c’est possible. » Sur cela, la princesse exposa sa demande en disant que l’Opéra de Paris se devait de faire connaître aux Parisiens une œuvre du grand compositeur allemand Richard Wagner et qu’elle suppliait l’Empereur de donner l’ordre de faire représenter le Tannhæuser. Sa Majesté appela le comte Baciocchi[17] et lui dit textuellement ces mots : « La princesse de Metternich désirerait que l’on représentât le Tannhæuser de Richard Wagner sur la scène de l’Opéra ; faites donc savoir tout de suite qu’on ait à mettre cet ouvrage en scène. »

« La princesse se confondit en remerciements et apporta la bonne nouvelle, le lendemain, à Wagner, qui, vingt-quatre heures après, était appelé chez le directeur de l’Académie Impériale de musique. »

Par une étrange destinée, il était réservé à un révolutionnaire d’être protégé, grâce au caprice d’une grande dame, par l’auteur du coup d’État de 1851, au génie mélodique le plus ardu d’être patronné par un souverain absolument rebelle à la musique !

Le directeur de l’Opéra ayant reçu du ministre l’ordre de mettre immédiatement à l’étude la partition de Tannhæuser, les répétitions commencèrent le 24 septembre 1860. Alphonse Royer avait mission de ne rien refuser à l’auteur. Le musicien ne voulut confier qu’au ténor allemand Niemann le rôle de Tannhæuser, que celui-ci avait souvent chanté en Allemagne. On engagea Niemann en payant son dédit et l’on confia à M. Obin le soin de le lui faire étudier en français[18]. Pour le rôle de Wolfram, Wagner désirait l’offrir à Faure ; mais le célèbre baryton qui, peu satisfait des appointements que lui donnait Roqueplan à l’Opéra-Comique, avait résilié son engagement au mois de mars 1860, pour aller chanter en italien à Covent-Garden le rôle d’Hoël dans le Pardon de Ploërmel, exigea des conditions pécuniaires trop onéreuses (8, 000 francs par mois). Obin, à qui le rôle avait été donné tout d’abord par la direction, le trouva trop haut pour sa voix. Au Théâtre-Italien, Wagner avait remarqué le baryton Morelli ; on dut le faire entrer à l’Opéra pour représenter Wolfram. Mme  Tedesco lui parut seule digne d’incarner la blonde Vénus. Quant à Marie Sax, elle obtint, par faveur extrême, le rôle d’Élisabeth. De superbes décors furent commandés ; aucune dépense ne fut épargnée pour obtenir la mise en scène la plus somptueuse. Wagner était ravi de la pompe déployée pour encadrer son œuvre, de la bonne volonté de ses interprètes, de l’intelligence étonnante de Vauthrot, chef du chant, du soin avec lequel étaient dirigées les répétitions des chœurs[19]. Il n’avait, dit-il dans sa lettre sur Tannhæuser (27 mars 1861)[20], jamais rien vu de semblable en Allemagne.

Le seul qui ne fût pas absolument dévoué à l’œuvre de Wagner était M. Eug. Cormon, le directeur de la scène. D’après lui, de graves défauts existaient dans la contexture du poème ; la pièce aurait eu besoin d’être remaniée par un homme du métier. Et il offrait à Wagner les conseils de son expérience dramatique, que celui-ci s’obstinait à ne pas suivre. L’auteur des Deux Orphelines est encore convaincu que Tannhæuser aurait pu avoir un grand succès, si Wagner avait déféré à ses avis. Mais, loin de l’écouter, le maître, aux répétitions, affectait de le traiter en ennemi[21].

Dès lors, pour rendre son œuvre plus digne de l’honneur qu’on lui faisait, Wagner voulut, prétend-il, développer la première scène. Justement, le directeur lui objectait sans cesse que l’absence d’un ballet nuirait à son opéra. Le musicien s’ingéra donc de composer et d’offrir comme thème de ballet au chorégraphe la Bacchanale du Venusberg, tandis que A. Royer lui demandait d’intercaler un divertissement au second acte. Wagner heurta de front ainsi, comme à plaisir, en faisant paraître les ballerines au lever du rideau, les usages de l’Académie de musique, qui exigent que le divertissement soit exécuté à l’arrivée des abonnés. — « Un jour, il trouva, dit Gasperini, qu’il ne pouvait laisser perdre une si belle occasion d’éprouver devant le public français les idées qui, depuis quelques années, fermentaient dans sa tête, et il prit cette résolution bizarre, insensée, extravagantes, de retoucher son Tannhæuser, d’y ajouter une scène tout entière et d’écrire cette scène dans le style de ses derniers ouvrages. » Voici, d’autre part, l’opinion de M. Lindau sur ce morceau : — « La composition musicale de ce ballet, que Wagner a écrit exprès pour Paris, surpasse toutes les audaces. C’est un véritable délire, on n’a jamais osé rien de pareil jusqu’à ce jour. »

M. Petipa, à cette époque maître de ballet de l’Opéra, fut chargé de mettre en scène la Bacchanale. Il a fourni sur cette mise en scène des détails intéressants et inédits[22]. Wagner, après lui avoir fait entendre la scène du Venusberg[23], lui remit une feuille de papier « sur laquelle était indiqué le nombre de mesures affectées à chaque phase de la Bacchanale ». Je vais reproduire cet écrit à titre de curiosité. On pourra se représenter exactement la façon dont la Bacchanale fut interprétée en 1861 :

TANNHÆUSER
Introduction
SYMPHONIE DANSÉE

1. Le rideau se lève : 12 mesures (très animé). — Danse voluptueuse des Nymphes. Elles appellent à elles les jeunes gens. Ceux-ci descendent des praticables.
2. 12 mesures. — Ensemble de danse.
3. 12 mesures. — De nouveaux groupes arrivent par le fond. Entrée des Bacchantes.
4. 16 mesures. — Bacchanale. Danse frénétique.
5. 16 ou 24 mesures. — Prédominance de l’élément voluptueux. Les Nymphes mènent l’action.
6. 16 mesures. — Impétuosité. Les hommes rentrent dans l’action. En même temps, de nouveaux groupes (Faunes, Satyres, etc.), arrivent toujours par le fond.
7. 24 ou 32 mesures. — Le délire augmente. Cris, hurlements de joie,
8. 26 à 30 mesures. — Trépignements furieux. Les Faunes et les Satyres entraînent tout. Crescendo continuel.
9. 16 mesures. — Comble du délire et du désordre.

10. (3/4 molto moderato) ; 16 ou 24 mesures. — Un vol d’Amours. Ils lancent des flèches sur les groupes et domptent leur furie. Au délire succède une langueur amoureuse. Les Nymphes et les jeunes gens remontent lentement sur les praticables. Les Bacchantes s’en vont par le fond avec les Faunes et les Satyres.
11. 32 mesures (dolce). — Intervention de Vénus, des trois Grâces, de divinités gracieuses. Le calme est rétabli. Danse des Grâces, accompagnée par le chant des Sirènes invisibles.
12. 32 mesures. — Suite de la danse des Grâces et des autres divinités gracieuses.
13. 32 mesures. Toujours mouvement lent et gracieux. — Des brouillards roses cachent le fond.
14. 32 mesures. — Sortie des Grâces. Fin de la danse.

« Pour le groupe des trois Grâces, reprit M. Petipa, j’étais allé au Louvre copier le marbre antique ; j’ai même conservé le dessin. Mais c’était bien peine inutile de pousser la conscience aussi loin, car chaque danse ne durait que quelques minutes. Encore quand je dis danse… c’est plutôt tableaux vivants qu’il faudrait dire.

» Wagner fut très content du parti que l’on avait tiré de sa Bacchanale. Et il n’était pas facile à satisfaire. Quel diable d’homme ! »

L’auteur avait contre lui Alphonse Royer, peu favorable à sa musique[24], et Dietsch, le chef d’orchestre, qui la comprenait fort mal. Les chanteurs s’inquiétaient de l’opposition qui se préparait et, au lieu de conquérir les bonnes grâces du monde des coulisses avec la souplesse et l’affabilité d’un Meyerbeer, Wagner fut, suivant M. Paul Lindau, « le véritable auteur de toutes ses tortures par son insociabilité et son outrecuidance, qui lui ont créé plus d’ennemis certes que sa musique. Il ennuyait, il agaçait tout le monde, et tout l’agaçait… »

On pourrait suspecter M. Paul Lindau d’une certaine hostilité à l’égard de Wagner, comme on le verra plus loin. Mais la violence de caractère du maître, son humeur despotique, sa rudesse vis-à-vis des artistes, surtout de ceux de l’orchestre, qui faisaient preuve d’une évidente mauvaise volonté, sont attestées non seulement par MM. Cormon et Petipa[25], mais encore par Gasperini, son ami dévoué, et par M. Charles de Lorbac, qui fut, à cette époque, l’un des plus zélés partisans de Wagner. Il lui prêchait la douceur, essayait de lui faire comprendre qu’il avait à se faire pardonner son origine étrangère, la protection impériale qui l’avait imposé au directeur de l’Opéra, au préjudice des musiciens français, qu’il fallait tenir compte des usages parisiens ; Wagner lui répondait : — « Ce sont des ânes, des imbéciles ! D’ailleurs, je suis un violent, je ne puis régner par la douceur ! »

Seuls, M. Obin[26] et Mme Marie Sasse[27] ne se rappellent pas que Wagner fût si irritable dans ses rapports avec les artistes. Il faut dire d’ailleurs, à sa décharge, qu’il fut, au cours des répétitions, malade pendant plusieurs semaines. Son humeur s’en ressentit.

La publication des Quatre poèmes d’Opéras[28], précédés d’une Lettre sur la musique à M. Frédéric Villot, fut une double maladresse, car les théories de Wagner sur le drame musical et sur la mélodie continue d’après lesquelles il avait écrit Tristan et la Tétralogie, quoique postérieures à la composition de Tannhæuser, furent considérées bien à tort comme ayant présidé à la conception de cet ouvrage, et vinrent donner un aliment nouveau aux plaisanteries faciles de la presse légère[29], qui égayait déjà les Parisiens avec les vicissitudes de Tannhœuser, les exigences[30] de Wagner, ses chicanes avec ses traducteurs, avec les artistes, avec tout le monde.

À la Lettre sur la musique, Ch. Monselet répondit dans le Figaro[31] du 13 janvier 1861, par une Lettre à Richard Wagner, d’un sel médiocre. Il y faisait étalage d’érudition en appliquant à Wagner une citation du poème satirique de la Polymnie, composé par Marmontel sur le chevalier Gluck.

L’un des passages le plus souvent incriminés de la lettre à F. Villot fut celui où Wagner a développé la métaphore de la mélodie de la forêt. La cause première de l’obscurité apparente de ce passage et des plaisanteries de la presse à ce sujet provient, ainsi que l’a indiqué M. J. Weber dans un article sur la brochure de Mme Bernardini (Temps du Ier mars 1882), d’une grossière erreur de traduction.


L’impression produite par la forêt est complexe ; l’air pur et fortifiant qu’on respire, la variété et la beauté des effets de lumière, le calme délicieux, les bruissements des arbres, les chants des oiseaux et toutes les sonorités plus ou moins voilées qu’on entend forment un effet total qu’on ne peut ressentir que dans la forêt même. Supposons qu’un promeneur réussisse à s’emparer de l’un des chanteurs (mettons que c’est un coucou) et l’emporte chez lui ; croyez-vous que l’oiseau en cage lui rendrait la mélodie de la forêt, c’est-à-dire l’ensemble des voix qui l’a charmé ? Que pourrait-il entendre alors, sinon peut-être — quelle mélodie ?[32], c’est-à-dire non pas une mélodie, mais un fragment, un lambeau qui aurait perdu presque toute sa signification et tout l’effet qu’il produit (mettons que c’est la tierce du coucou), comme partie d’un riche et harmonieux ensemble.


Le traducteur[33], au lieu de rendre littéralement la phrase dont M. J. Weber donne l’explication, l’a remplacée par celle-ci, qui fut jugée très impertinente : « Que pourrait-il entendre alors, si ce n’est quelque mélodie à l’italienne ? »

Le Figaro, qui devait pendant des mois dénigrer Wagner avec une hostilité systématique, ouvrit cependant son feuilleton à M. Ch. de Lorbac, pour y publier la biographie du maître allemand (no du 21 février 1861)[34]. La vie de Wagner y est racontée d’après Fétis, avec quelques anecdotes nouvelles. Le biographe apprécie ensuite en quelques lignes les divers opéras du maître et rend justice au style de ses livrets.


Nous nous plaisons à reconnaître que les libretti de Wagner surpassent, sous le rapport de la poésie, de la grandeur de conception et du style, tout ce qui a été écrit jusqu'à présent dans ce genre. Ces poèmes d'opéras dénotent chez leur auteur un esprit vraiment supérieur et une nature franchement poétique.


Il ajoute quelques détails sur les œuvres non encore publiées, Tristan et la Tétralogie, et nous donne, en terminant, un portrait de Wagner et quelques particularités intimes :


Dans sa bibliothèque, peu de livres, mais d'un choix exquis : Gœthe, Schiller, Schopenhauer, Shakespeare, les philosophes. Son admiration pour la prose française est sans égale ; il dit que notre langue est la langue de la tribune par excellence. Il parle avec enthousiasme de nos grands orateurs et en homme qui les a entendus. Sa vie, très sobre ; la seule recherche est, après le repas, plusieurs tasses de thé savourées lentement en même temps qu'une pipe de tabac turc, pour lequel il a une prédilection exclusive. Il est très original à voir enveloppé dans sa robe de chambre en velours vert, coiffé d'une grande toque de même couleur et caressant des lèvres le bouquin d'ambre d'une longue pipe.

Depuis le début du mois de mars jusqu’au lendemain de la première, Tannhæuser servit de thème aux bons mots, aux chroniques et aux caricatures des journaux amusants[35].

Mécontent de la manière dont Dietsch interprétait sa partition (il n’était pas rare aux répétitions de voir l’auteur, sur la scène, battre la mesure d’une façon, tandis que le chef d’orchestre la battait autrement)[36], Wagner, le 25 février, avait demandé au directeur de l’Opéra l’autorisation de conduire l’orchestre, non seulement à la répétition générale, mais aux trois premières représentations. Royer l’avait renvoyé au ministre d’État. La réponse officielle du comte Walewski (8 mars), refusant à l’artiste cette faveur, se terminait ainsi : « Jamais en France, soit qu’il s’agît des œuvres de nos compositeurs, soit qu’il s’agît de celles des maîtres étrangers, tels que Rossini et Meyerbeer, le directeur de l’orchestre n’a été déshérité du droit de rester à la tête de sa phalange d’exécutants. Il y a plus : avec nos idées et nos habitudes françaises, le chef d’orchestre qui céderait son siège dans ces journées solennelles et décisives serait considéré comme désertant ses devoirs et perdrait pour l’avenir tout le prestige de son autorité. »

M. Ad. Julien, qui cite dans son ouvrage sur Wagner[37] ce passage de la lettre officielle, estime que c’est là « un modèle de style administratif ».

Le 14 mars, dans le Charivari, M. Blum se montre sévère pour Wagner et le blâme pour sa prétention de conduire l’orchestre. Le même jour, dans le Figaro, M. Jean Rousseau émet un avis contraire. — « C’est toute sa vie de musicien qu’il joue sur cette retourne unique. Quoi de plus naturel, dans une si grosse partie, qu’il veuille tenir les cartes ?… M. Wagner est perdu peut-être si M. Dietsch conduit mal son orchestre… Le Tannhæuser tomberait à plat sous la direction de M. Dietsch que cela ne prouverait rien contre Wagner[38]. » La même thèse avait été soutenue par la Revue et Gazette des Théâtres et par Achille Denis dans la Presse théâtrale et musicale du 10 mars. Il engageait Dietsch à céder en lui opposant ce dilemme : « Si le Tannhæuser tombait, les amis de M. Wagner, M. Wagner lui-même pourraient s’en prendre à M. Dietsch. Si, dirigé par M. Wagner, le Tannhæuser réussit, personne n’aura le droit de dire que M. Dietsch n’aurait pu le faire réussir. »

Les caricatures de l’époque et les nouvelles à la main font allusion au procès intenté à Wagner par ses librettistes.

Comme je l’ai dit plus haut, l’administration de l’Opéra avait exigé que la traduction Roche-Lindau fût remaniée par M. Nuitter. Celui-ci fut chargé, dit M. Ollivier, dans son plaidoyer pour Wagner[39], de remplacer les vers blancs par des vers rimés et de rectifier les erreurs de rythme[40]. « M. Nuitter mit plusieurs mois à s’acquitter de la tâche qui lui avait été confiée. J’ai en mains la première feuille de sa traduction. Tous les vers soulignés de rouge sont ceux qui ont été refaits par lui. Or, le tribunal peut voir que, sur cette première feuille, qui représente à peu près le tiers de l’ouvrage, six ou sept vers seulement de la traduction primitive ont été conservés. »

Or, bien qu’il ne subsistât plus grand’chose de cette traduction, Richard Lindau, qui n’avait eu d’autre besogne que de préparer à Roche le mot à mot d’après le texte allemand, prétendait, par l’organe de son avocat, Me Marie, toucher des droits d’auteur et être nommé sur l’affiche et sur le libretto à côté de Roche et de M. Nuitter.

À cette prétention, l’avocat de Wagner répondait en contestant à un semblable traducteur les droits de collaborateur et demandait au tribunal d’accorder à Lindau une juste rémunération (Wagner lui offrait mille francs), mais de ne pas obliger Richard Wagner à accepter comme collaborateur un homme qui avait « mal travaillé à une mauvaise traduction ».

Me Durier, au nom de Roche, demandait la mise hors de cause de son client. Celui-ci n’avait pas voulu être partie au procès, comme R. Lindau le lui demandait, bien que sa collaboration fût plus réelle, plus intellectuelle. « Il a voulu conserver et il conserve l’attitude qu’il a prise vis-à-vis de M. Wagner. On lui demande s’il a, lui, la prétention de voir son nom figurer sur l’affiche. Il répond qu’il n’apporte ici aucune prétention. Il s’en rapporte simplement à l’appréciation de M. Wagner. »

M. Perrot, substitut, se demandait s’il était intervenu entre les parties des conventions réglant leur situation respective[41] et il faisait observer qu’il était difficile de le savoir, surtout en présence de l’attitude de Roche. La lumière ne lui paraissant pas faite, il estimait qu’il serait utile d’ordonner la comparution des parties.

Le tribunal, présidé par M. Benoît-Champy, crut sans doute être suffisamment éclairé et prononça séance tenante, le 6 mars 1861, un jugement dont le texte est reproduit ci-après :


Attendu qu’il est constant que Lindau a coopéré avec Edm. Roche à la traduction des paroles du Tannhæuser dont R. Wagner est l’auteur ; mais qu’il résulte des documents du procès et notamment des déclarations faites au nom de Roche lui-même que le travail auquel il s’est livré n’a point été agréé par la direction de l’Opéra et que l’œuvre a dû être refaite presque entièrement ;

Que, dans ces circonstances, la traduction faite par Lindau peut lui donner un droit légitime à la part de Wagner, que celui-ci d’ailleurs ne conteste pas, mais qu’elle ne peut lui attribuer, pas plus qu’à Edm. Roche, qui déclare formellement pouvoir le revendiquer, le droit de demander que son nom figure en qualité de collaborateur, soit sur l’affiche, soit sur le libretto ;

Attendu que le tribunal n’a pas, quant à présent, les éléments nécessaires pour apprécier l’importance de la rémunération due à Lindau ;

Par ces motifs :

Met Roche hors de cause ;

Déclare Lindau mal fondé en sa demande ;

L’en déboute.

Lui réserve ses droits contre Wagner pour obtenir la rémunération qui lui est due et le condamne aux dépens envers toutes les parties.


« Ce fut, dit M. Nuitter, un grand chagrin pour Roche de ne pouvoir figurer sur l’affiche de l’Opéra. Comme il était impossible d’infirmer la sentence du tribunal, je tâchai du moins d’adoucir les peines de mon collaborateur en ne consentant pas à laisser paraître mon nom à côté de celui de Wagner. Les affiches des premières représentations ne portent aucun nom de traducteur… Mes souvenirs sont très exacts sur ce point. Je fis moi-même l’offre à Roche. »

Finalement, il fut décidé que Wagner seul verrait son nom sur l’affiche et sur le livret[42] comme étant le seul auteur du et de la musique. Cette décision si rigoureuse et l’insuccès de l’opéra de Wagner portèrent à Ed. Roche un coup terrible ; il ne survécut que de quelques mois au désastre de Tannhæuser.


Rappelons en peu de mots les principaux événements littéraires et artistiques de l’hiver de 1861.

Scribe et Murger venaient de mourir. Le P. Lacordaire, élu de l’Académie en remplacement de Tocqueville le lendemain du deuxième concert de Wagner, en 1860, venait d’être reçu par Guizot (24 janvier 1861). En mars, l’Opéra-Comique donnait la première représentation du Jardinier galant, de M. F. Poise qui, bientôt, alternait avec la Circadienne de Scribe et Auber, où Montaubry, travesti en femme, obtenait un si grand succès. Le Théâtre-Lyrique jouait Madame Grégoire, de Scribe et Clapisson, et le Val d’Andorre. L’Odéon répétait Béatrix, drame de M. Legouvé, pour les représentations de Mme  Ristori[43]. Au Théâtre-Français, les Effrontés de M. Ém. Augier, avec M. Got dans le rôle de Giboyer. Au Vaudeville, les Vivacités du capitaine Tic, comédie en trois actes d’Eugène Labiche et Martin. À la Gaîté, les Trente-deux Duels de Jean Gigon, de M. F. Dugué. À l’Ambigu, l’Ange de minuit, mélodrame en cinq actes de Th. Barrière et Ed. Plouvier ; et au Cirque, une pièce militaire d’actualité, les Massacres de Syrie. Deux virtuoses, MM. Sarasate et Planté, débutaient au concert du Conservatoire. La Société des jeunes artistes faisait entendre, le 3 février, la Marche des fiançailles de Lohengrin, avec chœurs, et, le 17, une mélodie de Wagner. La Marche des fiançailles fut rejouée le 14 avril.

La première de Tannhæuser[44] eut lieu le mercredi 13 mars 1861, en présence de la Cour et devant une assemblée choisie.

Le bruit fait à l’avance autour de l’opéra de Wagner avait stimulé la curiosité du Tout-Paris d’alors. Les billets pour la première représentation firent prime ; d’après les journaux du temps, des fauteuils d’orchestre furent vendus cent francs, des loges mille francs. L’administration de l’Opéra fut assaillie de demandes signées des noms les plus célèbres dans le monde, la politique, la finance, l’art ou les lettres.

J’ai parcouru cette collection d’autographes. M. de Soubeyran demandait trois stalles d’amphithéâtre et quatre stalles d’orchestre ; le prince Poniatowsky, une loge de face du troisième rang. Le chanteur Obin, deux stalles d’orchestre et une loge de troisième de côté pour des personnes « inoffensives comme des brebis qui ne bêlent pas ». Feuillet de Conches, introducteur des Ambassadeurs, deux places pour l’éditeur Lemoine, qui « désirait juger de la musique pour savoir s’il devait acheter la partition ». Or, celle-ci était vendue depuis plusieurs mois à Flaxland.

Et combien d’autres encore ! M. Baroche, M. Ch. Bocher, Ponsard, Mario et Tamburini, Mme Haussmann, Mme Solar, le baron de Rothschild fils, Ch. Gounod, Halévy et son neveu Ludovic Halévy, F. Mario Uchard, le prince Lubomirsky, H. Crémieux, Paul Bocage, H. J. Kœnigswarter, chargé d’affaires du duc de Saxe-Cobourg-Gotha, Maurice Schlesinger, consul du duc d’Anhalt, le commandant des Cent-Gardes Verly, le comte Jules de Lesseps, frère de Ferdinand de Lesseps, qui écrit trois lettres pour être bien assuré de sa place.

Mais toutes les demandes ne purent être exaucées. Aussi sera-t-on curieux sans doute de connaître aussi exactement que possible (d’après la feuille de location et de service) quelles étaient les personnes présentes à cette soirée fameuse, en dehors des abonnés dont l’administration de l’Opéra, par un scrupule honorable, mais peut-être exagéré, s’est refusée à divulguer les noms.

À l’orchestre, M. Rouher, le général Mellinet, Benedetti, le ministre de Wurtemberg, baron de Wæchter, M. Kœnigswarter, MM. de Rothschild fils, Hallez-Claparède, Soubeyran, Edmond Blanc, M. de Belleyme, juge au tribunal de la Seine, le docteur Cabarus, le prince Galitzin, le prince Lubomirsky, M. d’Oubril, conseiller à l’ambassade de Russie, le comte Curial, le comte de Jaucourt, le comte de Mosbourg, secrétaires d’ambassade, l’un à Londres, l’autre à Vienne.

Comme compositeurs : Auber, Fél. David, V. Massé, Léon Kreutzer, Jules Cohen ; les directeurs de journaux : Bertin, Dalloz, Buloz ; comme littérateurs : Th. Gautier, Mario Uchard, Roqueplan, Aubryet, Ch. Narrey, Eug. Cormon, Alb. Second, Villemot, de Pêne, Lud. Halévy. M. Got, de la Comédie-Française, le ténor Tamburini. Ed. Roche et Gasperini, deux fidèles amis de Wagner.

À l’amphithéâtre : Cam. Doucet, le chef de division des théâtres, Hector Berlioz, F. Halévy, Ch. Gounod, Offenbach, Michel Lévy, Paul de Saint-Victor, comte de Charnacé, comte Foucher de Careil, comte d’Hatzfeld, comte Daru, baron Sina, Solar, enfin Hyrvoix, le chef de la police particulière de l’Empereur. Dans une baignoire, le maréchal Magnan.

Inscrits pour les secondes loges : comte Duchâtel, Erlanger, Jules de Lesseps, H. Crémieux, les princesses Ouvaroff et Ouroussoff.

Aux troisièmes loges, des places étaient retenues au nom de M. Ém. Ollivier, du prince Poniatowsky, de Deldevez, sous-chef d’orchestre à l’Opéra. La plupart d’entre elles et les quatrièmes loges étaient distribuées, suivant l’usage, à des amis des auteurs, artistes, chefs du chant et de l’orchestre, du maître de ballet, des décorateurs, machinistes, régisseurs, etc.

Wagner, qui n’avait pu ni obtenir la direction de l’orchestre, ni proscrire les claqueurs, comme il l’aurait désiré, assista à la représentation dans la loge du directeur. Bien que l’inintelligence avec laquelle Dietsch conduisit l’orchestre et la « molle exécution » de sa musique dussent exaspérer l’auteur, il montra beaucoup de calme pendant cette soirée qui décidait du sort de son œuvre. « Il était bien disposé et d’humeur gaie », rapporte M. Obin.

Avant de rappeler les incidents de la soirée et d’apprécier l’attitude du public et de la presse à l’égard de l’œuvre de Wagner, il est bon d’examiner la manière dont elle fut présentée et défendue.

On a vu plus haut que l’Opéra avait l’ordre de ne rien refuser à l’auteur. La mise en scène fut magnifique, il n’y a qu’une voix sur ce point ; on a dit à l’époque qu’elle avait coûté 200, 250 et même 300,000 francs. C’est exagéré. J’ai vu les évaluations de la direction consignées sur des papiers conservés aux archives de l’Opéra. A. Royer prévoyait pour les décors une dépense de 35,000 francs ; pour les costumes, accessoires, frais supplémentaires 65, 000, en tout cent mille francs[45]. Ce chiffre fut-il dépassé ? C’est possible, vu les exigences de Wagner ; mais il n’atteignit certainement pas les sommes énormes que coûte, au nouvel Opéra, la mise en scène d’un ouvrage à tableaux multiples et à figuration très nombreuse, tel que Salammbô, par exemple.

Wagner avait demandé à son ami Heine[46] d’envoyer à la direction de l’Opéra les croquis des décors et des costumes qui avaient servi pour la représentation de Tannhæuser à Dresde, en 1843. Les décorateurs durent s’en inspirer, tout en ayant la liberté de faire plus riche et plus grandiose. Expédié le 20 juillet, le paquet fut renvoyé à Dresde un mois après. Les maquettes de 1861 n’ont malheureusement pas été conservées.

On peut avoir une idée du tableau du Venusberg, qui avait été exécuté par Cambon et Thierry, par un article du 19 février 1861, signé Théodore Grasset, inséré dans un journal de théâtre, qui paraissait sous le titre de Figaro-Programme.

Figurez-vous un amoncellement d’énormes rochers aux formes bizarres et fantastiques qui donnent le frisson. Les parois de cet entonnoir surnaturel sont en granit rouge. Çà et là, pendent des stalactites roides comme des tuyaux d’orgue, aux arêtes brillantes de reflets aurifères. Ailleurs, des cristallisations s’épanouissent commedes végétaux monstrueux qu’aurait pétrifiés une cascade furieuse qui bondit à travers les anfractuosités et se précipite dans le vide. À gauche, l’œil s’égare dans les profondeurs inférieures d’antres souterrains baignés d’une atmosphère bleue comme celle de la Grotte d’Azur. Des voûtes, tombe un nombre infini de colonnes naturelles qui plongent dans une eau claire où nagent des sirènes. Au premier plan, est le trône de la divinité, formé de conques de nacre étincelante et de fleurs brillantes comme le diamant, rouges comme le sang, fleurs anonymes de toutes les botaniques.


En cette description, tous ceux qui ont vu Tannhæuser à Bayreuth ou à Munich ont reconnu le décor dans lequel leur est apparue la Vénus légendaire de Wagner.

« La grotte de Vénus est une féerie, écrivait Paul de Saint-Victor[47] ; le paysage printanier de la Wartburg est d’une fraicheur idéale ; on dirait le fond d’un tableau d’Hemling démesurément agrandi. La chasse du Landgrave, avec ses piqueurs, ses sonneries d’oliphant, sa meute tenue en laisse, ses chevaliers aux sveltes costumes, semble sortir d'une légende.

» Au second acte, le tournoi des chanteurs est peut-être la plus belle fête que l'Opéra ait donnée. Rien d'éblouissant comme cette vaste salle où défilent, dans l'ordre pompeux du cérémonial germanique, les personnages chantés par Tieck et par Novalis : burgraves, landgraves, pages, rois, dames, châtelaines. C'est la résurrection d'une époque armée et habillée de toutes pièces, un musée qui marche, un siècle incarné. »

Le décor de la salle des fêtes, très hardi comme faîtage, était signé Nolau et Rubé ; ceux du val de la Vartburg,au premier et au troisième acte, étaient de Despléchin. Le dernier, avec ses tons d'automne, était particulièrement réussi. Il est reproduit, ainsi que celui du second acte, dans l'ouvrage de M. Ad. Jullien.

Les costumes, dessinés par Alfred Albert, étaient du xiiie siècle, mais d'un caractère un peu fantaisiste. Ils avaient coûté plus de 50,000 francs. Aussi, après les trois représentations de Tannhæuser, la direction, pour les utiliser, commanda-t-elle à Mélesville un petit opéra en deux actes, dont l'action se passait en Allemagne au moyen âge et où le principal personnage est un landgrave de Thuringe. Cet ouvrage, mis en musique par Giulio Alary, maître de chapelle de la maison de l’Empereur, fut représenté le 30 décembre 1861, sous ce titre : la Voix humaine[48].

On a vu plus haut que, pour la bacchanale du Venusberg, le maître de ballet s'était religieusement conformé aux intentions de l'auteur. Wagner aurait voulu plus de fougue sensuelle, plus d'ardeur amoureuse. M. Petipa alla jusqu'au point que les habitudes de décence de l'Académie impériale de musique ne permettaient pas de dépasser[49]. Il n'eut pas à mettre en scène les apparitions de la fin de la Bacchanale : l’Enlèvement d'Europe, Léda et le Cygne. Ces tableaux ne furent introduits dans l'œuvre que lorsque la mise en scène du Venusberg fut complétée par Wagner pour la représentation de Tannhæuser à Vienne, le 22 novembre 1875. (Voir à l'Appendice.)

Quant aux chœurs et aux chanteurs, presque tous les journaux sont d'accord les complimenter. Cependant, ce concert d’éloges est troublé par quelques notes discordantes. Léon Leroy ne se montre satisfait ni de Niemann, « dont la voix est usée dans le registre supérieur et qui profite de cet inconvénient pour pousser de temps en temps des sons inhumains », ni de Mme Tedesco, « réduite aux cordes graves ; le reste s’est évanoui avec les répétitions de Tannhæuser ». Gasperini constate aussi que les remaniements de la scène de Vénus ayant obligé Mme Tedesco à recommencer les études de son rôle et les difficultés d’intonation qui en résultaient pour elle, avaient fatigué la voix de cette artiste. « En revanche, M. Cazaux, un superbe landgrave, M. Morelli et Mme Sax ont dignement soutenu l’honneur de la corporation. Mme Sax surtout mérite d’être complimentée ; elle avait une rude tâche à remplir et elle s’en est acquittée en véritable musicienne. » Gasperini reconnaît que Mme Sax, qui, en dehors de son admirable voix, avait peu de moyens scéniques, s’était transformée sous la direction de Wagner.

Un contemporain qui a assisté à cette représentation, M. Ch. de Lorbac, m’a affirmé que l’exécution fut très médiocre, tant de la part des chanteurs que du côté de l’orchestre, qui, d’après Léon Leroy, aurait « marché on ne peut mieux ». Les instrumentistes, que Wagner avait souvent traités fort rudement aux répétitions, saisirent l’occasion de se venger[50]. Ils introduisirent dans l’harmonie des dissonances voulues en diésant ou bémolisant leurs parties ; dans la scène du pâtre, le hautbois nasilla des couacs désastreux. Comme, au dire de Gasperini, Mlle Reboux chantait faux, l’effet était complet, et l’on conçoit que les rires aient commencé à l’audition de cette inoffensive cantilène. Quant à Dietsch, dont la molle direction fut incriminée par Wagner, fut-il coupable de mauvaise volonté ou seulement d’inexpérience, il est bien difficile de s’en rendre compte à distance. Pour la marche du second acte, un des rares morceaux qui furent applaudis, presque tous les journaux du temps reconnaissent qu’elle a été admirablement exécutée par l’orchestre. Cependant G. Héquet écrivait dans l’Illustration (23 mars) que cette marche, lorsqu’il l’entendit à Wiesbaden, jouée par huit violons au lieu des vingt et un de l’Opéra, lui avait paru d’un « éclat merveilleux d’instrumentation que l’exécution parisienne a singulièrement amorti ». Récemment nommé chef à l’Opéra, fort timide, Dietsch devait avoir peu d’autorité sur ses musiciens ; il n’était pas de taille à lutter contre leurs dispositions hostiles et à sauver l’œuvre d’une défaite certaine.

M. Paul Lindau envoya en Allemagne un compte rendu de visu de cette représentation, ayant pénétré dans la salle grâce à la protection du chef de claque, le fameux père David. Son récit est ce qu’on appelle, en style de journal une Soirée parisienne, remplie d’anecdotes, assez spirituelle et, quoique d’un Allemand, beaucoup moins sympathique à Wagner que les relations de la bataille écrites par les amis français de l’artiste. Frère de R. Lindau, le traducteur évincé, il avait des raisons pour ne pas être tout à fait impartial.

« L’exécution parfaite de l’ouverture provoque les applaudissements unanimes.» La scène du Venusberg, le chalumeau du pâtre et sa chanson de Dame Holda, ainsi que le carillon du troupeau excitent l’hilarité pendant le premier acte. « Le septuor final du premier acte produit malgré tout un tel effet qu’il s’en faut de peu qu’on ne demande bis. » De nouveaux rires accueillent l’entrée de la meute. « Le sort de l’œuvre reste encore indécis après le premier acte… Le deuxième acte laisse le public froid jusqu’à la marche, admirablement exécutée par l’orchestre ; cette marche est applaudie, unanimement acclamée[51] ». À son avis, la scène du concours de chant est véritablement trop longue. « Les choristes ont chanté faux dans le finale ; le steeple-chase des violons à la reprise du finale excite une hilarité complète La prière d’Elisabeth ennuie, la romance de Wolfram et le chœur des pèlerins au troisième acte sont applaudis. Toute la fin de l’opéra est siffiée. » Le courriériste allemand estime que le public s’est montré impartial et a jugé l’œuvre suivant les conventions de l’opéra.


Il a applaudi chaleureusement, comme il convenait, l’ouverture, le septuor, la marche et la romance de l’Étoile. Mais ces morceaux, il faut bien le dire, sont précisément ceux écrits dans le style et la tradition du vieil opéra et, par conséquent, les seuls en harmonie avec la conception française.


Ces mêmes juges ne voulaient absolument rien connaître de la nouvelle école de la musique de l’avenir. « Tannhæuser a déplu à un public naïf et bon, cela est évident. »

D’après M. Lindau, il n’y a pas eu de cabale. Cette assertion est contredite par Franck-Marie, dans la Patrie. Il déclare que la plupart des journalistes avaient formé au milieu de l'orchestre un groupe d'où partaient les chut et les éclats de rire. Wagner dit aussi, dans sa lettre du 27 mars à ses amis d'Allemagne, que les journalistes s'avisèrent, pour faire tomber la pièce, « d'éclater en rires assez grossiers après des répliques sur lesquelles ils s'étaient entendus aux répétitions générales ». L'existence de la cabale fut dénoncée par Gasperini, dans la Gazette de Francfort ; par Giacomelli, dans la Presse Théâtrale (17 mars) ; par Victor Cochinat, dans la Causerie (17 mars) ; par Léon Leroy, au même journal (31 mars) ; par M. Jules Ruelle, dans le Messager des Théâtres. Ce critique, qui défendait bravement les innovations de Wagner et les passages sifflés, écrivait : « Le public de Carpentras, voulant faire tomber un troisième ténor, n'agit pas autrement. L'orchestre, car ce sont bien les stalles qui donnaient le branle, nous tenons à le constater, offrait le spectacle bien triste d'une cabale organisée. » Elle fut constatée par Édouard Schelle, auteur de Tannhæuser à Paris ou la troisième guerre musicale[52] et, bien qu'Allemand, peu favorable à Wagner.

Les souvenirs des contemporains : la princesse de Metternich, M. Nuitter, M. Ch. de Lorbac, M. Obin, M. Petipa, sont d’accord aussi sur ce point.

Giacomelli affirme que les meneurs de la cabale étaient deux critiques à cheveux blancs, Gustave Héquet, rédacteur musical de l’Illustration[53], et Scudo.

Baudelaire rapporte ce détail :


Je me souviens d’avoir vu, à la fin d’une des répétitions générales, un des critiques parisiens accrédités, planté prétentieusement devant le bureau de contrôle, faisant face à la foule au point d’en gêner l’issue et s’exerçant à rire comme un maniaque, comme un de ces infortunés qui, dans les maisons de santé, sont appelés des agités[54]. Ce pauvre homme, croyant son visage connu de toute la foule, avait l’air de dire : « Vovez comme je ris, moi, le célèbre S. ! (Scudo.) Ainsi, ayez soin de conformer votre jugement au mien.


« Scudo, me disait M. Ch. de Lorbac, avec sa moustache et sa barbiche grises, avait l’air d’un vieil officier. Comme il pérorait au foyer, en dénigrant violemment l’œuvre de Wagner devant un nombreux auditoire, nous eûmes l’idée avec des jeunes gens de mon âge, wagnériens comme moi, pour lui enlever toute influence sur ceux qui l’écoutaient, de lui couper brusquement la parole en lui disant : — Taisez-vous donc, colonel ! — Puis, formant un monôme, nous défilions devant lui en faisant le geste de tourner une manivelle d’orgue de Barbarie et en fredonnant son unique romance : Le Fil de la Vierge. » Mais ces plaisanteries n’eurent qu’un temps et, à la fin de la soirée, les discussions dans les couloirs devinrent aigres et menaçantes. De nombreuses provocations furent échangées. « En 1861, rapporte M. C. Mendès, Charles Baudelaire et moi fîmes le coup de poing contre les siffleurs ; je me rappelle même avoir reçu certaines bourrades que je rendis avec usure. » (Écho de Paris du 6 mai 1893.)


Ce fut contre le troisième acte, dit Wagner, que les chefs de l’opposition dirigèrent tous leurs efforts ; ils saisirent les prétextes les plus puérils pour troubler l’émotion des spectateurs par des cris et des éclats de rire. Mes interprètes ne se laissèrent pas désarçonner par les manifestations ; le public lui-même tint ferme et ne cessa d’accueillir mes chanteurs par des marques non équivoques de satisfaction. À la chute du rideau, il les rappela avec des applaudissements frénétiques, si bien que l'opposition se trouva complètement vaincue.


Il avait écrit plus haut :


Je persiste à reconnaître au public parisien des qualités fort agréables, notamment une compréhension très vive et un sentiment de la justice vraiment généreux.


Après la première, paraissent les caricatures[55], éclosent les mots piquants et les épigrammes des petits journaux[56].

Prosper Mérimée[57], écrivait le 21 mars :


Un dernier ennui, mais colossal, a été Tannhæuser. — Il me semble que je pourrais écrire demain quelque chose de semblable en m’inspirant de mon chat marchant sur le clavier d’un piano. La représentation était très curieuse. La princesse de Metternich se donnait un mouvement terrible pour faire semblant de comprendre et pour faire commencer les applaudissements, qui n’arrivaient pas. Tout le monde bâillait, mais d’abord, tout le monde voulait avoir l’air de comprendre cette énigme sans nom. On disait sous la loge de Mme de Metternich que les Autrichiens prenaient la revanche de Solférino. On a dit encore qu’on s’ennuie aux récitatifs et qu’on se tanne aux airs… Le fiasco est énorme ; Auber dit que c’est du Berlioz sans mélodie.


Autres mots attribués à Auber : — « C’est comme si on lisait, sans reprendre haleine, un livre sans points ni virgules » ou — « Comme ce serait mauvais si c’était de la musique ! » Rossini, interrogé sur le mérite de l’œuvre, répondait : — « Puisqu’il s’agit de la musique de l’avenir, je me prononcerai dans une cinquantaine d’années ». — Ou bien, il plaçait à l’envers sur son piano la partition de Tannhæuser. Quelqu’un lui en faisant l’observation, il répondait : — « Je trouve que cela va aussi bien de ce côté-là ! » Mais il aurait dû se souvenir qu’à son arrivée à Paris en 1823, on l’avait surnommé M. Tambourrossini, et que les caricatures de l’époque le représentaient tout harnaché de cymbales et de grosses caisses. Il est à croire aussi que M. Gounod épargna le vaincu. « Il avait pour Wagner, dit M. Drumont, une respectueuse déférence et, devant lui, gardait l’attitude d’un enfant devant son père, d’un élève devant son maître. » Cependant, le Figaro du 18 mars lui prêtait ce propos : — « C’est fort intéressant au point de vue grammatical. — Quant à Berlioz, jaloux du tour de faveur donné à Tannhæuser, il écumait.


Je traversais par hasard, avec mon père, écrit Mme J. Gautier[58], le passage de l’Opéra, le soir de cette représentation, pendant un entr’acte ; le passage était plein de monde. Un monsieur qui vint saluer mon père, nous arrêta. C’était un personnage assez petit, maigre, avec des joues creuses, un nez d’aigle, un grand front et des yeux très vifs. Il se mit à parler de la représentation à laquelle il assistait, avec une violence haineuse, une joie si féroce de voir l’insuccès s’affirmer que, poussée par un sentiment involontaire, je sortis tout à coup du mutisme et de la réserve que mon âge m’imposait, pour m’écrier, avec une impertinence incroyable :

— À vous entendre, Monsieur, on devine tout de suite qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre et que vous parlez d’un confrère.

— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend, méchante gamine ? dit mon père, qui voulait gronder, mais qui en dessous, riait.

— Qui est-ce ? demandai-je quand le monsieur fut parti.

— Hector Berlioz[59]. »

Du reste, Berlioz s’abstint de rendre compte dans les Débats de l’opéra de Wagner. Il laissa à son ami d’Ortigue le soin d’exécuter son rival. Le critique intérimaire examine d’abord et combat les théories dramatiques et mélodiques contenues dans la Lettre sur la musique. Son article (23 mars) est mesuré dans la forme, lourd et moins agressif que la plupart des comptes rendus. On y trouve cependant des plaisanteries de petitsjournaux, comme celle-ci sur la Bacchanale : — « On nous a raconté qu’à la première répétition du ballet, l’ordonnateur de la danse dit aux danseuses : — Mesdemoiselles, vous partirez au motif. Les danseuses, attendant le motif, partirent pas. On peut être bien sûr qu’on ne tirera pas de ce ballet le plus petit motif de quadrille. » Ou cette autre : — « Pour comprendre la musique de Wagner, il faut être doué du sens de seconde ouïe. » Sa conclusion prudhommesque est à citer : — « L’Empereur, la France et l’Opéra se sont montrés grands pour M. Wagner et nous les en remercions. » Cette déclaration généreuse sert à préparer le panégyrique d’un autre compositeur dont on devine le nom et l’éloge d’une œuvre qui lui est chère.

Commençons la revue de la presse par les journaux de musique :

Le 24 mars, dans un long article au Ménestrel, M. Paul Bernard admirait le septuor du premier acte, l’andante du finale du second, le chœur sans accompagnement des pèlerins, la marche et la romance de l’Étoile. Conclusion :


Le Tannhæuser, dans son ensemble, est d’une monotonie qu’on pourrait attribuer à l’abus de certaines formules. La mesure à quatre temps y est presque perpétuelle ; le chromatique y détruit le sentiment de la tonalité ; la septième diminuée y jette partout sa teinte neutre ; enfin, le récitatif y tient la première place, non pas le récitatif dramatique à la manière de Gluck, mais une espèce de mélopée antique, lente, traînante, le plus souvent sans accent et sans but.

Dans le même journal, M. J.-L. Heugel reprochait à Wagner (17 mars) d’avoir développé à satiété, sous toutes les formes, une formule d’accompagnement qui, « à partir de l’ouverture, se prolonge indéfiniment, à l’instar du câble transatlantique, — cet immense trait d’union entre les deux mondes ».

Le compte rendu de la Gazette Musicale, signé Paul Smith (Éd. Monnais), n’a aucune valeur. En ce qui concerne le poème, il se termine ainsi :


Vénus nous apparaît encore avant que le cercueil d’Elisabeth soit apporté sur le théâtre. Vénus est toujours indulgente et bonne : elle tend les bras au déserteur et nous ne savons quelle idée l’auteur a voulu placer dans ce contraste de cette déesse qui pardonne et de ce pape qui maudit, mais nous la trouvons peu édifiante et encore moins dramatique. Ce ne sera jamais le culte des sens qu’il faudra préconiser pour la gloire non moins que pour la prospérité du théâtre !


On reconnaît en cette phrase prudhommesque la pudeur officielle du commissaire impérial auprès des théâtres lyriques. Seulement, on se demande pourquoi le chaste chroniqueur reproduit deux fois dans son article cette plaisanterie grivoise :


Tannhæuser s’est jeté à corps perdu dans les délices du Venusberg, traduisez ce mot comme il vous plaira… Le Saint-Père lui refuse sa grâce et le noble chevalier retourne au Venusberg : traduisez toujours comme il vous plaira[60] !…


Dans l’Art musical (journal d’Escudier, marchand de musique italienne) du 21 mars, M. O. Comettant ne se montrait pas moins spirituel. Il annonçait la formation de trains de plaisir, destinés à a transporter à Paris et au plus juste prix, la foule des amateurs prussiens, autrichiens et belges, que le Tannhæuser empêchait de dormir ». On devait donner aux locomotives des noms tels que : Discordance, Trémolo, Enharmonie, Chromatique, Mélodie infinie. Aimables facéties de Conservatoire ! Sauf qu’il est d’accord avec ses confrères sur les quelques morceaux passables, il ne daigne rendre compte ni du poème, ni de la partition. Cependant, l’ouverture lui paraît bonne, moins la deuxième partie, qui lui semble exprimer une scène de convulsionnaires.

Il expose les idées contenues dans la lettre à F. Villot en les comprenant de travers et joue sur le mot de mélodie de danse, dont l’auteur s’est servi pour caractériser le développement de la mélodie dans la musique moderne, aux dépens de l’harmonie, qui formait autrefois la base de l’édifice. La comparaison tirée de la mélodie de la forêt[61] est naturellement tournée en ridicule. Quant au système de Wagner sur la fusion dans le drame de la poésie et de la musique, il lui semble devoir « anéantir l’opéra au lieu de le régénérer ».


Or, l’invention de M. Wagner consiste à faire de l’opéra une symphonie instrumentale avec accompagnement obligé de chanteurs. Mais est-ce qu’un chanteur sur la scène n’intéressera pas toujours plus qu’un musicien dans l’orchestre ?


Ce système, destructif du drame, sera funeste à la musique pure, car, « au fur et à mesure que l’action avance, les personnages expriment nécessairement des sentiments différents, et la musique qui les exprime est obligée de changer de caractère. Par conséquent, plus d’unité de sentiment et plus de développement possible d’une idée musicale mère ». Le système du drame lyrique imaginé par Wagner est donc condamnable au double point de vue du drame et de la musique… « M. Wagner a cru faire une révolution à l’Opéra, il n’a fait qu’une émeute. « 

Le numéro suivant (28 mars) reproduit un article de M. O. Comettant, intitulé : Les Apôtres de la musique de l’avenir en conseil secret, probablement celui qui avait paru dans le Siècle en 1858. On n’a pas idée du ramas d’idioties qui sont accumulées dans cet article.

D’ailleurs, Schumann et Liszt y sont encore plus maltraités que Wagner, auquel M. Comettant, saisi d’une soudaine tendresse pour Berlioz, oppose le génie de l’auteur de Roméo et Juliette, à cause de son hostilité déclarée contre le musicien de l’avenir[62].

Après de semblables calembredaines, on éprouve quelque satisfaction à lire dans l’Univers musical, sous la signature de Stephen de la Madelaine, une étude sérieuse et qui veut être impartiale. Le vieux professeur de chant, tout en réprouvant les tendances du compositeur, se montre assez élogieux pour son œuvre. Il cite, en les appréciant favorablement, non seulement le chœur des pèlerins, la marche et la romance de l’Étoile, mais encore la strophe d’Elisabeth au second acte, le duo suivant, celui du premier acte, l’introduction instrumentale du troisième et le long récit du pèlerinage.

Mais, pour que cet opéra soit goûté, il faut que :


le public s’habitue à de nouvelles formes de mélodies et de combinaisons musicales comme il l’a fait pour Weber et pour Beethoven. Les amis de M. Wagner lui-même ne demandent pas autre chose. Il y aurait injustice à leur refuser cette grâce et, pour ma part, je leur promets une attention soutenue et je n’éprouverais nulle mauvaise honte à revenir des préventions que je m’efforce d’expliquer aujourd’hui, sans les atténuer, sans les exagérer.


Après les journaux de musique, les critiques signées par des chroniqueurs musiciens.

Dans la Revue des Deux Mondes du Ier avril, Scudo savoura longuement le plaisir d’exterminer Wagner comme librettiste, comme théoricien et comme compositeur.


L’ouverture, dit-il, — et son jugement implique ou la plus insigne mauvaise foi, ou l’absence totale de compréhension artistique, — est un grand corps mal bâti où l’on remarque une interminable phrase dessinée par les violons, qui dure plus de cent me sures. Sur ce trait persistant, qui parait avoir un sens profond, puisque l'auteur le fait revenir plusieurs fois dans le cours de sa légende, les instruments à vent, particulièrement les trombones, jettent une sorte de clameur accentuée (?) qui forme la péroraison de cette mystérieuse préface. L'ouverture en soi n'est pas bonne, le coloris en est terne (!) et la charpente défectueuse.


Si l'ouverture n'est pas bonne, naturellement Scudo ne juge pas meilleure la scène de la Bacchanale, l'air du pâtre et le finale du premier acte, « qui n'a excité dans le public que les éclats d'un rire rabelaisien ».

Son humeur s'adoucit à partir du second acte.


La marche est belle, quoique peu originale, largement dessinée, et produit l'effet voulu par le poète et le compositeur… À un assez bel ensemble choral : Un ange nous vient apparaître, succède un effroyable déchaînement de sons discordants qui constitue le finale du second acte… Dans le chœur des pèlerins, « le motif se développe et s'épanouit dans un crescendo d'un très bel effet. La prière d'Elisabeth forme encore un chant vague et inarticulé, une sorte de prose liturgique qui semble n'appartenir à aucune tonalité précise, mais dont la couleur générale et le caractère semi-religieux ne me déplaisent pas. C'est dans cette scène et dans l'hymne du soir que chante Wolfram, aussitôt après, que M. Wagner me semble avoir le mieux réussi à réaliser cette mélodie flottante qui se dégage lentement, vous enveloppe comme d'un nuage de poésie et vous communique une émotion calme, mais élevée et noble.


Les partisans de Wagner sont fort maltraités.


Il y a dix ans que nous combattons ici les doctrines funestes propagées par M. Wagner et ses partisans[63], qui sont pour la plupart des écrivains médiocres, des peintres, des sculpteurs sans talent, des quasi-poètes, des avocats, des démocrates, des républicains suspects, des esprits faux, des femmes sans goût, rêvasseuses de néant, qui jugent les beautés d’un art de sentiment qui doit plaire à l’oreille avant de toucher le cœur, à travers un symbolisme creux et inintelligible.


Le critique de la Revue contemporaine, Wilhem, est moins acerbe, mais également partial.

Dans l’Illustration, Gustave Héquet écrivit trois articles sur Tannhæuser. Le 2 mars, en rendant compte du volume des Quatre poèmes d’opéras, il s’attaquait à la Lettre sur la musique qu’il n’avait pas comprise. Le 23, il analysait la partition. Outre les trois fragments universellement applaudis, il appréciait « les deux morceaux d’ensemble du premier et du second acte, où l’on attrape, au milieu du bruit, quelques notes qui se suivent et offrent l’apparence d’un sens mélodique… « Le reste est une kyrielle interminable, soit de membres de phrases que ne lie entre eux aucun rapport d’analyse, — disjecti membra musici, — soit même d’accords plus ou moins régulièrement ajustés, mais dont la succession ne présente aucun sens. Mots sans idées, couleurs sans dessin. Vous avez entendu parfois un accompagnateur promener ses doigts distraits sur le clavier, pendant que l’auditoire se place et que le chanteur se mouche ? Voilà bien souvent l’agréable exercice auquel M. Wagner occupe son orchestre ! » Du même ton est, d’un bout à l’autre, le feuilleton d’Azevedo, à l'Opinion nationale du 19 mars. Voici comment l’apprécie un musicien pourtant bien peu wagnérien, F. Clément, rédacteur du Dictionnaire Larousse, en sa notice sur Azevedo. « Dans ses feuilletons sur les représentations de Tannhæuser, toute l’œuvre de Wagner fut condamnée et exécutée en bloc, sans critique réelle, et pourtant, M. Azevedo a trop d’intelligence pour admettre que les adeptes de Wagner, et ils sont en grand nombre, soient tous des esprits dépravés, dépourvus de tout sentiment lyrique. »

Au Moniteur, Fiorentino[64] moins hostile, constate le succès de l’ouverture et de la marche. Il éreinte la Bacchanale etle duo de Tannhæuser et de Vénus.


La ritournelle de l’air du pâtre a fait rire, mais le septuor, d’une large facture, d’une sonorité puissante, a été vivement applaudi… Le morceau d’ensemble (du second acte) écrasait le public, lorsque, tout à coup, au moment où on s’y attendait le moins, un trait des violons, d’une bizarrerie comique, a provoqué dans la salle entière un irrésistible mouvement d’hilarité.

Et le critique engage Wagner à couper ce trait de violon malencontreux, dans lequel Édouard Monnais entendait le dernier d’un animal passant de vie à trépas[65] ».

Il s’étonne que la marche des pèlerins, « très bien faite », n’ait pas été remarquée.


La romance de L’Étoile a de la mélancolie et une certaine douceur, mais c’est à peine si on l’a écoutée. Quand on a vu que ce bon Wolfram allait reprendre sa lyre, on a craint qu’il ne recommençât son discours du second acte, et on l’a prié de ne pas insister. Le récit de Tannhæuser est infiniment trop long. Cela ferait deux volumes illustrés d’Impressions de voyage.


À son gendre, qui était chargé de la critique musicale du Figaro. Villemessant octroya licence « d’assommer l’auteur de Tannhæuser, dit Léon Leroy, du poids de douze colonnes de feuilleton[66] ». Jouvin pnt librement s’espacer en dissertations confuses et, quant à l’esprit de son article, on peut en juger par ces citations :

C’est le grand océan de la monotonie ; c’est un infini désespérant et grisâtre, où l’on entend le morne clapotement des sept notes de la gamme qui tombent jusqu’à la consommation de la partition… La musique de l’avenir, cette musique contre nature qui blesse l’oreille sans remplir le cœur, qui foule aux pieds la mélodie saignante, qui demande à d’horribles dissonances le plaisir musical, c’est l’amour tel que le comprenaient et le pratiquaient les Césars atrophiés et le fou furieux qui fut le romancier favori du Directeur Barras.


Jouvin avait écrit cette phrase malheureuse : « La musique brutale et banale est celle qui ébranle seulement le nerf olfactif ». Auditif, Monsieur Jouvin, auditif, s’il vous plaît, observa M. Léon Leroy.

Il est regrettable qu’à l’Union, Léon Kreutzer, critique sérieux, musicien de mérite, ne fût chargé que du compte rendu des concerts. Il eût été intéressant d’avoir son opinion sur l’opéra de Wagner, au lieu de celle du feuilletonniste Sylvain Saint-Etienne. À défaut de compte rendu, j’ai retrouvé dans son journal, à la date du 16 janvier, quelques lignes dans lesquelles il présentait au public, avec assez de sympathie, l’auteur de Tannhæuser[67].

M. Wagner est poète-musicien ou musicienpoète à votre goût. Admirateur de la poésie, il ne veut pas la sacrifier à la musique ; admirateur de la musique, il ne veut pas la sacrifier à la poésie. Ce qu’il désire, c’est faire aux deux muses une part égale, un peu à la façon du chimiste qui mélange deux substances dans son creuset. Plus de ces courons, partons, volons, qui ont des boulets de trente-deux à chacune de leurs syllabes. Plus de fastidieux points d’orgue ; plus de caprices sautillants du gosier. Du mouvement, du mouvement, le poème va son train,

Le chanteur monte en croupe et galope avec lui.

Ces conquêtes, M. Wagner les achète quelquefois un peu cher. Cette extrême concision entraine souvent un peu de monotonie, cette musique si concentrée a besoin de l’attention la plus soutenue. Il faut être tout à Wagner. En résumé, ce que je crains pour lui, ce n’est pas la mésestime du public, ce n’est pas le rire, c’est plutôt la fatigue. Pour lui, nous n’avons pas encore le tempérament assez allemand.


Chose singulière, Kreutzer estime que Tristan, Lohengrin, Tannhæuser sont des ouvrages « très difficiles quant à l’expression en elle-même, mais faciles quant à l’exécution, tant les voix sont bien ménagées, tant l’instrumentation est sonore sans être rebelle aux interprètes ».

Par ce qu’écrivaient des critiques munis de quelques connaissances musicales, tels que G. Héquet, Scudo, Fiorentino, Azevedo, Jouvin, on peut supposer à quel degré d’inintelligence et de parti pris hostile en vint la tribu des feuilletonnistes chargés de la critique dramatique à tout faire.

Voici, par exemple, l’opinion de Paul de Saint-Victor[68].

Suivant le lundiste de la Presse,


L’ouverture et la marche du deuxième acte exceptées, la partition n’est qu’un chaos musical… Tantôt, c’est une obscurité compacte et pesante, — ce que M. Wagner appelle la mélodie infinie, sans doute, — qui écrase la plus robuste attention ; tantôt, c’est un vacarme discordant qui ne parvient qu’à dissimuler les plus grossiers fracas des tempêtes physiques.

L’ouverture du Tannhæuser a deux parties bien tranchées : l’une est très belle, c’est l’hymne religieux qui la termine, l’autre est un charivari suraigu, les violons semblent pris du delirium tremens… Le chant des pèlerins descendant la colline est du plain-chant affadi, une vague jérémiade Sans accent et sans caractère[69]. Comparez la capucinade musicale du Tannhæuser au chant des pèlerins de la Jérusalem de Verdi ! Le septuor est une cacophonie à outrance.


Au deuxième acte, « la complainte d’Elisabeth meurt d’ennui et tombe de sommeil… La marche est un arc de triomphe bâti au milieu d’un désert », le finale « une rixe criarde ». Au troisième acte, « une insipide romance de Wolfram succède à une fastidieuse prière d’Elisabeth ». Le célèbre styliste termine par un développement de rhétorique sur cette idée : « Gardons-nous de cette invasion de fantômes, rallions-nous pour les repousser sous le drapeau classique du génie latin !… »

Je ne sais pourquoi M. Drumont, dans sa brochure déjà citée, range Saint-Valry parmi les défenseurs de Wagner. On jugera de la bienveillance de Saint-Valry par quelques extraits de son feuilleton du Pays (19 mars 1861). « …Ennui incommensurable,… métaphysique nébuleuse,… esthétique abstruse. » La romance du pâtre est « une cantilène enfantine », avec « un accompagnement grotesque dont la ritournelle ressemble à un trait de mirliton ». Septuor « confus et tourmenté ». Duo « très long et très obscur entre Tannhæuser et Elisabeth. Le chant de Wolfram est aussi glacial et lourd que les idées qu’il exprime ». On croit que Tannhæuser « va chanter quelque franche mélodie italienne, frémissante de tendresse et de volupté. C’était bien la peine d’interrompre Wolfram pour continuer exactement dans le même style ; la mélopée, le plain-chant l’emportent, l’amour sensuel est célébré d’une façon aussi accablante que l’autre ». Le finale du second acte est traité de « chœur étrange dans lequel se trouvent accumulées toutes les combinaisons de nature à irriter les oreilles ».

De cette réprobation générale sont exceptées l’ouverture, « symphonie curieuse, compliquée et infiniment trop longue », le chœur des pèlerins, « très belle inspiration où le sentiment religieux est exprimé avec grandeur et onction », la marche, la prière d’Elisabeth. « Cette prière est fort belle, le sentiment douloureux, la résignation poignante de la jeune fille y sont exprimés avec beaucoup d’accent. Remarquons qu’elle est écrite dans le procédé consacré. Le rythme, dont M. Wagner fait si bon marché dans ses passages transcendants, est très observé dans la prière. » La romance de l’Étoile offre comme « un écho de Schubert ».

Il conclut ainsi :


Les quelques morceaux réussis de Tannhæuser qui semblent procéder de i’éducation première du compositeur ne sont-ils pas la condamnation la plus caractéristique de ses malheureuses innovations ?


Ces citations suffisent pour donner une idée de l’ensemble avec lequel les feuilletonnistes du temps exécutèrent Wagner.

Furent-ils indisposés par le peu d’avances que leur avait faites le compositeur ? C’est possible. M. Ch. de Lorbac, qui, à cette époque, était un ardent prosélyte de Wagner, m’a raconté qu’il l’avait engagé à faire des visites aux critiques et que l’artiste s’y était obstinément refusé. — Puisque vous ne voulez pas vous conformer à l’usage, lui avait-il dit, donnez-moi un paquet de cartes. Je me ferai votre facteur, j’irai les déposer dans les bureaux de rédaction. — Peines perdues. Wagner ne consentait à triompher que par son œuvre. Cette indépendance de caractère fut des plus louables, mais peut-être contribua-t-elle à susciter dans la presse une malveillance incontestable.

Mais il est temps d’oublier les diatribes des Azevedo et autres Chadeuil pour nommer les défenseurs de Tannhæuser. Ils furent rares.

À la Causerie, journal hebdomadaire, dirigé par V. Cochinat et très favorable à Wagner, le critique musical du journal, Léon Perroud, céda la plume à Léon Leroy, un familier de la rue d’Aumale. Celui-ci, tout en défendant l’œuvre de son ami, ne se prive pas d’en exposer les défauts. À ses yeux, ce sujet légendaire ne semble pas « renfermer, en quoi que ce soit, les éléments d’action constituant l’essence du drame lyrique, tel que nous le comprenons en France ». Il blâme la longueur excessive du concours des chanteurs. Wagner n’était pas obligé de développer cette scène dans une telle proportion. « Wolfram d’Eschenbach surtout pouvait fort bien dire sa façon de penser à l’égard de l’amour sans s’étendre avec tant de complaisance sur son interminable récitatif. » Il regrette l’abus du style déclamatoire, le nombre et le développement des morceaux en mouvement lent. Il cite, à cet égard, la première moitié du troisième acte où se succèdent le chœur des pèlerins, précédé d’un long récit de Wolfram, « suivi de la prière d’Elisabeth et de la romance de l’Étoile du soir, dont la mélodie marche avec la même lenteur ». Mais il est peut-être le seul, avec Gasperini, à louer la scène du Venusberg. « Ce sont les cris vertigineux de l’amour charnel, l’ivresse des voluptés païennes, le délire de la saturnale. Pour nous, ce morceau est un chef-d’œuvre. »

Un autre ami de Wagner, l’agent théâtral Giacomelli, cite avec enthousiasme, dans son journal (Presse théâtrale et musicale du 17 mars), les scènes qui ont été le plus mal accueillies, le concours des chanteurs et le finale du second acte, l’introduction du troisième. « Rien de plus saisissant, d’après lui, que la Bacchanale ! L’oreille n’avait pas encore été frappée de pareilles harmonies : ce sont des soupirs, de rauques accents ; le souffle de la luxure plane au-dessus de l’orchestre et en fait jaillir des étincelles magiques. »

Mais ces témoignages d’amis du maître ne pouvaient avoir une autorité suffisante ; il était permis de suspecter leur impartialité. Franck-Marie, dans la grande presse[70], fut le seul à prendre la défense de Wagner. Il déplore l’animosité témoignée par ses confrères à l’égard d’un compositeur qu’il qualifie de « grand musicien » et qu’il compare à Beethoven et à J.-S. Bach. Très bienveillant en somme, mais si certaines parties de Tannhæuser lui paraissent être des pages sublimes et s’il juge l’orchestration « constamment admirable », il exprime néanmoins ces réserves :


Son génie est impropre à la production du drame lyrique ; il nous semble complètement approprié à la symphonie… Wagner nous offre le navrant spectacle d’une grande intelligence égarée par l’admiration irréfléchie de tout un peuple. — Le principal défaut de Tannhæuser, selon nous, est de ne pas convenir à la scène et d’être plutôt une œuvre de concert.


À Franck-Marie, au bout de quelques mois, vint se joindre M. Johannes Weber, le critique musical du Temps[71]. Lors de la publication de la partition de Tannhæuser par la maison Flaxland, au mois de juillet 1861, M. Weber écrivit sur l’œuvre de Wagner un long article analytique, impartial et plutôt favorable à l’auteur. Il fut le seul à pénétrer le sens poétique et musical de la fameuse bacchanale tant décriée, à exposer rationnellement le plan de l’ouverture, du duo du premier acte, de l’introduction du troisième acte et du trio entre Wolfram, Tannhæuser et Vénus.

Dans tout le reste de la partition (sauf dans les premières scènes du premier acte), on reconnaît le disciple de Spontini et de Ch.-M. de Weber, et l’on est frappé surtout de la manière dont M. Wagner s’est pénétré du style de l’auteur de Freischütz et d’Oberon. Si ses mélodies, quoique souvent très heureuses, n’ont pas toute la richesse et tout l’élan passionné de celles de son maître, il imite avec succès ses formes rythmiques si originales et son harmonie, tantôt d’une si noble simplicité, tantôt d’une hardiesse et d’une énergie que nul compositeur n’a surpassées.


M. Weber explique très logiquement le peu de succès de l’air d’Elisabeth au second acte.


— … Mais un pareil air, où l’orchestre est le complément nécessaire de la voix humaine, doit causer une véritable déception à un auditeur ordinaire ; il prendra pour un récitatif ce qui est la mélodie proprement dite et s’attendra à voir commencer un air de son goût quand le morceau sera fini. » L’insuccès du concours des chanteurs tient à ce que «ces chevaliers sont gens pleins de loyauté et de nobles sentiments, mais différant de nom seulement ; il en résulte que tous les chants du Landgrave, de Wolfram et de Biterolf, ont, dans ce deuxième acte, un air de parenté qui nuit à la variété de l’effet, quoiqu’en les considérant isolément, on ne puisse en méconnaître les qualités mélodiques ».

Il est aussi le seul à avoir compris le récit du pèlerinage de Tannhæuser.


Cette scène accuse une rare connaissance de l’effet dramatique, un sentiment profond de la vérité de la déclamation et du chant expressif, une habileté consommée dans l’art de manier les contrastes, de créer des motifs d’accompagnement bien caractérisés qui, par leur opposition et leur développement, concourent avec la voix à produire une impression saisissante et à éveiller dans l’auditeur les sentiments les plus divers, tels qu’ils doivent répondre à la situation dramatique.


Pour la seconde représentation de Tannhæuser, qui fut renvoyée au lundi 18 mars, par suite d’une indisposition de Niemann[72], Wagner avait autorisé la direction à faire des coupures dans sa partition. « Pour cela, écrivait-il à A. Royer dans une lettre qui a été publiée en fac-similé par M. Ad. Jullien, vous me regarderez comme si j’étais mort[73]. » Par suite, on avait supprimé le premier duo ; le récitatif du comte de Thuringe, le concours des troubadours et d’autres longueurs fatigantes avaient été raccourcis. La ritournelle du chalumeau et la scène entière de Vénus, au troisième acte, avaient été enlevées. La tempête des violons, à la fin du deuxième acte, fut modifiée, la meute supprimée. Wolfram ne s’accompagnait plus sur la harpe, Tannhæuser ne s’évanouissait plus aussi souvent… Ces changements produisirent moins d’éclats de rire, mais on siffla davantage[74].

Quoique M. Paul Lindau affirme, après avoir assisté aux deux premières représentations, qu’il n’y eut pas de cabale, l’opposition du Jockey-Club et de beaucoup d’abonnés se traduisit par des sifflets et des sérénades de mirlitons.

Jusqu’au milieu du second acte, on n’avait pas fait la moindre démonstration d’hostilité. À partir de ce moment, les acclamations furent étouffées par des sifflets… Il fut alors évident, dit Wagner, que l’opposition qui cherchait à me terrasser émanait des seuls membres du Jockey-Club. J’hésite d’autant moins à le dire que le public lui-même ne cessa de désigner mes adversaires en poussant à différentes reprises le cri de : À la porte les Jockeys !


Ces dires sont confirmés par la relation de Baudelaire.


Que les hommes qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l’Opéra désirent qu’on mette le plus souvent possible en lumière les talents et les beautés de leur emplette, c’est là certes un sentiment paternel que tout le monde comprend et excuse facilement ; mais que ces mêmes hommes, sans se soucier de la curiosité publique et des plaisirs d’autrui, rendent impossible l’exécution d’un ouvrage qui leur déplaît parce qu’il ne satisfait pas aux exigences de leur protectorat, voilà ce qui est intolérable. Gardez votre harem et conservez-en religieusement les traditions ; mais faites-nous donner un théâtre où ceux qui ne pensent pas comme vous pourront trouver d’autres plaisirs mieux accommodés à leur goût. Alors nous serons débarrassés de vous, et vous de nous, et chacun sera content.


M. Nuitter, Giacomelli et bien d’autres ont rapporté que les membres du Jockey-Club et leurs amis achetèrent chez un armurier du passage de l’Opéra tout son assortiment de sifflets de chasse « M. Aguado, — nommons-le après d’autres, disait le Moustique, — distribuait les munitions. Un de ces aristocratiques sifflets fut happé au passage par la valeureuse princesse de Metternich, qui n’hésita pas à le glisser dans son corsage. » N’est-il pas, ce geste instinctif, d’une jolie crâneriez féminine ?

Cependant, M. le prince de Sagan, qui, en 1861, faisait déjà partie du Jockey-Club, proteste, au nom de ses anciens collègues, contre l’accusation dont ils furent l’objet[75].

D’où provenait cette hostilité des abonnés ? De l’absence de ballet, car la Bacchanale du Venusberg, exécutée au lever du rideau, était pour eux non avenue. Désespérant d’amener Wagner à intercaler au second acte un divertissement[76], A. Royer avait commandé à Th. Labarre un ballet en un acte, sur un scénario de Petipa et Derley.


Le Tannhæuser n’étant pas d’une longueur tout à fait suffisante, dit M. Petipa[77], M. Royer, directeur d’alors, demanda à Wagner s’il consentait à passer en même temps que Grazioso. Le compositeur refusa obstinément. C’est alors qu’il eut l’idée d’écrire sa Bacchanale. Wagner eut tort, selon moi, de ne pas écouter Royer. Grazioso n’aurait pas nui au Tannhæuser et les abonnés auraient su gré au compositeur étranger de son bon mouvement. Ils firent tomber l’opéra nouveau, parce qu’ils n’avaient pas leur « ballet ».


Le 31 mars, dans son journal, Giacomelli protesta contre les plaintes exprimées par Gasperini dans une lettre adressée à la Gazette de Francfort, déplorant que le service donné aux amis de l’auteur n’eût pas été mieux organisé pour combattre la cabale. On n’a pu offrir aux amis du compositeur, répondit-il, qu’un très petit nombre de places, quelques loges, dix parterres et deux stalles d’orchestre, indépendamment du service accordé aux auteurs. La distribution de ces places s’est faite avec l’approbation de Wagner, mais sans donner de bons résultats. Le service a été mieux organisé à la seconde, grâce au zèle et à l’expérience de Giacomelli.

Dans sa lettre du 27 mars à ses amis d’Allemagne (publiée le 7 avril dans la Deutsche Allgemeine Zeitung, de Leipzig), Wagner prétend qu’après cette seconde épreuve, il voulait retirer sa partition. Il consentit à en subir une troisième, à la condition que la représentation serait donnée un dimanche, en vue d’échapper à l’hostilité systématique des abonnés. Elle eut lieu le 24 mars. Quel qu’en eût été le succès, il était résolu à retirer l’ouvrage après cette dernière épreuve. Mais, pour empêcher une contre-manifestation de la part du public dominical, les membres du Jockey-Club « se rendirent tous à l’Opéra munis de leurs instruments et nous donnèrent une deuxième édition de la deuxième représentation[78]. » Baudelaire dit aussi :

Et ils sont revenus à la charge, armés de toutes pièces, c’est-à-dire des instruments homicides confectionnés à l’avance. Le public, le public entier, a lutté pendant deux actes, et dans sa bienveillance doublée par l’indignation, il applaudissait non seulement les beautés irrésistibles, mais même les passages qui l’étonnaient et le déroutaient, soit qu’ils fussent obscurcis par une exécution trouble, soit qu’ils eussent besoin, pour être appréciés, d’un impassible recueillement.


Dans son article du 2 mai 1887 au Temps, M. Johannes Weber écrivait ces lignes :


Seul peut-être je suis en mesure de donner la physionomie de la troisième et dernière représentation, qui eut lieu un dimanche ; les détails en sont consignés sur le libretto que j’avais à la main ; c’est à cette dernière représentation seulement que j’ai assisté ; le Temps n’a paru qu’un mois plus tard. Le premier acte passa tranquillement, jusqu’au finale, au milieu duquel des voix nombreuses crièrent bis ; une bordée persistante de sifflets y répondit ; le bis n’eut pas lieu. Dans le concours des chanteurs, la première mélodie de Wolfram fut accueillie par des applaudissements et des sifflets également frénétiques ; il y eut aussi quelques coups de sifflet après le premier et le troisième chant de Tannhæuser, puis les siffleurs s’acharnèrent sur l’ensemble final : « Parmi leurs rangs prend place » ; il ne fut plus possible de rien comprendre.

Au troisième acte, la prière d’Elisabeth fut suivie de quelques coups de sifflet. La tempête définitive se déchaîna au milieu de l’air dans lequel Tannhæuser raconte son voyage à Rome. Cette fois, le bataillon des siffleurs disséminés donna tout entier, et jusqu’à la chute du rideau, il ne fut plus possible d’entendre une note. On avait d’ailleurs supprimé la seconde apparition de Vénus, ce qui abrégeait la conclusion. Le lendemain, je témoignai mon étonnement à un éditeur de musique intéressé dans la question : « On voulait en finir », me répondit-il.

— La tempête, dit M. Obin[79], se déchaîna tout à fait à la troisième représentation. On avait apporté des becs de clarinette, des cornets à bouquin ; au paradis, un spectateur soufflait dans un cornet à piston, et dans une avant-scène, on frappait à tour de bras sur une grosse cloche qui avait été portée là, Dieu sait comme.

Je me trouvai sur la scène ce soir-là, et Wagner, qui sortait de la loge du directeur, me dit en passant : « Je succombe à la cabale ».


Alph. Rover, dans son Histoire de l’Opéra (époque contemporaine)[80], soutient que « la dernière représentation faillit ne pas aller jusqu’au bout ; elle y parvint néanmoins, mais ce ne fut pas sans l’énergique intervention du directeur, qui avait promis à cette satisfaction ». On n’est pas plus modeste. Il éprouve aussi le besoin de dire son mot sur le mérite de l’œuvre.


Le public fut très injuste dans cette affaire, car le Tannhæuser contient assurément de fort belles parties ; mais j’avoue que, dans son ensemble, c’est un buisson d’épines qu’un auditoire français ne pouvait traverser sans se sentir blessé ou tout au moins égratigné.


Vilipendé par les critiques musicaux et les feuilletonnistes, Wagner trouva dans les revues littéraires, les journaux de théâtre, les feuilles hebdomadaires, des défenseurs spontanés, qui protestèrent hautement contre la scandaleuse attitude du public.

Léon Leroy, dans la Causerie (31 mars), soutint la cause du musicien contre ses détracteurs, se donna le plaisir de relever les bévues de la presse, dénonça le Figaro pour son hostilité systématique, traita de Ponce-Pilate Berlioz, qui s’était prudemment abstenu de prendre parti dans la querelle artistique, et remercia enfin la princesse de Metternich de l’appui qu’elle avait donné à Wagner.

Dès le 17 mars, le directeur de ce journal, V. Cochinat, avait protesté contre les exploits de la cabale. Son dévouement à la cause wagnérienne lui valut une lettre de remerciement du maître[81].

Protestations d’Ulbach au Courrier du Dimanche (31 mars), de Jules Ruelle au Messager de Paris, de Jean Dolent au Gaulois hebdomadaire, dont il était le directeur (24 mars), de Xavier Feyrnet dans l’Illustration du 23 mars :


Mais les rires malséants ne me choquent pas seulement comme une impolitesse ; ils m’effraient comme une imprudence dont nous pouvons être punis demain par le plus cruel châtiment qui puisse atteindre les rieurs, par le ridicule.


M. A. Pougin, — qui le croirait aujourd’hui ? — s’indigna, dans la Jeune France (31 mars) contre le parti pris de la presse et des abonnés.


Les Français, écrivait-il, et avec trop juste raison, qui ont la prétention d’aimer la musique et de savoir l’apprécier, ne l’aiment pas sincèrement et n’y connaissent rien, et si la partition de Tannhæuser était signée d’un nom connu et adopté, elle eût, je ne dis pas obtenu du succès, mais du moins passé sans encombre.


M. Catulle Mendès, tout jeune alors, venait de fonder la Revue fantaisiste ; il avait inscrit sur la couverture le nom de Wagner comme collaborateur. Mais les Lettres sur la musique annoncées furent vainement attendues. Wagner se borna à lui envoyer son ami Gasperini, qui devait donner une série d’études sur R. Wagner comme poète et musicien. Celles-ci ne furent pas livrées davantage. Le 15 mars, Gasperini, après la répétition générale du 10, exprima des craintes au sujet du succès. Dans le numéro du Ier avril, M. Mendès formula une courte protestation réduite à dix lignes par l’abondance des matières. « On a sifflé l’œuvre de Wagner, mais on ne l’a pas jugée. On ne veut plus l’entendre, mais on ne l’a pas écoutée. »

Le plus éloquent défenseur de Wagner, fut Ch. Baudelaire, qui produisit, dans la Revue européenne (Ier avril 1861), une étude très importante : Richard Wagner et Tannhæuser. Augmentée d’un épilogue, elle fut publiée en brochure[82] et réimprimée plus tard dans le volume intitulé l’Art romantique. La première partie de cette étude est relative aux concerts des Italiens. L’auteur étudie ensuite avec sympathie les théories de Wagner sur le drame musical d’après Opéra et Drame et d’après la Lettre sur la musique, dont il cite plusieurs passages, et et le défend contre le reproche d’avoir composé des opéras pour vérifier la valeur de son système.


Les gens qui reprochent au musicien Wagner d’avoir écrit des livres sur la philosophie de son art et qui en tirent le soupçon que sa musique n’est pas un produit naturel devraient nier également que Vinci, Hogarth, Reynolds aient pu faire de bonnes peintures, simplement parce qu’ils ont déduit et analysé les principes de leur art.


Puis, il examine les poèmes de Tannhæuser, de Lohengrin et du Vaisseau-Fantôme. L’analyse de Tannhæuser débute ainsi :


Tannhæuser représente la lutte des deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c’est-à-dire de la chair avec l’esprit, de l’enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu… Tannhæuser, saturé de délices énervantes, aspire à la douleur. Cri sublime que tous les critiques jurés admireraient dans Corneille, mais qu’aucun ne voudra voir dans Wagner.


Son appréciation sur la musique n’est pas d’un homme du métier, mais elle est d’un artiste. Le récit du pèlerinage à Rome l’a particulièrement ému.


La tristesse, l’accablement du pécheur pendant son rude voyage, son allégresse en voyant le suprême pontife qui délie les péchés, son désespoir quand celui-ci lui montre le caractère irréparable de son crime et, enfin, le sentiment presque ineffable, tant il est terrible, de la damnation, tout est dit, exprimé, traduit par la parole et la musique d’une manière si positive qu’il est presque impossible de concevoir une autre manière de le dire… Ce qui me paraît donc avant tout marquer d’une manière inoubliable la musique de ce maître, c’est l’intensité nerveuse, la violence dans la passion et dans la volonté. Cette musique-là exprime avec la voix la plus suave ou la plus stridente tout ce qu’il y a de plus caché dans le cœur de l’homme.


Il termine son épilogue en protestant au nom des littérateurs, des artistes, des gens bien élevés, contre ces scandales qui doivent déshonorer Paris aux yeux de l’Allemagne.

Mais le plus zélé fut encore Giacomelli, qui consacra son journal à la glorification de Wagner, tantôt en commentant les incidents produits par les représentations de Tannhæuser, tantôt en insérant les articles favorables des autres journaux. Le 17 et le 21 mars, il publie deux lettres « d’un vieil habitué de l’orchestre aux abonnés de l’Opéra ». Dans la première, le rédacteur accuse ceux-ci d’avoir cédé à des préventions. Dans la seconde, il apprécie les innovations de Wagner comme poète et comme musicien :


Comme poète, il tend à affranchir le libretto de cet asservissement dans lequel il gémit depuis si longtemps et qui a dégoûté les grands génies d’aborder ce genre soi-disant secondaire. Il tend à établir entre les paroles et la musique une fusion plus intime, il désire que le poème soit conçu mélodiquement et que la forme musicale y soit complètement figurée, en sorie que le musicien n’ait plus qu’à écrire les notes, sans répétitions de phrases et de paroles…

Loin de proscrire la mélodie, il demande au contraire pour elle une plus large place ; il désire qu’elle soit continue comme dans une symphonie et qu’elle ne soit pas restreinte à quelques passages traditionnels : romance, ballade, sérénade, etc., morceaux entre lesquels il n’y a plus que le vide.

Ne répétons donc pas avec quelques gens malveillants ou légers qu’il proscrit la mélodie ; disons au contraire qu’il la prescrit, qu’il élargit son empire et la fait régner sur toutes les parties d’un opéra et sur l’orchestre même[83].

D’après Gasperini, Alphonse Royer, M. Cormon, c’est par un ordre de l’autorité supérieure[84] qu’auraient été interrompues les représentations de Tannhæuser. Cette version est en désaccord avec celle qu’a été généralement adoptée par les biographes de Wagner et d’après laquelle celui-ci aurait retiré volontairement sa partition après la troisième représentation, par une lettre souvent publiée et qu’on trouvera reproduite ci-dessous.[85] C’est là le texte de la lettre officielle de retrait, mais avant celle-là, Wagner avait adressé à Royer un billet dont j’ai vu l’autographe et qui est conçu en ces termes :


Puisque les membres du Jockey-Club ne veulent pas permettre que le public de Paris puisse entendre mon opéra exécuté sur la scène de l’Académie Impériale de musique, faute de ne voir dansé (sic) un ballet à l’heure ordinaire de leur entrée au théâtre, je retire ma partition et je vous prie de vouloir bien communiquer à son Excellence le Ministre d’État ma résolution par laquelle je crois le tirer d’un embarras important.


Ce n’est pas là le langage d’un auteur dont la pièce est interdite par mesure de police, et d’ailleurs, on ne possède pas aux archives de l’Opéra d’ordre écrit émanant du ministère d’État ou du surintendant des théâtres, prescrivant de suspendre les représentations. Il se peut cependant que, de part et d’autre, on se soit mis d’accord, à la suite d’une communication verbale, sur la nécessité de faire cesser un scandale public et que, pour ménager l’amour propre de Wagner, on l’ait prié de retirer lui-même son ouvrage.

Cette résolution, d’où qu’elle vînt, dut contrarier vivement l’administration de l’Opéra, car la salle était louée d’avance pour dix ou douze représentations[86] et une réaction se serait certainement produite en faveur de Wagner. Par une étrange ironie, ce fut justement le lendemain, lundi 23 mars, que fut jouée, précédée du Désert, de F. David, Grazioso, ballet en un acte de Petipa et Derley, musique de Th. Labarre, commandé pour tenir l’affiche en même temps que Tannhæuser. Grâce au talent de Mme Ferraris, cette œuvre médiocre obtint un certain succès.

Une indisposition de Niemann, qui avait fait renvoyer la deuxième représentation du 15 au 18 mars, avait privé du spectacle nouveau les abonnés du vendredi. Ceux-ci réclamèrent auprès de la direction et leurs plaintes ayant été déférées au ministre d’État, il fut question en avril de donner une quatrième représentation de Tannhæuser. Par lettre du 9 avril, Wagner protesta auprès du ministre d’État contre la représentation projetée. Le 14, le comte Walewski lui répondit que son opposition ne suffisait pas à empêcher la direction déjouer un ouvrage reçu par elle et mis en scène. « J’ai donc dû examiner très sérieusement la question soulevée par MM. les abonnés du vendredi, mais il m’a paru finalement que cette quatrième représentation présenterait plus d’inconvénients que d’avantages, et j’en ai définitivement écarté la pensée. »

Il était écrit que Tannhæuser serait poursuivi jusqu’au bout par une malchance obstinée. Les décors de cette pièce furent détruits avec une centaine d’autres par un incendie qui éclata pendant la nuit du igjuin suivant, dans le magasin de décors de l’Opéra, rue Richer.

Si les droits des compositeurs français avaient été sacrifiés par le bon plaisir du souverain à la gloire d’un étranger, la musique française eut bientôt sa revanche.

Le samedi 23 mars, à l’Opéra, festival consacré aux œuvres de F. David : — le Désert et Christophe Colomb (quatrième partie), le finale de Moïse au Sinaï, l’ouverture de la Perle du Brésil et le finale de la symphonie en mi bémol. — Le public et la presse rirent une ovation à l’auteur.

Le 29 mars 1861 (vendredi saint), la Société des Jeunes Artistes donnait un concert spirituel dont le programme comprenait : Jésus de Nazareth, solo, chœur et orchestre, avec Bataille, le Juif errant, scène pour basse, chantée par Bataille, et le Sanctus de Gounod, soupiré par Capoul. La mort de Niedermeyer suscitait, dans tous les articles nécrologiques, des lamentations désespérées et des enthousiasmes posthumes, d’une exagération voulue. Au concert du Conservatoire du 7 avril, les applaudissements qui accueillirent l’exécution de la scène des bords de l’Elbe de la Damnation de Faust, durent apaiser un peu la colère de Berlioz. L’Opéra lui offrit, à titre de dédommagement, la direction des études de l’Alceste de Gluck, qui fut représentée au mois de juin 1861. Le Théâtre-Lyrique répétait la Statue, opéra-comique en trois actes de M. Reyer, qui fut joué avec succès le 11 avril, et, le 2 du même mois, César Franck faisait exécuter à Sainte-Clotilde une messe pour orchestre et chœurs, au bénéfice d’une famille d’artistes.

Les concerts, les virtuoses profitèrent de la bruyante renommée de Wagner pour annoncer des auditions de ses œuvres. Le Casino-Cadet inscrivait Tannhæuser à son répertoire, on y exécuta l’ouverture le 19, la marche le 21 et les principaux morceaux le 23 mars. À Lyon, Georges Hainl, avait fait entendre la marche dans un concert symphonique. Au mois d’avril, M. J. Armingaud joua une fantaisie pour violon sur des thèmes de Lohengrin. Le pianiste Jaëll faisait entendre le chœur des Pèlerins et la marche de Tannhæuser. Plusieurs mois après, dans une soirée-concert donnée le 17 septembre à l’Opéra-Comique, par le ténor Roger qui commençait à reparaître sur le théâtre, on entendit, outre l’ouverture, la romance de l’Étoile, chantée par M. Troy et le Retour du Pèlerin, autrement dit le récit du pèlerinage[87]. Roger s’y fit applaudir pour la chaleur qu’il mit dans son débit.

Les petits théâtres ne pouvaient manquer de s’emparer de Tannhæuser et de le vouer aux parodies. Déjà, à la fin de l’année précédente, aux Folies-Dramatiques, dans une revue de H. Thiéry Il pleut, il pleut, bergère ! on avait ouï la grande symphonie de Tanne-tout-le-monde en scie majeure. Dans le Carnaval des Revues de Eugène Grangé et M. Ph. Gille, joué aux Bouffes-Parisiens en février 1860, Offenbach avait intercalé une bouffonnerie musicale intitulée Symphonie de l’Avenir, qui avait eu l’honneur d’être exécutée le 27 avril suivant, au Théâtre-Italien, dans une représentation donnée à son bénéfice, en présence de l’Empereur. Le 28 mars 1861, elle fut exécutée au Casino-Cadet. C’est sans doute à cette bouffonnerie que Glasenapp fait allusion quand il accuse Albert Wolff d’avoir parodié Tannhæuser dans une revue mise en musique par Offenbach. J’ai vérifié le fait. Ni Offenbach, ni Albert Wolff ne collaborèrent à une revue en 1861[88].

Aussi l’on eut bientôt la Panne aux airs, de Clairville et Barbier, au Théâtre Déjazet et, aux Variétés, Yameinherr, parodie en trois actes, de Clairville, Lambert Thiboust et Delacour, musique de Victor Chéri. Plus drôle que méchante, elle reproduisait la fameuse marche et faisait entendre une Cacophonie de l’avenir, avec chants, harpes et chiens savants[89]. Croirait-on que ces innocentes bouffonneries eurent le don de révolter J. Janin, qui se déclara, dans son feuilleton du 15 avril, le champion de Wagner contre la cabale victorieuse[90] ?


Seule, éclatante et superbe, armée d’une indignation généreuse, indignation de la vingtième année, une femme, une Tyndaride, a défié ces cohortes sifflantes[91].


Et sur l’éventail de Mme de Metternich, cassé par elle à la troisième représentation, il exhale un chant élégiaque qui débute ainsi : « Il est brisé, le bel éventail !… » Là-dessus, de sa plume facile, il improvise un poème en prose en huit strophes, tout imbues de souvenirs classiques et d’idylles rococo dans le goût du xviiie siècle. Malheureusement la légende de l’éventail brisé vient d’être détruite par le Journal des Débats (20 avril), parlant au nom de la princesse elle-même :

La princesse s’est bien gardée de casser son bel éventail ; seulement, elle a dit en sortant du théâtre : — « Dans vingt-cinq ans, Wagner sera acclamé par tout Paris ».

Avec ses habitudes de luxe, Wagner s’était fort endetté pendant son séjour à Paris. Ses protecteurs lui vinrent en aide. M. Drumont rapporte que Flaxland qui, bien avant la représentation, avait acheté et payé la partition de Tannhæuser, offrit spontanément à l’auteur une somme importante en regrettant de ne pouvoir faire plus[92]. De la part d’un éditeur, ce trait de générosité me paraît si extraordinaire que je laisse à M. Drumont la responsabilité de l’anecdote. Au mois de juin, le comte Pourtalès, ministre de Prusse, lui offrit l’hospitalité dans l’hôtel de l’ambassade. Wagner quitta dès lors son appartement de la rue d’Aumale[93].

Pendant six mois, Wagner signa ses lettres : l’auteur sifflé de Tannhæuser. Tout en protestant, dans sa lettre à ses amis d’Allemagne écrite après la représentation de cet opéra, qu’il n’a éprouvé aucune amertume de son échec, essayant même de le travestir en victoire, il affecte une désinvolture impertinente à l’égard du public français. — « Qu’aurais-je fait d’un succès à Paris ? » — Il veut dire par là qu’avec un génie aussi profondément allemand que le sien, il ne peut être prophète qu’en son pays.

Il prétend que la défectuosité de l’interprétation l’ayant édifié sur le parti qu’il pouvait tirer de l’Opéra de Paris pour réaliser sa conception du drame musical, il a plusieurs fois songé à retirer sa partition, qu’il aurait voulu le faire à la veille de la première. « De toute manière, le plus brillant accueil n’aurait pu me décider à suivre une longue série de représentations, vu le peu de plaisir que j’y prenais. »

Qu’il ait bientôt reconnu que, malgré la toute-puissance dont il s’était cru investi par la faveur du souverain, l’Académie impériale de musique ne renoncerait pas du jour au lendemain à toutes ses traditions, ne romprait pas avec la routine pour devenir l’instrument de sa réforme dramatique, cela ne peut faire doute.

Mais lorsque Wagner prétend qu’il était indifférent au succès, il pose pour les lecteurs d’outre-Rhin, il se drape fièrement dans sa mésaventure. D’après les souvenirs de tous les contemporains survivants, Wagner tenait au succès de son opéra et le désirait vivement[94] ; il en avait besoin pour sortir de la gêne où il vivait depuis tant d’années et qu’avaient encore accrue ses goûts de luxe. Il ressentit, au contraire, très durement son échec, et Mme Sasse, la créatrice du rôle d’Elisabeth, se rappelle très bien qu’au moment où le rideau descendit lentement après le troisième acte, à la dernière représentation, « Wagner, dans la loge du directeur, était blême et pleurait de honte, de douleur et de rage[95] ». Il le ressentit longtemps et ne le pardonna jamais à la France. Les sentiments gallophobes qu’il exprima si violemment par la suite en font foi.

Supposons maintenant que Tannhæuser eût triomphé en 1861. Qu’en fût-il résulté ? Lohengrin n’eût pas tardé à être joué, le Théâtre-Lyrique, à défaut de l’Opéra, se fût approprié Rienzi et le Vaisseau-Fantôme. Mais le public de l’époque n’eût jamais pu goûter Tristan et Yseult, et, devant l’impossibilité de faire jouer cet ouvrage, Wagner eût-il fini la Tétralogie, eût il créé Bayreuth pour la représenter, eût-il enfin écrit son admirable Parsifal ?

Ne déplorons pas trop l’échec de Tannhæuser à l’Opéra, en 1861, si indigne qu’ait été l’attitude du public parisien. Il a certainement aidé au revirement qui s’est produit en Allemagne à l’égard de Wagner et lui a servi à prendre conscience de son génie et à élever son art au niveau d’un idéal inaccessible au vulgaire. De là sa gloire unique, universelle, incontestée !

Au mois d’avril 1861, Wagner se rendit à Karlsruhe[96], en vue de hâter la représentation de Tristan au théâtre Grand-Ducal. Puis, comme la troupe de ce théâtre ne lui offrait pas d’artistes d’une valeur suffisante, il poussa jusqu’à Vienne, pour entendre ceux de cette ville. Le 10 mai, il assistait à la répétition générale de Lohengrin ; accueilli par d’unanimes applaudissements, il remerciait les artistes par une allocution. Deux jours après, à l’Opéra de Vienne, avait lieu la reprise de Lohengrin. L’intendant des théâtres lui demanda sa partition de Tristan ; Wagner conclut aussitôt un traité avec l’Opéra de Vienne. On lui avait promis qu’à l’automne commenceraient les répétitions. Il rentra donc à Paris et y séjourna du 20 mai jusqu’en juillet.

La partition de Tannhæuser (piano et chant), réduite par Vauthrot, fut mise en vente dans le courant du mois de juillet. En l’absence du compositeur, les épreuves avaient été revues par M. Vandenheuvel[97]. L’ouverture, arrangée pour piano, avait paru chez Flaxland dans la deuxième quinzaine de mai, les morceaux de chant extraits de la partition à la fin de juillet[98].

Quand Wagner retourna à Vienne à l’époque convenue, les répétitions, faute de pour le rôle principal, furent bientôt ajournées. Il revint donc à Paris au commencement de décembre et y resta encore trois mois. Il y écrivit son poème des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg. À la fin de février 1862, il quitta Paris définitivement pour résider à Bieberich sur le Rhin, près de Mayence, où il en composa la musique. Sa présence à Vienne, dans l’automne de 1862 amena la reprise des répétitions de Tristan ; mais, en janvier, elles furent de nouveau abandonnées. Appelé à Prague pour y diriger des festivals, Wagner parcourut l’Allemagne en organisant des concerts à son bénéfice. En février 1863, il partit pour Pétersbourg, où l’avait appelé la grande duchesse Hélène. Les avantages pécuniaires qui lui furent offerts et le succès qu’obtinrent ses œuvres en Russie vinrent le dédommager de ses récents déboires.

On a presque toujours rendu responsables de la chute de Tannhæuser Dietsch et son orchestre, qui, par une exécution molle et contraire à l’esprit de l’œuvre, faussèrent le sens de la musique ; on a accusé les abonnés, nous l’avons vu, d’avoir, « élevant la question du ballet à la hauteur d’une question vitale », suivant l’expression de Baudelaire, organisé l’émeute du charivari. Que l’auteur ait commis une maladresse en écrivant la bacchanale du Venusberg dans le style symphonique de ses derniers ouvrages et en l’offrant aux spectateurs en guise de ballet, immédiatement après l’ouverture, cela est évident. Rien ne pouvait déplaire davantage à des amateurs de quadrilles. Mais les abonnés ne sont pas encore dans la salle au lever du rideau et ils ne pouvaient lui en vouloir que de son refus de laisser jouer après Tannhæuser, Grazioso dans la même soirée[99].

Plus avisé, Gluck, dont le style dramatique fut si discuté au siècle dernier, s’était bien gardé d’une pareille infraction aux usages de l’Opéra. Ses partitions sont remplies de charmants menuets, de chaconnes et de siciliennes. Aussi, n’eut-il maille à partir qu’avec les gens de lettres.

L’insuccès de l’opéra de Wagner doit être expliqué par des raisons plus sérieuses. La protection avouée de la princesse de Metternich et l’intervention personnelle de l’Empereur avaient provoqué chez les musiciens une vive irritation et une opposition jalouse[100]. Puis la passion politique profita du désordre et beaucoup d’ennemis de l’Empire allèrent siffler Tannhæuser comme ils sifflèrent plus tard Henriette Maréchal des frères de Goncourt, par esprit d’opposition.

D’autre part, l’orgueil excessif de Wagner, son insociabilité, son caractère ombrageux, ses maladresses, avaient excité les sarcasmes des petits journaux. Ses partisans et ses ennemis avaient, pendant des mois, fatigué le public de controverses et de quolibets sur la musique de l’avenir. La publication de la Lettre sur la musique, avec les jugements dédaigneux portés sur des compositeurs admirés en France[101] et les théories novatrices qu’elle expose, souleva l’indignation des dilettanti du Théâtre-Italien. La presse musicale, qui se composait alors moins qu’aujourd’hui d’esprits éclairés et de juges compétents, extermina Tannhæuser, comme si cette œuvre était directement issue de tendances regardées comme subversives[102].

D’ailleurs, qui, à cette époque, en dehors de Baudelaire, de Frédéric Villot et de deux ou trois autres[103], s’était donné la peine de la lire, cette Lettre sur la musique et de comprendre les théories d’art qu’elle expose ? Aussi bien, comme l’exemple n’était pas produit à côté de la théorie, puisque ni Tristan, ni le Rheingold, ni la Walküre n’étaient encore connus, les lecteurs français furent excusables de ne pas mieux apprécier cet abrégé de plusieurs ouvrages d’esthétique dont les Allemands eux-mêmes n’avaient pas saisi toute la portée.

Au demeurant, tous les écrits du temps et ceux de Wagner lui-même, sont d’accord sur ce point que le public français, en général, a montré beaucoup de courtoisie et d’impartialité. Il a apprécié et applaudi les morceaux conçus dans les formes traditionnelles de l’opéra. Le reste, rebutant ses oreilles routinières, lui a semblé ennuyeux. Si l’immoralité apparente de ce dénouement où l’on voit Tannhaeuser retourner à Vénus, tandis qu’Elisabeth meurt abandonnée, offusqua les gens graves, rien ne parut plus drôle au public des premières que ces troubadours en maillot abricot célébrant sur la harpe l’amour platonique et s’enquérant de son essence. Aussi bien, le symbolisme de la légende allemande, familier aux compatriotes de Henri Heine, ne pouvait être compris des Parisiens et, comme l’observe justement M. Paul Lindau, « la vraie cause de la chute fut la transplantation d’une plante germanique sur le sol gaulois[104] ».

Aujourd’hui, la situation est toute différente. La France est beaucoup moins ignorante des choses de l’Allemagne qu’elle ne l’était il y a trente ans ; son esprit est bien plus ouvert aux influences étrangères. Enfin Wagner a dompté par son génie toutes les résistances, et l’enthousiasme tardif du public français n’en est que plus chaleureux. Seulement il va, par mode, surtout aux œuvres de la dernière manière et beaucoup de snobs wagnériens croient encore pouvoir répudier Tannhæuser comme une partition de style italien. Jusqu’à ce que cet ouvrage eût été monté à Bayreuth, beaucoup d’Allemands ne le jugeaient pas digne de la même estime que les œuvres ultérieures de Wagner. L’exécution de Bayreuth a été pour eux une révélation, celle, comme l’a écrit M. Houston Stewart Chamberlain dans une réponse à M. Paul Fiat qui blâmait l’introduction de Tannhæuser au Wagner-Theater, « d’une œuvre qu’ils n’avaient jamais entendue ; oui, Monsieur, l’œuvre la plus inconnue de toutes celles que Wagner nous a laissées », celle d’un drame[105].

Si la reprise de Tannhæuser est désirable, ce n’est pas seulement parce que la revanche des sifflets de 1861 est due à l’auteur ; à ce compte, le succès éclatant de Lohengrin et de la Walkyrie l’a amplement dédommagé[106] j’affirme, pour avoir vu Tannhæuser en Allemagne, que les Parisiens seront confondus d’y découvrir, comme l’ont fait avant eux les spectateurs de Bayreuth, un drame psychologique profondément humain et émouvant, que des exécutions de fragments au concert ne pouvaient leur révéler. Tannhæuser, à condition que le caractère de l’œuvre soit manifesté par une mise en scène conforme à celle de Bayreuth, apparaît au théâtre non comme un opéra légendaire, mais comme un drame, et captive les spectateurs bien plus par le conflit des sentiments humains que par le pouvoir expressif de la musique.

Par exemple, un des moments capitaux de l’action est celui où, Tannhæuser ayant invoqué le nom de Marie, tout le Venusberg s’effondre autour de lui. Sans avoir changé de place, il se retrouve au matin dans la calme vallée de la Wartburg. Il n’y a pas là qu’un vulgaire changement à vue. Tannhæuser, véritable image de l’âme humaine, aspire toujours à autre chose qu’à ce qu’il possède. Dans le royaume enchanté de Vénus, il a désiré la liberté, la vue de la nature, des vertes campagnes, le chant des oiseaux et, par un prodige miraculeux, tout cela lui est rendu dans l’instant même. Le ravissement de ses yeux, de ses oreilles, que charment le tintement des cloches du troupeau, le naïf refrain du pâtre et la ritournelle agreste du chalumeau, tout cet épisode, qui a fait hausser les épaules il y a trente-deux ans, produit une impression poignante lorsqu’une mise en scène intelligente, une mimique semblable à celle que Wagner expose dans ses Souvenirs sur le ténor Schnorr de Carosfeld rendent la pensée du poète présente à nos yeux. De même, quand, après le départ des pèlerins, le cœur gonflé de repentir, aspirant à la souffrance, Tannhaeuser se prosterne dans la contrition de son péché, il est impossible de n’être pas violemment ému.

Et comment ne pas l’être aussi, lorsque Elisabeth, blessée au cœur et dans ses sentiments d’amante, et dans sa foi chrétienne, par l’aveu du coupable, se précipite au devant des épées, et défend contre la fureur des hommes celui à qui sa pieuse intercession obtiendra le pardon du Ciel ! Comment ne pas l’être au troisième acte, lorsque la foi et le péché se disputent cette âme orgueilleuse, rebutée par l’anathème du pontife !


Où d’autres, écrit M. Alfred Ernst en un remarquable ouvrage de critique[107], se borneraient à reprendre l’histoire immoclifiable de l’amour partagé et des obstacles qui s’interposent, Wagner agite la question de l’Éternité, de la possession intérieure du souverain bien, du Salut, salut réel pour le chrétien, symbolique pour celui qui ne croit pas.


En 1861, la beauté religieuse et morale de la conception de Tannhæuser ne pouvait être goûtée par le scepticisme gouailleur des parisiens, la signification du rôle d’Elisabeth, l’idée de la Rédemption, qui plane sur l’œuvre et produit le dénouement miraculeux, ne fut pas comprise. Aujourd’hui, à une époque où les cerveaux sont hantés par le mysticisme, une reprise de Tannhæuser, pourvu que le drame soit mis en relief par une interprétation digne de lui, est assurée d’un grand succès.

FIN
APPENDICE
___________


I


ADDITIONS ET CORRECTIONS


Page 10 : En son excellent ouvrage ; Richard Wagner d’après lui-même (in-18. Paris, 1893, Fischbacher, 2e  vol.), M. G. Noufflard rappelle, d’après la correspondance de Wagner avec Liszt, qu’à la fin de 1852, Vieuxtemps et Belloni (secrétaire de Liszt), de passage à Zurich, ayant fait entendre à Wagner que les brochures de Liszt lui avaient donné une certaine célébrité à Paris, le maître eut l’idée d’offrir Tannhæuser à l’Opéra et qu’il fit commencer une traduction française de cet ouvrage par son ami le poète Hervegh. (Ce serait donc cet essai de traduction qu’aurait vu à Zurich B. Damcke). Il songeait à confier les principaux rôles à sa nièce, Johanna Wagner, la créatrice d’Elisabeth à Dresde, qui se trouvait alors à Paris, et au ténor Roger qu’il avait entendu deux ans auparavant dans le Prophète et dans lequel il voyait le Tannhæuser rêvé.

Dans le courant de l’année suivante et pour lui rendre service, Liszt aurait travaillé à un rapprochement entre Wagner et Berlioz. Celui-ci écrivait à Liszt qu’il « n’aurait pas eu le moindre ressentiment pour les quelques chevrotines que Wagner lui avait tirés dans les jambes ». Le voyage fait à Paris en octobre 1853, par Liszt et Wagner, — signalé déjà par Mme Bernardini dans sa brochure[108], — aurait eu, d’après M. Soufflard un but de propagande. Dans une soirée chez Mme Kalergis, Liszt joua de la musique de Wagner et, après le départ du pianiste, Wagner lui-même, dans une réunion d’amis, Tannhæusera et Lohengrina (sic), mais ces auditions intimes ne firent rien pour sa renommée ; il rentra donc à Zurich.

Quelle que fût la faculté d’illusion de Wagner, pouvait-il croire sérieusement, en 1852, qu’après le manifeste de Fétis publié dans la Gazette Musicale, que l’Opéra accueillerait une de ses œuvres et de toutes la plus allemande ?

Pages 21, 2e  § et 43 : Contrairement à ce que prétendit, à l’audience du 6 mars 1861, Mme Durier, Roche, même après le rejet par l’Opéra de sa traduction, aurait continué à la perfectionner en collaboration avec M. Nuitter. C’est ce qu’il écrivait, le 21 janvier 1861, au Messager des Théâtres (voir la note de la page 43), et c’est ce qu’affirme M. Nuitter. Il venait même quelquefois aux répétitions.

L’attitude d’effacement complet qu’il adopta dans le procès, déclinant absolument toute prétention de collaborateur, avait dû être concertée avec Wagner, qui tenait à se débarrasser de Lindau ; or, celui-ci était l’ami de Roche et de moitié dans son travail. Pour dénier tout droit à Lindau, il fallait pouvoir traiter Roche de même. Celui-ci a donc été la victime de ses relations avec Lindau.

Page 56 : Les tableaux vivants de la fin de la Bacchanale, l’Enlèvement d'Europe, Léda et le Cygne, ne furent pas représentés à l'Opéra, mais, contrairement à ce qu'en a dit M. Petipa à M. Fierens, on avait songé à les mettre en scène. Pour ménager la pudeur des danseuses qu'on n'avait pas encore l'habitude de dévêtir entièrement, ces groupes devaient être figurés par des modèles d'atelier. Plusieurs engagements eurent même lieu. Puis on renonça à cette idée, on fit brosser par le décorateur Cambon des esquisses représentant ces scènes mythologiques ; celles-ci furent photographiées, reportées sur verres pour être reproduites par des projections électriques. Les épreuves existent encore aux archives de l'Opéra, mais elles ne furent pas utilisées.

Page 57 : Pendant l'orage qui éclata au troisième acte, le baryton Morelli fit preuve d'un très grand sang-froid. Il alla se promener de long en large, les mains derrière le dos, au fond de la scène, ayant l'air de dire au public : — Messieurs, quand vous aurez fini, je commencerai ma romance.


II


« TANNHÆUSER » EN PROVINCE


Pour Tannhæuser comme pour Lohengrin, la province a devancé Paris.

Le catalogue de M. N. Œsterlœin relate une représentation de Tannhæuser donnée à Strasbourg, en 1855, par la troupe allemande de Rœder, mais je n’ai pu vérifier l’exactitude de ce renseignement.

En ces dernières années, cet opéra a été donné en français dans plusieurs villes dont on trouvera les noms d’autre part, avec l’indication des dates et des distributions.

« TANNHÆUSER » EN PROVINCE
     Théâtres :
     Dates :
Lyon
Lundi 4 avril 1892
Toulouse
Mardi 13 avril 1892
Nice
Mercredi 14 mars 1894
Nantes
Mardi 27 mars 1894
     Directeurs :
Chefs d’orchestre :
M. Poncet
M. Alex-Luigini
M. Delrat
M. Raynaud
M. Costa
M. Barwalf
M. Castex
M. Mirane
     Distribution :
Tannhæuser
Wolfram
Le Landgrave
Walter
Bieterolf
Henri le Scribe
Reinmar
Le Pâtre
Vénus
Elisabeth

MM. Jourdain (1)
        Noté
        Bourgeois
        Leduc
        Huguet
        Échène
        Ramieux
Mlles  Sandy
        Doux
        Janssen

MM. Tournié
        Chauvreau
        Athès
        Goffoël
        Bonnefond
        Magnau
        Peytou
Mlles  Rondeau
        Chassériaux
        Ribes

MM. Paulin (1)
        Guillemot
        Chanaroche
        Deville
        Ferran
        Fleurix
        Porte
Mlles  Josée Neva
        Issaurat
        G. Vauthrin

MM. Gogny
        Vilette
        Fabre
        Henriot
        Fuld
        Fonteix
        De Sézy
Mlles  Rondeau
        Dasty
        Lloyd
(1) Remplacé après la première représentation par M. Gogny. (1) Remplacé à la seconde par le ténor Lafarge.

  1. Richard Wagner, par Ch. de Lorbac, plaquette in-32, ornée d’un portrait et d’un autographe. Paris, 1861, G. Havard.
  2. Edmond Roche, né à Calais, le 20 février 1828, mort à Paris, le 24 décembre 1861, poète et musicien, vivait fort modestement de ses appointements d’employé des douanes. À l’âge de quatorze ans, il était entré au Conservatoire dans la classe de violon d’Habeneck. Après son temps d’école, il chercha une place d’exécutant dans les théâtres de Paris et finit par accepter l’emploi de premier violon à l’orchestre de la Porte Saint-Martin. Il le conserva pendant son surnumérariat. mais l’abandonna dès qu’il fut appointé par l’administration.

    « Roche a longtemps habité Montmartre », écrivait au journal l’Eclair, le 16 mai 1893, M. Lamquet, adjoint au maire du xviiie arrondissement, « dans une sorte de petite lanterne qu’il nommait son belvédère et qui existe encore au coin de la rue de Steinkerque. On y faisait beaucoup de musique de chambre. Lalo était un des concertants. »

    Après sa mort, ses amis firent les frais d’une édition posthume de ses œuvres. Le volume de ses poésies, précédé d’une préface émue de M. V. Sardou, est accompagné d’un portrait de l’auteur par Grenaud et de gravures de Corot, de Bar, Herst et Michelin, 1 vol. in-18, 1863, Michel Lévy.

  3. Le fait est confirmé, dans une certaine mesure, par les lettres de Wagner à Fischer. Arrivé à Paris dans la seconde quinzaine de janvier, il le prie, le 27, de démentir la nouvelle qu’il est venu en vue de faire représenter Tannhæuser à l’Opéra. Il est là « uniquement pour empêcher que les autres théâtres ne s’en emparent sans son autorisation. Cependant, ce qui n’est pas peut arriver. » Le 29, il écrit:« Mes amis croient que bientôt la direction du Grand-Opéra me fera des ouvertures, mais je veux les attendre tranquillement, car si je faisais des démarches moi-même, je me lierais les mains. Je ne ferai représenter Tannhæuser que lorsqu’il pourra être donné sans aucune mutilation. Il est possible, vraisemblable même, que ce sera l’hiver prochain. » Rentré à Zurich, il lui fait connaître, le 7 février, qu’il attend toujours pour Tannhæuser, mais que Rienzi viendra peut-être l’hiver suivant au Théâtre-Lyrique.

    À la même époque (janvier 1858), il annonçait à Liszt que Léopold Amat, chef ou directeur des fêtes musicales de Wiesbaden, Homburg, etc., s’était présenté à lui pour faire valoir les peines qu’il avait prises en vue de faire représenter Tannhæuser avec Tischatschek, à Wiesbaden, en 1857, devant la presse parisienne, et lui proposait de tenter des démarches auprès de l’Opéra de Paris. Wagner lui avait objecté qu’il ne voulait donner son opéra (sans aucune mutilation ou modification), que lorsqu’il aurait en mains une traduction convenable.

    Bientôt, un M. de Charnal, jeune littérateur sans renom, s’adressait à lui pour obtenir la permission de publier une bonne traduction poétique de Tannhæuser dans une des premières revues de Paris. Wagner avait adhéré en principe à cette proposition sous la condition que le traducteur n’aurait pas le droit de réimprimer son travail.

    La direction de l’Opéra ne bouge pas encore, ajoutait Wagner. Par contre, M. Carvalho (Théâtre-Lyrique) le pourchasse, mais… pour obtenir Rienzi.

  4. La Nouvelle Allemagne musicale : Richard Wagner, par A. de Gasperini. 1 vol. in-8o avec portrait et autographe. Heugel, 1866.
  5. M. Ém. Ollivier avait épousé en premières noces Blandine Liszt.
  6. M. de Lorbac a reproduit dans sa brochure la lettre autographe par laquelle Wagner autorisait Giacomelli à faire des démarches pour organiser des concerts. En voici le texte :
    « Mon cher ami,

    « Vous jugez les concerts utiles à ma cause ; ce n’est pas trop mon opinion. Le Tannhæuser, pas plus que mes autres ouvrages, ne saurait être découpé et servi par morceaux. Mon idée ne jaillira pas de ces éléments épars.

    » Cependant essayez et voyez.

    Votre
    Richard Wagner. »
  7. Dans sa biographie de Wagner, Glasenapp attribue ce déménagement à la nécessité pour l’artiste de se rapprocher de l’Opéra, où l’appelaient journellement ses affaires.
  8. Lettre autographe du 4 juin 1860, jointe au volume de Gasperini : la Nouvelle Allemagne musicale.
  9. Th. Gautier et M. Ernest Reyer avaient rendu compte de cette représentation, l’un dans le Moniteur du 29 septembre, l’autre dans le Courrier de Paris du 30 septembre 1857.
  10. Déjà, dans sa relation des fêtes de Weimar en 1850, Gérard de Nerval écrivait : « Ce dernier opéra (Tannhæuser) a paru un essai moins heureux de l’idée qu’il poursuit de l’alliance intime de la poésie et de la musique. »
  11. Voir l’article de Léon Leroy dans les Bayreuther Festspielblätter in Wort und Bild. Munich, 1884.
  12. Parmi les poésies de Roche, il s’en trouve une qui est dédiée à R. Wagner. Elle est intitulée le Chêne et le Roseau ; c’est une sorte de suite à la fable de La Fontaine, qui se termine ainsi ;

    Mais pour le chêne altier comme pour le génie,
    Il vaut mieux rompre que plier.

    Ce genre de la fable semblait le séduire, car il y a dans le même volume plusieurs pièces intitulées fables ; l’une est dédiée à Édouard Lalo, l’autre à J. Armingaud, qui venaient souvent faire de la musique de chambre chez lui.

  13. Dans un interview publié le 18 avril dans le Journal des Débats par M. Fierens-Gevaert, M. Nuitter a donné sur l’histoire de la traduction de Tannhauser des détails qui sont absolument confirmés par la Gazette des Tribunaux du 7 mars 1861 et par les souvenirs de M. Ch de Lorbac. On lira plus loin un résumé de l’audience.
  14. La brochure de M. Drumont (Richard Wagner : l’homme et le musicien, à propos de Rienzi, in-8, Dentu, 1869), donne une autre explication. C’est le maréchal Magnan qui aurait gagné cette victoire. « Wagner avait remarqué l’assiduité et l’attention du maréchal Magnan à ses concerts. » Il lui demanda audience et trouva chez lui un accueil des plus sympathiques. — « Monsieur, lui dit Magnan en le quittant, je suis un soldat et non un dilettante, mais votre musique m’a passionné et ému. J’aurai l’honneur devoir l’Empereur ce soir et je vous donne ma parole de lui parler de vous. » La parole fut tenue et quand, quelques jours après, Wagner revint au ministère, les domestiques, les employés, le comte Baciocchi, tout le monde était devenu wagnérien. »

    Mais la brochure de M. Drumont, écrite huit ans plus tard, est très sujette à caution. J’y ai relevé plusieurs erreurs. D’ailleurs, à cette époque, le maréchal Magnan était attaché à la maison de l’Empereur en qualité de Grand-Veneur. Cette fonction spéciale ne le désignait pas précisément comme patron des compositeurs.

  15. Lettre du 13 janvier 1885, adressée au Figaro et publiée le 15.
  16. Richard Wagner, trad. J. Weber. 1 vol. in-18. Paris, 1885, Hinrichsen.
  17. À cette époque, les Beaux-Arts et les théâtres dépendaient du ministre d’État, mais, par un privilège spécial, l’Opéra, subventionné par la Liste civile, était géré par un surintendant qui faisait partie du ministère de la Maison de l’Empereur. Ces fonctions appartenaient au comte Baciocchi, premier chambellan de Napoléon III. À lui adressé, un ordre de l’Empereur ne pouvait qu’être obéi sans retard. Par un décret du 22 novembre 1860, le ministère d’État fut confié au comte Walewzki, qui eut dès lors l’administration supérieure de l’Opéra, tandis que la gestion du directeur était contrôlée par la Liste civile.

    Cette organisation compliquée étant devenue onéreuse à la Liste civile, prit fin en vertu d’un décret du 22 mars 1866, qui nomma un directeur responsable et mit la subvention à la charge de l’État.

  18. « J’acceptai naturellement, dit M. Obin à M. Fierens (Journal des Débats du 23 avril). Niemann était un grand et bel homme à figure expressive. Sa voix était large et généreuse, sans doute insuffisamment assouplie par la vocalisation, mais très propre à la déclamation nette et saisissante. Le chanteur était, du reste, remarquablement intelligent. Il avait, en arrivant à Paris, un accent allemand très prononcé. Tous les d devenaient des t, tous les f des v, tous les b des p et réciproquement. Au bout de trois semaines, je pus déjà constater un progrès énorme et Wagner fut extrêmement satisfait. »
  19. « Je fus donc choisi, dit M. Nuitter, pour remanier la traduction primitive. Le travail terminé, Wagner, à son tour, se fit copier une vocale de la partition et écrivit lui-même le texte français sous les notes en changeant certaines valeurs et parfois même certains mots. Nous avons conservé cet autographe, qui compte certainement parmi les plus curieux de Wagner. Ce document, qui servit au chef du chant en 1861, a été consulté pour les répétitions actuelles par M. Mangin. » Journal des Débats du 18 avril.
  20. Voir Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoit). 1 vol. in-18, Paris, 1883, Charpentier.
  21. Voir le Journal des Débats du 27 avril.

    Voici comment était composé le haut personnel de l’Opéra en 1861. Vauthrot était chef du chant, il avait pour adjoint Croharé ; V. Massé dirigeait les études des chœurs. Accompagnateur : Prévost ; — directeur de la scène : M. Eug. Cordon ; — maître de ballet : M. Petipa, lequel vit encore retiré à Versailles ; — professeur de danse : Mme Taglioni.

  22. Journal des Débats du 21 avril.
  23. M. Nuitter l’avait mené chez Wagner, rue d’Aumale. « Dès notre arrivée, le compositeur se mit au piano. Il jouait avec un entrain et une fureur intraduisibles. Ses mains broyaient les touches. En même temps, il se démenait, me criait les entrées des groupes, essayait d’évoquer les scènes de cette terrible Bacchanale : « Arrivée » des faunes et satyres, — ils renversent tout, — le désordre est à son comble », me lançait le compositeur, et sous ses mains qui continuaient de frapper l’ivoire, le délire musical augmentait toujours. Tandis qu’il plaquait une suite d’accords frémissants, Wagner s’écria soudain : « Un coup de tonnerre éclate, nous sommes tous morts ». À ce moment précis, une charrette de pavés fut déchargée dans la rue, ce qui produisit un bruit terrible et prolongé. Wagner se retourna stupéfait, et nous nous regardâmes tous les trois, les yeux grands ouverts. Il nous fallut quelques secondes pour nous remettre de notre émotion. — Voilà comment je fus initié à la musique nouvelle ! »
  24. Bien que peu favorable à Wagner, A. Royer ne croyait pas à un échec. Sur le devis des dépenses prévues pour la mise en scène de Tannhæuser, une note de sa main indique qu’il comptait sur vingt-cinq ou trente représentations.
  25. « Aux répétitions, il allait se mettre dans le fond de la salle. Quand il voulait venir sur le devant de l’orchestre pour faire une observation aux artistes, au lieu de prendre le chemin du couloir, il enjambait les fauteuils, marchait sur les mains autant que sur les pieds, au risque de se casser bras et jambes. Un jour, s’étant trop fortement penché au-dessus de l’orchestre, il se brûla à un bec de la rampe. Vous comprenez qu’un homme si exigeant devait mécontenter beaucoup de personnes. »
  26. « Pour ma part, je n’ai jamais vu que le compositeur ait manifesté aux répétitions ces impatiences qu’on lui a reprochées. Le chef d’orchestre Dietsch se serait bien gardé de ne pas exécuter à la lettre ce que Wagner lui demandait de faire. S’il n’y a pas réussi, ce n’est pas faute de bonne volonté. Le jour de la répétition générale, le maître était tout à fait content À l’issue de la séance, s’adressant aux artistes de la scène et de l’orchestre, il leur dit à peu près textuellement : « Je vous remercie, Mesdames, Messieurs, je suis absolument enchanté ». (Journal des Débats, 23 avril.)
  27. « Wagner venait tous les deux jours chez moi, dit Mme Sasse. Il n’était pas acariâtre et nerveux, comme on l’a dit, mais absolument charmant, du moins dans les rapports que nous avions ensemble. Nous travaillions pendant une longue heure, et lui notait sur la partition toutes les nuances qu’il voulait obtenir. J’ai conservé cette précieuse relique que Wagner me laissa après son départ de Paris et sur laquelle il inscrivit ces mots : À mon Elisabeth dévouée ». (Ibid. 27 avril.)
  28. Ce volume parut à la fin de décembre 1860, chez Bourdilliat. Il a été réimprimé en 1893 par la maison Durand, de compte avec la maison Calmann-Lévy.
  29. La cabale, selon M. Obin, « fut provoquée surtout par les écrits que Wagner fit paraître avant la première représentation, ou du moins ces écrits furent une arme terrible entre les mains des adversaires du compositeur ».
  30. D’après les chiffres tirés des archives de l’Opéra par M. Nuitter et publiés dans les Bayreuther Festspielblätter (1884), il n’y eut pas moins de 164 répétitions, dont 73 au piano, 45 pour les chœurs, 27 avec les premiers sujets, 4 pour les décors et 14 répétitions générales, en scène, avec l’orchestre, les décors et les costumes. Il fallut ajouter à l’orchestre, sur la demande formelle du compositeur, 12 cors, 12 trompettes, 2 petites flûtes, 4 grandes flûtes, 4 hautbois, 2 clarinettes en ré, 4 clarinettes ordinaires, 4 bassons, un tombour de basque, une paire de cymbales, un triangle et 4 trombones.
  31. À cette époque, le Figaro, dirigé par Villemessant, était bihebdomadaire.
  32. Was Anderes würde er zu hören bekommen, als etwa welche Melodie ?.
  33. Le traducteur anonyme des Quatre poèmes d’Opéras et de la lettre à F. Villot, dont le travail, comme on le voit, ne brille point par la fidélité, suivant M. Weber, « est un littérateur de talent, qui ne sait pas la musique et qui se contente de ne pas la détester absolument. Il est connu de tout le monde par les hautes situations qu’il a occupées et occupe encore depuis l’établissement de la République ». Pour être moins discret que M. Weber, j’ajouterai que ce personnage est M. Challemel-Lacour. On a oublié de rappeler cette traduction parmi les titres académiques du président du Sénat.
  34. L’histoire de cette publication est assez curieuse ; M. de Lorbac me l’a racontée lui-même ; — Il avait entendu Tannhæuser en Allemagne et cette œuvre l’avait séduit. Aussi, dans la candeur de ses illusions juvéniles, était-il indigné de la méchanceté et de la mauvaise foi avec lesquelles le Figaro attaquait Wagner. Il alla un matin trouver Villemessant pour lui exprimer vertement sa manière de penser et lui fit une sortie tellement violente qu’il s’attendait à être mis à la porte.

    Quand il eut fini, Villemessant, qui l’avait écouté très tranquillement, tout en se faisant la barbe, se retourna et lui dit : — Très bien, jeune homme ! Votre ardeur me plaît. Ainsi pour vous, Wagner est un grand artiste. Ce que vous venez de me dire sur lui, voulez-vous l’écrire dans le Figaro ?

    — Comment ! dans un journal où la critique musicale est confiée à votre gendre Jouvin, un ennemi déclaré de Wagner ?

    — Mais oui, ce sera bien plus amusant ! Je me réjouis de voir la tête démon gendre quand il lira votre article. Seulement, n’en dites rien !

    Ainsi fut fait. Tout Villemessant est dans cette anecdote. — Voir aussi le National du 7 octobre 1891.

  35. Le Charivari du 10 mars contient sept caricatures de Cham, celui du 11 publie : les Tribulations du Tannhæuser, wagnériade en quelques tableaux par M. P. Véron, qui fait allusion aux chamailleries de Wagner avec l’Opéra, à ses procès avec ses librettistes. Wagner réclame sans cesse des délais nouveaux, par exemple : « un mois et demi de répétitions pour dresser les chiens qui, dans la scène de chasse, aboient au-dessous du ton. » Le directeur, agacé, finit par dire : — « Le Tannhæuser ne sera jamais joué de ce train-là ! » — Wagner, fièrement : — « Qu’à cela ne tienne, Monsieur, ma musique étant la musique de l’avenir, n’en justifiera que mieux son nom si on ne la joue jamais ! »
  36. Voir l’interwiew de M. Cormon, Journal des Débats du 27 avril. Ses souvenirs sont conformes à ceux de M. Nuitter.
  37. Un volume in-4o, Paris, 1886. Librairie de l'Art.
  38. Ces réflexions très justes n’empêchèrent pas M. Jean Rousseau d’éreinter le musicien dans sa chronique du 21 mars.
  39. Dès 1858, M. Émile Ollivier avait été institué par son beau-père Liszt le représentant à Paris des intérêts pécuniaires de Wagner. Voir la correspondance Wagner-Liszt.
  40. « Plusieurs modifications furent encore apportées à la traduction, dit M. Nuitter, au cours des huit mois d’études consacrés à Tannhæuser. » En outre, suivant Gasperini, la scène nouvelle entre Vénus et Tannhæuser fut versifiée par M. Nuitter d’après le texte même que lui donnait Wagner, et c’est sur ces vers que Wagner aurait directement composé sa musique.
  41. Il avait été décidé, dit M. Nuitter, que « mon nom et celui de Roche figureraient sur l’affiche». Les journaux ayant annoncé que Nuitter serait seul nommé, Ed. Roche écrivit le 21 janvier 1861, au Messager des Théâtres, qu’il était l’auteur de la traduction de Tannhæuser « en collaboration avec M. Nuitter ». Le Figaro du 14 mars, en opposant les termes catégoriques de cette lettre à la déclaration faite à l’audience au nom de Roche, faisait remarquer avec raison que, « du 27 janvier au 6 mars, les opinions de M. Roche, sur ses droits, avaient fait des pas de géant dans la voie de l’abnégation ».

    Roche comptait évidemment sur le bon vouloir de Wagner à son égard. « Il fut entendu, dit M. Nuitter, que Roche toucherait des droits d’auteur. Mais il mourut la même année, et sa femme et ses enfants ne lui survécurent pas longtemps. On chercha si Roche n’avait pas un parent à qui il aurait fallu verser des droits. On n’en trouva aucun. Enfin, on vient de découvrir tout récemment un cessionnaire à qui Roche avait fait abandon de ses titres pour quelques centaines de francs. (Journal des Débats du 18 avril.)

  42. C’est ainsi que fut imprimé le libretto : Tannhæuser, opéra en trois actes de Richard Wagner, 1 vol. in-18, librairie veuve Jonas et librairie théâtrale, 14, rue de Grammont.
  43. Représenté le 25 mars 1861.
  44. Distribution : le Landgrave, Cazaux ; — Tannhæuser, Niemann ; — Wolfram, Morelli ; — Walther, Aymès ; — Biterolf, Coulon ; — Henri, Kœnig ; — Reinmar, Fréret ; — Elisabeth, Marie Sax ; — Vénus, Mme Tedesco ; — le pâtre, Mlle  Reboux ; — un comte, M. Mollot ; — une comtesse, Mlle Aline ; — leur fille, Mlle Brache ; — un majordome, M. Lefèvre. Les Trois Grâces étaient figurées par Mlles Rousseau, Troisvallets et Stoïkoff ; les quatre pages du Landgrave, par Mlles Granier, Christian, Vogler, Renaud.

    L’affiche de cette représentation a été reproduite en tête de la nouvelle partition française publiée par la maison Durand et Cie.

  45. La meute du Landgrave était composée de dix chiens. Il ne devait d’abord y en avoir que huit, et la dépense prévue par l’administration était, pour l’achat, de 1,200 à 1,500 francs ; pour la nourriture et l’entretien, de 100 francs par mois. Les gages du piqueur évalués à 100 francs par mois, et le produit de la revente des animaux à 700 francs environ.

    « Les douze chiens du Landgrave, écrivait G. Héquet dans l’Illustration du 23 mars, sont des bêtes magnifiques. Mais à quoi servent-ils ? On aurait préféré douze mélodies dans la partition. Mais M. Wagner a estimé sans doute qu’il était plus facile de trouver des chiens que des mélodies. »

  46. Lettre du 10 juillet 1860, publiée dans la Correspondance avec Uhlig. Leipzig, 1888, in-8o .
  47. Presse du 18 mars 1861.
  48. Personnages : Sire Godefroy, landgrave de Thuringe, Coulon ; — Isaure, sa fille, Mlle  de Taisy ; — Conrad de Bruxall, baron du Saint-Empire, Roudil ; — Didier, organiste du château, Dulaurens ; — Hans, souffleur de l’orgue, Marié.

    Voici le sujet. L’Empereur a promis la noblesse à l’organiste qui dotera l’orgue d’un nouvel effet. Didier a inventé ce jeu qu’on appelle la Voix humaine. Grâce à sa découverte, il espère pouvoir épouser Isaure, qu’il aime et dont il est aimé. Mais celle-ci est promise à un baron cupide et débauché.

    Au second acte, on voyait l’orgue, coupé en praticable. Bruxall, ayant appris par une indiscrétion du souffleur ivrogne Hans le secret de la voix humaine, glissait son gantelet dans le tuyau, pour l’empêcher de résonner. Didier subissait donc un échec, mais Hans avait deviné la ruse, confondait le traître en extrayant du tuyau son gantelet à ses armes, la voix humaine se faisait entendre et le landgrave, ému, donnait sa fille à l’organiste.

    Dans la scène où Didier jouait de l’orgue, on entendait la partie d’orgue doublée, dans la coulisse, par la Voix humaine, ce qui ne parait pas en scène », disait une note de la partition. Le solo était chanté par Mlle  Laure Durand dont l’organe « de l’espèce la plus rare », écrivait Paul Smith (Ed. Monnais) dans la Gazette musicale (5 janvier 1862), « un vrai ténor féminin, sonnait à l’octave basse des autres voix de femmes ».

    Jouée en lever de rideau avant les ballets, cette œuvre, saugrenue comme pièce et nulle comme musique, eut cependant treize représentations. Elle fut jugée sans doute préférable à Tannhæuser.

  49. Sa retenue fut blâmée par les amis de Wagner, Léon Leroy, Gasperini. Le premier écrivait dans la Causerie du 17 mars : « Malheureusement, le divertissement réglé par M. Petipa ne répond guère à cette musique. Les faunes et les nymphes du corps de ballet n'ont pas l'air de se douter le moins du monde de ce qu'ils sont venus faire au Venusberg et dansent là avec autant de dignité que s'ils étaient dans les « Jardins de l'Alcazar, délices des rois maures ».

    Dans une correspondance adressée à la Gazette de Francfort, Gasperini déplorait la mesquine et glaciale exécution de la Bacchanale par les sirènes de l'Opéra. Le contraste de cette musique endiablée avec « cette orgie de pensionnat » lui a paru ridicule.

  50. Sur cette hostilité des instrumentistes, voir le récit de M. Cormon. Journal des Débats du 27 avril.
  51. « Seule la marche fut applaudie par toute la salle qui, à ce moment, se retourna vers la loge d’entre-colonnes à gauche, où se trouvait la princesse de Metternich. » Souvenirs de la Princesse. Journal des Débats du 20 avril 1895.
  52. Brochure in-32, publiée à Leipzig, en 1861.
  53. Cependant, l’année précédente, Héquet avait confessé, dans son journal, qu’à Wiesbaden (probablement en 1857), il avait entendu avec plaisir Tannhæuser, fort bien exécuté. Le 6 avril, il déclarait qu’à la première représentation, il n’y avait pas eu d’hostilité contre Wagner.
  54. Scudo mourut fou quelques années après.
  55. Dans le Charivari du 17 mars, sept des caricatures de Cham ont trait à Tannhæuser. Dans son ouvrage sur Wagner, M. Ad. Jullien en a reproduit un assez grand nombre. Voici l'une des légendes les plus drôles ; elle est du 31 mars :

    La mère à la fille, qui joue du piano :

    — C'est faux, ce que tu joues là, mon enfant.

    — Maman, c'est le Tannhæuser !

    — Ah ! c'est différent.

  56. P. de l'Etoile, chroniqueur de la Presse, rapporte celui-ci : — « Une femme d'esprit disait à Mme  de Metternich qui défendait si vaillamnent la cause de Wagner : — « Vous parlez au nom de l'Allemagne, mais l'Allemagne ne joue que la musique française d'Offenbach. » On prêta à Méry cette boutade : — « Le Tannhæuser, c'est un article secret du traité de Villafranca ! » Et celle-ci à Gozlan : — On parlait en sa présence des idées révolutionnaires de Wagner, et quelqu'un le déni- grait comme compositeur. — «Par exemple, dit Gozlan, » vous n'avez pas un musicien de cette force-là depuis » Robespierre ! »
  57. Lettres à une inconnue.
  58. Wagner et son œuvre poétique depuis Rienzi jusqu’à Parsifal, par Judith Gautier, 1 vol in-16, 1882, Charavay.
  59. Cette fureur de Berlioz est confirmée par le ton de ses lettres, qui laissent percer une animosité croissante, débordant enfin après la première de Tannhæuser. V. Correspondance inédite.

    13 février 1859. « Les Troyens sont toujours là, en attendant que le théâtre de l’Opéra devienne praticable. Après David (Hertulanum), nous aurons le prince Poniatowski ; après le prince, nous aurons le duc de Gotha et, en attendant le duc, on traduira la Semiramide de Rossini. »

    2 janvier 1861 « On ne peut pas sortir à l’Opéra des études de Tannhæuser de Wagner ; on vient de donner à l’Opéra-Comique un ouvrage en trois actes d’Offenbach (encore un Allemand !) que protège M. de Morny. » Il s’agit de Barkouf, paroles de Scribe.

    14 février 1861. « L’opinion publique s’indigne de plus en plus de me voir laissé en dehors de l’Opéra, quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y a fait entrer si aisément Wagner. »

    21 février 1861. « Wagner fait tourner en chèvres les chanteuses, les chanteurs, et l’orchestre, et le chœur de l’Opéra. On ne peut pas sortir de cette musique de Tannhœuser La dernière répétition générale a été, dit-on, atroce, et n’a fini qu’à une heure du matin… Liszt va arriver pour soutenir l’école du charivari. »

    5 mars 1861. « On est très ému dans notre monde musical du scandale que va produire la représentation de Tannhæuser ; je ne vois que des gens furieux ; le ministre est sorti l’autre jour de la répétition dans un état de colère !… Wagner est évidemment fou. »

    14 mars 1861. « Ah ! Dieu du ciel, quelle représentation ! Quels éclats de rire ! Le Parisien s’est montré hier sous un jour tout nouveau ; il a ri du mauvais style musical, il a ri des polissonneries d’une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d’un hautbois ; enfin, il comprend donc qu’il y a un style en musique… Quant aux horreurs, on les a sifflées splendidement. »

  60. Pour permettre à ceux qui ne savent pas l’allemand d’apprécier cette délicate plaisanterie, ajoutons que Venusberg peut se traduire : Mont de Vénus.
  61. Le 19 mars, dans son feuilleton de l'Opinion nationale, Azevedo avait déjà fait ce mot : — « Le nom que donne lui-même M. Wagner à sa musique mélodie de la forêt restera, car dans cette musique on est volé comme dans un bois. »
  62. Ces deux articles ont été soudés ensemble tant bien que mal pour former le chapitre intitulé : La musique de l’avenir et l’avenir de la musique dans Musique et Musiciens, du même auteur. 1 volume in-18, Paris, 1862. Pagnerre.
  63. Par des allusions blessantes plutôt que par une discussion critique. J'ai pris la peine de feuilleter dix années de la Revue des Deux Mondes sans trouver dix lignes sérieuses de Scudo sur Wagner. Italien de naissance, Scudo était trop italien de tendances pour apprécier les œuvres de Wagner, si toutefois il les connaissait autrement que de nom. Son animosité peut s'expliquer encore par ce fait que Wagner ne l'avait pas invité à ses concerts du Théâtre-Italien, « à la fête de son esprit. Cet acte de haute urbanité de la part d'un démocrate et d'un proscrit ne troublera pas notre humeur. Pour n'avoir jamais conspiré contre aucun gouvernement, nous n'en aimons pas moins la liberté pour nous comme pour les autres, ce que nous prouverons à M. Wagner en jugeant avec équité le résultat de ses efforts ». Revue des Deux Mondes, Ier février 1860.
  64. Fiorentino rédigeait la critique musicale au Constitutionnel, sous son nom et au Moniteur, sous la signature ; A de Rovray.
  65. Gazette musicale du 24 mars 1861. Ce trait, fulgurant lorsqu’il est bien exécuté, fut raccourci et simplifié pour la seconde représentation. Il tourbillonne avec une explosion de tempête sur le cri de Tannhæuser : À Rome ! répété par tous les personnages en scène.
  66. Figaro du 18 mars 1861.
  67. Était-il vraiment favorable à Wagner ou ne pouvait-il, à l’Union, exprimer sincèrement sa pensée ? L’année précédente, à l’occasion des concerts du Théâtre Ventadour, il avait rempli quatre colonnes de feuilleton pour ne pas parler des œuvres exécutées, tout en accordant que Wagner est « un grand musicien, un grand talent » et même « une individualité ».
  68. Presse du 18 mars 1861. L’ignorance de Paul de Saint-Victor en musique était telle qu’il découvrait que le ténor Niemann avait une voix bien modulée.
  69. Étrange aveuglement du critique pour lequel le chœur des pèlerins est du plain-chant affadi, alors que le même morceau, reproduit dans l’ouverture, lui a paru très beau. La bévue a, du reste, été relevée par M. Paul Lindau.
  70. Patrie du 24 mars 1861.
  71. Le Temps, fondé par Nefftzer, fit son apparition au mois d’avril 1861. M. J. Weber fut chargé dès l’origine de la critique musicale, qu’il rédige encore aujourd’hui.
  72. La France musicale, journal d’Escudier, éditeur de Verdi, annonçait triomphalement, le 17 mars, que le mercredi 15, le Trouvère avait remplacé Tannhæuser.
  73. « Je vous ferai observer, écrivait A. Royer au ministre, le 17 mars, qu’il est très difficile de faire retrancher telle ou telle partie de son œuvre à un homme aussi convaincu de son mérite que l’est M. Wagner. Ceux qui le connaissent s’étonnent de ce que j’ai déjà obtenu, quoique cela, je le répète, ne soit pas suffisant. S’il s’agissait d’une pièce récitée, je couperais d’autorité, malgré les réclamations de l’auteur, mais, dans une partition, tout retranchement nécessite un raccord de tonalités que je ne puis pas me permettre de faire. » — Heureusement.
  74. Paul Lindau. V. Correspondance inédite de H. Berlioz, lettre du 21 mars 1861. « La deuxième représentation du Tannhæuser a été pire que la première. On ne riait plus autant, on était furieux, on sifflait à tout rompre, malgré la présence de l’Empereur et de l’Impératrice, qui étaient dans leur loge. L’Empereur s’amuse… En sortant sur l’escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d’insolent, d’idiot… La presse est unanime pour l’exterminer. Pour moi, je suis cruellement vengé. »
  75. « Le Jockey-Club, a-t-il dit à M. Fierens-Gevaert (Journal des Débats du 2 mai), n’avait pas de raisons particulières pour organiser une cabale. Au contraire, nous comptions dans le cercle deux membres, le comte Mosbourg, mort actuellement, et le marquis de Gaucourt qui étaient deux wagnériens absolument convaincus. Ils avaient été attachés d’ambassade à Vienne et étaient revenus en France tout à fait convertis à la nouvelle religion musicale. Tous les jours, ils nous parlaient de Wagner avec enthousiasme. C’est à eux que je dois d’être un wagnérien d’ancienne date. »

    Cela fait deux en tout, mais les autres ? M. de Sagan avoue en même temps qu’il avait été attiré à l’Opéra par l’annonce du bruit qu’on y ferait. Comment le Jockey-Club était-il si bien renseigné sur l’existence d’une cabale qu’aucun journal n’avait fait prévoir ?

  76. Cette monstruosité s’est produite à Bruxelles, à une représentation de gala de Tannhæuser, donnés le 5 mars 1874, devant le roi et la reine des Belges, le duc et la duchesse d’Édimbourg. — V. Ed. Evenepoel, le Wagnérisme hors d’Allemagne, Bruxelles et la Belgique. 1 vol. in-8. Paris, 1891, Fischbacher.
  77. Journal des Débats, article cité.
  78. Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoit).
  79. Journal des Débats du 23 avril 1895.
  80. 1 vol. in-16. Paris, 1875, Bachelin-Deflorenne.
  81. Paris, le 29 mars 1861.
    Monsieur,

    Le premier, vous avez osé dénoncer la cabale dont le Tannhæuser a été l’objet ; je vous féliciterais de votre courage si je ne vous savais coutumier de faits de ce genre. Je me borne à vous remercier simplement, et de votre éloquente protestation, et des articles si compétents que vous avez insérés relativement à mon ouvrage.

    Il est donc vrai que je puis compter sur l’appui de tout ce qui est jeune, intelligent, progressif. Ce m’est une bien douce consolation et, en même temps, une raison de plus pour persévérer dans la voie où je me suis engagé.

    Agréez, etc.

    Richard Wagner.
  82. 1 br. in-18. 1861, Michel Lévy.
  83. Ce vieil habitué de l’orchestre a, depuis la publication de R. Wagner jugé en France, où sa protestation était citée, fait connaître son nom dans un feuilleton dramatique de Paris. H. de Lapommeraye revendiquait la paternité de ces lettres, écrites en sa prime jeunesse et me priait de le nommer dans une prochaine édition de mon livre. C’est fait.

    Il y eut encore des protestations en faveur de Wagner longtemps après la chute de Tannhæuser. La plus connue est contenue dans l’ouvrage de son admirateur Gasperini, publiée par le Ménestrel en 1866. Auparavant, dans les Troyens au Père-Lachaise, Lettre de feu Nantho, ex-timbalier soliste, ex-membre de la Société des buccinophiles et autres sociétés savantes, brochure publiée à Paris en 1863, à l’imprimerie de Towne, Ernest Thoinan prêtait à l’ombre de Méhul le langage suivant : — « Lorsque le Tannhæuser vous fut amené il y a trois ans, personne ici ne s’opposa à ce que cette partition remarquable quoique imparfaite, fût déposée au Père-Lachaise. Vous aviez tous admis les circonstances atténuantes en faveur de cet opéra. Les belles pages que nous avions admirées, à côté de quelques autres tout à fait contraires à nos idées musicales et la réception brutale et sans excuse qui lui fut faite avaient plaidé la cause de cette composition de l’infortuné Wagner. » Et Méhul concluait à la condamnation au feu de l’œuvre de Berlioz.

    L’année suivante, M. Alex. Büchner, professeur d’allemand au Lycée de Caen, membre de la Société des Beaux-Arts de l’Orne, publiait en brochure une conférence qu’il avait donnée devant cette assemblée, après les triomphes de Wagner en Russie. Ce professeur de province dit son fait aux Parisiens : — « Le compositeur a été condamné avant d’être connu, ce qui prouve que, sauf à être confirmé plus tard par des juges plus patients, ce jugement ne peut être définitif. » R. Wagner et sa musique. Br. in-8o, 1864, Caen, Typ. Hardel, 2, rue Froide.

  84. Voir le Journal des Débats du 27 avril. Dans le Charivari du 23 mars, nous trouvons cet écho d’Ad. Huart :

    « Mon cher, sais-tu la différence qui existe entre le Tannhauser et Jud ?

    « — Attends, laisse-moi chercher… Ma foi, je ne sais pas.

    « — C’est qu’on a arrêté Tannhæuser le troisième jour et que Jud, lui, n’a pas encore été arrêté. »

  85. En voici le texte, tel que le donnèrent les journaux du temps :

    « Monsieur le directeur, l’opposition qui s’est manifestée contre le Tannhæuser me prouve combien vous aviez raison quand, au début de cette affaire, vous me faisiez des observations sur l’absence du ballet et d’autres conventions scéniques auxquelles les abonnés de l’Opéra sont habitués.

    « Je regrette que la nature de mon ouvrage m’ait empêché de le conformer à ces exigences. Maintenant que la vivacité de l’opposition qui lui est faite ne permet même pas à ceux des spectateurs qui voudraient l’entendre de lui donner l’attention nécessaire pour l’apprécier, je n’ai d’autre ressource honorable que de le retirer.

    « Je vous prie de faire connaître cette décision à S. Exc. M. le ministre d’État.

    « Agréez, Monsieur le directeur, etc.

    » Paris, le 25 mars 1861. »
  86. Giacomelli annonçait triomphalement que la recette de la troisième représentation s’élevait à 10,790 fr. 60. — « Ce chiffre n’avait pas été atteint depuis l’Exposition universelle ! »

    Celle de la première avait été de 7,491 francs, malgré le service de presse, celle de la seconde, de 8,415 francs. (Chiffres donnés par M. Nuitter en son article documentaire déjà cité).

  87. « Cet épisode émouvant, écrivait M. Izalguier, dans la Revue fantaisiste du Ier octobre, qui forme un tout et à lui seul constitue un drame complet, est certainement une des compositions musicales les plus savantes et les plus expressives de la moderne Allemagne. » Pour le chroniqueur de la Gazette musicale, au contraire, « ce récit est demeuré un cauchemar de l’espèce la plus terrible, et ne procure qu’un plaisir, celui d’en être délivré ». (Numéro du 22 septembre.)
  88. Le consciencieux biographe confond sans doute avec l’article qu’A. Wolff, regrettant d’avoir l’année précédente donné, dans le Charivari, une preuve de sympathie à son compatriote Wagner, publia dans le Figaro du 24 mars, article où il bafouait indignement le vaincu.
  89. M. Grand-Carteret s’est donné la peine de rechercher ces parodies. Dans son Wagner en caricatures, il en cite des extraits. « M. V. Chéri avait arrangé la musique, introduisant ici et là des airs des Huguenots, du Trouvère, de la Favorite, du Chalet, de la Caravane, de Guillaume Tell ;

     
    Ces chants qu’ils ont osé proscrire,
    Je ne les ai pas défendus !



    et terminant le tout par un vaudeville final dont le couplet au public était dit par Vénus :


    Nous plaisantons le Tannhæuser.
    Pardonnez-nous de tant oser.
    Longtemps on méconnut Weber,
    Et Beethoven, et Meyerbeer,
    En attendant que Tannhæuser
    En France ait un succès d’enfer,
    Messieurs, nous vous prions d’en fair’
    Un tout petit à Ya-Mein-Herr.

  90. La Revue et Gazette des Théâtres, par la plume de M. Ed. Bonneau, protestait aussi contre ces bouffonneries, la parodie n’étant admissible que lorsqu’elle raille un succès. Mais « le Tannhæuser n’existe plus et il ne faut pas rire des morts. Si nous avions le droit de refuser nos applaudissements aux essais audacieux de M. Wagner, il a le droit, à son tour, de demander notre silence pour son malheur ».
  91. Dans la Patrie du 3 avril, Franck-Marie avait déjà traité durement les siffleurs qui avaient osé insulter la princesse de Metternich.
  92. Richard Wagner, l’homme et le musicien, à propos de Rienzi.
  93. Détail donné par M. Jullien dans son Richard Wagner.
  94. Nérée Desarbres, secrétaire particulier d’A. Royer, dans ses souvenirs anecdotiques intitulés : Sept ans à l’Opéra (1 vol. in-18, 1864, Dentu), rapporte un mot de Wagner significatif à cet égard. — « Quand, aux répétitions, des fanatiques ou des flatteurs lui pronostiquaient cent ou deux cents représentations : — « Le Tannhæuser, répondait-il, il sera joué toujours ! »
  95. Journal des Débats du 27 avril 1895.
  96. Voir, pour plus de détails sur ces allées et venues de Wagner entre la France et l’Allemagne, sa biographie par Glasenapp et la monographie de Tristan et Yseult par Maurice Kufferath.
  97. « Wagner, à qui l’on envoyait des épreuves corrigées, raconte M. Vandenheuvel, nous renvoyait les bonnes feuilles chargées de ratures, remplies d’observations, de notes ; c’était à ne plus s’y retrouver. Si bien qu’au bout de quelques semaines de ce manège, nous décidâmes, M. Nuitter et moi, de ne plus envoyer d’épreuves. Et Wagner, débarrassé du souci de ces corrections, ne songea nullement à se plaindre ». Journal des Débats du 3 mai 1895.
  98. D’après les indications du Journal de la Librairie, la date du dépôt légal de la partition française au Ministère de l’Intérieur est du 22 juillet 1861. (Renseignement donné par la maison Durand et Cie).
  99. Sur cette question, G. Héquet objectait avec raison à Wagner que « ni le Comte Ory, ni le Serment, ni le Philtre, ni Lucie, dont les abonnés se sont assez bien accommodés, n’ont de ballet », et l’accusait d’avoir imaginé cette cause d’échec pour abuser ses compatriotes.
  100. M. Weber écrivait dans le Temps du 2 mai 1887 : « Les compositeurs français étaient mécontents de voir un nouvel étranger leur barrer le chemin ; Meyerbeer avait son parti ; Verdi avait le sien ; les éditeurs de musique avaient leurs intérêts. » Berlioz, vit sa cause défendue par son ami d’Ortigue et par M. Comettant. Il y a trois allusions à Meyerbeer dans l’article de Saint-Valry, qui se termine par ces lignes significatives : « On ne saurait payer trop cher l’expérience quand on en profite. Peut-être devrons-nous à ce fiasco de Tannhœuser une apparition plus facile d’un chef-d’œuvre d’Halévy ou de Félicien David ; peut-être lui devrons-nous l'Africaine. Ainsi soit-il ! »
  101. C’est l’opinion de G. Héquet et celle qu’a récemment exprimée M. Obin. (Journal des Débats du 23 avril 1895.)
  102. L’auteur de la Lettre à F. Villot avait bien mis en garde le lecteur contre cette confusion par cet avertissement : « Considérer les éclaircissements que je vous adresse comme une préparation à la représentation de Tannhæuser serait concevoir une attente très erronée à cet égard. » Mais on n’en avait tenu aucun compte.
  103. Parmi ceux-là, il faut nommer, outre Lapommeraye, le critique musical de la Causerie, Léon Perroud, qui, le 24 mars, analysa clairement et avec bienveillance la Lettre sur la musique. En terminant, il appelait Wagner « un semeur d’idées ».
  104. Éd. Schelle (voir Tannhæuser à Paris et la troisième guerre musicale) est d’accord là-dessus avec M. Paul Lindau. Le sujet de Tannhæuser par lui-même ne pouvait plaire aux Français, et c’est par le manque de liens intellectuels et par l’antipathie des races qu’il explique la froideur du public pour les légendes allemandes et pour le poème de Wagner. Douze ans plus tard, lorsque Tannhæuser fut monté à Bruxelles et joué (le 20 février 1873) au théâtre de la Monnaie, plusieurs journalistes de Paris avaient fait le voyage. Si la musique fut par eux appréciée avec plus de mesure et de bienveillance qu’elle ne l’avait été par la presse de 1861, le sens du poème fut encore peu compris, même par Armand Gouzien, qui citait cependant la légende de Heine (Courrier de France du 25 février 1873.)

    Seul, M. Ad. Jullien, tout en commettant sur la mort d’Elisabeth une erreur qu’il a eu le tort de ne pas rectifier dans son grand ouvrage biographique, osait prendre la défense du poème : « Ce drame est d’un caractère élevé, surhumain, presque mystique… Les pensées mêmes et les sujets de ces poèmes élèvent l’âme au lieu de rabaisser l’esprit sur les choses purement terrestres… Quand vous aurez réfléchi à ces précieuses qualités, dites s’il faut tant le bafouer pour avoir choisi de préférence des sujets légendaires. » (Français du 28 février 1873.)

  105. Wagner écrivait déjà le 15 janvier 1849, au baron de Biedenfeld, dans une lettre publiée en 1883 par le Guide Musical : « J’ai élevé ainsi le musicien au rang de poète, mais je n’ai pas, pour cela, perdu de vue le but principal et essentiel du drame ; car pour l’amour de cet idéal artistique, le plus beau de tous, j’ai dû subordonner au drame mon art particulier, la musique. La véritable mission du compositeur me paraît être de ne vouloir que le drame, tout en se sentant pleinement conscient et intimement maître de toutes les richesses de l’expression musicale ; mais il s’agit, bien entendu, du drame qui, sans le sens musical du poète, ne pourrait se produire. Pour être parfaitement clair à ce sujet, je citerai l’une des scènes principales de mon Tannhæuser : le concours des chanteurs; dans cette scène, il fallait laisser dominer exclusivement l’intention poétique, afin d’amener la catastrophe : si j’avais fait lutter les chanteurs par toutes sortes de morceaux de chant à cadences et à agréments, cette scène fût devenue non un conflit dramatique d’idées et de sentiments, mais une sorte de concert. D’un autre côté, ce conflit, dans lequel se dégage tout le caractère des personnages, n’aurait pu être rendu dans toute sa puissance dramatique sans le secours de la toute-puissance et de la variété de l’expression musicale telle que je la comprends. J’ai eu la vive satisfaction de pouvoir constater maintes fois que c’était précisément cette scène si osée qui recevait à chaque représentation la plus chaude et la plus vive approbation des spectateurs ; j’ai remporté ainsi ce triomphe d’avoir pu captiver l’attention de notre public d’opéra, non par le sentiment, mais par une pensée dramatique, ce dont il avait perdu complètement l’habitude. »
  106. Après avoir entendu au Conservatoire le troisième acte de Tannhæuser, le 26 février 1893, après avoir vu représenter cet opéra à Bayreuth, M. Bertrand, enthousiasmé, avait manifesté l’intention de le monter tout de suite. Ce projet fut entravé par l’opposition de certains compositeurs-critiques, qui affectèrent de croire que Mme Wagner imposait aux Parisiens une sorte d’amende honorable pour les sifflets de 1861. Devant cette hostilité, les directeurs optèrent pour Tristan et Yseult. Des difficultés d’exécution les ont décidés de nouveau à donner la préférence à Tannhæuser.
  107. L’Art de Richard Wagner, 1 vol. in-18, Paris, Plon, 1893. Dans le livre de M. Ernst, le lecteur trouvera une analyse pénétrante et fidèle de la psychologie des personnages de Tannhæuser, de Wolfram, de Vénus et surtout d’Elisabeth, cette pure figure de jeunesse tendre, innocente, joyeuse et prête au plus déchirant sacrifice, cette incarnation de l’idée de Rédemption qui apparaît déjà dans la Senta du Vaisseau-Fantôme, qui se développe dans l’Anneau du Nibelung, pour aboutir à sa floraison suprême dans Parsifal.
  108. 1 br. in-18. Paris 1882. Marpon-Flammarion.