Tableau de Paris/311
CHAPITRE CCCXI.
Noces.
Que celui qui a vu une noce champêtre, le couple du hameau qui s’avance vers l’église, les doigts amoureusement entrelacés, portant dans leurs regards le desir ingénu ; les parens qui les suivent au même autel où ils se sont mariés ; les garçons de la fête en habits du dimanche, les rubans au chapeau, le bouquet au côté ; les filles en blanc corset, regardant ce jour-là leur amant avec plus d’assurance ; & le violon un peu aigre, mais qui conduit gaiement la marche & ferme le cortege, ne s’attende point à trouver sous le superbe portique de nos temples, ni la gaieté vive & franche, ni le riant tableau de cette joie naïve, ouverte & abandonnée.
L’hymen ici se célebre à grands frais ; on ne marche point sur la pelouse le long des haies fleuries, pour arriver à l’autel du bonheur. On s’enferme dans des carrosses à glaces ; on est chargé d’atours ; les coëffeurs ont occupé toute la matinée ; on s’observe tristement ; le cérémonial regle tous les pas, & le couple opulent, sous des habits d’or, porte déjà sur son front l’ennui qui doit les accompagner le reste de leurs jours. La villageoise aimoit de bonne foi avant de sceller la foi promise devant le curé rustique ; & la Parisienne, recevant le riche anneau, jure, avant d’aimer, qu’elle aimera toujours.
Le festin du village offre la même différence. Où est le rire ingénu, la table dressée sur l’herbe, la joie de la parenté, le broc de vin toujours rempli, le veau entier dépecé & rôti ? Où sont les danses vives & les mouvemens vrais de l’alégresse ? Où les vieillards paroissent-ils en cheveux blancs, essuyant leurs yeux humides de larmes de tendresse ? Où lit-on l’attente du plaisir dans les regards furtifs de la jeune mariée ? Où l’époux paroît-il pétulant & impatient de voir luire l’étoile du soir ? Où le lendemain l’épouse un peu pâle paroît-elle confuse & heureuse, étonnée & triomphante ? Ce n’est point à la ville.
Une assemblée de parens à moitié divisés, qui ne se sont pas vus depuis long-tems, qui ne se reverront guere passé ce jour cérémonieux ; des vieillards qui dissimulent leur caducité ; l’étalage des étoffes, des révérences compassées, des saluts mesurés, une observation maligne, des complimens froids, un maintien composé, une dignité morne & imposante : voilà comme on s’unit dans la capitale.
Il faut descendre parmi la classe des bourgeois du second ordre, pour revoir quelques images des anciennes noces. Là, elles sont moins brillantes ; mais il y a du mouvement & du bruit. Là, on voit des assemblées de quatre-vingt à cent personnes ; & les invités, chacun à leur tour, rendent le festin aux jeunes mariés : c’est un enchaînement de repas pendant onze semaines.
Les traiteurs se plaignent tous hautement que les festins de noces deviennent de jour en jour moins fréquens, qu’on s’enfuit à la campagne pour ne point faire de banquet ; ils disent que la joie tombe, que la mélancolie domine la nation, puisqu’on renonce à la bonne chere & à l’intempérance dans le jour le plus solemnel de la vie, que nos aïeux célébroient tous par la plus complete ivresse que leur franchise ne redoutoit pas. Les ménétriers se plaignent aussi qu’on ne danse plus comme on faisoit jadis.
Vous voyez chez ces traiteurs plaignans, des salles immenses & vuides, qui n’attendent que des convives & des danseurs. Il y a place pour la table immensément longue & pour les contre-danses en rond.
Le petit peuple danse encore fort & long-tems ; car il est le dernier à abandonner les coutumes joyeuses, quoique l’on cherche de toutes parts à avilir ses divertissemems.
La licence des paroles regne dans toutes les noces bourgeoises. Si l’on faisoit un recueil de tout ce qui s’y dit de jovial, ces plaisanteries ne seroient pas fort délicates ; mais elles offriroient de l’originalité, ce que le beau monde n’a pas. Le bourgeois rit ces jours-là, de maniere à avertir tous les passans qu’il est de férie.
Un homme peu fortuné, gourmand de son naturel, & qui aimoit conséquemment à faire bonne chere (ce qu’on ne fait pas sans de bonnes rentes) avoit trouvé un singulier expédient pour être de noce tous les jours de sa vie : habillé en noir & fort proprement, il étoit assidu toute la matinée à Saint-Eustache, à Saint-Paul, à Saint-Sulpice, à Saint-Roch, enfin dans toutes les grandes paroisses ; & quand il voyoit un mariage dont le cortege étoit un peu nombreux, il se mêloit parmi la foule. Certains jours il avoit à choisir ; car à la même heure on voit souvent trois ou quatre mariages de différentes classes & dans la même église.
À l’issue de la messe commence l’indispensable festin, toujours commandé d’avance, & qui se fait ordinairement chez le traiteur. Il est d’usage que les parens de chaque conjoint se réunissent à la même table, & le plus souvent ils se voient pour la premiere fois. Or, les parens du mari, qui l’avoient vu à la messe, croyoient notre étranger du côté de la femme ; tandis que les parens de la femme le croyoient du côté du mari. Il faisoit donc grande chere dans son rôle équivoque, distribuant de part & d’autre quelques légers complimens ; & vous pensez bien qu’il possédoit à fond le style & les propos du jour.
Il y avoit quatre ou cinq ans que ce manege duroit, lorsqu’un parent qui rencontroit notre habit noir pour la troisieme fois depuis huit jours, s’avisa de lui demander de quel côté il étoit. Du côté de la porte, reprit-il en se levant & posant sa serviette sur la table. On en étoit au dessert.
Si l’hymen n’est pas cher au village, s’il en coûte peu à l’habitant de la campagne pour sanctifier ses plaisirs, il n’en est pas de même à Paris. L’épouseur se jette dans toutes les dépenses du luxe & de la représentation, pour complaire à la future & à la sotte vanité de ses parens. Huit jours après les noces, viennent le regret & les lamentations. Ce sont des mémoires de fournisseurs, qui se succedent chaque jour ; c’est le vendeur de diamans, le marchand d’étoffes, le bijoutier, le tailleur, le traiteur, la lingere, la marchande de modes, le tapissier, le miroitier, le coëffeur : & paie, pauvre mari, paie ! On ne t’a pris que pour cela : as-tu cru que la jouissance seroit purement gratuite ?
Aussi a-t-on fait une estampe parlante, où l’on voit la dot de l’épousée s’envoler en différens jets & tomber dans les mains & le tablier d’une multitude de gros & petits marchands. Le mari, qui suit d’un œil triste & étonné le vol irrésistible de ses especes, porte douloureusement la main sur des sacs vuides ; & pour tout dédommagement, il a à ses côtés une femme éternelle, brillante de clinquans & de colifichets.
Le premier enfant acheve la confection entiere de la dot ; l’époux abusé prend de l’aigreur ; les reproches mutuels s’élevent, & chacun maudit au fond de son ame le mariage trompeur, & les noces dispendieuses que la vanité a commandées.