Tandis que la terre tourne/La sauterelle

Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 176-179).


LA SAUTERELLE


Mes premières aubes sont mortes,
Leur cadavre est encore chaud,
Mais mon enfance a clos ses portes
Et je pleure sur son tombeau.

Adieu, jeunesse ensevelie,
Plus jamais tu ne graviras
Avec tant d’alerte génie
Les monts où mon pas s’égara.




*



Te voilà, sauterelle grise
Qui cachais des ailerons bleus
Et qui montais avec la brise
La pente des rayons de feu.

Quelle rafale t’a broyée ?
Hélas ! le soleil a tourné,
Sa grande roue irradiée
A terrassé ton front borné.

Sauterelle, fourreau de nonne
Petite vierge du thym gris,
Sœur de la glèbe qui bourgeonne,
De la belette et des cri-cris ;


Élan, finesse de corsage,
Verdeur puérile du cœur,
Vive aigrette de badinage
Tremblant sur le chapeau des fleurs.

Adieu, petite morte aimée
Qui tournoyais sur le sablon
Comme une nymphe de l’orée
Dans sa jupe en accordéon.



*



Il faut que mon cœur se rehausse
D’un orgueil moins âpre et plus fort,
Que je laisse aller à la fosse
Ce qui jette une odeur de mort ;


Que je promène sur la plaine
Des regards moins intransigeants,
Que je diffuse mon haleine
Dans l’haleine et l’âme des gens.

Ainsi le veut l’heure éblouie
De mon nouvel enfant de lait.
À lui l’audace, la folie,
La montagne, le serpolet ;

À moi l’ivresse retenue
Comme l’écume qui montait
Retombe lentement fondue,
À moi la sobre vérité.