Tableau des dernières révolutions du Brésil

TABLEAU
DES
DERNIÈRES REVOLUTIONS DU BRÉSIL.

Le Brésil est situé entre les 4° 18′ et 34° 55′ latitude sud, et comprend environ le tiers de l’Amérique méridionale. Il ne serait pas étonnant qu’une étendue de pays aussi immense offrît une grande variété de richesses et de productions ; mais souvent, dans la même province, dans le même district, on trouve le fer et les diamans, l’or, le plomb et les topases ; on peut cultiver à la fois le manioc, le blé et le maïs, le café et la vigne, le lin et le cotonnier, les fruits les plus délicieux de l’Inde, de l’Amérique et de l’Europe ; enfin la terre, vierge encore, a une telle fécondité, qu’elle rend de cent cinquante à cinq cents pour un à celui qui prend la peine d’y jeter quelques semences.

Pendant plusieurs siècles, cette belle contrée fut soumise au système colonial. Peut-être ce système ne fut-il jamais aussi rigoureux pour le Brésil que pour l’Amérique espagnole ; mais il n’en est pas moins vrai que les prohibitions les plus sévères empêchaient sans cesse les Brésiliens de profiter des bienfaits que leur avait prodigués la nature. Fermé aux étrangers, le Brésil s’épuisait pour enrichir les négocians de Lisbonne. Ses habitans marchaient sur le fer, et, sous peine d’aller finir leurs jours sur le rivage insalubre d’Angole, ils étaient obligés de tirer du Portugal leurs instrumens aratoires ; ils possédaient d’abondantes salines, et il fallait qu’ils achetassent à des compagnies européennes le sel qui leur était indispensable. Ils étaient contraints de se faire juger sur les bords du Tage, et leurs enfans ne pouvaient recevoir quelque instruction dans la médecine et la jurisprudence, s’ils n’allaient la chercher à l’université de Coïmbre.

Le système colonial ne tendait pas seulement à appauvrir le Brésil ; il avait un but plus odieux encore, celui de le désunir. En semant des germes de division entre les provinces, la métropole espérait conserver plus long-temps cette supériorité de forces qui lui était nécessaire pour exercer sa tyrannie. Chaque capitainerie avait son satrape, chacune avait sa petite armée, chacune avait son petit trésor ; elles communiquaient difficilement entre elles, souvent même elles ignoraient réciproquement leur existence. Il n’y avait point au Brésil de centre commun : c’était un cercle immense, dont les rayons allaient converger bien loin de la circonférence.

Lorsque Jean vi, chassé du Portugal par les Français, chercha un asile en Amérique, une partie du système colonial dut nécessairement tomber d’elle-même. Alors on établit à Rio de Janeiro des tribunaux qui jugèrent en dernier ressort ; le Brésil fut ouvert aux étrangers, et l’on permit enfin à ses habitans de profiter des richesses que la nature avait semées sous leurs pas. Mais on n’alla pas plus loin ; après cet effort on s’endormit. On ne chercha point à établir quelque homogénéité dans le nouveau royaume, dont on venait de proclamer l’existence ; on laissa maladroitement subsister la même désunion entre les provinces, et Jeanj vi était, à Rio de Janeiro, le souverain d’une foule de petits états distincts. Il y avait un pays qu’on appelait le Brésil ; mais il n’existait point de Brésiliens.

Jean vi était étranger aux notions les plus simples de l’art de gouverner les hommes. Il avait eu un frère auquel on avait prodigué tous les soins d’une éducation excellente, tandis que lui, fils puîné, qui semblait ne point être destiné au trône, avait été condamné à une profonde ignorance. Jean vi était né bon, il n’eut jamais la force de prononcer lui-même un refus, il se montra toujours fils tendre et respectueux ; simple particulier, il eût été remarqué pour quelques qualités honorables, comme roi il fut absolument nul.

Les ministres qui gouvernèrent sous son nom ne furent point tous dépourvus de talens ; mais aucun ne connaissait assez le Brésil pour cicatriser les plaies qu’avait faites à ce pays le système colonial, pour en réunir les parties divisées, et leur donner un centre commun d’action et de vie. Don Rodrigo, comte de Linhares, avait des idées élevées ; mais il voulait tout entreprendre, tout finir à la fois ; dans un pays où tout est obstacle, il n’en voyait aucun ; il ne mesurait point la grandeur de ses idées sur la petitesse de ses moyens, et, dupe des charlatans qui l’entouraient, plus dupe encore de son imagination bouillante, il croyait déjà exécutés des projets gigantesques qui à peine pourront s’accomplir dans quelques siècles. Ceux qui lui succédèrent, vieux et infirmes, voyaient toujours l’Europe dans l’empire du Brésil, et laissèrent les choses dans l’état où ils les avaient trouvées. Antonio de Villanova e Portugal, le dernier ministre qu’eut le roi Jean vi comme souverain absolu, était un homme de bien, et possédait même quelques connaissances en agriculture, en économie politique, en jurisprudence ; mais ses idées, surannées et mesquines, n’étaient point en harmonie avec celles du siècle, ni avec les besoins nouveaux de la monarchie portugaise ; l’émancipation du Brésil, déjà accomplie depuis plusieurs années, lui semblait une sorte de rêve qui ne pouvait se réaliser ; il avait de l’intégrité, et fut entouré de fripons et de dilapidateurs ; il voulait faire le bien, et ne produisit guère que du mal. Thomas Antonio ne sut ni prévoir ni arrêter la révolution qui bientôt éclata en Portugal, et il lui laissa envahir, presque avec la rapidité de l’éclair, toutes les provinces du Brésil.

À cette époque, les habitans de ce pays se croyaient obligés d’avoir pour le souverain qu’ils tenaient de la Providence, ce respect mêlé d’idolâtrie dont on ne trouve presque plus de trace chez les Européens ; et Jean vi s’était particulièrement attiré l’amour de ses peuples par la bonté de son naturel, par cette affabilité qui contrastait avec la morgue des anciens gouverneurs, et même par cette espèce de commérage qu’il mêlait à sa familiarité. En abandonnant la métropole à quelques chances, en restant au milieu des Brésiliens qui l’adoraient, en faisant disparaître jusqu’aux derniers vestiges du système colonial ; enfin en constituant un empire brésilien, Jean vi eût pu sauver la plus belle partie de la monarchie portugaise. Mais, pour parvenir à de telles fins, il eût fallu plus d’énergie, plus de connaissances des hommes et des choses que n’en avait le fils ignorant et débonnaire du roi don Joseph. Il fut la dupe d’une coupable intrigue.

La révolution du Portugal avait été l’ouvrage de quelques hommes éclairés ; mais la masse de la nation n’en pouvait concevoir ni le but ni les principes. Comme le roi était aimé des Portugais, on sentit qu’en le rattachant aux changemens qui venaient de s’opérer, on les rendrait moins impopulaires, et l’on résolut de faire des efforts pour ramener la cour au sein de la mère-patrie. Jean vi aimait le Brésil ; la servilité familière des habitans de ce pays lui faisait goûter le plaisir de la souveraineté sans lui en laisser les ennuis ; et, il faut le dire, la crainte de passer les mers l’attachait encore au continent américain. Il était nécessaire de lui cacher avec soin le plan que l’on avait formé de l’associer à une révolution qu’il abhorrait ; on sut lui persuader que sa présence ferait rentrer dans le devoir les Portugais rebelles, et par cet artifice, l’on triompha tout à la fois de ses affections et de ses répugnances.

Jean vi était encore sur le bâtiment qui l’avait amené en Europe, et déjà il avait perdu toutes ses illusions. Ses cortès lui dictèrent les lois les plus rigoureuses, et allèrent jusqu’à lui prescrire l’heure de son débarquement. Souverain absolu, il n’avait point été un tyran ; sous prétexte d’en faire un roi constitutionnel, on le rendit esclave, et il mourut malheureux.

Les Brésiliens furent indignés de l’abandon où les laissait le départ de leur souverain. Ils ne pouvaient le haïr ; leur amour se changea en mépris. Le seul centre d’union auquel se ralliaient les provinces du Brésil allait être de nouveau transporté loin d’elles, un légitime orgueil ne permettait plus à leurs habitans d’aller au-delà des mers remuer les chaînes pesantes que l’émancipation avait rompues ; mais alors se montraient dans tout ce qu’ils avaient de hideux les tristes résultats du système colonial.

Les rivalités de capitainerie se réveillèrent plus que jamais. Profondément blessés des orgueilleux dédains des habitans de la capitale, ceux de l’intérieur commencèrent à examiner ses titres. Chaque province voulait être la première, on nommerait telle bourgade qui prétendait devenir la capitale du royaume, et l’habitant du désert, étranger aux arts, à la civilisation, à toutes les commodités de la vie, soutenait fièrement qu’il n’y avait rien que l’on ne trouvât dans les lieux où il était né, et que son canton pouvait se passer du reste de l’univers. Une affreuse anarchie allait anéantir le Brésil, lorsque la politique injuste et absurde des cortès de Lisbonne vint prolonger son existence.

Le peuple du Portugal n’avait pu voir sans douleur s’opérer l’émancipation de sa colonie. Cette émancipation le rejetait au second rang, et tarissait une des sources principales de ses richesses ; elle le blessait tout à la fois dans son orgueil et dans ses intérêts. L’assemblée des cortès crut donc que, pour se rendre populaire, il fallait qu’elle fît rentrer le Brésil sous le joug de la métropole. Aveuglés par la vanité nationale, les législateurs portugais n’avaient pas même daigné sans doute jeter les yeux sur la carte du Brésil. Un décret maladroitement hypocrite rétablit l’ancien système colonial ; et, comprenant dans un seul anathème le royaume du Brésil et le jeune prince auquel Jean vi en avait confié la régence, les cortès ordonnèrent que don Pedro, déjà marié et père de famille, reviendrait en Europe pour voyager sous l’aile d’un gouverneur, et lire avec lui les Offices de Cicéron et les Aventures de Télémaque.

L’insulte qu’avaient reçue en commun les Brésiliens et le prince régent, les rapprochèrent. Don Pedro désobéit aux législateurs de Lisbonne, les Brésiliens le mirent à leur tête, chassèrent les soldats portugais, et proclamèrent leur indépendance.

Le nouveau souverain de l’immense empire du Brésil avait vingt-deux ans. Son enfance avait été confiée à un homme de mérite, le Danois Rodemacher ; mais la cour corrompue de Jean vi voyait avec une égale appréhension le savoir et les vertus. Une intrigue fit expulser le sage instituteur, et le prince n’eut plus d’autre maître que le Franciscain Antonio d’Arrabida, aujourd’hui évêque in partibus. Ce moine passait dans son ordre pour un homme instruit ; mais les connaissances du plus instruit des Franciscains étaient encore bien faibles, et le père Antonio d’Arrabida ne voulut pas même communiquer à son élève celles qu’il possédait. Don Pedro était né avec des qualités heureuses, de l’esprit, de la mémoire, et une âme élevée. Si l’éducation avait développé ces germes précieux, si elle eût réprimé les défauts auxquels le jeune infant était enclin, si l’exemple du vice n’eût frappé ses premiers regards, si, par de graves études, on eût fixé son imagination mobile, et, disons-le, si, porté au timon des affaires, il eût été secondé avec plus de talent et plus de zèle, il aurait pu fonder sur des bases solides un empire libre et florissant.

Don Pedro entrant à peine dans la vie, étranger aux affaires, sans connaissance des hommes et des choses, sans aucune instruction, sans un ami sincère et éclairé, à peu près sans guide, se trouva à la tête d’un empire qui ne le cède en étendue qu’à la Russie, à la Chine et aux États britanniques ; d’un empire qui n’était point encore constitué, que l’on connaissait mal, et dont la population hétérogène présente, suivant les provinces, des différences plus sensibles qu’il n’en existe entre la France et l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie. Ce prince avait pour lui les avantages de la jeunesse, une grande force physique, de la droiture, de nobles sentimens, le désir sincère de faire le bien. C’était beaucoup sans doute ; mais, dans les circonstances épineuses où il se trouvait, ce n’était point assez. Il fallait s’occuper de donner au Brésil une forme de gouvernement nouvelle ; cette tâche aurait embarrassé un homme plus consommé dans les affaires que ne l’était le fils du roi Jean vi.

Après avoir porté les titres de prince régent et de défenseur du Brésil, don Pedro fut proclamé empereur constitutionnel. Alors il n’y avait point encore de constitution ; mais les députés des diverses provinces, réunis à Rio de Janeiro, travaillèrent à ce grand œuvre. Cependant une assez forte tendance au républicanisme ne tarda pas à se manifester parmi les représentans ; don Pedro conçut des craintes pour son autorité, et tout à coup il renvoya l’assemblée constituante, en exilant quelques membres remarquables par leurs talens et par leur éloquence. Ce coup d’état était audacieux, et, par l’étourdissement qu’il occasionna, il accrut un moment le pouvoir de l’empereur. Mais pour mettre à profit les résultats d’un tel acte de vigueur, il fallait une constance et une habileté qui ne pouvaient être le partage d’un souverain si jeune encore ; la dissolution de l’assemblée constituante ne servit peut-être, en dernière analyse, qu’à rendre l’empereur un peu moins populaire. Don Pedro avait annoncé qu’il soumettrait à une assemblée nouvelle un projet de constitution remarquable par son libéralisme, et ce projet fut effectivement offert à la nation le 11 décembre 1823. Mais on avait appris à se défier de don Pedro ; on craignit que s’il réunissait une seconde assemblée constituante, il ne la chassât encore avant qu’elle eût terminé toutes ses discussions, et, par l’organe des municipalités, le peuple demanda que le projet offert devînt sur-le-champ le pacte fondamental. Le 25 de mars 1824, on prêta serment à la constitution nouvelle ; quelque temps après, deux chambres convoquées commencèrent leurs travaux.

Il n’y a point, sans doute, d’homogénéité parmi les habitans du Brésil. Cependant on peut dire, en général, qu’ils ont des mœurs douces, qu’ils sont bons, généreux, hospitaliers, magnifiques même, et qu’en particulier ceux de plusieurs provinces se font remarquer par leur intelligence et la vivacité de leur esprit. Mais le système colonial avait maintenu les Brésiliens dans la plus profonde ignorance ; l’admission de l’esclavage les avait familiarisés avec l’exemple des vices les plus abjects ; et, depuis l’arrivée de la cour de Portugal à Rio de Janeiro, l’habitude de la vénalité s’était introduite dans toutes les classes. Une foule de patriarchies aristocratiques, divisées entre elles par des intrigues, de puériles vanités, des intérêts mesquins, étaient disséminées sur la surface du Brésil ; mais dans ce pays la société n’existait point, et à peine y pouvait-on découvrir quelques élémens de sociabilité.

Il est bien clair que la nouvelle forme de gouvernement aurait dû être adaptée à ce triste état de choses, qu’elle devait tendre à unir les Brésiliens, et à faire en quelque sorte leur éducation morale et politique. Mais, pour pouvoir donner aux habitans du Brésil une charte conçue dans cet esprit, il aurait fallu les connaître profondément, et don Pedro, que son père avait toujours tenu éloigné des affaires, pouvait à peine connaître Rio de Janeiro, ville dont la population, difficile à étudier, présente un amalgame bizarre d’Américains et de Portugais, de blancs et de gens de couleur, d’hommes libres, d’affranchis et d’esclaves ; ville qui, tout à la fois, colonie, port de mer, capitale, résidence d’une cour corrompue, s’est toujours trouvée sous les plus fâcheuses influences.

Don Pedro, animé par des sentimens généreux, voulait sincèrement que son peuple fût libre ; ce fut la noble idée qui présida à la rédaction de sa charte constitutionnelle. Cette charte consacrait des principes justes, et quelques-uns de ses articles méritent de grands éloges ; d’ailleurs, elle ne différait point essentiellement de tant d’autres combinaisons du même genre : elle n’avait rien de brésilien, et elle aurait peut-être convenu tout aussi bien au Mexique qu’au Brésil, à la France qu’à l’Allemagne.

Dès les premiers momens de la révolution, une foule d’hommes ignorans, nourris dans toutes les habitudes de la servilité, se trouvèrent appelés brusquement à la participation des affaires. Les passions nées tout à la fois du système colonial et du despotisme énervé de Jean vi, se déchaînèrent sur le Brésil, et semblèrent vouloir s’en arracher les lambeaux.

La presse, cette garantie des libertés publiques, ne fut guère que l’organe de la haine et de l’envie. Les pamphlets qui s’imprimaient à Rio de Janeiro, dégoûtans de platitude et de personnalités, révolteraient les Européens qui, dans ce genre, ont poussé le plus loin la licence. À peine, depuis 1821, a-t-il paru au Brésil deux ou trois ouvrages véritablement utiles ; et si aujourd’hui cette contrée commence enfin à être mieux connue, c’est à des étrangers qu’on en est redevable[1].

Parmi ceux qui l’entouraient, don Pedro cherchait vainement des ministres qui fissent prospérer l’empire brésilien. Il passait d’un homme faible à un homme corrompu, et ne rencontrait partout que les nullités les plus désespérantes. Quelques personnes ont pu voir à Paris un ministre de la guerre exilé par le gouvernement brésilien ; la dernière de nos légions en eût à peine voulu pour l’un de ses caporaux. Tant de gens incapables arrivèrent successivement au pouvoir, qu’il ne faut pas s’étonner si la plupart des Brésiliens prétendent aujourd’hui être ministres à leur tour ; et, d’un autre côté, don Pedro a rencontré, pendant le cours de son règne, un si grand nombre d’hommes vicieux, qu’il est excusable peut-être de ne plus croire à l’honneur et à l’intégrité.

Au milieu des changemens continuels qui s’opéraient dans le ministère, il était impossible que le gouvernement suivît un système uniforme ; à un acte de vigueur, il faisait succéder un acte de faiblesse ; il semblait marcher par soubresaut, et perdait à chaque pas quelque chose de sa considération primitive. Tant d’oscillations faisaient accuser l’empereur de perfidie et de mauvaise foi ; il n’était que mobile, et on le sera toujours, lorsque, dans des circonstances très-difficiles, on arrivera au timon des affaires sans instruction et sans nulle expérience.

Le Brésil cependant faisait quelques progrès ; mais il en était redevable bien moins peut-être à son gouvernement qu’à la liberté de ses relations commerciales ; il en était redevable surtout à la facilité avec laquelle se développent, sur son immense surface, les germes de prospérité que la nature bienfaisante y a répandus d’une main si prodigue.

Louis xiv et le czar Pierre avaient fait venir de l’étranger des savans capables d’éclairer leurs peuples, et l’on sait combien furent heureux les résultats qu’ils obtinrent. Le gouvernement brésilien eut aussi un instant l’idée de mettre à profit les lumières des nations les plus civilisées ; mais, au lieu d’appeler à Rio de Janeiro des professeurs instruits, qui, donnant leurs leçons à de nombreux auditeurs, eussent rendu vulgaires des connaissances utiles, on envoya en France de jeunes Brésiliens ; on fit pour eux des dépenses énormes, et on leur donna l’ordre d’étudier et de devenir savans. Peut-être le but qu’on se proposait n’eût-il pas été tout-à-fait manqué, si, mettant au concours les places de pensionnaires, on eût fait partir pour la France les sujets les plus instruits et les plus laborieux ; mais ce furent le népotisme et l’intrigue qui présidèrent au choix. Les puissans du jour envoyèrent en Europe leurs païens et leurs créatures, et, dans le nombre, il se trouva des hommes qui auraient eu besoin de prendre des leçons de grammaire et de calcul. Les pensionnaires goûtèrent les plaisirs de Paris aux frais de leurs compatriotes ; on finit par se lasser de tant de dépenses, et l’on mit à faire revenir cette jeunesse peu studieuse autant de brutalité qu’on avait mis peu de discernement en la faisant partir.

La circonstance que nous venons de citer ne fut pas la seule où le gouvernement brésilien prétendit prouver qu’il n’était point indifférent aux nobles travaux de l’intelligence. Il voulut un jour récompenser quelques étrangers célèbres, et son choix tomba sur des hommes dont personne ne saurait contester le talent supérieur. Comme il lui était impossible d’accorder des faveurs à tous les genres de mérite, on croira peut-être qu’il donna la préférence à M. de Humboldt, par exemple, qui a rendu tant de services au continent américain ; à des savans qui, comme MM. Spix, Pohl et Martius, se sont attachés en particulier à faire connaître le Brésil, ses productions et ses richesses ; ou bien encore à des hommes dont les importantes recherches ont eu une grande influence sur les progrès des sciences les plus utiles, et contribué à la prospérité de tous les peuples, à des hommes tels que les Cuvier, les Gay-Lussac, les Poisson, les Davy, les Ampère, les Arago, les Berzelius. Ce ne furent point là ceux que le gouvernement brésilien songea à récompenser ; il fit tomber son choix sur Scribe et Rossini[2].

Si nous avions pour but de rapporter tous les faits qui, depuis douze ans, se sont succédés dans l’empire du Brésil, nous aurions le plaisir de citer plusieurs noms justement honorés ; la guerre aussi impolitique que malheureuse du Rio de la Plata, les pirateries de Cochrane, la révolte successive de diverses provinces, nous fourniraient des détails de mœurs d’un très-grand intérêt ; mais, en traçant l’histoire du gouvernement de Rio de Janeiro, de la cour et de ses intrigues, nous croirions plus d’une fois transcrire quelques pages des annales du Bas-Empire.

Fatigué du gouvernement dont il était le chef, tourmenté par des tracasseries toujours renaissantes, n’osant accorder à ses ministres une entière confiance, don Pedro chercha des consolations dans les confidences et le commérage de quelques serviteurs, hommes obscurs et sans éducation. L’isolement dans lequel il se trouvait peut sans doute faire excuser cette faute ; mais elle parut d’autant plus grave aux yeux des Brésiliens, que les favoris étaient des Portugais. Infatués de la supériorité de leur pays, ces hommes peignirent à l’imagination du jeune monarque les délices de l’Europe sous les couleurs les plus brillantes, et le dégoûtèrent du Brésil, qui peu à peu se dégoûtait de lui.

Une catastrophe se préparait. Elle fut accélérée par un personnage fameux depuis long-temps parmi les Brésiliens, Filisberto Caldeira Brant, que l’empereur avait nommé marquis de Barbacena. La peinture exacte du caractère de Filisberto aurait quelque chose de très-piquant pour les Européens, et offrirait peut-être un type particulier dans un roman de mœurs. Mais, si l’histoire contemporaine peut se permettre des considérations générales, elle doit d’ailleurs se renfermer dans le récit des faits. Filisberto avait mené une vie fort aventureuse, et déjà, sous l’ancien gouvernement, il était parvenu à une très-grande fortune. L’empereur accumula sur lui les titres et les honneurs. Il fut général en chef de l’armée du Sud, se mit à la tête de toutes les transactions importantes que le Brésil passa avec les étrangers, se chargea de tous les emprunts, et enfin ce fut à lui que l’empereur confia les négociations relatives à son mariage avec la jeune princesse, fille d’Eugène Beauharnais.

De retour au Brésil, Filisberto Caldeira Brant profita de l’enivrement que causait au monarque l’alliance la plus heureuse. Au milieu des fêtes brillantes qui se succédèrent, l’adroit courtisan eut l’habileté de s’insinuer de plus en plus dans l’esprit de son maître ; il fit valoir ses importans services, et finit par s’imposer lui-même comme un homme dont on ne pouvait se passer. On lui offrit le ministère des finances et la présidence du conseil, mais il refusa d’accepter ces faveurs, à moins qu’on ne lui donnât une haute marque de la satisfaction impériale, en légalisant, sans aucun examen, les comptes qu’il présentait.

Parvenu au timon des affaires, Filisberto sentit qu’il ne s’emparerait entièrement de l’esprit du monarque, s’il ne réussissait à éloigner quelques favoris influens, et surtout Francisco Gomes, secrétaire intime du cabinet de l’empereur, et da Rocha Pinto, sous-intendant des propriétés impériales. Il leur suscita des querelles, et l’empereur se vit obligé d’envoyer en Europe les deux confidens qui lui étaient si chers. Arrivé à Londres, Gomes n’y perdit point de temps ; il réunit le plus de documens qu’il lui fut possible pour tâcher de prouver que Filisberto n’avait pas toujours été un agent sans reproche, et il envoya ces documens à l’empereur lui-même. L’affection que celui-ci portait à son ministre se changea tout à coup en indignation ; il l’accabla des plus violens reproches, et le destitua.

Tandis que Gomes tramait la perte de Filisberto, ce dernier ne s’était point endormi ; il avait profité du pouvoir qu’il possédait encore, et, accoutumé à manier les hommes il avait su se ménager un parti. Déchu, il ne se laissa point abattre ; mais assuré des appuis qu’il s’était ménagés dans les chambres, il publia un pamphlet où, écartant avec adresse la véritable question, lui-même se fit accusateur. Par la publicité que lui donna Filisberto, cette dispute devint une affaire nationale. Le ministre disgracié se mit à la tête des mécontens ; il créa des journaux qui favorisèrent sa haine et ses desseins ; il les répandit avec profusion, et excita de tout son pouvoir cet esprit révolutionnaire qui bientôt amena l’abdication de l’empereur.

On tendit à cette époque un piége bien dangereux à l’inexpérience du peuple brésilien. On lui peignit sous les plus séduisantes couleurs la prospérité toujours croissante de l’Amérique du nord, et des idées de fédéralisme se répandirent dans toutes les provinces du Brésil. Mais l’union américaine a été formée par des sectaires vertueux, pleins de constance et d’énergie, qui, préparés à la liberté par les leçons même et par les exemples de leurs ancêtres européens, étaient capables de la concevoir et dignes d’en jouir. Il s’en faut bien malheureusement que le peuple brésilien soit formé des mêmes élémens et qu’il se trouve dans les mêmes circonstances. Des esclaves appartenant à une race inférieure composent les deux tiers de ce peuple, et il gémissait, il n’y a que dix années, sous un régime despotique, dont le résultat était non-seulement de l’appauvrir, mais encore de le démoraliser. Les Brésiliens ont noblement secoué le joug du système colonial ; mais, sans y songer peut-être, ils sont toujours, il faut le dire, sous sa triste influence, comme l’esclave qui a brisé ses chaînes en laisse voir les traces bien long-temps encore sur ses membres meurtris. L’union américaine, et surtout l’esprit qui anime les Américains, tendent à rendre chaque jour plus compacte la société qu’a formée ce peuple, ou du moins celle qui se forme dans chaque province. Les Brésiliens, au contraire, ne sauraient établir chez eux le système fédéral sans commencer par rompre les faibles liens qui les unissent encore. Impatiens de toute supériorité, plusieurs des chefs hautains de ces patriarchies aristocratiques dont le Brésil est couvert, appellent sans doute le fédéralisme de tous leurs vœux ; mais que les Brésiliens se tiennent en garde contre une déception qui les conduirait à l’anarchie et aux vexations d’une foule de petits tyrans mille fois plus insupportables que ne l’est un seul despote.

Au milieu de l’agitation que produisaient dans les esprits les idées de fédéralisme et les systèmes démagogiques, don Pedro, tout fatigué qu’il était de sa couronne, voulut tenter un dernier effort pour se ménager un appui au sein même de son empire.

Des diverses provinces du Brésil, celle de Minas Geraes est bien certainement la plus civilisée, et peut-être la plus riche. C’est celle dont les habitans diffèrent le moins entre eux, et montrent le plus de nationalité. Les habitans du Brésil rendent avec raison justice à la supériorité de Minas Geraes, et cette partie de l’empire brésilien, bien dirigée, ne saurait manquer d’avoir sur toutes les autres une très-grande influence. Don Pedro avait déjà voyagé parmi les Mineiros ; il les connaissait, et ce fut parmi eux qu’il eut l’idée de se créer des forces et de regagner quelque popularité. Ce plan avait été heureusement conçu ; il fut mal exécuté.

Malgré les difficultés nombreuses que la saison des pluies oppose aux voyageurs, don Pedro s’avança dans la province des Mines, accompagné de la jeune impératrice, qui avait su se concilier l’amour et les respects du peuple brésilien. Le monarque et son auguste épouse furent accueillis partout avec les transports de la joie la plus vive, et chaque ville, chaque village voulurent à l’envi célébrer leur présence par de brillantes fêtes. Les habitans d’Ouro Preto ou Villa Rica, capitale de la province, se distinguèrent surtout dans cette occasion par leur zèle et leur magnificence. Dans les rues de cette ville, on avait élevé des arcs de triomphe ; les maisons étaient ornées de tapis et de fleurs ; de nombreux musiciens parcouraient les différens quartiers, et, à chaque balcon, des voix aussi justes qu’agréables chantaient des vers en l’honneur du monarque.

En accueillant l’hommage de tous, don Pedro aurait pu reconquérir son ancienne popularité ; mais l’intrigue s’attachait à ses pas, et partout elle lui tendait mille piéges. Il avait fait la faute de s’arrêter, pendant plusieurs jours, dans une de ses propriétés, située à quelques lieues de la capitale de la province. Là, il s’était encore laissé circonvenir par des hommes auxquels il avait toujours accordé trop de confiance, et qui lui avaient aliéné le cœur de ses sujets. Ces hommes s’emparèrent de tous les abords, écartèrent les personnages les plus influens, excitèrent la susceptibilité de leur maître, et firent éloigner le président de la province. Une proclamation que don Pedro répandit bientôt parmi les Mineiros, en faveur du gouvernement constitutionnel, produisit cependant une heureuse impression, et l’on allait offrir de nouvelles fêtes au jeune monarque, lorsque brusquement il se décida à partir. Ce voyage, qui, mieux combiné, aurait pu être si utile à ses intérêts, ne servit qu’à leur porter un coup mortel.

En effet, pendant plus de trois mois, l’empereur avait négligé le gouvernement de Rio de Janeiro. Durant cet intervalle, ses ministres n’avaient pas même su organiser une correspondance suivie avec Minas Geraes ; et quoique leur maître ne se fût pas avancé à une distance énorme de la côte, il était, dit-on, resté quelquefois plus de douze jours sans recevoir de dépêches.

Une marche rapide ramena don Pedro aux portes de la capitale, quand on le croyait encore à huit journées de distance. Lors de son entrée dans la ville, on fit éclater quelque enthousiasme ; mais ces démonstrations n’avaient rien de national : les seuls qui y prirent part furent les serviteurs du monarque lui-même, des courtisans, et des Portugais depuis long-temps en guerre plus ou moins ouverte avec les Brésiliens. Blessés par les témoignages d’une joie à laquelle ils étaient entièrement étrangers, ceux-ci brisèrent les vitres des maisons que l’on avait illuminées ; des rixes s’engagèrent, et plusieurs personnes furent blessées, ou même perdirent la vie.

Don Pedro crut pouvoir rétablir le calme en caressant le parti républicain, et il choisit un ministère parmi les représentans qui s’étaient attachés à ce parti avec le plus d’ardeur. Cette combinaison réussit mal : le désordre ne fit qu’augmenter, et, au bout de dix jours, l’empereur nomma d’autres ministres.

Malheureusement ceux-ci étaient impopulaires. Bientôt les mulâtres devinrent menaçans ; des bandes d’hommes armés parcoururent les rues de Rio de Janeiro ; quelques personnes furent assassinées, et la dernière catastrophe fut encore accélérée, dit-on, par une intrigue dont les bornes étroites de cet aperçu historique ne nous permettent pas de chercher à dévoiler la trame. Les Portugais et les Brésiliens sont des peuples spirituels, mais peu instruits et inoccupés ; par l’intrigue, ils exercent leur esprit, et font prendre le change à leur oisiveté.

En formant un nouveau ministère, l’empereur avait cependant conservé le commandement des troupes de la capitale au nommé Francisco de Lima, qui, à ce que l’on assure, s’était attaché à la cause populaire par des motifs entièrement étrangers aux principes politiques. Lima favorisa l’insurrection de tout son pouvoir, et encouragea les soldats à abandonner leur maître. Ce fut cet homme (nous laissons à l’histoire le soin de le juger), ce fut cet homme, disons-nous, qui vint, au nom du peuple, exiger de l’empereur le renvoi de ses ministres actuels et le rétablissement du dernier ministère. Don Pedro mit de la dignité dans sa réponse ; mais Lima ne fut point destitué.

Des troupes assez nombreuses avaient été préposées à la garde du palais de Saint-Christophe ; elles ne tardèrent pas à se réunir aux insurgés[3], et à chaque instant la position de l’empereur devint plus inquiétante. Alors il prit la résolution de renoncer à la couronne, résolution à laquelle toutes ses pensées l’avaient déjà sans doute conduit depuis long-temps. Lui-même rédigea un acte d’abdication en faveur de son fils ; il fit venir les chargés d’affaires d’Angleterre et de France, afin de leur communiquer cet acte, et il réclama leurs secours pour se rendre en Europe. L’abdication fut bientôt acceptée par les chefs de la révolution, et don Pedro s’embarqua, ainsi que l’impératrice, la jeune reine de Portugal, et un petit nombre de serviteurs.

Aussitôt après que l’empereur eut renoncé à la couronne, on procéda à la nomination d’une régence : elle fut composée d’hommes peu capables, mais assez modérés. Peut-être en est-il un que le sentiment des convenances aurait dû écarter ; c’était Francisco de Lima.

Pendant que l’on faisait des préparatifs sur les navires destinés à porter en Europe don Pedro et les siens, le jeune prince fut proclamé empereur sous le nom de Pedro ii. Quelques désordres, inséparables des révolutions, eurent encore lieu, mais tout parut bientôt vouloir reprendre son cours ordinaire.

L’ex-empereur écrivit à Jozé Bonifacio de Andrada, pour le charger de l’éducation de son fils. Ce vieillard, qui avait commencé la révolution du Brésil, et dont la haute capacité est incontestable, accepta les fonctions qui lui étaient offertes, et jura d’en remplir religieusement les devoirs. On ne pouvait faire un choix plus honorable.

Don Pedro quitta le Brésil le 13 avril 1831 ; il y a fait des ingrats, et peut-être y sera-t-il regretté. Son plus grand tort fut d’être né en Europe, et de conserver pour ses compatriotes un penchant bien naturel sans doute, mais qu’il devait sacrifier à ses sujets américains. Il fut mal entouré : l’expérience et l’instruction lui manquèrent toujours, quelquefois, même l’énergie ; mais la bonne volonté ne lui manqua jamais. S’il eût voulu défendre son autorité les armes à la main, il eût trouvé des hommes qui n’eussent pas mieux demandé que de le soutenir ; mais le sang aurait coulé, et don Pedro n’était point un tyran. L’histoire donnera des éloges à la modération dont il fit preuve dans cette circonstance ; elle en donnera aux sentimens généreux qu’il déploya la nuit du 7 avril, où il renonça à la couronne ; mais elle redira qu’en faisant quelques concessions, il pouvait encore conserver le pouvoir, et le blâmera d’avoir, par une abdication qu’on n’exigeait point de lui, livré à toutes les chances des révolutions l’empire dont il avait été le glorieux fondateur.

Don Pedro a traversé les mers. Empereur, il y a deux jours, aujourd’hui simple particulier, nous l’avons vu à côté d’un monarque qui, il y a deux jours, n’était aussi qu’un père de famille et un citoyen riche. On s’est accoutumé au bruit des trônes qui s’écroulent, et à peine si l’on détourne la tête pour considérer leurs débris.

Sur don Pedro cependant se fondent encore de nobles espérances. Peut-être est-il appelé à porter le poids d’une nouvelle couronne. Les mêmes fautes, il ne les commettra plus sans doute ; aujourd’hui il doit connaître les hommes. Fortifié par les leçons de l’expérience et de l’infortune, il saura suivre une marche assurée, la seule qui, dans la conduite des peuples, puisse leur inspirer quelque confiance ; il saura distinguer les gens de bien, et surtout il repoussera loin de lui ces camarillas ignobles, qui trop souvent ont terni la gloire des rois de la Péninsule, et causé le malheur de leurs peuples.

Quant au Brésil, ses destinées reposent aujourd’hui sur la tête d’un enfant. C’est un enfant qui unit encore les provinces de ce vaste empire ; et son existence seule oppose une barrière aux ambitieux qui surgissent de toutes parts avec une égale médiocrité et des prétentions également gigantesques[4]. Un Européen ne peut régner sur l’Amérique ; mais celui-là est Brésilien : le brillant azur du ciel des tropiques a frappé ses premiers regards ; c’est sous l’ombre des bois vierges qu’ont été guidés ses premiers pas ; il n’aura à regretter ni les palais de Lisbonne, ni les fruits savoureux du Douro. Né en Amérique, il ne partagera aucun des préjugés des Européens contre sa belle patrie, il aura tous ceux des Brésiliens contre l’Europe : telle est la loi commune. En même temps, au nom du jeune Pedro, se rattachent les plus beaux souvenirs. Dans ses veines coule le sang de ces rois dont la gloire aventureuse a eu plus d’influence sur les destins du monde, que celle des plus illustres souverains de l’Angleterre et de la France, de ces rois sous les auspices desquels furent découvertes la route de l’Inde et la terre du Brésil. Seul parmi les Brésiliens, cet enfant rattache le présent au passé ; et, tout entier à sa patrie, il pourra cependant former un heureux lien entre elle et le Nouveau-Monde. Qu’autour du jeune Pedro se groupent donc les Brésiliens qui attachent quelque honneur au nom de leur patrie, ceux qui aiment sincèrement la liberté, et ne veulent point se la voir ravir par une foule de tyrans cupides et abjects.

Mais, demandera-t-on peut-être, si les habitans du Brésil se laissaient séduire par les déclamations d’ambitieux hypocrites, s’ils éloignaient le jeune prince né au milieu d’eux, qu’arriverait-il alors ? Nous avons vécu parmi les Brésiliens ; les liens de la sympathie et ceux de la reconnaissance nous attachent à eux ; nous aimons le Brésil presque à l’égal de notre pays : qu’on n’exige pas de nous que nous cherchions à pénétrer un avenir qui se présenterait sous les plus sombres couleurs… Ce n’est pas seulement le Brésil que nous avons habité : nous avons aussi vu les bords de la Plata et ceux de l’Uruguay. C’était naguère une des plus belles contrées de l’Amérique méridionale. Ses habitans voulurent se fédérer et commencèrent par se désunir ; chaque village, chaque hameau, prétendit faire sa patrie à part[5] ; d’ignobles chefs s’armèrent de tous côtés ; la population fut dispersée ou anéantie ; les estancias[6] furent détruites ; des étendues de terrain, qui formeraient presque des provinces, n’offrent aujourd’hui que des chardons[7], et où paissaient d’innombrables bestiaux, l’on ne voit plus que des bandes de chiens marons, des troupes de cerfs, des autruches et de féroces jaguars.


Aug. de Saint-Hilaire


  1. Il existe cependant un livre moderne fort remarquable sur la géographie du Brésil, les Memorias historicas de l’abbé Pizarro.
  2. L’abbé Manoel Ayres de Cazal, le père de la géographie brésilienne, languit à Lisbonne dans l’indigence, sans pouvoir publier la deuxième édition de son excellent ouvrage sur le Brésil.
  3. Le Brésilien Bastos, officier de l’artillerie à cheval, dit qu’il avait prêté serment de fidélité à l’empereur, et qu’il ne lui paraissait pas que, de son côté, l’empereur eût violé ses sermens. Il jeta son épée, et il est du très-petit nombre de ceux qui ont suivi don Pedro en Europe.
  4. Cet aveu est fait par les Brésiliens eux-mêmes. V. Aur. Flum. no 482.
  5. Expression consacrée dans le pays même.
  6. Propriétés rurales, accompagnées de bâtimens d’exploitation.
  7. Le cardon de nos potagers, sans doute, apporté originairement d’Europe comme légume.