Carnets de voyage, 1897/Douai (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 1-14).
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1863


DOUAI


20 Août 1863.

Promenade le soir après dîner. Voici ce qui a surnagé.

Un grand sentiment de bien-être, quelque chose de semblable à la Flandre et à l’Angleterre. Rien qui sente l’ignoble petit bourgeois prud’homme, important et tracassier des villes du centre.

Je sortais de Paris, où j’avais vu l’illumination du 15 août, le fourmillement sur les places, dans la fournaise poussiéreuse, les murs blancs, les figures actives, ravagées, les pauvres diables, servantes, ouvriers, qui venaient avaler une goutte de mauvais plaisir, faux comme du coco frelaté ; j’avais senti l’âcre odeur universelle, la sueur et la poussière humaine, l’enfer de l’activité fiévreuse, la maladie du désir inassouvi. — Ici, une chaleur moindre, et le lendemain, la pluie ; des maisons de brique à hauts toits Louis XIII, à cheminées solides et monumentales, des croisées à petits carreaux, à dômes ; rien d’improvisé, rien pour la parade, tout pour la jouissance durable. — Quelques promeneurs dans les rues ; un son de bourdon lointain ; çà et là, dans les boutiques, un marchand, une femme qui lit ou regarde, assise dans sa robe du dimanche. C’est un plaisir suffisant que de se faire belle et de se reposer. — Une propreté parfaite et souvent du goût : toujours de l’espace, de l’ampleur, rien d’étriqué. Beaucoup de maisons ont une devanture, un toit qui a son caractère ; rien de semblable à la monotonie administrative de la rue de Rivoli. Ce sont des gens endormis, mais « cossus » et dont les grands grands-pères ont été artistes. La Scarpe plonge ses canaux dans la ville et fait de petites Venises. Des canards y nageaient paisiblement, une vieille femme les regardait de sa fenêtre, entre les pots de fleurs ; voilà une soirée de dimanche.

Beaucoup de pittoresque dans ces hauts intérieurs et dans ces vieilles maisons ; quelques-unes ont des escaliers jusque dans l’eau ; d’autres dressent leur mur à pic ; le canal tourne étrangement, dans les fonds brillent les tuiles rouges ; par une échappée, on voit un bout de jardin, un arbre vert qui rit.

Pluie le lendemain, voilà le vrai paysage du Nord, nuages blafards ou fondants, d’un blanc de neige ou d’un noir de suie, qui roulent sur des toits rouges et des masses de verdure fraîche. Sitôt que l’averse est tombée, le toit crénelé tranche sur l’air éclairci, et le rouge fort réjouit l’œil de sa belle couleur saine. Des remparts, on a vingt sujets de tableaux à la flamande. Toutes les maisons parlent : à Paris, il n’y a que des rues de commande, des décors et des hôtels garnis.

Ce qui m’a fait le plus de plaisir, c’est la Scarpe, dans la ville, au grand canal. La fraîcheur de l’eau me ranime toujours, surtout quand elle coule à pleins bords, quand elle est verte, avec de petites vagues mouvantes. Les murs vernis, les jolies maisons peintes, les formes capricieuses et accidentées y ondoient et s’y mirent avec une gaieté et une légèreté charmantes. Et quelle douceur pour moi, qui sors de la poussière de Paris, que cette longue rue si propre, auprès de cette eau saine, sans presque un passant, presque dans le silence !

J’aime encore mieux la Scarpe hors de la ville. Des joncs panachés, d’une fraîcheur incomparable, pullulent et bruissent dans les fossés des remparts ; la rivière tournoie, calme, avec de longues ondulations noirâtres entre deux rangs de peupliers, sous de gros bateaux pacifiques. On a fait d’elle un canal, elle le mérite, tant elle est tranquille ; au moment où nous sommes rentrés, le soleil couchant s’est dégagé, et il y avait un flamboiement rose, comme une joie triomphante, sur toutes ces verdures attristées.

Douai est une vieille ville catholique, parlementaire, lettrée, « l’Athènes du Nord », dit-on. Beaucoup de magistrature riche, qui a de la morgue et vit chez soi confortablement, reçoit à dîner savamment. Dix ou douze personnes donnent des bals l’hiver. La basse économie ne règne pas ; plusieurs ont voiture, des terres, un luxe bien entendu. — Ils suivent les cours ; M. A… a deux ou trois cents auditeurs l’hiver et cent l’été.

J’ai retrouvé plusieurs anciens camarades. X… d’abord : une maison entière avec jardin, porte sur la Scarpe, communs, pour douze cents francs. Sa femme est une Bordelaise ; ils se sont mariés par goût ; elle est tombée malade et s’est guérie deux fois plus vite en obtenant de l’épouser au sortir du lit. Elle nous reçoit en tablier de couleur, sortant de sa cuisine. Facilité de parole méridionale. « Je m’occupe de mon intérieur, mon mari m’en gronde, alors je lui réponds qu’il aime bien qu’un plat soit bien fait. Il voudrait que j’aille dans le monde ; je n’y suis pas encore allée depuis trois ans, cela m’ennuie, et on a tant à faire chez soi, avec deux enfants ! » Elle a eu un chagrin en arrivant : l’étage est haut, ses rideaux étaient trop petits, et il a fallu tout refaire. — « Oh ! il n’ira pas à Paris, j’y mettrai opposition : nous y serions trop malaisés, nous resterons ici. » — Il y a beaucoup de ces ménagères en province ; elles n’osent pas dire grand’chose et sont gênées à table ; le monde les embarrasse, elles n’y vont pas. Telle d’entre elles avec six mille francs de rente, a trois enfants, les nourrit, n’a qu’une bonne, passe une partie de la journée à la cuisine. Selon mes amis, elles sont toutes pot-au-feu à l’excès, sauf quelques-unes qui exprès se posent en femmes à la mode, en Parisiennes. La provinciale, très fréquemment, trouve son emploi et la dépense complète de ses facultés dans l’aiguille, les raccommodages et le gouvernement de son ménage.

La vie est à bon marché et pas surmenée. Avec six mille francs, une famille est fort à son aise. Avec douze mille, on peut avoir un cheval et une petite voiture ; beaucoup de gens se reposent avec deux ou trois mille francs de revenus.

Les gens officiels sont corrects et plaisants ; le doyen, qui est toujours en cravate blanche, saluant et souriant, part comme une mécanique de compliments à jet continu et à volonté ; il fait un cours d’histoire anodin, où les pères et les mères amènent leurs filles. C’est un complément d’éducation ; le professeur glisse sur les endroits scabreux. — B…, le philosophe, n’a que vingt auditeurs, et a été semoncé d’en haut, pour avoir dit que les stoïciens avaient une belle morale ! — Point d’élèves ni de travailleurs sérieux. La bonne compagnie vient dans ces cours de Faculté, par convenance et pour occuper une heure. Ils ont surtout des magistrats, des officiers et des fonctionnaires en retraite. Une Faculté est un Casino littéraire, une sorte de Petite Provence intellectuelle où l’on vient tiédir doucement et s’éteindre.

Beau et vaste collège, aéré, sain, bien arrangé, pourvu d’arbres et de larges cours ; mais les élèves ont toujours cet air étriqué et honteux que donnent la claustration et la contrainte. — J’ai visité le collège anglais, c’est l’ancien collège qui envoyait des missionnaires et des martyrs catholiques en Angleterre. Énorme aussi, mais les salles d’étude sont mesquines. Ce sont nos vieux et sales pupitres d’autrefois. De même les dortoirs. Nouvelle chapelle, l’ancienne fresque et tout le dedans ont été détruits en 1789. Restent quelques tableaux, des portraits ; l’un surtout du cardinal Allen, pâle figure ravagée, amincie, avec une fine barbe blanche, comme celle de Richelieu, et les honnêtes têtes sérieuses, décidées, étroites, de martyrs et docteurs du XVIe et du XVIIe siècle. Tous les frères sont Anglais, les élèves aussi, sauf sept ou huit petits Français. Bonne bibliothèque ; j’y ai vu Érasme et Voltaire. — Ces grands édifices, comme l’abbaye de Senones, donnent l’idée d’une vie plus terne, plus monumentale, plus sereine ; c’est l’ancienne vie des corporations, des gens cloîtrés volontairement, des travailleurs patients, calmes, désintéressés, bien différents de notre personnalité et de notre fièvre.

Grande influence cléricale ici ; sur les riches d’abord : « Sans la religion où irions-nous ? » En effet, c’est une gendarmerie intellectuelle. Puis sur le peuple : le curé va chez les paysans pendant que le mari est à l’ouvrage : « Eh bien, ma bonne femme, vous voulez donc la destruction de notre sainte religion et la ruine de notre Saint père le Pape ? — Oh, monsieur le Doyen ! — Alors, pourquoi votez-vous pour un tel ? — Dame, c’est que le maire nous a donné un billet. — C’est un mauvais billet. — Ah bien, si c’est cela, le voilà, Monsieur le Doyen, le voilà ; donnez-nous-en vite un autre. Je ne veux pas la destruction de notre sainte religion, et j’obligerai bien mon mari à voter avec votre bon billet. » — Et le mari vote !

Les paysans des environs, les ouvriers sont dociles, sensés, travaillent d’une façon suivie, ne sont pas difficiles à mener. Tout autres sont les Picards qui, mécontents d’un maître, peuvent fort bien lui donner un coup de couteau. — Ceux-ci sont Flamands de fond, se moquent fort des Flamands. Ils veulent être Franchais à toute force. — Aptitude à l’association ; sociétés volontaires pour la musique, l’arbalète, l’arc, etc. Patience pour apprendre toutes ces choses. Grossièreté native ; ils boivent ; les femmes se donnent sans honte ni difficulté. Presque aucun d’eux ne se marie « sans avoir connu sa femme ». Ils trouvent ennuyeux d’épouser une femme qu’ils n’ont point éprouvée. Mais d’ordinaire, au premier enfant, ils épousent ; manquer au mariage serait mal vu.

J’ai retrouvé dans les rues beaucoup de vraies figures flamandes : grand nez, joues creuses, maxillaires et pommettes saillants, teints de pomme de terre, cheveux roux, yeux pâles ; une ou deux filles fraîches comme des Rubens. — Quelques restes des anciennes dominations, un clocher flamand espagnol, carré, à quatre tourelles rondes collantes, avec le plus étrange chapeau chinois de colifichets et petites coupoles superposées en plomb, et un lion debout au sommet. — Un musée collectionné par un médecin assez pauvre, M. Escallier : quelques bons tableaux flamands de deuxième ordre, des esquisses, des patineurs d’un vrai mouvement, un beau dos de femme. — À Sainte-Marie, une Sainteté, par un élève d’Hemling, bien faible à côté de son maître ; cependant, le sentiment est le même, mystique, résigné. — Le musée de la ville est le plus étrange capharnaüm d’affectation moderne, de copies, de bric-à-brac de toutes les peintures, avec un bon portrait du temps de Van Dyck et quelques flamands à peu près authentiques, éclaboussures d’un beau jet d’eau recueilli ailleurs.

Visite à la sucrerie de R…

Terre plate, marécageuse, il a fallu faire des canaux d’écoulement. Ce sont bien les Pays-Bas ; tout vient de là, moral et physique. Le pays manque de pente ; beaucoup de marais sont restés ; on voit, çà et là, au milieu des champs de betteraves et de blé, leurs grandes flaques tranquilles, miroitantes, bordées de joncs panachés qui bruissent.

Deux journées de pluie ont couvert le pays d’eau ; la terre n’a pu tout boire ; la Scarpe est plus haute que le sol, il faut aller conduire bien loin au-dessous les canaux d’épuisement.

La ville était triste ce matin, la campagne l’est aussi ; il pleut trop, l’averse roule dans l’air, blafarde et mollasse, tout suinte ou dégoutte ; l’horizon disparaît, les pieds clapotent. — Mais il y a des demi-sourires de soleil délicieux, des pluies dorées de rayons noyés dans la brume fondante, des délicatesses de femme dans les teintes de la verdure pleurante et égayée.

Tout est paysage ; des fenêtres de la fabrique et de la maison, de la voiture à chaque tournant de la route, on pourrait copier un point de vue : les hauts toits pointus des maisons, les peupliers jetés çà et là, les raies basses d’arbres à l’horizon, le grand ciel ouvert peuplé de nuages, un groupe d’enfants pieds nus qui montent sur un tronc d’arbre abattu, une troupe de paysans sur un pont. Je crois que la cause en est que le pays a un caractère tranché ; tout s’y tient et fait masse.

Les gens sont vraiment Flamands. Ils fument en travaillant, en voiturant ; ils chargent des sacs avec une pipe longue d’un pied à la bouche. Il faut leur accorder par jour une demi-heure de pipe. Ils s’asseyent demi-nus, en rangs, dans la vapeur tiède, et là, fument ; le dimanche, ils boivent quinze à seize chopes de bière avec eau-de-vie.

Les paysans ont tous assez de terre pour faire leur provision de pommes de terre, un cheval ou un mulet, au moins un âne. Ils travaillent à la sucrerie de septembre à janvier ; les paysans aisés eux-mêmes viennent travailler. Ils sont réguliers, faciles à conduire, de sang-froid pour manier les machines. La machine a besoin de l’ouvrier du Nord et non de l’improvisateur fantaisiste du Midi.

La vie est sévère pour le jeune directeur, intelligent, joli garçon, décidé. Toute la journée, des cuves à mélasse, des marchés, des faces couleur de navet, des pieds nus qui pataugent entre les machines, et le soir, le tête-à-tête avec ses quatre murs, dans une maison de briques, avec un jardin de six pieds. Il faut se marier, avoir des enfants dans ce pays-là.

Point de plaisirs fins pour les jeunes gens du monde. Ils vont là où le vieux Caton envoyait les jeunes Romains. Arrivés à un certain âge, le père s’ennuie de les voir oisifs et les marie : on choisit la fille riche et bien apparentée, le jeune homme se laisse faire. Assez de régularité, mais l’inconvénient des cercles, pour les jeunes gens, c’est qu’ils s’y grisent. C’est tout à fait la nature germanique du Nord, flamande et anglaise. T… me disait : « La première chose qu’on se dit à Paris, le travail fini, à six heures du soir, c’est : à quoi allons-nous nous amuser ? Je n’ai vu cela qu’à Paris. » Il a raison. — En Belgique, on a la femme légitime avec quantité d’enfants ; puis la maîtresse, petite fille rangée chez qui on déjeune et qui a aussi des enfants, puis les passades. — L’Anglais qui a travaillé, mange, va boire, devient rouge, puis triste ou braillard, se rue sur un plaisir brutal et se sent l’envie de jurer et boxer. Puis il dort, cuve son vin : le matin, il se lave la face à l’eau chaude, le corps à l’eau froide, se brosse les favoris, met une cravate blanche et se rend à ses affaires avec un air digne d’enterrement. — Je crois que le Français, le latin, le méridional seul, met de l’art, de la poésie ou de la finesse dans son plaisir. L’autre est purement brute ou vertueux.