Têtes et figures/Fragilité des tuyaux de pipe

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 265-284).

Fragilité des tuyaux de pipe

IMPROMPTU


Tel est le sujet que m’invita à traiter, un bon matin, un mien soi-disant ami, journaliste de profession. Était-il aux abois en fait de copie, en détresse d’imagination, ou bien en veine de gouaillerie ?

— Vous savez bien vous-même, lui dis-je, à quoi vous en tenir sur la fragilité des tuyaux de pipe : Voyons ! Prenez la vôtre ! Donnez-en de l’extrémité du tuyau sur le mur, et vous verrez ce qui s’en suivra !

Un tant soit peu piqué, mon ami s’exécuta :

Le manche lui resta intact dans la main, mais ce fut la tête qui sauta.

— Vous m’avez joué un tour, fit-il d’un air ahuri. Est-ce toujours le cas ? Je frappe sur un bout, et c’est l’autre qui dégringole !

— Invariablement, lui répondis-je. Simple phénomène de physique que je n’ai pas le temps d’expliquer. Vous en avez d’ailleurs des équivalents, dans l’ordre social, chez la femme, par exemple. Si vous voulez lui faire perdre la tête, jetez-vous à ses pieds !

Cette facétie mit mon plumitif en gaieté.

— Oui, continuai-je, vous avez voulu me plaisanter. Eh bien ! à mon tour, maintenant ! je vous prends au mot.

Mon excellent bon, la pipe, avec toutes les vicissitudes auxquelles elle est exposée, comme son propriétaire, du reste, est tout un symbole……… Fragile ?……………… Si elle l’est ?…… Comment pouvez-vous en douter ? Vous démontrer le fait ? mais c’est l’abécé de la rhétorique, l’enfance de l’art. Pétrie qu’elle est par la main de l’homme, cette autre fragilité, comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?

Avez-vous jamais songé un instant à la faible nuance qui distingue sa contenance de celle de l’homme ? Quand une pipe tombe, elle se casse, n’est-ce pas ? L’homme, lui, quand il tombe, c’est qu’il est déjà cassé.

Casser sa pipe, n’est-ce pas chose aussi fortuite que facile, et d’occurrence à peu près journalière ?

Figurez-vous un moment ce fumeur en tête-à-tête, chambre ou rue, peu importe l’endroit, avec une sienne connaissance. Il cause, et tantôt gesticule, tantôt sourit. La conversation est intéressante, absorbante même. La pipe du fumeur s’éteint ; il en secoue les cendres, la recharge et, au moment de la rallumer, elle lui échappe, ou encore, au moment d’articuler un mot, elle lui glisse des dents ou des doigts et va se heurter au trottoir ou plancher, asphalte, bois ou béton, peu importe !

Inutile de décrire la tête qu’il fait. Laissons-le pour le moment à digérer sa mortification !

Regardez-moi cet autre fumeur nonchalamment étendu sur une sorte de divan. De ses lèvres émerge une bonne vieille et tendre pipe, compagne inséparable de son labeur quotidien, et de ses loisirs, quotidiens aussi, s’il est fonctionnaire public. Avec amour et tendresse, il la tient d’une main, entre le chaud fourneau où elle opère, et le frais tuyau au travers duquel il la déguste, en gourmet et avec une muette satisfaction.

Le cendrier est là, tout près, à portée, de même que l’ustensile autour duquel généralement on s’évertue à faire mouche avec des succès variables. Il fume, fume, et, de temps à autre, du revers du pouce bourre et rebourre sa dulcinée, la dorlote en la culottant, ou la culotte en la dorlotant, avec béate sollicitude et savoureuse délectation. Il se montrerait, au besoin, aussi délicatement et profondément affectueux envers la compagne de sa vie ; mais, vous le savez, il faut compter parfois avec une belle-mère ; les pipes, elles, n’en ont pas ; ce qui serait, paraît-il, considéré comme un avantage, quelquefois.

Du fourneau de sa pipe il aspire et expire en spirales bleuâtre, denses ou diaphanes, une fumée qui, en allant se façonner en flocons, en cônes, en cercles plus ou moins réguliers, finit par s’épancher, au centre et aux encoignures de la pièce, en un voile ténu, comme un tissu de fine tulle ondulant aux plus légères vibrations de l’atmosphère.

Le fumeur, en état de somnolente contemplation, rend machinalement la bride à la folle du logis, glisse graduellement vers un monde de douces mais indécises visions, puis clôt à demi les deux paupières.

Soudain, ô fatal destin ! la pipe se sentant manquer d’attention, glisse, s’échappe de la commissure des lèvres tombe sur le parquet et se rompt en plusieurs fragments.

Quelle autre conduite peut donc tenir une pipe, en pareille circonstance ? Elle ne fait qu’obéir à une simple loi de physique. Se trouvant tout à coup libre de tout point d’appui, entraînée qu’elle est par son propre poids, elle démontre sans réplique l’exactitude du problème de la gravité des corps, résolu par feu Isaac Newton, entre nous, un garçon plus savant et mieux connu que vous et moi, et, dans sa chute, verticale naturellement, rencontrant un plan perpendiculaire, résistant, ses molécules se désagrègent et s’éparpillent en débris multiformes, à son détriment, au détritus de son propriétaire, comme aurait dit autrefois P’tit Quienne Blais, que probablement vous connûtes intimement, je n’en serais pas surpris, un garçon d’esprit comme il s’en fait peu, mais que celui qu’il absorbait amenait fréquemment devant la correctionnelle.

Passons outre tout de même ! Quelle contenance peut donc exhiber le spectateur de pareilles mésaventures ? Son premier mouvement est un simulacre de regret, puis il a toutes les peines du monde à se retenir de pouffer de rire, sans y mettre l’ombre d’une malice.

Il est en présence d’un désastre, d’une mine absolument déconfite, reflétant d’un côté un état d’anéantissement complet, de l’autre, une sourde et intense colère qui se traduit sur le champ par le grognement de certaines interjections que les dictionnaires désignent sous le nom d’onomatopées, mais qui sont plutôt connues vulgairement sous le vocable de jurons. Instantané phonétisme de l’état désordonné d’une âme irritée !

À cette première manifestation psychologique, accompagnée d’un souverain mépris de l’existence, succède une sorte de réveil comme d’un cauchemar et de semi-résignation.

Dans ce cas-ci, comme dans le premier, l’infortuné se décide en fin de compte à se courber pour recueillir les lugubres tronçons de sa vénérable pipe, sans trop savoir cependant ce qu’il va en faire. Il en examine bien les cassures ; il essaiera même, machinalement, de les rajuster, tout convaincu qu’il soit de la stérilité de la tentative ; il ne fait que subir une impulsion instinctive : revoir l’image de la défunte.

Le dénouement du drame, on le devine, c’est le milieu de la rue, la poussière du chemin, tombeau de toutes les décadences et ruines de ce monde, notamment dans la société des pipes.

— C’te pipe (historique), disait un jour un solennel fonctionnaire de la Chambre des députés, à Québec, en réponse à une adresse accompagnée d’une pipe, que nos membres lui avaient présentée, fin d’une session, c’te pipe……………… Il s’arrêta, rendu qu’il était au bout de sa ficelle…… c’te pipe, messieurs,…… Il toussa ; c’te pipe, reprit-il enfin d’un ton aussi embarrassé qu’ému……………… c’est le plus beau jour de ma vie !

Ce fut tout. Le brave homme avait à l’œil une larme qui valait bien des flots d’éloquence et mieux que les discours de maint député.

Les historiettes de pipes ne manquent pas. Je vous en conterai peu d’autres ; elles m’exposeraient à des embardées qui m’entraîneraient loin du titre de cet impromptu.

Il y a tout de même pipes et pipes, comme il y a tabacs et tabacs. Les pipes, pour si cassables qu’elles soient, sont, en revanche, d’une complaisance sans bornes pour les tabacs de toutes sortes, même ceux qui en sont à peine. Elles poussent même l’obligeance jusqu’à leur prêter parfois un arôme spécial, mais dont l’honnêteté n’est pas parfaite. À preuve, l’aventure suivante dont je garantis l’authenticité. Permettez-moi de lui ouvrir une parenthèse.

L’été dernier, plusieurs amis de Québec, membres d’un club de chasse et de pêche, faisaient une excursion de pêche, excursion bien et duement autorisée, cela va sans dire, par les puissances du jour, dans le parc des Laurentides.

Fin d’après-midi, à l’heure du retour au camp du club et à la ville, réunion générale des excursionnistes sur les bords d’un lac alors devenu veuf de quelques truites. Après le tribut ordinaire et obligé dévotement rendu au dieu Bacchus, toutes les pipes s’allumèrent et la conversation s’engagea sur les mérites et qualités des divers tabacs en vogue. Il arriva, ce qui ne vous surprendra pas le moins du monde, que tous les tabacs présents se trouvèrent proclamés supérieurs, chacun réclamant la palme pour le sien.

Un seul membre de la bande s’était abstenu de prendre part au débat. C’était un garçon trapu, à la charpente osseuse, à la barbe longue et ébouriffée, à la moustache épaisse et en broussailles, à la tignasse à demi dissimulée sous un large sombrero. Il écoutait silencieusement en fumant comme deux Turcs, tenant de toutes ses molaires et incisives une pipe qui se rapprochait plutôt d’un brûle-gueule et qu’il appelait Virginie. Pourquoi Virginie ? On n’en avait jamais rien su. Du reste, ça n’offusquait personne. Virginie, pipe en apparence de bonnes mœurs, était bien convenablement culottée. On y était, d’ailleurs, habitué, car on ne lui avait jamais vu d’autre parure.

Tout à coup, notre homme, rompant le silence, prétendit que son tabac était de si bonne qualité, qu’il ne craignait pas de parier une bouteille qu’il se rendrait au camp, à deux milles de là, avec une seule pipée. Étonnement des excursionnistes, tous Canadiens-français.

That’s all right ! Let us go ! ne manquèrent-ils pas de s’écrier en chœur, dans la langue de Shakespeare et de l’évêque Fallon !

Le pari accepté, toutes les pipes furent chargées de frais. Quelqu’un vérifia le contenu de chacune. On ralluma, et l’on partit, par couple, à la queue-leu-leu. Si, chemin faisant, les excursionnistes usèrent de discrétion à l’endroit des touches, le parieur, lui, fuma comme à l’ordinaire, en bourrant Virginie de temps à autre de deux phalanges larges comme des spatules.

Lorsque la smalah atteignit le camp, toutes les pipes étaient déjà éteintes, mais notre parieur fumait encore en bourrant plus que jamais Virginie. Décidément il avait gagné le pari.

On se disposait à le féliciter, lorsqu’un loustic de la bande s’avisa de lui crier :

— Mais, lâchez donc Virginie !

Au moment où le parieur ôta son brûle-gueule, ce fut un éclat de rire à réveiller tous les échos des environs.

Le héros s’était fumé la moitié de sa moustache.

Morale : se défier d’une foi aveugle et d’une imagination vive ; car, moustache à part, il arrive assez souvent que l’on fume toute autre chose que du tabac.

Voilà pour la fragilité des tuyaux de pipe, côté physique, digne de considération, sans doute, mais baissant pavillon devant l’aspect moral de la dite fragilité. Après tout, une pipe, une pipe disloquée, qu’est-ce ? Plus souvent un modeste morceau de plâtre ou de bois qui, peu à peu, se sature de nicotine et se carbonise, de silicate ou magnésite, autrement dit d’écume de mer. Prière de ne pas prendre ce vocable au pied de la lettre, comme ce quidam qui, un jour, sur les bords de l’Adriatique, rêveusement contemplant la mer qui déferlait en flots d’écume sur les galets, émit cette profonde réflexion :

— Dire que c’est avec ça qu’on fait des pipes.

Loin de moi l’intention de disputer à ce bonhomme le brevet de sa découverte, si tant est qu’il en ait pris un. Je le laisse plutôt à se débrouiller avec Herr Kummer, ci-devant, peut-être, honorable Allemand, inventeur et fabricant des pipes de ce nom travesti en écume de mer.

Au moral, quelles utiles et graves leçons ne pouvons-nous pas tirer de la fragilité des tuyaux de pipe ? Une pipe cassée, je le répète, ne représente-t-elle pas tout un éloquent symbole ? Qu’est-ce donc que la vie ? À quoi se résume-t-elle en somme ? À une course le long d’un sentier jonché de bouts de pipe dont les mieux en forme sont des brûle-gueule, sentier tortueux qui traverse une vallée de désenchantements d’alarmes et de larmes, où le célèbre Pont des Soupirs de Venise a de multiples éditions, où enfin

Tout n’est que vanité,
Mensonge et fragilité.

Casser sa pipe, n’est-ce pas généralement le propre de l’homme, une obligation inévitable de l’existence ? Quels sont donc les gens qui échappent à cette règle implacable ?

Est-ce ce jeune adolescent quittant l’atmosphère de tendre, affectueuse et chaude sollicitude de la maison paternelle, pour entrer dans une maison d’éducation quelconque où il s’attend à respirer, dans la régie et l’enseignement, des effluves de la même atmosphère et qui n’y rencontre parfois que froideur, aridité, sécheresse et mines rébarbatives qui le rebutent et en font souvent un fruit sec ? Première pipe cassée !

Sont-ce ces jeunes gens qui s’aiment comme on s’aime à vingt ans, d’un amour, le premier, qui frange d’or tous les nuages, ensoleille toute la nature et l’existence, mais qui, inflexibilité du sort, restant sans la sanction ardemment souhaitée, revêt un lugubre et lourd linceuil. Mirage décevant, profonde blessure dont l’âme, jusqu’au dernier jour même, porte une cicatrice ineffaçable, éternel demi-deuil, démolition de la plus tendre des pipes !

Sont-ce ces gens qui prennent pour de l’amour pur, ce qui n’en est, parfois à leur insu, qu’une trompeuse contrefaçon, et qui se retrouvent un jour, face à face, indifférents, refroidis, blasés, lassés, à la poursuite, chacun de son côté, du paradis manqué, ou de paradis imaginaires ?

Est-ce l’homme qui, se laissant choir dans les filets d’une jolie fille d’Ève, au fond rien autre chose qu’une enivrante séductrice, à qui il donne foi, amour, dévouement, enfin le meilleur de son être et de ses ressources, et qui finit par découvrir qu’il n’a joué qu’un rôle de dupe, qu’il a été exploité, dépouillé et volé comme en plein bois ?

Est-ce ce monsieur convaincu qu’il a épousé une femme de qualités transcendantes et qui réalise peu après le fait qu’il est lié à une poupée ou une mégère, ou encore cette brave jeune femme, sûre d’avoir donné son cœur et sa main à ce qu’en pleine et entière confiance elle croyait être un homme, et qui découvre en fin de compte qu’elle n’a comme roi, seigneur ou partenaire qu’une mazette ou un chevalier d’industrie ?

Serait-ce ce godelureau constamment à la chasse aux dots, en quête d’héritages, qui réussit finalement à donner aux gens l’occasion de lui dire qu’il a fait un maître coup en arrivant à épouser Mlle X…, unique héritière d’un père riche fondé, qui se pavane, fait de l’esbrouffe, reçoit comme Lucullus, dépense comme Crésus, vrai coq en pâte, escomptant la future fortune de sa femme, et, naturellement, devient l’ornement indispensable et choyé de ce que l’on convient d’appeler la meilleure société, lorsqu’un bon matin il apprend que son beau-père est ruiné ?

Est-ce le neveu qui, d’avance, se taille une jolie bavette dans les écus d’un oncle d’Amérique ou d’ailleurs, et qui, à l’ouverture du testament avonculaire, constate qu’il n’y est pas question de lui ?

Est-ce ce politicien à tous crins, absolument convaincu que le parti qu’il soutient est par excellence le dépositaire de l’honnêteté et de la sagesse, l’incarnation véritable de toutes les vertus, civiques, héroïques, théologales et autres, croit, comme texte d’Évangile, toutes les balivernes soi-disant économiques et patriotiques que débitent la plupart du temps des hâbleurs de tréteaux politiques, vieux comme jeunes, plutôt occupés de leurs propres intérêts que de ceux du parti dont ils se réclament, et qui finalement assiste à l’effondrement dudit parti un jour de scrutin ?

Est-ce ce partisan politique qui, ayant sacrifié temps et argent pour le candidat de son choix, fonde le plus vif espoir sur la reconnaissance de ce candidat qu’il a puissamment contribué à faire élire, pour l’obtention, à l’occasion, courtoisies ordinaires à part, d’une faveur, d’un service, d’un emploi, d’un poste, sinon, pour lui-même, du moins pour l’un des siens ou un ami ?

Serait-ce le fonctionnaire dont un ministre a promis de récompenser les services et le dévouement par une augmentation de salaire ou une promotion et qui, plusieurs années après, se retrouve encore dans la même situation que la femme de Barbe bleue demandant à sa sœur Anne, au plus haut de la tour, si elle ne voit rien venir ?

Est-ce celui qui, pourvu d’un certain bagout qu’il prend pour de l’éloquence, se lance, tête baissée, dans l’arène de la vie publique à laquelle il se croit prédestiné, ambitionne un mandat, celui d’échevin ou de député, et arrive à peine à l’imposante altitude d’une commission de juge de paix ; tout comme cet autre qui concentre, sa vie durant, ses pas, démarches, soucis et travaux sur l’obtention de titres qu’on ne trouve plus guère aujourd’hui en dehors de deux ou trois pays monarchiques, et qui meurt tout simplement écuyer, s’il est du Canada, bien entendu, et pas d’ailleurs ?

Sont-ce les naïfs qui ont la faiblesse de croire fermement à la rectitude de jugement et à la justesse d’appréciation des journaux, surtout ceux de partis, soufflant à la fois le chaud et le froid, concernant les gouvernements et les pouvoirs publics qui leur distribuent, le picotin, et tombant impitoyablement ceux qui leur tiennent la dragée haute, qui croient au mérite et à la valeur des hommes auxquels les feuilles publiques décernent de pompeuses réclames relevées de grandes images ?

Est-ce le pauvre garçon qui compte sur la remise promise à date convenue d’une petite somme, pour, à son tour, solder une dette, et qui s’entend dire : — Ah ! mon cher monsieur, Désolé ! je vous ai oublié !…… Repassez donc après demain…… je vous dirai quand revenir ?………………

Est-ce ce patriote, plein de droiture et de sollicitude pour son pays, qui, en toute sincérité et bravoure, se met dans la tête de dire la vérité, rien autre chose que la vérité, aux gens, comptant, bien légitimement, par là, être honoré de la considération, du respect, de la confiance, et même des faveurs de tous ses concitoyens, de tous ses compatriotes ? S’il n’est pas forcé de se réfugier quelque part pour échapper au ressentiment populaire, il devra s’estimer heureux de n’en être que pour la perte de son latin, ou pour une réception dans le genre de celle qui fut faite à un certain bon chanteur, tenor débutant. À son entrée en scène dans un théâtre de Paris, il se mit à chanter d’une voix qui n’eut pas le don de plaire,

Arrivé depuis ce matin
Dans cette ville immense,

— Ah ! mon bon, lui cria de suite du paradis un titi aux jambes pendantes, eh bien ! tu n’y resteras pas longtemps !

Sont-ce les individus qui, au lieu de consacrer leur avoir à la culture, à une industrie, à un commerce légitime, se livrent entre les mains d’agioteurs, jouent à la Bourse d’où ils reviennent la plupart du temps échaudés, plumés, brûlés ?

Je clos ici ma nomenclature. Impossible d’épuiser la liste des rêves évanouis, des illusions perdues, bref, des pipes cassées.

Je me suis laissé attarder dans une analyse assez longue, toute incomplète qu’elle soit. Une simple revue, à vol d’oiseau, d’une année, d’une seule, celle qui vient de prendre la route des vieilles lunes, eut suffi.

Quand j’aperçois les milliers d’individus qui, au cours de ces trois cent soixante-cinq jours, ont, d’une façon ou d’une autre, cassé leur pipe, je me prends à regretter de ne pouvoir faire un peu de plastique pour rajuster les tronçons de toutes ces pauvres décollées, sans oublier toutefois l’importante leçon de morale qui s’en détache, quitte, à mon tour, à casser ma pipe.

Simple souhait philanthropique de ma part, honorable, si vous le voulez, mais affligé d’un platonisme qui le réduit à néant. Il ne me serait pas plus facile de rassembler tous ces débris que pour les trépassés, au jour du jugement dernier, dans la vallée de Josaphat, de réarticuler leurs tibias et omoplates, sans méprises ; car il pourra fort bien arriver qu’une belle-mère prenne la tête de son gendre pour la sienne, et qu’un gendre, à son tour, ait les pieds de sa belle-mère.

Lorsqu’aujourd’hui, à l’âge mûr que j’ai réussi à atteindre, âge de discrétion dont je suis loin d’avoir à me plaindre, d’un coup d’œil circulaire, je revois tous les mouvements qui s’exécutent et qui me sont familièrement connus, et que je distingue dans les foules ceux qui sont au début de leur carrière, enfants hier passés adolescents, physionomie ouverte, pleine de foi, désinvolture hardie, démarche assurée, moustaches en crocs les uns, bouches en cœur les autres, les hommes à la poursuite d’une affaire à exploiter, d’une intrigue à nouer, d’honneurs et de titres à enlever, les femmes toujours minaudant et coquettant, les sexagénaires qui ne veulent pas abdiquer, enfin toute la tourbe humaine en veine d’incessantes concessions, sous maint prétexte, aux sept appétits primordiaux de l’esprit et de la chair, surtout en actes d’adoration perpétuelle devant le veau d’Israël, je ne puis m’empêcher de me dire :

— Voilà donc que ça recommence, que nos propres erreurs et faiblesses se répètent !

Je le regrette sincèrement, je voudrais pouvoir glisser à l’oreille de chacun : Vous vous trompez ; vous allez casser votre pipe. Tout de même, si vous commettez des erreurs, des fautes, je vous en prie, faites comme moi ! Ne recommencez jamais la même !

Néanmoins, tout bien considéré, n’êtes-vous pas d’avis que cette fragilité des tuyaux de pipe est une frappante illustration d’une expérience voulue, nécessaire, inévitable et salutaire de l’existence ? Qu’a donc appris celui qui n’a pas, au moins une fois dans sa vie, cassé sa pipe ? Que sait-il ?

Je ne vous en dis pas plus long. Vous m’avez plaisanté, provoqué, j’ai cru devoir relever le gant. Et si maintenant, par vengeance, je vous mettais par écrit toute cette kyrielle de réflexions, vous en auriez une jolie tartine.

— C’est fait, me répondit brusquement, le journaliste.

— Comment, c’est fait, lui dis-je ?

— Oui, assurément, c’est fait ! répliqua-t-il. N’avez-vous donc pas remarqué ce scribe là-bas, dans le coin ? C’est notre sténographe. Il a écrit tout ce que vous venez de me dire. Et je ne crois pas qu’il ait manqué son coup, autrement dit, cassé sa pipe.

— Eh bien, lui dis-je d’un air que j’essayai de faire résigné, puisqu’il en est ainsi, permettez-moi de conclure.

Au cours des années, à mesure que l’âge avance, si la vue physique diminue de portée, la vue spirituelle, délivrée de bien des bandeaux, perd entièrement sa myopie, distingue bien mieux ses environnements jusqu’au lointain horizon et acquiert la faculté de lire couramment le grand livre de la science du bien et du mal.

C’est alors que le spectacle sans cesse se renouvelant des misères et infirmités humaines, devient d’une navrante réalité. La vue quotidienne des mille et une malhonnêtetés qui se commettent, depuis ce que l’on appelle restrictions mentales, et se développent en turpitudes de toutes sortes, avachissements, hypocrisies, mensonges, canailleries, tartufferies, tous parfaitement localisables et montrables du doigt, jusqu’au crime, cette vue, dis-je, chavire l’âme, sa foi en la vertu et sa confiance en autrui, quand elle ne démolit pas l’une et l’autre.

Quelle rude épreuve que cet assaut de scepticisme pour une foi même vigoureuse ! Comme une exquise et tendre fleur brisée ou tranchée sur sa tige, n’est-elle pas exposée à replier ses corolles, se faner et dépérir ? Comme cet infortuné papillon, aux ailes qu’un léger toucher a dépouillé de leur pollen, n’est-elle pas flétrie à mort ?

Désireux de rester dans la note du titre de cet impromptu, j’ajouterai que c’est là l’une des plus douloureuses pipes à casser dans l’existence. Pour parer, partiellement, bien entendu, à pareille catastrophe, permettez-moi de vous exprimer, à vous, aux vôtres, à vos proches et à vos amis, le souhait suivant : c’est qu’au milieu de tous les hauts et bas de la vie, tous s’avancent pour regarder faire les autres et apprendre comment ils cassent leurs pipes.

Si le souhait ou plutôt ce conseil ne leur convient pas, eh bien ! j’aurai tout simplement cassé la mienne.