Têtes et figures/La nuit du 16 mai 1889

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 110-124).

La nuit du 16 mai 1889


Le soleil était descendu radieux derrière la crête des Laurentides, laissant derrière lui une traînée d’or et de pourpre ; mais, à peine le reflet de son dernier rayon s’était-il éteint, que la nature se troubla, et bientôt revêtit un voile sombre.

L’île d’Orléans, les falaises de Lévis, le Cap Diamant, et la vallée Saint-Charles s’enveloppèrent de ténèbres épaisses.

D’azur et tout de lumière qu’il resplendissait, le ciel était devenu noir, comme dans un temple, un jour de fête, aux candélabres étincelants des autels et de la nef, succèdent les tentures funéraires pour une messe de requiem, le lendemain.

Dans l’ancienne ville de Champlain, tout était silence ; à part quelques bourgeois attardés, tout le monde était rentré au logis.

C’était à l’heure du premier sommeil, à l’heure où tous les mauvais génies de l’empire de Béelzébuth, lâchés par l’Esprit du Mal, envahissent l’éther, s’agitent, horribles meutes, en fantastiques paraboles, en sarabandes infernales, au-dessus des hameaux paisibles, à chaque chevet.

Cette nuit-là, ils étaient légion.

Que se passait-il donc dans ce monde d’esprits diaboliques ?

Y ourdissait-on quelque funèbre complot ? Y organisait-on quelque lugubre exploit contre le repos des vivants ?

Sur terre, l’homme de peine, revenant tard de la corvée, au moment d’entrer dans son humble maisonnette, jetait un regard au firmament.

Il y a quelque chose dans l’air, se disait-il, en hochant la tête avec un vague sentiment d’inquiétude.

Et il verrouillait à double tour l’huis de sa pauvre demeure.

Du côté de l’Orient, soudain, on entendit comme une vague rumeur, comme un vaste bruissement de grandes ailes, dans l’espace.

Et la nuit sembla s’obscurcir de plus en plus.

À l’endroit où les Laurentides, à l’œil du citadin, paraissent se confondre avec l’île d’Orléans, on vit émerger, d’un vol oblique et saccadé, des apparitions aux formes indécises, comme d’étranges nébuleuses. Elles se rapprochèrent rapidement de la cité, non sans planer ici et là, avec des mouvements de chauves-souris, au dessus de certains endroits, jadis théâtres de grandes catastrophes, le long du bras septentrional du fleuve.

Bientôt leurs silhouettes se dessinèrent plus nettement, ainsi que de sinistres phosphorescences, sur le ciel opaque.

Des serpents dans leurs longs cheveux épars ; pour tout vêtement, une sorte de linceul ; comme ceinture, des reptiles enlacés ; pour armes, des poignards de feu, des torches incendiaires. Leurs yeux hagards et menaçants projetaient des lueurs fauves ; leurs traits de furies grimaçaient un rire satanique ; d’une main brandissant leurs poignards, leurs torches de malheur, de l’autre elles indiquaient un point sur terre.

Des monstres horribles leur formaient cortège. C’étaient les Centaures, les Gorgones, les Harpies, les Chimères, Briarée aux cent bras, Géryon au triple corps, l’Hydre de Lerne, les Chagrins, la Crainte, la Faim, mauvaise conseillère, le Désespoir, les pâles Maladies, les Remords vengeurs, et la Discorde avec sa chevelure de vipères.

Telles apparurent cette nuit-là, les Euménides, hideux spectres qui hantent le monde depuis le commencement des temps.

Mégère, Alecto, Tisiphone, tristes messagères du dieu qui tourmente et châtie les humains, du dieu qui commande le feu et la mort, qui êtes-vous venu frapper sur ce coin de terre déjà si souvent et si cruellement éprouvé ? La colère et la vengeance célestes veulent-elles encore des satisfactions ? Faut-il d’autres ruines, de nouvelles victimes, en expiation ? Ou êtes-vous simplement en tournée de malheur et de crimes ?

Non !

Les trois Furies n’étaient pas seulement de passage.

À la hauteur des faubourgs de la vieille cité, elles suspendirent un instant leur vol, scrutant de leurs regards de louves affamées les rues tranquilles, les quartiers endormis, et cherchant où frapper.

— Ici ! hurla Mégère ! en indiquant de son doigt effilé et crochu, ici Montcalm !

Mais, tout aussitôt, deux dates lugubres se dressèrent, en chiffres de feu et de sang, devant ses yeux : 1875 et 1881.……

— Passons outre, grommela la Furie !……

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— Là-bas ! hurla de nouveau la voix rauque de Mégère.

Et soudain, une main invisible écrivit au firmament en traits de sang et de feu : 1845, 1866 et 1870……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Eh bien ; c’est bon !……

— Passons outre encore, rugit Mégère ! Allons plus loin ! Chacun son tour !

Et le trio de vampires fit entendre un ricanement d’enfer au souvenir d’affreuses calamités.

Ici, à gauche, cria derechef Mégère ! Voici qui me paraît neuf, et ta torche, ô Tisiphone, va avoir besogne facile en ces lieux !

Regarde un peu !…… Du bois partout, et…… pas d’eau !

Et les Furies descendirent d’un coup d’aile dans les profondeurs de la vallée, se concertèrent un instant, puis s’élevèrent, hideux volatiles, dans les airs.

Tisiphone secoua sa torche ; un tison s’en détacha, et, sillonnant l’espace, alla s’attacher à la toiture de pin résineux d’une maisonnette. La flèche de la fusée lumineuse est moins rapide dans sa descente, le trait lancé par le Peau-Rouge est plus lent à atteindre le but, que ne le fût ce sinistre brandon.

Au feu ! tonna une voix dans la rue.

Au feu ! crièrent d’autres voix.

Et le cri d’alarme se répercuta aux quatre coins du faubourg, comme les vibrations d’un vaste et puissant écho.

Déjà hanté dans son sommeil par de funèbres visions, le faubourg se réveilla en sursaut et descendit dans la rue……

Ce fut un grand tumulte……

Le feu, un feu subtil, qu’on eût dit animé dans chaque flamme par des esprits diaboliques, grandit terrible, sans entraves, dévorant tout, chemin faisant, comme une trombe qu’on eut dite lancée de l’enfer ; les brandons, emportés pour ainsi dire sur les ailes d’intelligences infernales, sautaient de toiture en toiture, s’insinuaient dans les interstices et les embrasures ; l’instant d’après, poutres et soliveaux se tordaient dans les étreintes de la pieuvre aux cent tentacules ; huis et fenêtres craquaient sous l’intensité du foyer ardent ; et la flamme pénétrante, traversant tout-à-coup ces faibles barrières de pin et de verre, s’élançait au dehors en formidables spirales, éclairant de lueurs épouvantables, des scènes d’effroi et de désolation.

Maisons après maisons, cernées dans un cercle rouge de flammes crépitantes, s’affaissaient, en croulant les unes sur les autres, laissaient derrière elles à peine un tronçon de cheminée, triste mausolée d’un foyer tout à l’heure paisible et heureux.

Au beffroi de l’église paroissiale, la cloche retentissait de la saisissante mélodie du tocsin, plus triste que le glas ; ailleurs, de par la ville, la sonnerie mesurée des églises faisait écho à ses navrants appels.

De la cité, du haut et du bas, des cohortes vaillantes arrivèrent au pas de course, pour prêter main-forte.

Mais, hélas ! Déjà, que de maisons croulées, que de ruines fumantes !

Que de vieillards, que de femmes, que d’enfants, que d’infirmités n’ayant plus pour tout abri que la voûte du ciel noir !

Aux bastions de l’antique citadelle, les sentinelles, comme à l’ordinaire, montaient la garde.

L’officier de service, faisant sa tournée, entendit comme une grande rumeur lointaine. Un instant, il prêta l’oreille ; la rumeur augmenta d’intensité.

Vite il retourna aux quartiers.

— Commandant, dit-il, une rumeur confuse, mais puissante, montant du bas de la ville, indique qu’il s’y passe quelque chose d’extraordinaire.

Tous deux sortirent, et, du bastion voisin, interrogèrent de l’oreille et de l’œil, l’espace et l’horizon.

Le couchant venait de se colorer d’une teinte rougeâtre, puis l’horizon sembla tout à coup vomir la flamme.

— On a besoin de nous — là-bas, dit le commandant.

Tout le monde sur le carré ! cria-t-il d’une voix stentoréenne.

La citadelle endormie se réveilla, comme sous un choc électrique.

Les clairons retentirent.

En un clin d’œil, la colonne se forma.

— Amis, dit le brave officier, il y a du malheur là-bas, dans la ville, et nos bras n’y seront pas de trop… En avant… arche !

Il dit, et d’une allure légère et résolue, il prit la tête de la troupe.

Au pied de la côte, un chien hurla : un soldat le mit en fuite d’un coup de botte.

— Mauvais signe ! grommela un sergent sans desserrer les dents.

Le commandant et ses soldats s’avancèrent d’un pas rapide dans les rues étroites et tortueuses des faubourgs, traversèrent des décombres fumants et allèrent se poster au cœur même du sinistre.

— Amis, cria le jeune officier au milieu de la foule qui le pressait, des myriades d’étincelles qui l’assaillaient, et des tourbillons de fumée qui l’aveuglaient, le moment est venu pour vous de montrer votre courage et votre valeur ! Voyez l’infortune de ce peuple. Mettez un frein à la fureur de l’élément destructeur ! Empêchez de nouvelles ruines ! Mais redoutez une lenteur fatale ! Hâtez-vous !

Il dit ; et les soldats, comme des lions mis en liberté dans l’arène, s’élancent sur les foyers incandescents, frappent les portes, et les arrachent de leurs gonds. Les échelles contre les cloisons se dressent ; aux pans des murs des câbles puissants s’accrochent ; les béliers s’acharnent, faisant de larges trouées ; les mains arrachent au fléau les ais fumants ; les bâtiments s’effondrent sous les barils de poudre ; poutres, murs et lambris s’écroulent, et les flammes ne rencontrant plus sur leur passage d’aliment facile, s’éteignent dans leurs propres cendres.

Ivres de pillage et de crime, les immondes Furies remontèrent un instant dans l’espace, et, dissimulées dans la nuit profonde, contemplèrent, avec des ricanements affreux, leur œuvre de destruction.

Le casque d’un guerrier brilla à leurs yeux surpris.

C’était celui du jeune officier qui, à la tête d’une poignée de braves, luttait avec vigueur et intrépidité contre les envahissements de la flamme.

— Quel est, fit Alecto, ce jeune téméraire, qui tente de contrecarrer les secrets desseins des dieux, et rendre inutile notre œuvre ? Il me tarde de lui apprendre que l’on ne s’oppose pas impunément aux décrets de Jupiter. Si vos torches incendiaires ont commis tant d’exploits cette nuit, il ne sera pas dit, foi d’Alecto, que ma puissance restera oisive.

Ayant ainsi parlé, Alecto descendit près du guerrier pour lui inspirer des desseins hardis, mais imprudents.

Le jeune, officier, à cet instant, se retournant brusquement du côté d’un sien ami :

— Dans un moment, dit-il, de cette maison que vous voyez sise là-bas, il ne restera rien debout !

À peine avait-il prononcé ces mots que, suivi d’un fidèle sergent, il se dirigea vers la maison et y entra……

Un fracas épouvantable se fit aussitôt entendre ; la terre en éprouva au loin un violent ébranlement.

On vit la maison s’élever à quelques pieds du sol, puis retomber et s’écraser sur elle-même, masse informe de débris de toute nature, au sein de laquelle le feu s’alluma……

Ce fut, de toutes parts, une clameur immense, terrible, exhalée de mille poitrines.

Ainsi qu’une meute lancée après un sanglier, la cohorte de soldats se rua sur ces monceaux de planches fendues, de portes éventrées, de poutres rompues, à travers lesquelles le feu se livrait déjà passage.

Ils étaient deux, là, sous ces décombres.

Respiraient-ils encore ? Ou leurs âmes violemment arrachées de leurs corps mutilés, erraient-elles déjà dans le pays des Ombres, sur les rives du fleuve de la mort ?

Morts ou vivants, il fallait au moins disputer, au brasier qui s’allumait, leurs pauvres dépouilles.

Atterrés, la douleur dans l’âme, les soldats fouillèrent fiévreusement les décombres, les mains brûlées, ensanglantées.

Soudain, à quelques pas de là, un gémissement se fait entendre.

On accourt.

C’est le fidèle sergent qui, à demi enseveli sous des débris, respire encore ; il a un bras et une jambe à l’état de charpie ; ses traits sont horriblement défigurés.

Un drap est transformé en civière ; on l’y dépose doucement, et on l’emporte du côté de l’hôpital.

Mais l’autre, le jeune officier, qu’était-il devenu ? Avait-il été victime d’un pire destin ? Comment douter de son triste sort, lorsqu’un brasier ardent couvrait déjà l’endroit où il était tombé !

Quand un puissant jet d’eau eut éteint les flammes et refroidi les cendres, tout à coup, ô spectacle affreux ! une forme humaine, maculée, noircie, déchiquetée, apparut aux regards des soldats terrifiés.

De l’élégant et brave guerrier de tout à l’heure, il ne restait plus qu’un tronc informe auquel manquaient une main et les deux jambes.

Plus tard, dans les cendres et les pierres calcinées d’une maison voisine, on retrouva la main absente, encore ornée d’un anneau d’or, les jambes perdues, encore chaussées de bottes longues aux éperons d’argent.

Les soldats recueillirent précieusement ces tristes restes, et, consternés et sanglotant, reprirent le chemin de la citadelle.

Sans plus tarder, les Furies déployèrent leurs ailes, et s’enfuirent.

Cela suffit pour cette nuit, glapirent-elles en jetant en arrière un regard de haine et de vengeance satisfaites.

Et toutes trois s’envolèrent au couchant. Elles disparurent bientôt à l’horizon, en quête d’autres endroits de la terre à désoler, d’autres humains à immoler.

Scène d’abomination et de désespoir !……

Qui pourra jamais décrire ce fouillis de ruines ?

Qui pourra peindre les horreurs de cette nuit lamentable ?……

Les infortunés, chassés du logis par le fléau, se réfugiaient pêle-mêle dans les champs d’alentour, sans vêtements, et à la merci d’une température inclémente.

Femmes, enfants, vieillards grelottaient, ô dérision ! en face de l’incendie, autour de quelques pauvres meubles sauvés à grand’peine.

Et, fait à peine croyable, parfois des monstres, sortes de vautours, venus on ne sait d’où, rôdaient autour des femmes seules, des vieillards débiles, et, malgré leurs cris et supplications, les dépouillaient des quelques effets, leur seul avoir, qu’ils avaient pu arracher à la destruction.

Les animaux domestiques, chevaux, chiens et bestiaux, affolés de terreur dans ce tumulte indescriptible, se précipitaient au milieu du tohu-bohu, qui hurlant, qui beuglant, qui hennissant, en quête d’un refuge.

Les enfants de tout âge, en chemise et pieds nus dans l’herbe humide, blottis dans les plis des vêtements de nuit de la mère, se plaignaient du froid et demandaient du pain.

Et, lorsqu’un peu plus tard, l’aurore se leva sur cette scène de ruines et de deuil, au milieu d’un brouillard lourd et gris, le ciel lui même pleurait.