Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Texte entier/Tome 2


SYSTÈME
DES
CONTRADICTIONS
ÉCONOMIQUES,


OU
PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE,


PAR
P. J. PROUDHON.


DEUXIÈME ÉDITION.


Destruam et ædificabo.
(Deutéron. c. 32.)


TOME II.


PARIS,
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES, 215, PALAIS NATIONAL,
10, RUE RICHELIEU.


1850


SYSTÈME
DES CONTRADICTIONS
ÉCONOMIQUES,


OU
PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE.



CHAPITRE IX.


SIXIÈME ÉPOQUE. — LA BALANCE DU COMMERCE.
____


§ I. — Nécessité du commerce libre.


Trompée sur l’efficacité de ses mesures réglementaires, et désespérant de trouver au dedans de soi une compensation au prolétariat, la société va lui chercher au dehors des garanties. Tel est le mouvement dialectique qui amène, dans l’évolution sociale, la phase du commerce extérieur, laquelle se formule aussitôt en deux théories contradictoires, la liberté absolue et l’interdiction, et se résout dans la célèbre formule, appelée balance du commerce. Nous examinerons successivement chacun de ces points de vue.

Rien de plus légitime que la pensée du commerce extérieur, qui, en augmentant le débouché, par conséquent le travail, par conséquent aussi le salaire, doit donner au peuple un supplément de l’impôt, si vainement, si malheureusement imaginé pour lui. Ce que le travail n’a pu obtenir du monopole au moyen de taxes et à titre de revendication, il le tirera d’ailleurs par le commerce ; et l’échange des produits, organisé de peuple à peuple, procurera un adoucissement à la misère.

Mais le monopole, comme s’il avait à se faire dédommager de charges qu’il devait supporter, et qu’en réalité il ne supporte pas, le monopole s’oppose, au nom et dans l’intérêt du travail même, à la liberté des échanges, et réclame le privilège du marché national. D’un côté donc, la société tend à dompter le monopole par l’impôt, la police et la liberté du commerce : de l’autre le monopole réagit contre la tendance sociale et parvient presque toujours à l’annuler, par la proportionnalité des contributions, par la libre discussion du salaire, et par la douane.

De toutes les questions économiques, aucune n’a été plus vivement controversée que celle du principe protecteur ; aucune ne fait mieux ressortir l’esprit toujours exclusif de l’école économiste, qui, dérogeant sur ce point à ses habitudes conservatrices, et faisant tout à coup volte-face, s’est résolument déclarée contre la balance du commerce. Tandis que partout ailleurs les économistes, gardiens vigilants de tous les monopoles et de la propriété, se tiennent sur la défensive et se bornent à écarter comme utopiques les prétentions des novateurs ; sur la question prohibitive ils ont eux-mêmes commencé l’attaque ; ils ont crié haro sur le monopole, comme si le monopole leur fût apparu pour la première fois ; et ils ont rompu en visière à la tradition, aux intérêts locaux, aux principes conservateurs, à la politique leur souveraine, et pour tout dire, au sens commun. Il est vrai que malgré leurs anathèmes et leurs démonstrations prétendues le système prohibitif est aussi vivace aujourd’hui, malgré l’agitation anglo-française, qu’aux temps abhorrés de Colbert et de Philippe II. À cet égard, on peut dire que les déclamations de la secte, comme on nommait l’école économiste il y a un siècle, prouvent à chaque mot le contraire de ce qu’elles avancent, et sont accueillies avec la même méfiance que les prédications des communistes.

J’ai donc à prouver, conformément à la marche adoptée dans cet ouvrage, d’abord contre les partisans du système prohibitif, que la liberté du commerce est de nécessité économique, aussi bien que de nécessité naturelle ; en second lieu contre les économistes anti-protecteurs, que cette même liberté, qu’ils regardent comme la destruction du monopole, est au contraire la dernière main donnée à l'édification de tous les monopoles, la consolidation de la féodalité mercantile, la solidarité de toutes les tyrannies comme de toutes les misères. Je terminerai par la solution théorique de cette antinomie, solution connue dans tous les siècles, sous le nom de balance du commerce.

Les arguments qu’on fait valoir en faveur de la liberté absolue du commerce sont connus : je les accepte dans toute leur teneur ; il me suffira donc de les rappeler en quelques pages. Laissons parler les économistes eux-mêmes.

« Supposez les douanes inconnues, que se serait-il passé ?

» D’abord, on avait une infinité de guerres sanglantes de moins ; les délits de la fraude et de la contrebande n’existaient pas, non plus que les lois pénales faites pour leur répression : les rivalités nationales nées des intérêts rivaux du commerce et de l’industrie sont inconnues ; il n’y a que des frontières politiques ; les produits circulent de territoire à territoire sans entraves, au plus grand profit des producteurs ; les échanges se sont établis sur une vaste échelle ; les crises commerciales, l’encombrement, la pénurie sont des faits exceptionnels ; les débouchés existent dans la plus vaste acception du mot, et chaque producteur a pour marché le monde entier… »

J’abrège ici cette description, dégénérée en une fantaisie dont l’auteur, M. Fix, n’a d’ailleurs pas été dupe. Le bonheur du genre humain n’a pas tenu à si peu de chose qu’aux gabelous ; et quand la douane n’eût jamais existé, il aurait suffi de la division du travail, des machines, de la concurrence, du monopole et de la police, pour créer partout l’oppression et le désespoir.

Ce qui suit ne mérite aucun reproche.

« Supposons qu’à cette époque un citoyen de chaque gouvernement fût venu dire :

» J’ai trouvé un moyen de hâter et d’augmenter la prospérité de mes compatriotes ; et comme je suis convaincu de l’excellence des résultats de ma combinaison, mon gouvernement va l’appliquer immédiatement dans toute sa rigueur. À l’avenir vous n’aurez plus certains de nos produits, nous n’aurons plus que quelques-uns des vôtres ; nos frontières seront cernées par une armée qui fera la guerre aux marchandises ; qui repoussera totalement les unes, qui admettra les autres moyennant une formidable rançon ; qui fera payer tout ce qui osera entrer et sortir ; qui visitera les convois, les fourgons, les ballots, les caisses, et jusqu’aux paquets microscopiques ; qui arrêtera le marchand des jours et des heures à la frontière ; qui le déshabillera quelquefois pour lui trouver entre la chemise et la peau quelque chose qui ne doit ni entrer ni sortir.

» À cette armée, munie de fusils et de sabres, correspondra une autre armée munie de plumes, plus formidable encore que la première. Elle réglementera, ou fera réglementer constamment ; elle jettera le marchand de perplexité en perplexité par des ordres, des circulaires et des instructions de tout genre ; tout en étant sur ses gardes, il ne sera pas toujours certain de sauver sa marchandise de la confiscation et de l’amende ; et il lui faudra une application particulière pour n’avoir pas de démêlés avec l’une ou avec l’autre des deux armées. Et tout cela vous le trouverez chez vous comme aux antipodes ; et plus vous irez, plus vous rencontrerez d’obstacles, de dangers ; plus vous ferez de sacrifices, et moins vous aurez de profits. Mais au moyen de cette combinaison, vous êtes sûrs de vendre à vos compatriotes, auxquels il est défendu d’acheter au dehors. Vous troquerez un petit monopole, un immense marché, pour ne plus avoir de concurrence, et vous serez les maîtres de la consommation intérieure. Quant au consommateur, on n’a que faire de s’en occuper. Il payera plus cher et aura moins de jouissances : c’est un sacrifice qu’il fait à la chose publique, c’est-à-dire à l’industrie et au commerce, que le gouvernement entend protéger d’une manière nouvelle et efficace. »

J’ai rapporté tout au long cet argument négatif, et trop poétique peut-être, pour satisfaire à toutes les intelligences. Devant le public, la liberté ne se défend jamais mieux que par le tableau des misères de l’esclavage. Toutefois, comme cet argument en lui-même ne prouve et n’explique rien, il reste à démontrer théoriquement la nécessité du libre commerce.

La liberté du commerce est nécessaire au développement économique, à la création du bien-être dans l’humanité, soit que l’on considère chaque société dans son unité nationale et comme faisant partie de la totalité de l’espèce, soit qu’on ne voie en elle qu’une agglomération d’individus libres, aussi maîtres de leurs biens que de leurs personnes.

Et d’abord les nations sont les unes à l’égard des autres comme de grandes individualités entre lesquelles a été divisée l’exploitation du globe. Cette vérité est aussi vieille que le monde ; la légende de Noé, partageant la terre entre ses fils, n’a pas d’autre sens. Était-il possible que la terre fût séparée en une myriade de compartiments, dans chacun desquels aurait vécu, sans sortir et sans communiquer avec ses voisins, une petite société ? Pour se convaincre de l’impossibilité absolue d’une pareille hypothèse, il suffit de jeter les yeux sur la variété des objets qui servent à la consommation, non-seulement du riche, mais du plus modeste artisan, et de se demander si cette variété pouvait être acquise par l’isolement. Allons droit au fond : l’humanité est progressive ; c’est là son trait distinctif, son caractère essentiel. Donc le régime cellulaire était inapplicable à l’humanité, et le commerce international était la condition première, et sine quâ non, de notre perfectibilité.

De même donc que le simple travailleur, chaque nation a besoin d’échange : c’est par là seulement qu’elle s’élève en richesse, intelligence et dignité. Tout ce que nous avons dit de la constitution de la valeur entre les membres d’une même société est également vrai des sociétés entre elles ; et de même que chaque corps politique parvient à sa constitution normale par la solution progressive des antinomies qui se développent dans son sein, c’est aussi par une équation analogue entre les nations que l’humanité marche à sa constitution unitaire. Le commerce de nation à nation doit donc être le plus libre possible, afin qu’aucune société ne soit excommuniée du genre humain, afin de favoriser l’engrenage de toutes les activités et spécialités collectives, et d’accélérer l’époque, prévue par les économistes, où toutes les races ne formeront plus qu’une famille, et le globe un atelier.

Une preuve non moins concluante de la nécessité du commerce libre se déduit de la liberté individuelle et de la constitution de la société en monopoles, constitution qui, ainsi que nous l’avons fait voir dans le cours du premier volume, est elle-même une nécessité de notre nature et de notre condition de travailleurs.

D’après le principe de l’appropriation individuelle et de l’égalité civile, la loi ne reconnaissant aucune solidarité de producteur à producteur, non plus que d’entrepreneur à salarié, aucun exploitant n’a le droit de réclamer, dans l’intérêt de son monopole particulier, la subordination ou la gêne des autres monopoles. La conséquence est que chaque membre de la société a le droit illimité de se pourvoir, comme il l’entend, des objets nécessaires à sa consommation, et de vendre ses produits à tel acheteur et pour tel prix qu’il trouve. Tout citoyen est donc fondé à dire à son gouvernement : Ou livrez-moi le sel, le tabac, la viande, le sucre, au prix que je vous offre, ou laissez-moi ailleurs faire ma provision. Pourquoi serais-je contraint de soutenir par la prime que vous me forcez de leur payer, des industries qui me ruinent, des exploiteurs qui me volent ? Chacun dans son monopole, chacun pour son monopole ; et la liberté du commerce pour tout le monde !

Dans un système démocratique, la douane, institution d’origine seigneuriale et régalienne, est donc chose odieuse et contradictoire. Ou la liberté, l’égalité, la propriété sont des mots, et la Charte un papier inutile ; ou bien la douane est une violation permanente des droits de l’homme et du citoyen. Aussi, au bruit de l’agitation anglaise, les feuilles démocratiques de France ont-elles généralement pris parti pour le principe abolitionniste. Liberté ! à ce nom la démocratie, comme le taureau devant qui on agite un drapeau rouge, entre en fureur.

Mais la raison économique par excellence de la liberté du commerce, est celle qui se déduit de l’accroissement de la richesse collective et de l’augmentation du bien-être pour chaque particulier, par le seul fait des échanges de nation à nation.

Que la société, que le travailleur collectif ait avantage à échanger ses produits, on ne peut le mettre en doute, puisque par cet échange la consommation étant plus variée, est par conséquent meilleure. Que d’autre part les citoyens indépendants et insolidaires d’après la constitution du travail et le pacte politique, aient tous individuellement le droit de profiter des offres de l’industrie étrangère, et d’y chercher des garanties contre leurs monopoles respectifs, cela n’est pas davantage susceptible de contestation ; jusque-là on n’aperçoit qu’un échange de valeurs, on ne voit pas qu’il y ait augmentation. Pour le découvrir, il faut considérer la chose sous un autre aspect.

On peut définir l’échange : Une application de la loi de division à la consommation des produits. Comme la division du travail est le grand ressort de la production et de la multiplication des valeurs, de même la division de la consommation, par le moyen de l’échange, est l’instrument d’absorption le plus énergique de ces mêmes valeurs. En un mot, diviser la consommation par la variété des produits et par l’échange, c’est augmenter la puissance de consommer ; comme en divisant le travail dans ses opérations parcellaires, on augmente sa puissance productrice. Supposons deux sociétés inconnues l’une à l’autre, et consommant annuellement chacune pour cent millions de valeurs : si ces deux sociétés, dont nous supposons aussi que les produits diffèrent les uns des autres, viennent à échanger leurs richesses, au bout de quelque temps la somme de consommation, la population restant la même, ne sera plus de deux cents millions, elle sera de deux cent cinquante. Bref, les habitants des deux pays, une fois mis en rapport, ne se borneront pas à un simple échange de leurs produits, ce qui ne serait qu’une substitution ; la variété invitera les uns et les autres à jouir des produits étrangers sans abandonner les produits indigènes, ce qui augmentera tout à la fois, de part et d’autre, le travail et le bien-être.

Ainsi la liberté du commerce, nécessaire à l’harmonie et au progrès des nations, nécessaire à la sincérité du monopole et à l’intégralité des droits politiques, est encore une cause d’accroissement de richesse et de bien-être pour les particuliers et pour l’État. Ces considérations générales renferment toutes les raisons positives qu’il est possible d’alléguer en faveur du commerce libre, raisons que j’accepte toutes d’avance, et sur lesquelles je crois inutile d’insister davantage, personne d’ailleurs, que je sache, n’en contestent l’évidence.

Au résumé, la théorie du commerce international n’est qu’une extension de la théorie de la concurrence entre les particuliers. Comme la concurrence est la garantie naturelle, non-seulement du bon marché des produits, mais aussi du progrès dans le bon marché ; de même le commerce international, indépendamment de l’augmentation de travail et de bien-être qu’il crée, est la garantie naturelle de chaque nation contre ses propres monopoles, garantie qui, dans la main d’un gouvernement habile, peut devenir un instrument de haute police industrielle plus puissant que toutes les lois réglementaires et les maximums.

Des faits innombrables, des vexations monstrueuses ou ridicules, viennent ensuite justifier cette théorie. À mesure que la protection livre au monopole le consommateur sans défense, on voit les plus étranges désordres, les crises les plus furieuses agiter la société, et mettre en péril le travail et le capital.

« La cherté factice des houilles, des fers, des laines, des bestiaux, dit M. Blanqui, n’est qu’un impôt prélevé sur la communauté, au profit de quelques-uns. Quelques efforts que l’on fasse, la question sera toujours de savoir jusqu’à quand la nation s’imposera de telles charges, en vue d’améliorations qu’on promet toujours, et qui n’arrivent jamais, parce qu’elles ne peuvent arriver par cette voie… »

« Le régime prohibitif ne tend parmi nous, comme dans le reste de l’Europe, qu’à donner une impulsion factice et dangereuse à certaines industries, organisées selon la méthode anglaise, au profit presque exclusif du capital. Il exagère la production et il restreint en même temps la consommation pour les entraves qu’il impose à l’importation étrangère, toujours suivies de représailles. Il substitue les luttes violentes de la concurrence intérieure, à l’émulation de la concurrence extérieure. Il détruit les heureux effets de la division du travail entre les nations. Il maintient les vieilles hostilités parmi elles… Il entretient les divisions profondes qui séparent trop souvent le travail et le capital, et il engendre le paupérisme par le déclassement brusque des ouvriers. » (Journal des Économistes, février 1842.)

Tous ces effets du régime protecteur, signalés par M. Blanqui, sont vrais et déposent contre les entraves apportées à la liberté du commerce. Malheureusement nous les verrons naître tout à l’heure, avec une intensité non moins grande, de la liberté elle-même ; tellement que si, pour guérir le mal, on devait conclure avec M. Blanqui à l’extirpation absolue de la cause morbifique, il faudrait conclure à la fois contre l’état, contre la propriété, contre l’industrie, contre l’économie politique. Mais nous n’en sommes pas encore à l’antinomie : poursuivons nos citations.

« Le privilége, le monopole, la protection, qui des uns retombe en cascade sur les autres, excepté sur le malheureux ouvrier, ont amené dans la distribution des produits, but de tout travail, des monstruosités. Nulle part la liberté n’a passé son bienfaisant niveau sur la puissance d’agir ; les entraves ont produit la fraude ; le larcin, le mensonge, la violence, sont les auxiliaires du travail. L’avarice réclame aujourd’hui sans honte, et comme un droit, le moyen d’accumuler aux dépens de tous : la lutte est partout, l’harmonie nulle part.

» Et c’est cependant vers un résultat si désastreux que nous courons nous-mêmes. Dans un pays où le peuple n’est rien encore, on comprend cette persévérance d’exploitation ; mais dans un pays où le peuple est tout, pourquoi sa voix reste-t-elle muette ? Pourquoi, dans les discussions économiques, le nom du peuple n’est-il jamais prononcé ? La raison, s’écrie-t-on, doit gouverner le monde ! Est-ce donc au nom de la raison que la nation française est condamnée aujourd’hui à une diète presque toute végétale ? qu’elle reste sans habits, sans chemises, sans chaussure, sans moyens d’échanges, au milieu des merveilles de l’intelligence ? que la pomme de terre remplace déjà le blé dans son hygiène ; que le travail enfin laisse de moins en moins, comme aujourd’hui en Angleterre, un excédant de production sur la consommation ? Est-ce la raison qui livre le marché, comme une proie, tantôt aux uns, tantôt aux autres, sans s’inquiéter jamais du prix des produits relativement au salaire !

» Depuis dix-huit ans, la nation française est privée de viande : chaque jour décime la part relative à chaque individu ; et à chaque réclamation on nous dit froidement que le prix de 55 fr. est nécessaire au producteur ! Nécessaire ! La privation d’aliments nécessaire à la fortune de quelques-uns ! (H. Dussard, Journal des Économistes, avril 1842.)

Certes, le tableau n’est pas flatté ; et c’est affaire aux économistes pour dire la vérité, toute la vérité, sur les misères sociales, lorsqu’ils s’y trouvent engagés par l’intérêt de leurs utopies. Mais, si le principe tant accusé de la protection n’est autre que le principe constitutif de l’économie politique, le monopole, qui se rencontre partout sur le chemin, dit M. Rossi ; si ce principe est la propriété elle-même, la propriété, cette religion du monopole : n’ai-je pas droit d’être scandalisé de l’inconséquence, pour ne pas dire de l’hypocrisie économiste ? Si le monopole est chose si odieuse, pourquoi ne le pas attaquer sur son piédestal ? Pourquoi l’encenser d’une main, et tirer contre lui l’épée de l’autre ? Pourquoi ce détour ? Toute exploitation exclusive, toute appropriation soit de la terre, soit des capitaux industriels, soit d’un procédé de fabrication, constitue un monopole : pourquoi ce monopole ne devient-il odieux que du jour où un monopole étranger, son rival, se présente pour lui faire concurrence ? Pourquoi le monopole est-il moins respectable du compatriote au compatriote, que de l’indigène à l’étranger ? Pourquoi, en France, le gouvernement n’ose-t-il attaquer directement la coalition houillère de la Loire, et invoque-t-il, contre les nationaux, les armes d’une sainte alliance ? Pourquoi cette intervention de l’ennemi du dehors, contre l’ennemi du dedans ? Toute l’Angleterre est debout aujourd’hui pour la liberté des échanges : on dirait un appel fait aux Russes, aux Égyptiens, aux Américains, par les monopoleurs de l’industrie dans ce pays, contre les monopoleurs du sol. Pourquoi cette trahison, si c’est vraiment le monopole qu’on attaque ? Les millions de bras nus de l’Angleterre ne sont-ils pas assez forts contre quelques milliers d’aristocrates ?

« Quand on dira, » s’écriait M. Senior, l’un des membres les plus influents de la ligue, « quand on dira, et avec toute vérité, aux ouvriers, que le gouvernement a pris l’initiative dans la direction à donner aux manufactures et au commerce ; qu’il s’est servi de cette monstrueuse usurpation pour le profit (réel ou supposé) de quelques-uns ; quand ils découvriront que de tous les monopoles qu’il a conférés, celui qu’il défend avec le plus d’acharnement, est le monopole de la subsistance ; quand ils verront que c’est là le monopole qui leur inflige les plus rudes privations, et qui donne à la classe qui gouverne le plus grand et le plus immédiat profit ; nous le demandons, endureront-ils ces maux comme une calamité providentielle, ou bien les regarderont-ils comme la triste conséquence d’une injustice ? Si la raison les conduit à ce dernier jugement, quelle forme leur ressentiment prendra-t-il ? Se soumettront-ils, ou bien chercheront-ils dans leur puissance la réparation de cette longue injure ? Et leur force est-elle assez grande pour être redoutable ?

» À toutes ces questions, il est facile de répondre. La population d’Angleterre consiste en millions d’individus agglomérés dans les villes, accoutumés aux discussions politiques. Ils ont leurs chefs et leur propre presse, ils sont organisés en corps qu’ils nomment combinaisons, et qui ont chacun leurs officiers, leur pouvoir exécutif, leur pouvoir délibérant ; ils ont des fonds pour les besoins de chaque société, et des fonds pour les besoins généraux de toutes les sociétés réunies. Ils sont habitués par une longue pratique à éluder les lois contre les coalitions, à combattre, et à défier l’autorité de l’état. Une telle population est formidable, même dans la prospérité ; elle le deviendrait mille fois plus encore dans le malheur, même quand le malheur ne pourrait être attribué aux gouvernements. Mais si cette misère peut être attribuée à la législature, si les travailleurs peuvent accuser la classe gouvernante, non plus d’erreur, mais de vol et d’oppression ; s’ils se voient sacrifiés à la rente du propriétaire, aux bénéfices du planteur, ou à ceux du forestier canadien ; quelles limites peuvent être assignées aux effets de leur colère ? Sommes-nous certains que notre richesse, notre grandeur politique, ou même notre constitution, sortiraient d’un pareil conflit ? »

Pas un mot de cette harangue qui ne retombe à plomb sur les abolitionnistes.

Quand on dira aux ouvriers que le monopole, dont on feint de les vouloir délivrer par l’abolition des douanes, devait recevoir une nouvelle énergie de cette abolition ; que ce monopole, bien autrement profond qu’on ne le voulait avouer, consiste, non pas seulement dans la fourniture exclusive du marché, mais aussi, mais surtout dans l’exploitation exclusive du sol et des machines, dans l’appropriation envahissante des capitaux, dans l’accaparement des produits, dans l’arbitraire des échanges ; quand on leur fera voir qu’ils ont été sacrifiés aux spéculations de l’agiotage, livrés, pieds et poings liés, à la rente du capital ; que de là sont issus les effets subversifs du travail parcellaire, l’oppression des machines, les soubresauts désastreux de la concurrence, et cette inique dérision de l’impôt ; quand on leur montrera ensuite comment l’abolition des droits protecteurs n’a fait qu’étendre le réseau du privilège, multiplier la dépossession, et coaliser contre le prolétariat les monopoles de tous les pays ; quand on leur racontera que la bourgeoisie électorale et dynastique, sous prétexte de liberté, a fait les plus grands efforts pour maintenir, consolider et préparer ce régime de mensonge et de rapine ; que des chaires ont été créées, des récompenses proposées et décernées, des sophistes gagés, des journaux stipendiés, la justice corrompue, la religion invoquée pour le défendre ; que ni la préméditation, ni l’hypocrisie, ni la violence, n’ont manqué à la tyrannie du capital : pense-t-on qu’à la fin ils ne se lèveront pas dans leur colère, et qu’une fois maîtres de la vengeance, ils se reposeront dans l’amnistie ?

« Nous regrettons, ajoutait M. Senior, de jeter ainsi l’alarme. Nous en déplorons la nécessité, et le rôle que nous jouons ne nous convient guère. Mais nous croyons fermement que les dangers que nous avons supposés nous menacent, et notre devoir est de faire connaître au public les bases de notre conviction. »

Et moi aussi je regrette de sonner l’alarme ; et ce métier d’accusateur que je fais est le dernier qui convenait à mon tempérament. Mais il faut que la vérité soit dite, et que justice se fasse ; et si je crois que la bourgeoisie ait mérité tous les maux dont on la menace, mon devoir est d’établir la preuve de sa culpabilité.

Et, en vérité, qu’est-ce que ce monopole que je poursuis dans sa forme la plus générale, tandis que les économistes ne le voient et ne le répudient que sous l’habit vert du douanier ? C’est, pour l’homme qui ne possède ni capitaux ni propriété, l’interdiction du travail et du mouvement, l’interdiction de l’air, de la lumière et de la subsistance ; c’est la privation absolue, la mort éternelle. La France, sans habits, sans chaussure, sans chemises, sans pain et sans viande ; privée de vin, de fer, de sucre et de combustible ; l’Angleterre désolée par une famine perpétuelle, et livrée aux horreurs d’une misère qui défie la description ; les races apauvries, dégénérées, redevenues sauvages et farouches : tels sont les signes épouvantables par lesquels s’exprime la liberté, quand elle est frappée par le privilège, quel qu’il soit, et comprimée dans son essor. On croit entendre la voix de ce grand coupable que Virgile place dans les enfers, enchaîné sur un trône de marbre :

______Sedet, æeternumque sedebit
Infelix Theseus, et magna testatur voce per umbras,
Discite justitiam moniti, et non temnere divos !

Aujourd’hui, la nation la plus commerçante du monde, la plus dévorée par toutes les espèces de monopoles que protège, consacre et professe l’économie politique, s’est levée tout entière et comme un seul homme contre la protection ; le gouvernement a décrété, aux applaudissements de tout le peuple, l’abolition des tarifs ; la France, travaillée par la propagande économique, est à la veille de suivre l’impulsion de l’Angleterre et d’entraîner à sa suite toute l’Europe. Il s’agit d’étudier les conséquences de cette grande innovation, dont l’origine n’est point à nos yeux assez pure, ni le principe assez profond, pour ne pas nous inspirer de méfiance.


§ II. — Nécessité de la protection.


Si je n’avais à opposer à la théorie du libre commerce que des raisons toutes nouvelles, des faits que j’aurais seul et le premier aperçus, on pourait croire que la contradiction que je vais faire surgir de cette théorie n’est qu’une récréation de mon orgueil, une envie démesurée de me signaler par le paparadoxe ; et ce préjugé suffirait pour ôter tout crédit à mes paroles.

Mais je viens défendre la tradition universelle, la croyance la plus constante et la plus authentique ; j’ai pour moi le doute des économistes eux-mêmes, et l’antagonisme des faits qu’ils rapportent ; et c’est cet antagonisme, ce doute, cette tradition que j’explique, et qui me justifient.

M. Fix, que j’ai cité tout à l’heure pour la liberté, écrivain plein de réserve, de circonspection et de mesure, et l’un des économistes les plus éclairés de l’école de Say, a donné lui-même, dans les termes suivants, la contrepartie de sa première proposition :

« Les économistes avancés, qui n’admettent aucune acception, veulent procéder avec toute l’énergie et la rapidité qu’inspirent de profondes convictions : ils veulent abattre d’un seul coup les douanes, les monopoles et le personnel qui les soutient. Quelles seraient les conséquences d’une pareille réforme ?

» Si on laissait entrer en franchise les tissus étrangers, les fers et les métaux ouvrés, les consommateurs s’en trouveraient bien, au moins pendant un certain temps, et quelques industries y trouveraient un grand profit. Mais il est certain que ce changement instantané et inattendu causerait d’immenses désastres dans l’industrie ; d’énormes capitaux deviendraient improductifs ; des centaines de mille ouvriers se trouveraient tout à coup sans travail et sans pain. L’Angleterre et la Belgique pourraient, par exemple, approvisionner sans peine la France pour la moitié de sa consommation, ce qui réduirait d’autant la fabrication intérieure, mais ce qui occasionnerait encore des pertes considérables aux maîtres de forges en état de continuer leur production. On verrait le même résultat pour l’industrie des tissus ; l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, inonderaient la France de leurs produits ; et en présence de ces importations inaccoutumées, la plupart de nos fabriques ne tarderaient pas à succomber. Aucun pays n’a jamais osé faire une pareille expérience, pas même pour une seule branche industrielle. Les hommes d’état qui étaient et qui sont encore le plus vivement attachés aux théories d’Adam Smith, ont reculé devant une entreprise de cette nature ; et pour mon compte, j’avoue que je la trouve pleine de périls et de menaces. »

Ces paroles sont-elles assez énergiques et assez claires ? Il est regrettable que l’auteur, au lieu de s’arrêter devant le fait matériel, n’ait pas déduit théoriquement les motifs de ses terreurs. Sa critique aurait joui d’une autorité que n’obtiendra pas la mienne ; et peut-être le problème de la balance du commerce, résolu par un économiste de premier ordre, disciple et ami de Say, eût fourni une règle à l’opinion, et préparé les bases d’une véritable association entre les peuples.

Mais M. Fix, imbu des théories économiques, et persuadé de leur certitude, ne pouvait aller au delà du pressentiment de leur contradiction. Qui croirait, après l’effrayant programme qu’on vient de lire, que M. Fix ait eu le courage de terminer par cette étrange pensée : Cela ne détruit en rien l’excellence de la théorie, et la possibilité de son application !

Pour moi, je ne puis m’empêcher de le redire : plus je vis, plus j’approfondis les opinions des hommes, et plus je trouve que nous sommes des espèces de prophètes, inspirés d’un souffle surnaturel, et parlant de l’abondance du dieu qui nous fait vivre. Mais, hélas ! en nous il n’y a pas rien que le dieu, il y a aussi la brute, dont les suggestions furieuses ou stupides nous troublent sans cesse la raison, et font divaguer notre enthousiasme. Non-seulement donc le génie fatidique de l’humanité me force de supposer un Dieu, il faut encore que j’admette, pour complément d’hypothèse, qu’en l’homme vit et respire tout le règne animal : le théisme a pour corollaire la métempsycose.

Quoi ! voici une théorie contredite par des faits constants et universels, résultats spontanés de l’énergie humaine, et qui ne peuvent pas ne se pas produire ; et cette théorie, qui aurait dû commencer par nous donner la philosophie de ces mêmes faits, et qui les repousse sans les entendre, on la déclare indubitable, excellente ! — Voici une théorie que ses partisans déclarent inapplicable à la France, à l’Angleterre, à la Belgique, à l’Allemagne, à l’Europe entière et aux cinq parties du monde ; car c’est être inapplicable que de ne pouvoir être appliquée sans causer d’immenses désastres, sans rendre improductifs d’énormes capitaux, sans ôter le pain et le travail à des centaines de mille ouvriers, sans tuer la moitié de la fabrication d’un pays ; — une théorie, dis-je, qui, malgré le désir des gouvernements, est inapplicable au 19e siècle, comme au 18e, comme au 17e, comme à tous les siècles antérieurs ; une théorie qui sera encore inapplicable demain, après demain, et dans la suite des siècles, puisque toujours, sur chaque point du globe, par l’effet des activités nationales et individuelles, par la constitution des monopoles, et par la variété des climats, il se produira des divergences d’intérêts et des rivalités, conséquemment, sous peine de mort ou de servitude, des coalitions et des exclusions : et l’on n’en persiste pas moins, pour l’honneur de l’école, à affirmer la possibilité d’appliquer cette théorie !

Prenez patience, nous disent-ils : le mal causé par la liberté des échanges sera passager, tandis que le bien qui en résultera sera permanent et incalculable. Que m’importent ces promesses de bonheur à l’adresse de la postérité, dont rien ne garantit la réalisation, et qui sans doute, si jamais elles se réalisent, seront compensées par d’autres désastres ? Que m’importe de savoir, par exemple, que l’Angleterre nous aurait fourni à 150 fr. les 100 kilos les mêmes rails que nous payons à nos fabricants 359 fr. 50 c., et que l’état aurait gagné à ce marché 200 millions ; que le refus d’admettre les bestiaux étrangers à nos foires a fait baisser chez nous la consommation de la viande de 25 p. 0/0 par tête, et que la santé publique en est affectée ; que l’introduction des laines étrangères amenant une réduction moyenne de 1 fr. par pantalon, laisserait 30 millions dans la poche des contribuables ; que les droits sur les sucres ne profitent en réalité qu’aux fraudeurs ; qu’il est absurde que deux pays dont les habitants se voient de leurs fenêtres, se trouvent plus séparés les uns des autres que par une muraille de la Chine : que m’importent, dis-je, toutes ces diatribes, lorsqu’après m’avoir ému par le spectacle des misères prohibitionnistes, on vient refroidir mon zèle par la considération des maux incalculables que la non-protection entraînera ? Si nous prenons les fers anglais, nous gagnons à cela 200 millions ; mais nos fabriques succombent, notre industrie métallurgique est démantelée, et cinquante mille ouvriers se trouvent sans travail et sans pain ! Où est l’avantage ? C’est, dit-on, qu’après ce sacrifice, nous aurons à perpétuité le fer à bas prix. J’entends :

Nos arrière-neveux nous devront cet ombrage.

Mais moi, je préfère travailler un peu plus, et ne pas mourir : le soin de mes enfants ne peut aller jusqu’à me jeter dans le gouffre, pour qu’ils aient le plaisir de compter parmi leurs ancêtres un Curtius. Ah ! si ma position changeait ; si je pouvais, sans compromettre ma liberté et mon existence, accepter ces offres avantageuses ; si du moins j’étais sûr du bénéfice promis à mes descendants, croit-on que je résistasse ?…

Une question d’opportunité, c’est-à-dire, comme on le verra bientôt, une question d’éternité, domine tout le débat, et sépare les partisans de la protection de ceux du libre commerce. Les économistes, si dédaigneux des faiseurs d’utopies, procèdent ici comme les faiseurs d’utopies : ils demandent un grand sacrifice, une subversion immense, des misères inouïes, en échange d’une éventualité de bien-être incertaine, irréalisable de leur aveu immédiatement, ce qui, pour la société, signifie éternellement. Et ils s’indignent que l’on n’ajoute aucune foi à leurs calculs ! Pourquoi donc n’abordent-ils pas plus résolument la difficulté ? Pourquoi n’essaient-ils pas de découvrir au mal qui résulterait de l’abolition de certains monopoles (comme ils l’ont entrepris, et avec quel succès ! pour la division du travail, les machines, la concurrence et l’impôt), sinon des compensations, au moins des palliatifs ? Allons, messieurs, entrez en matière, car jusqu’à présent vous vous êtes tenus au vague de l’annonce : montrez comment la théorie du libre commerce est applicable, c’est-à-dire bienfaisante et rationnelle, malgré la répugnance des gouvernements et des peuples, malgré l’universalité et la permanence des inconvénients. Que faudrait-il, à votre avis, pour qu’elle fût réalisée partout, cette théorie, sans que la réalisation occasionnât ces immenses désastres dont vous parliez tout à l’heure, sans qu’elle appesantît sur le prolétariat le joug du monopole, sans qu’elle compromît la liberté, l’égalité, l’individualité des nations ? Quel serait le nouveau droit entre les peuples ? Quels rapports à créer entre le capitaliste et l’ouvrier ? Quelle intervention du gouvernement dans le travail ? Toutes ces recherches vous appartiennent ; toutes ces explications, vous nous les devez. Peut-être, par la tendance de votre théorie, êtes-vous vous-mêmes, sans vous en douter, une nouvelle secte de socialistes : ne craignez point les récriminations. Le public est trop sûr de vos intentions conservatrices, et, quant aux socialistes, ils seraient trop heureux de vous voir dans leurs rangs pour vous faire cette chicane.

Mais que fais-je ? Il est peu généreux de provoquer des raisonneurs d’autant d’innocence que les économistes. Montrons-leur plutôt, chose nouvelle pour la plupart, qu’ils sont dans le vrai toutes les fois qu’ils se contredisent, et que leur théorie du libre commerce en particulier n’a de mérite que parce qu’elle est la théorie du libre monopole.

N’est-ce pas chose évidente de soi, claire comme le jour, aphoristique comme la rondeur du cercle, que la liberté du commerce, en supprimant toute entrave aux communications et aux échanges, rend par cela même le champ plus libre à tous les antagonismes, étend le domaine du capital, généralise la concurrence, fait de la misère de chaque nation, ainsi que de son aristocratie financière, une chose cosmopolite, dont le vaste réseau, désormais sans coupures ni solutions de continuité, embrasse dans ses mailles solidaires la totalité de l’espèce ?

Car, enfin, si les travailleurs, comme les Germains dont parle Tacite, comme les Tartares nomades, les Arabes pasteurs et tous les peuples à demi barbares, ayant reçu chacun leur portion de terrain, et devant par eux-mêmes produire tous les objets de leur consommation, ne communiquaient point entre eux par l’échange, il n’y aurait jamais ni riche ni pauvre ; personne ne gagnerait, mais aussi personne ne se ruinerait. Et si les nations, comme les familles dont elles se composent, produisant à leur tour tout chez elles, tout pour elles, n’entretenaient aucunes relations commerciales, il est sensible encore que le luxe et la misère ne pourraient passer de l’une à l’autre par ce véhicule de l’échange, que nous pouvons très-bien ici appeler la contagion économique. C’est le commerce qui crée tout à la fois la richesse et l’inégalité des fortunes ; c’est par le commerce que l’opulence et le paupérisme sont en progression continue. Donc là où s’arrête le commerce, là cesse en même temps l’action économique, et règne une immobile et commune médiocrité. Tout cela est d’une telle simplicité, d’un bon sens si vulgaire, d’une évidence si péremptoire, qu’il devait échapper aux économistes : car le propre des économistes étant de ne jamais admettre la nécessité des contraires, sa destinée est d’être toujours en dehors du sens commun.

Nous avons démontré la nécessité du commerce libre : nous allons compléter cette théorie en montrant comment la liberté, plus elle obtient de latitude, plus elle devient pour les nations commerçantes une cause nouvelle d’oppression et de brigandage. Et si nos paroles répondent à notre conviction, nous aurons dévoilé le sens de la réforme entreprise avec tant de fracas chez nos voisins d’outre-Manche ; nous aurons mis à nu la plus grande de toutes les mystifications économiques.

L’argument capital de Say, qui dans la croisade organisée contre le régime protecteur joua le rôle d’un Pierre l’Ermite, consiste dans ce syllogisme :

« Majeure. Les produits ne se payent que par des produits, les marchandises ne s’achètent qu’avec des marchandises.

» Mineure. L’or, l’argent, le platine, et toutes les valeurs métalliques, sont des produits du travail, des marchandises comme la houille, le fer, la soie, les draps, les fils, les cristaux, etc.

» Conséquence. Donc toute importation de marchandises étant soldée par une exportation équivalente, il est absurde de croire qu’il puisse y avoir avantage d’aucun côté, selon qu’une partie des marchandises livrées en retour consiste, ou non, en numéraire. — Tout au contraire, l’or et l’argent étant une marchandise dont l’unique service se réduit à servir d’instrument de circulation et d’échange aux autres, l’avantage, s’il existe de quelque côté, est pour la nation qui tire de l’étranger plus de produits qu’elle ne lui en rend ; et bien loin de chercher à niveler, comme on dit, les conditions du travail par des tarifs de douane, il faut les niveler par la liberté la plus absolue. »

En conséquence, J. B. Say pose comme corollaires de son fameux principe, les produits ne se payent qu’avec des produits, les propositions suivantes :

1. Une nation gagne d’autant plus que la somme des produits qu’elle importe surpasse la somme des produits qu’elle exporte ;

2. Les négociants de cette nation gagnent d’autant plus que la valeur des retours qu’ils reçoivent surpasse la valeur des marchandises qu’ils ont exportées au dehors.

Cette argumentation, qui est l’inverse de celle des partisans du système mercantile, a paru si claire, si décisive, les effets subversifs du régime protecteur lui venant en aide, que tous les hommes d’état, qui se piquent d’indépendance et de progrès, tous les économistes de quelque valeur l’ont adoptée. On ne raisonne même plus avec ceux qui défendent l’opinion contraire, on les tourne en ridicule.

« On oublie en général que les produits se payent avec des produits… Les Anglais peuvent bien nous donner des produits à bon compte ; je ne sache pas qu’ils consentent à nous les donner pour rien. On ne trafique pas avec des gens qui n’ont rien à échanger… Si la France, victorieuse de sa perfide voisine, la forçait de travailler pour elle ; si l’Angleterre, pour payer son tribut, nous expédiait gratuitement chaque année ce qu’elle nous fait, selon nous, payer encore trop cher, les prohibitionnistes, pour être conséquents, devaient crier à la trahison. Il y a, nous l’avouons, des raisonnements trop forts pour nous ; nos adversaires manient une arme à deux tranchants. Que l’Angleterre nous prenne, comme en 1815, ils crient à la ruine ; qu’elle nous donne, comme nous en faisons l’hypothèse, ils crient plus fort encore. » (Journal des Économistes, août 1842.)

Et dans les numéros du même journal, novembre 1844, avril, juin, juillet 1845, un économiste d’un remarquable talent, plein de la philanthropie la plus généreuse, dirigé, ce qui paraîtra surprenant, par les idées les plus égalitaires, un homme que je louerais davantage, s’il n’avait dû sa subite célébrité à une thèse inadmissible, se chargea de prouver, aux applaudissements de tout le public économiste,

Que niveler les conditions du travail, c’est attaquer l’échange dans son principe ;

Qu’il n’est pas vrai que le travail d’un pays puisse être étouffé par la concurrence des contrées plus favorisées ;

Que cela fût-il exact, les droits protecteurs n’égalisent pas les conditions de production ;

Que la liberté nivelle ces conditions autant qu’elles peuvent l’être ;

Que ce sont les pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les échanges ;

Que la Ligue et Robert Peel ont bien mérité de l’humanité par l’exemple qu’ils donnent aux autres nations ;

Et que tous ceux qui prétendent et soutiennent le contraire sont des sisyphistes.

Certes M. Bastiat, des Landes, peut se flatter d’avoir, par l’audace et l’aplomb de sa polémique, émerveillé les économistes eux-mêmes, et fixé peut-être ceux dont les idées sur le libre commerce étaient encore flottantes. Quant à moi, j’avoue que je n’ai rencontré nulle part de sophismes plus subtils, plus serrés, plus consciencieux, et d’un air de vérité plus franche, que les Sophismes économiques de M. Bastiat.

J’ose dire, cependant, que si les économistes de notre temps cultivaient moins l’improvisation et un peu plus la logique, ils eussent facilement aperçu le vice des arguments du Cobden des Pyrénées ; et qu’au lieu de chercher à entraîner la France industrielle à la suite de l’Angleterre par une abolition totale des barrières, ils se fussent écriés : Garde à nous !

Les produits s’achètent avec des produits ! Voilà sans doute un magnifique, un incontestable principe, pour lequel je voudrais qu’une statue fût érigée à J. B. Say. En ce qui me regarde, j’ai démontré la vérité de ce principe en donnant la théorie de la valeur ; j’ai prouvé de plus que ce principe était le fondement de l’égalité des fortunes, ainsi que de l’équilibre dans la production et dans l’échange.

Mais quand on ajoute, comme second terme du syllogisme, que l’or et l’argent monnayés sont une marchandise comme une autre, on affirme un fait qui n’est vrai qu’en puissance ; on fait par conséquent une généralisation inexacte, démentie par les notions élémentaires que fournit l’économie politique elle-même sur la monnaie.

L’argent est la marchandise qui sert d’instrument aux échanges, c’est-à-dire, comme nous l’avons fait voir, la marchandise-princesse, la marchandise par excellence, celle qui est toujours plus demandée qu’offerte, qui prime toutes les autres, acceptable en tout payement, et, par suite, devenue représentative de toutes les valeurs, de tous les produits, de tous les capitaux possibles. En effet, qui a marchandise, n’a pas encore pour cela richesse ; il reste à remplir la condition d’échange, condition périlleuse, comme l’on sait, sujette à mille oscillations et à mille accidents. Mais qui a monnaie a richesse : car il possède la valeur à la fois la plus idéalisée et la plus réelle ; il a ce que tout le monde veut avoir ; il peut, au moyen de cette marchandise unique, acquérir, quand il voudra, aux conditions les plus avantageuses, et dans l’occasion la plus favorable, toutes les autres ; en un mot il est, par l’argent, maître du marché. Le détenteur de l’argent est dans le commerce comme celui qui, au jeu d’hombre, tient les atouts. On peut bien soutenir que toutes les cartes ont entre elles une valeur de position et une valeur relative ; on peut même ajouter que le jeu ne peut s’effectuer que par l’échange de toutes les cartes les unes contre les autres ; cela n’empêche pas que l’atout ne prenne les autres couleurs, et, parmi les atouts, que les premiers n’enlèvent pas les autres.

Si toutes les valeurs étaient déterminées et constituées comme l’argent, si chaque marchandise pouvait être, immédiatement et sans perte, acceptée en échange d’une autre, il serait tout à fait indifférent, dans le commerce international, de savoir si l’importation dépasse ou non l’exportation. Cette question même n’aurait plus de sens, à moins que la somme des valeurs de l’une ne dépassât la somme des valeurs de l’autre. Dans ce cas, ce serait comme si la France échangeait une pièce de 20 fr. contre une livre sterling, ou un bœuf de 40 quintaux contre un de 30. Par le premier troc, elle aurait gagné 20 p. 100 ; par le second elle aurait perdu 25. En ce sens, J. B. Say aurait eu raison de dire qu’une nation gagne d’autant plus que la valeur des marchandises qu’elle importe surpasse la valeur des marchandises qu’elle exporte. Mais tel n’est point le cas dans la condition actuelle du commerce : la différence de l’importation sur l’exportation s’entend uniquement des marchandises pour lesquelles une quantité de numéraire a dû être donnée comme appoint ; or, cette différence n’est point du tout indifférente.

C’est ce qu’avaient parfaitement compris les partisans du système mercantile, qui n’étaient autre chose que des partisans de la prérogative de l’argent. On a dit, répété, imprimé, qu’ils ne considéraient comme richesse que le métal. Calomnie pure. Les mercantilistes savaient aussi bien que nous que l’or et l’argent ne sont pas la richesse, mais l’instrument tout puissant des échanges, par conséquent le représentant de toutes les valeurs qui composent le bien-être, un talisman qui donne le bonheur. Et la logique ne leur a pas fait défaut, non plus qu’aux peuples, quand, par synecdoque, ils ont appelé richesse l’espèce de produit qui, mieux qu’aucun autre, condense et réalise toute richesse.

Les économistes, au reste, n’ont pas méconnu l’avantage qui s’attache à la possession de l’argent. Mais comme, ainsi qu’on peut le voir par tous leurs écrits, ils n’ont jamais su se rendre compte théoriquement de cette acception de la marchandise or et argent ; comme ils n’y ont vu qu’un préjugé populaire ; comme enfin, à leurs yeux, les matières monnayées ne sont qu’une marchandise ordinaire, laquelle n’a été prise pour instrument d’échange que parce qu’elle est plus portative, plus rare et moins altérable ; les économistes ont été conduits par leur théorie, tranchons le mot, par leur ignorance de la monnaie, à en méconnaître le véritable rôle dans le commerce ; et leur guerre contre les douanes n’est autre chose, au fond, qu’une guerre contre l’argent.

J’ai fait voir au chapitre de la valeur que le privilége de l’argent lui vient de ce qu’il a été dès l’origine et qu’il est encore la seule valeur déterminée qui circule dans les mains des producteurs. Je crois inutile de reprendre ici cette question épuisée ; mais il est facile de comprendre d’après ce qui a été dit, et ce sera l’objet particulier du chapitre suivant, pourquoi celui qui possède le numéraire, qui fait métier de louer ou de vendre de l’argent, obtient par cela seul une supériorité marquée sur tous les producteurs, pourquoi enfin la banque est la reine de l’industrie comme du négoce.

Ces considérations, fondées sur les données les plus élémentaires et les plus indéniables de l’économie politique, une fois introduites dans le syllogisme de Say, toute sa théorie du libre commerce et des débouchés si étourdiment embrassée par ses disciples, n’apparaît plus que comme l’extension indéfinie de la chose même contre laquelle ils déclament, la spoliation des consommateurs, le monopole.

Poursuivons d’abord la démonstration théorique de cette antithèse : nous viendrons ensuite à l’application et aux faits.

Say prétend qu’entre les nations l’argent n’a pas les mêmes effets qu’entre les particuliers. Je nie positivement cette proposition, que Say n’a émise que parce qu’il ignorait la vraie nature de l’argent. Les effets de l’argent, bien qu’ils se produisent entre les nations d’une manière moins apparente, et surtout moins immédiate, sont exactement les mêmes qu’entre simples particuliers.

Supposons le cas d’une nation qui achèterait sans cesse de toutes sortes de marchandises, et ne rendrait jamais en échange que son argent. J’ai le droit de faire cette supposition extrême, comme l’économiste dont j’ai rapporté plus haut les paroles avait le droit de dire que si l’Angleterre nous donnait ses produits pour rien, les prohibitionnistes, pour être conséquents, devraient crier à la trahison. J’use du même procédé, et pour mettre en relief l’impossibilité du régime contraire, je commence par supposer une nation qui achète tout et ne vend rien. En dépit des théories économistes, tout le monde sait ce que cela veut dire.

Qu’arrivera-t-il ?

Que la partie du capital de cette nation, qui consiste en métaux précieux, s’étant écoulée, les nations venderesses en renverront à la nation acheteuse moyennant hypothèque ; ce qui veut dire que cette nation, comme les prolétaires romains destitués de patrimoine, se vendra elle-même pour vivre.

À cela que réplique-t-on ?

On réplique par le fait même que tout le monde redoute, et qui est la condamnation du libre commerce. On dit que l’argent se faisant rare d’un côté, abondant de l’autre, il y aura reflux des capitaux métalliques des nations qui vendent à la nation qui achète ; que celle-ci pourra profiter du bas prix de l’argent, et que cette alternative de hausse et de baisse ramènera l’équilibre.

Mais cette explication est dérisoire : l’argent se donnera-t-il pour rien, au nom de Dieu ? Toute la question est là. Si faible, si variable que soit l’intérêt des sommes empruntées, pourvu que cet intérêt soit quelque chose, il marquera la décadence lente ou rapide, continue ou intermittente, du peuple qui, achetant toujours et ne vendant jamais, s’aviserait d’emprunter sans cesse à ses propres marchands.

Tout à l’heure nous verrons ce que devient un pays quand il s’aliène par l’hypothèque.

Ainsi, la désertion du capital national que Say avait très-judicieusement signalée comme la seule chose à craindre d’une importation excessive, cette désertion est inévitable : elle s’accomplit, non, il est vrai, par le transport matériel du capital, mais par le transport de la rente, par la perte de la propriété, ce qui est exactement la même chose.

Mais les économistes n’admettent pas le cas extrême que nous supposions tout à l’heure, et qui leur donnerait trop évidemment tort. Ils observent, et avec raison du reste, qu’aucune nation ne traite exclusivement avec de l’argent ; qu’il faut donc se borner à raisonner sur le réel, non sur l’hypothétique : après avoir trouvé bon, pour réfuter leurs adversaires, d’en pousser les principes jusqu’aux dernières conséquences, ils ne souffrent pas qu’on en use de même avec eux : ce qui implique de leur part l’aveu qu’ils ne croient plus à leurs propres principes, dès lors qu’on essaie de pousser ces principes jusqu’au bout. Plaçons-nous donc avec les économistes sur le terrain de la réalité, et sachons si du moins leur théorie, en la prenant par le juste-milieu, est vraie.

Or, je soutiens que le même mouvement de désertion se manifestera, quoiqu’avec moins d’intensité, lorsqu’au lieu de payer la totalité de ses acquisitions en argent, le pays importateur en soldera une partie par ses propres produits. Comment est-il possible de rendre obscure une proposition d’une évidence mathématique ? Si la France importe chaque année pour 100 millions de produits anglais, et qu’elle réexpédie en Angleterre pour 90 millions des siens : 90 millions de marchandises françaises servant à couvrir 90 millions de marchandises anglaises, le surplus de celles-ci sera soldé avec de l’argent, sauf le cas où le solde se ferait en lettres de change tirées sur d’autres pays, ce qui sort de l’hypothèse. Ce sera donc comme si la France aliénait 10 millions de son capital, et à vil prix encore ; car, lorsque viendra l’emprunt, il est clair que peu d’argent sera donné contre une grosse hypothèque.

Autre erreur des économistes.

Après avoir mal à propos assimilé l’argent aux autres marchandises, les adversaires de la protection commettent une confusion non moins grave, en assimilant les effets de la hausse et de la baisse sur l’argent, aux effets de la hausse et de la baisse sur les autres espèces de produits. Comme c’est sur cette confusion que roule principalement leur théorie du libre commerce, il est nécessaire, pour éclairer la discussion, que nous remontions aux principes.

L’argent, avons-nous dit au chapitre II, est une valeur variable, mais constituée ; les autres produits, l’immense majorité du moins, sont non-seulement variables dans leur valeur, mais livrés à l’arbitraire. Cela signifie que l’argent peut bien varier sur une place dans sa quantité, de telle sorte qu'avec la même somme, on obtiendra tantôt plus tantôt moins d’une autre marchandise ; mais il reste invariable dans sa qualité, je demande pardon au lecteur d’employer si souvent ces termes de métaphysique, c’est-à-dire que malgré les variations de la proportionnalité de la marchandise monétaire, cette marchandise n’en reste pas moins la seule acceptable en tout payement, la suzeraine de toutes les autres, celle dont la valeur, par un privilège temporaire si l’on veut, mais réel, est socialement et régulièrement déterminée dans ses oscillations, et dont par conséquent la prépondérance est invinciblement établie.

Supposez que le blé montât tout à coup et se soutînt un certain temps à un prix extraordinaire, pendant que l’argent descendrait au tiers ou au quart de sa valeur : s’ensuivrait-il que le blé prendrait la place de l’argent, qu’il mesurerait l’argent, qu’il pourrait servir à acquitter l’impôt, les effets de commerce, les rentes sur l’état, et liquider toutes les affaires ? Assurément non. Jusqu’à ce que, par une réforme radicale dans l’organisation industrielle, toutes les valeurs produites aient été constituées et déterminées comme la monnaie (si tant est que cette constitution puisse jamais être définitive), l’argent conserve sa royauté, et c’est de lui seul qu’on peut dire qu’accumuler de la richesse, c’est accumuler du pouvoir.

Lors donc que les économistes, confondant toutes ces notions, disent que si l’argent est rare dans un pays, il y revient appelé par la hausse, je réponds que c’est précisément la preuve que ce pays s’aliène, que c’est en cela que consiste la désertion de son capital.

Et lorsqu’ils ajoutent que les capitaux métalliques accumulés sur un point par une exportation supérieure, sont forcés de s’expatrier ensuite et de revenir sur les points vides afin d’y chercher de l’emploi, je réplique que ce retour est justement le signe de la déchéance des peuples importateurs, et l’annonce de la royauté financière qu’ils ont attirée sur eux.

Au reste, le phénomène si important de la subalternisation des peuples par le commerce n’a échappé aux économistes que parce qu’ils se sont arrêtés à la superficie du fait, et qu’ils n’en ont pas scruté les lois et les causes. Quant à la matérialité de l’événement, ils l’ont aperçue : ils ne se sont mépris que sur la signification et les conséquences. Sur ce point, comme sur tous les autres, c’est encore dans leurs écrits qu’on trouve rassemblées toutes les preuves qui les accablent.

Je lis dans les Débats du 27 juillet 1845, que la valeur des exportations de la France en 1844 a été de 40 millions inférieure à celle des importations, et qu’en 1843 cette même différence avait été de 160 millions. Ne parlons pas des autres années : je demande à l’auteur de l’article, qui n’a pas manqué cette occasion de desserrer une ruade au système mercantile, ce qu’il est advenu de ces 200 millions en espèces, qui ont servi d’appoint, et que la France a payés ? — La hausse des capitaux dans notre pays a dû les faire revenir : voilà ce qu’il doit répondre, d’après J. B. Say. — Il paraît en effet qu’ils sont revenus : toute la presse politique et industrielle nous a appris qu’un tiers des capitaux engagés dans nos chemins de fer, pour ne citer ici que cette branche de spéculation, étaient des capitaux suisses, anglais, allemands ; que les conseils d’administration desdits chemins de fer étaient formés en partie d’étrangers, présidés par des étrangers, et que plusieurs voies, la plus productive entre autres, celle du nord, avaient été adjugées à des étrangers. Cela est-il clair ? Des faits analogues se passent sur tous les points du territoire : presque toute la dette hypothécaire de l’Alsace est inscrite au profit des capitalistes bâlois, par l’entremise desquels le capital national exporté revient, sous l’estampille étrangère, asservir ceux qui jadis en étaient les propriétaires.

Les capitaux métalliques sont donc revenus, et ils ne sont pas revenus pour rien : on avoue cela. Or, contre quoi ont-ils été échangés à leur retour, c’est-à-dire prêtés ? Est-ce contre des marchandises ? Non, puisque notre importation est toujours supérieure à notre exportation ; puisque pour soutenir cette exportation telle quelle, nous sommes forcés de nous défendre encore de l’importation. C’est donc contre des rentes, contre de l’argent, puisque, si peu que rapporte l’argent, cet emploi de leurs capitaux est meilleur pour les étrangers que d’acheter nos marchandises, dont ils n’ont pas besoin, et qu’ils auront même à la fin, ainsi que notre argent. Donc nous aliénons notre patrimoine, et nous devenons chez nous les fermiers de l’étranger : comment comprendre après cela que plus nous importons, plus nous sommes riches ?

C’est ici, et le lecteur le comprendra sans peine, qu’est le nœud de la difficulté. Aussi, malgré l’attrait que peuvent avoir les faits dans une pareille polémique, ils doivent céder le pas à l’analyse : je demande donc la permission de me tenir pour quelque temps encore dans la théorie pure.

M. Bastiat, cet Achille du libre commerce dont la brusque apparition a ébloui ses confrères, méconnaissant le rôle souverain de l’argent dans l’échange, et confondant avec tous les économistes la valeur régulièrement oscillante de la monnaie avec les fluctuations arbitraires des marchandises, s’est jeté à la suite de Say dans un dédale d’arguties capable peut-être d’embarrasser un homme étranger aux rubriques commerciales, mais qui se débrouille avec la plus grande facilité au flambeau de la vraie théorie de la valeur et de l’échange, et ne laisse apercevoir bientôt que la misère des doctrines économiques.

« Voilà, dit M. Bastiat, deux pays, A et B. — A possède sur B toutes sortes d’avantages. Vous en concluez que le travail se concentre en A, et que B est dans l’impuissance de rien faire. »

Qui parle de concentration et d’impuissance ? Plaçons-nous franchement dans la question. Nous supposons deux pays qui, abandonnés à leurs facultés propres, produisent des objets similaires ou du moins analogues, mais l’un en abondance et à bas prix, l’autre en petit nombre et chèrement. Ces deux pays, par l’hypothèse, n’ont jamais été en rapport : il n’y a donc pas lieu jusque-là de parler de concentration du travail chez l’un, ni d’impuissance chez l’autre. Il est clair que leur population et leur industrie sont en raison de leurs facultés respectives. Or, il s’agit de savoir ce qui adviendra lorsque ces deux pays se seront mis en rapport par le commerce. Telle est l’hypothèse : dites si vous l’acceptez ou non ?

« A vend beaucoup plus qu’il n’achète ; B achète beaucoup plus qu’il ne vend. Je pourrais contester, mais je me place sur votre terrain. »

Contestez, de grâce ! Point de concession : cette fausse générosité est déloyale, et laisse du doute.

« Dans l’hypothèse, le travail est très-demandé en A, et bientôt il y renchérit. — Le fer, la houille, les terres, les aliments, les capitaux, sont très-demandes en A, et bientôt ils y renchérissent.

» Pendant ce temps-là, travail, fer, houille, terres, aliments, capitaux, tout est très-délaissé en B, et bientôt tout y baisse de prix.

» A vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B en A. Il abonde en A, il est rare en B. »

Voilà le point. Que va-t-il s’ensuivre, maintenant que B, à force de profiter du bon marché de A, a dépensé tout son argent ?

« Mais, abondance de numéraire, cela veut dire qu’il en faut beaucoup pour acheter toute autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui provient d’une demande très-active, s’ajoute une cherté nominale, due à la surproportion des métaux précieux.

» Rareté de numéraire, cela signifie qu’il en faut peu pour chaque emplette. Donc, en B, un bon marché nominal vient se combiner avec un bon marché réel. »

Arrêtons-nous un moment, avant d’arriver à la conclusion de M. Bastiat. Malgré la clarté de son style, cet écrivain aurait fréquemment besoin d’un commentaire qui l’explique. Le bon marché, tant nominal que réel, qui se produit en B à la suite de ses relations avec A, est l’effet direct de la supériorité productive de A, effet qui ne peut jamais devenir plus puissant que sa cause. En autres termes, quelles que soient les oscillations des valeurs échangeables dans les deux pays considérés respectivement ; que les salaires, la houille, le fer, etc., viennent à hausser en A, pendant qu’ils baisseront en B, il est évident que le soi-disant bon marché qui règne en B, ne peut jamais faire concurrence à la cherté prétendue qui se manifeste en A, puisque le premier est le résultat de la seconde, et que les industriels de A restent toujours maîtres du marché.

En effet, les salaires, c’est-à-dire tous les produits quelconques, ne peuvent jamais en A forcer la demande des entrepreneurs qui en font pour le pays l’exportation, demande qui se règle à son tour sur l’état du marché de B. D’autre part, la baisse occasionnée en B ne peut jamais devenir pour les exploitants de ce pays un moyen de lutter contre leurs concurrents de A, puisque cette baisse est le résultat de l’importation, non des ressources naturelles du sol. Il en est à cet égard du pays importateur comme d’une horloge dont le poids est arrivé au bas, et qui, pour marcher, attend qu’une force étrangère la remonte. M. Bastiat, en identifiant l’argent avec les autres espèces de marchandises, a cru trouver le mouvement perpétuel : et comme cette identité n’est pas vraie, il n’a rencontré que l’inertie.

« Dans ces circonstances, continue notre auteur, l’industrie aura toutes sortes de motifs, des motifs, si je puis le dire, portés à la quatrième puissance, pour déserter A et venir s’établir en B. Ou pour rentrer dans la vérité, disons qu’elle n’aura pas attendu ce moment ; que les brusques déplacements répugnent à la nature, et que dès l’origine, sous un régime libre, elle se sera progressivement partagée et distribuée entre A et B, selon les lois de l’offre et de la demande, c’est-à-dire selon les lois de la justice et de l’utilité. »

Cette conclusion serait sans réplique, n’était l’observation que nous avons glissée entre la cherté nominale de A, et le bon marché réel de B. M. Bastiat ayant perdu de vue le rapport de causalité qui rend la mercuriale de celui-ci dépendante de la mercuriale de celui-là, s’est imaginé que les métaux précieux iraient se promener d’A en B, et de B en A, comme l’eau dans le niveau, sans autre but, sans autre conséquence, que de rétablir l’équilibre et de combler des vides. Que ne disait-il, ce qui eût été plus clair et plus vrai : Quand les ouvriers de B verront leur salaire se réduire et leur travail diminuer par l’importation des marchandises de A, ils quitteront leur pays, ils iront eux-mêmes travailler en A, comme les Irlandais sont allés en Angleterre ; et par la concurrence qu’ils feront aux ouvriers de A, ils contribueront à ruiner de plus en plus leur ancienne patrie, en même temps qu’ils augmenteront la misère générale dans leur patrie adoptive. Alors la grande propriété et la grande misère régnant partout, l’équilibre sera établi… Étrange pouvoir de fascination exercé par les mots ! M. Bastiat vient de constater lui-même la déchéance du pays B : et, l’esprit troublé de hausse et de baisse, de compensation, d’équilibre, de niveau, de justice, d’algèbre, il prend le noir pour le blanc, l’œuvre d’Ahrimane pour celle d’Orsmud, et n’aperçoit, dans cette déchéance manifeste, qu’une restauration !

Quand les industriels de A, enrichis par leur commerce avec B, ne sauront plus que faire de leurs capitaux, ils les porteront, dites-vous, en B. C’est très-vrai. Mais cela signifie qu’ils iront acheter en B des maisons, des terres, des bois, des rivières et des pâturages ; qu’ils s’y formeront des domaines, se choisiront des fermiers et des serfs, et y deviendront seigneurs et princes de par l’autorité que les hommes respectent le plus, l’argent. Avec ces grands feudataires, la richesse nationale, expatriée, rentrera au pays, apportant la domination étrangère et le paupérisme.

Peu importe, du reste, que cette révolution s’accomplisse d’une manière lente ou subite. Les brusques transitions, comme dit fort bien M. Bastiat, répugnent à la nature ; les conquêtes commerciales ont pour mesure la différence des prix de revient dans les nations envahissantes et les nations envahies. Peu importe aussi que la nouvelle aristocratie vienne du dehors, ou se compose d’indigènes enrichis par l’usure et la banque, alors qu’ils servaient d’intermédiaires entre leurs compatriotes et les étrangers. La révolution dont je parle ne tient pas essentiellement à une immigration des étrangers, pas plus qu’à l’exportation du sol. La division du peuple en deux castes, sous l’action du commerce extérieur, et l’élévation d’une féodalité mercantile dans un pays jadis libre et dont les habitants pouvaient, sauf les autres causes de subalternisation, rester égaux, voilà l’essence de cette révolution, le fruit inévitable du libre commerce, exercé dans des conditions défavorables.

Quoi donc ! parce que nous n’aurons pas vu le sol français traverser la Manche et se perdre dans la Tamise ; que rien n’aura été modifié dans notre gouvernement, nos lois, nos usages ; parce qu’une colonie expédiée de toutes les nations avec lesquelles nous faisons des échanges, ne viendra pas se mettre aux lieu et place de nos trente-cinq millions d’habitants, rien ne sera changé suivant vous ! Les dépouilles du pays, revenues sous la forme de créances hypothécaires, auront divisé la nation en nobles et serfs, et nous n’aurons rien perdu ! L’effet du libre commerce aura été de renforcer et d’accroître l’action des machines, de la concurrence, du monopole et de l’impôt ; et quand la masse des travailleurs vaincus, grâce à l’invasion étrangère, aura été livrée à la merci du capital, elle devra garder le silence ; quand l’état obéré n’aura plus pour ressource que de se vendre et de prostituer la patrie, il faudra qu’il s’humilie devant le génie sublime des économistes !

Est-ce que j’exagère, par hasard ? Ne sait-on pas que le Portugal, pays libre politiquement, pays qui a son roi, son culte, sa constitution, sa langue, est devenu, par le traité de Méthuen et le libre commerce, une possession anglaise ? L’économiste anglican nous aurait-il déjà fait perdre le sens de l’histoire ; et serait-il vrai, pour emprunter le style figuré d’un défenseur du travail national, que le Bordelais veuille ouvrir de nouveau la France à l’Anglais, comme il fit jadis sous Éléonore de Guienne ? Serait-il vrai qu’une conspiration existe dans notre pays pour nous vendre à l’aristocratie banquière de l’Europe, comme les marchands du Texas ont vendu récemment leur pays aux États-Unis ?

« La question du Texas, » ceci est extrait de l’un de nos journaux les plus accrédités et les moins suspects de préjugés prohibitionnistes, « était au fond une question d’argent. Le Texas avait une dette fort considérable pour un pays sans ressources L’état avait pour créanciers presque tous ses citoyens influents ; et l’objet principal de ceux-ci était de se faire rembourser de leurs créances, peu leur importait par qui. Ils ont négocié de l'indépendance du pays, n’ayant autre chose à vendre. Les États-Unis leur ont toujours paru bien plus en état de payer que le Mexique ; et s’ils avaient consenti tout d’abord à prendre à leur charge les dettes du Texas, l’annexion aurait été depuis longtemps un fait accompli. » (Constitutionnel, 2 août 1845.)

Voilà ce qu’eût voulu empêcher M. Guizot, et ce qu’il ne sut expliquer à la tribune, lorsque l’opposition vint lui demander compte de ses négociations relativement au Texas. Quel effroi ce ministre eût jeté parmi sa majorité boutiquière, s’il se fût mis à développer cette thèse magnifique, si digne de son talent oratoire : Les influences mercantiles sont la mort aux nationalités, dont elles ne laissent subsister que le squelette !

M. Bastiat, qu’il me permette de lui en exprimer ici toute ma reconnaissance, est pénétré du socialisme le plus pur : il aime par-dessus tout son pays ; il professe hautement la doctrine de l’égalité. S’il a épousé avec tant de dévouement la cause du libre commerce ; s’il s’est fait le missionnaire des idées de la Ligue, c’est qu’il a été séduit, comme tant d’autres, par ce grand mot de liberté, qui par lui-même n’exprimant qu’une spontanéité vague et indéfinie, convient merveilleusement à tous les fanatismes, ennemis éternels de la vérité et de la justice. Sans doute la liberté, pour les individus comme pour les nations, implique égalité ; mais c’est seulement lorsqu’elle s’est définie, lorsqu’elle a reçu de la loi sa forme et sa puissance, et non point tant qu’elle reste abandonnée à elle-même, dépourvue de toute détermination, comme elle existe chez le sauvage. La liberté, ainsi entendue, n’est, comme la concurrence des économistes, qu’un principe contradictoire, une funeste équivoque : nous allons en acquérir une nouvelle preuve.

« En définitive, observe M. Bastiat, ce n’est pas le don gratuit de la nature que nous payons dans l’échange, c’est le travail humain. J’appelle chez moi un ouvrier : il arrive avec une scie. Je paye sa journée 2 fr. ; il me fait vingt-cinq planches. Si la scie n’eût pas été inventée, il n’en aurait peut-être pas fait une seule, et je ne lui aurais pas moins payé sa journée. L’utilité produite par la scie est donc pour moi un don gratuit de la nature, ou plutôt c’est une portion de l’héritage que j’ai reçu en commun, avec tous mes frères, de l’intelligence de mes ancêtres… Donc, la rémunération ne se proportionne pas aux utilités que le producteur porte sur le marché, mais à son travail. Donc enfin le libre commerce, ayant pour objet de faire jouir tous les peuples des utilités gratuites de la nature, ne peut jamais porter préjudice à aucun. »

J’ignore ce que MM. Bossi, Chevalier, Blanqui, Dunoyer, Fix, et autres défenseurs des pures traditions économiques, ont pensé de cette doctrine de M. Bastiat, qui, écartant d’un seul coup et mettant au néant tous les monopoles, fait du travail l’unique et souverain arbitre de la valeur. Ce n’est pas moi, on le pense bien, qui attaquerai la proposition de M. Bastiat, puisqu’à mes yeux elle est l’aphorisme de l’égalité même, et qu’en conséquence la condamnation du libre commerce, au sens que l’entendent les économistes, s’y trouve.

Ce n’est pas l’utilité gratuite de la nature que je dois payer, c’est le travail ! Telle est la loi de l’économie sociale, loi encore peu connue, restée jusqu’à ce jour enveloppée dans ces espèces de mythes qui par leurs oppositions la mettent peu à peu à découvert, division du travail, machines, concurrence, etc. M. Bastiat, vrai disciple de Smith, a supérieurement reconnu et dénoncé ce qui doit être, et par conséquent ce qui vient, quod fit ; il a complètement oublié ce qui est. Pour que la loi du travail, l’égalité dans l’échange, s’accomplisse sincèrement, il faut que les contradictions économiques soient toutes résolues ; ce qui signifie, relativement à la question qui nous occupe, que hors de l’association la liberté du commerce n’est toujours que la tyrannie de la force.

Ainsi, M. Bastiat explique très-bien comment l’usage de la scie est devenu pour tous un don gratuit. Mais il est certain qu’aujourd’hui, avec nos lois de monopole, si la scie était inconnue, l’inventeur prenant aussitôt un brevet, s’approprierait, autant qu’il serait en lui, le bénéfice de l’instrument. Or, telle est précisément la condition de la terre, des machines, des capitaux et de tous les instruments de travail ; et M. Bastiat part d’une supposition tout à fait fausse, ou, si l’on aime mieux, il anticipe illégitimement sur l’avenir, lorsque opposant la concurrence au monopole et les régions tropicales aux zones tempérées, il nous dit : « Si par un heureux miracle la fertilité de toutes les terres arables venait à s’accroître, ce n’est point l’agriculteur mais le consommateur qui recueillerait l’avantage de ce phénomène, car il se résoudrait en abondance, en bon marché. Il y aurait moins de travail incorporé dans chaque hectolitre de blé ; et l’agriculteur ne pourrait l’échanger que contre un moindre travail, incorporé dans tout autre produit.

Et plus loin :

« A est un pays favorisé, B est un pays maltraité de la nature. Je dis que l’échange est avantageux à tous deux, mais surtout à B, parce que l’échange ne consiste pas en utilités contre utilités, mais en valeurs contre valeurs. Or, A met plus d’utilité dans la même valeur, puisque l’utilité du produit embrasse ce qu’y a fait la nature et ce qu’y a fait le travail, tandis que la valeur ne correspond qu’à ce qu’y a mis le travail. Donc, B fait un marché tout à son avantage. En acquittant au producteur de A simplement son travail, il reçoit par-dessus le marché plus d’utilités naturelles qu’il n’en donne. »

Oui, encore une fois, vous crierai-je de toute la force de ma voix, c’est le travail qui fait la valeur, non pas, comme vous le disiez tout à l’heure, et comme l’enseignent tous vos confrères qui vous applaudissent sans vous comprendre, l’offre et la demande ; c’est le travail qui doit se payer et s’échanger, non l’utilité gratuite du sol : et vous ne pouviez rien dire qui démontrât mieux votre bonne foi et l’incohérence de vos idées. Dans de telles conditions, la liberté la plus absolue des échanges est toujours avantageuse, et ne peut jamais devenir nuisible. Mais les monopoles, mais les privilèges de l’industrie, mais la prélibation du capitaliste, mais les droits seigneuriaux de la propriété, les avez-vous abolis ? avez-vous seulement un moyen de les abolir ? croyez-vous même à la possibilité, à la nécessité de leur abolition ? Je vous somme de vous expliquer, car il y va du salut et de la liberté des nations ; en pareille matière, l’équivoque devient parricide. Tant que le privilège du territoire national et la propriété individuelle seront par vous sous-entendus, la loi de l’échange dans votre bouche sera un mensonge ; tant qu’il n’y aura pas association et solidarité consentie entre les producteurs de tous les pays, c’est-à-dire communauté des dons de la nature et échange seulement des produits du travail, le commerce extérieur ne fera que reproduire entre les races le phénomène d’asservissement et de dépendance que la division du travail, le salariat, la concurrence et tous les agents économiques opèrent entre les individus ; votre libre commerce sera une duperie, si vous ne préférez que je dise une spoliation exercée de vive force.

La nature, pour amener les peuples favorisés à l’association générale, les a séparés des autres par des barrières naturelles qui mettent une entrave à leurs invasions et à leurs conquêtes. Et vous, sans prendre de garanties, vous levez ces barrières ! vous jugez inutiles les précautions de la nature ! Vous jouez l’indépendance d’un peuple, pour satisfaire l’égoïsme d’un consommateur qui ne veut pas être de son pays ! Au monopole du dedans vous ne savez opposer que le monopole du dehors, toujours le monopole ! tournant ainsi dans le cercle fatal de vos contradictions ! Vous nous promettez que le travail échangera le travail ; et il se trouve à l’échange que c’est le monopole qui s’est échangé contre le monopole, et que Brennus, l’ennemi du travail, a jeté furtivement son épée dans la balance !

La confusion du vrai et du réel, du droit et du fait ; l’embarras perpétuel où jette les meilleurs esprits l’antagonisme de la tradition et du progrès, semblent avoir ôté à M. Bastiat jusqu’à l’intelligence des choses de la pratique la plus vulgaire. Voici un fait qu’il rapporte, en preuve de sa thèse.

« Autrefois, disait un manufacturier à la chambre de Commerce de Manchester, nous exportions des étoffes ; puis cette exportation a fait place à celle des fils, qui sont la matière première des étoffes ; ensuite à celle des machines, qui sont les instruments de production du fil ; plus tard, à celle des capitaux, avec lesquels nous construisons nos machines, et enfin à celle de nos ouvriers et de notre génie industriel, qui sont la source de nos capitaux. Tous ces éléments de travail ont été, les uns après les autres, s’exercer là où ils trouvaient à le faire avec plus d’avantage, là où l’existence est moins chère, la vie plus facile : et l’on peut voir aujourd’hui en Prusse, en Autriche, en Saxe, en Suisse, en Italie, d’immenses manufactures fondées avec des capitaux anglais, servies par des ouvriers anglais, et dirigées par des ingénieurs anglais. »

Ne voilà-t-il pas une merveilleuse justification du libre commerce ! La Prusse, l’Autriche, la Saxe, l’Italie, défendues par leurs douanes et limitées dans leurs achats par la médiocrité de leur richesse métallique, n’admettaient les produits anglais que sous bénéfice d’escompte, n’en prenaient que ce qu’elles pouvaient payer. Les capitaux anglais, entravés et impatients, sortent de leur pays, vont se naturaliser dans ces contrées inaccessibles, se faire autrichiens, prussiens, saxons, corriger, par leur émigration, l’injustice du sort. Là, sous la protection des mêmes douanes qui auparavant les tenaient à distance, et qui maintenant les protègent, secondés par le travail des indigènes dont leurs possesseurs ne se distinguent plus, ils s’emparent du marché, font concurrence à la mère patrie, refoulent successivement tous ses produits, d’abord les étoffes, puis les fils, puis les machines, puis, ce qui était surtout dangereux, les prêts usuraires ; et dans cette opération de nivellement des conditions du travail, dans ce fait qui accuse si hautement la nécessité pour chaque peuple de n’accepter les produits de ses voisins que sous la condition d’égalité dans l’échange, et leurs capitaux qu’à titre de mise de fonds et non de prêt, on trouve un argument en faveur de la liberté du commerce ! Ou je n’y comprends plus rien moi-même, ou M. Bastiat confond de nouveau les choses les plus disparates, l’association et le salariat, l’usure et la commandite.

La contradiction, qui dans la théorie de la balance du commerce, de même que dans toutes les autres, a égaré les économistes, a pourtant frappé l’esprit de M. Bastiat. Un moment il a paru saisir les deux faces du phénomène : malheureusement la logique est chose encore si peu connue en France, que M. Bastiat, à qui l’opposition des principes commandait de conclure par une synthèse, s’en est rapporté à cet axiome de mathématicien, qui n’est vrai qu’en mathématique, savoir que de deux propositions l’une étant démontrée fausse, l’autre nécessairement est vraie.

« L’homme, dit-il, produit pour consommer : il est à la fois producteur et consommateur… Si donc nous consultons notre intérêt personnel, nous reconnaissons distinctement qu’il est double. Comme vendeurs nous avons intérêt à la cherté, et par conséquent à la rareté ; comme acheteurs, au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l’abondance des choses. »

Jusque-là c’est irréprochable d’observation et de raisonnement. Mais c’était là aussi que gisait la difficulté ; c’était sous cette opposition décevante qu’était caché le piége tendu à la sagacité de M. Bastiat. Quel parti prendre, en effet, je ne dis pas entre moi producteur et mon voisin consommateur, ou vice versâ : pour résoudre cette question, il ne faut pas la personnaliser, il faut au contraire la généraliser ; quel parti prendre donc, entre les producteurs d’une nation, qui en sont en même temps les consommateurs ; et les consommateurs de cette même nation, qui en sont aussi les producteurs ? À défaut de logique, le bon sens disait qu’il était absurde de donner la préférence à l’une ou à l’autre de ces catégories, puisque, désignant, non plus des castes, mais des fonctions corrélatives, elles embrassent également tout le monde. Mais l’économie politique, cette science de la discorde, ne sait pas voir les choses avec cet ensemble : pour elle, il n’y a jamais dans la société que des individus opposés d’intérêts et de droits. M. Bastiat, malheur ! a osé choisir, et il s’est perdu.

« Puisque les deux intérêts se contredisent, l’un d’eux doit nécessairement coïncider avec l’intérêt social en général, et l’autre lui être antipathique… » Et M. Bastiat de prouver très-longuement et très-doctement que l’intérêt du consommateur étant plus social en général que celui du producteur, c’est de ce côté que les gouvernements doivent faire pencher la protection. Est-il démontré maintenant, j’adresse cette question aux lecteurs compétents, que tout ce qui manque aux économistes, c’est de savoir raisonner ?

Vous l’avez dit vous-même : l’intérêt du consommateur est identique dans la société à celui du producteur ; par conséquent, en matière de commerce international, il faut raisonner de la société comme de l’individu : comment donc avez-vous pu séparer l’un de l’autre ces deux intérêts ? Vous ne pouvez vous figurer un consommateur achetant avec autre chose qu’avec ses produits ; comment prétendez-vous alors qu’il est indifférent pour une nation d’acheter avec son argent ou avec ses produits, puisque la conséquence de ce système est la consommation sans production, c’est-à-dire la ruine ? Comment oubliez-vous que le consommateur, la société, ne profite du bon marché de ce qu’il achète, qu’autant qu’il couvre ses achats par une quantité de produits dans laquelle il a incorporé une valeur égale ?

Je vois ce qui vous préoccupe. Vous opposez l’intérêt individuel, que vous appelez production, à l’intérêt social, que vous nommez consommation ; et comme vous préférez l’intérêt du plus grand nombre à celui du plus petit, vous n’hésitez pas à immoler la production à la consommation. Votre intention est excellente, et j’en prends acte : mais j’ajoute que vous vous êtes trompé de boule, que vous avez voté blanc quand vous vouliez dire noir, que la société a été prise par vous pour l’égoïsme, et réciproquement l’égoïsme pour la société.

Supposons que, dans un pays ouvert au libre commerce, la différence des importations sur les exportations provienne d’un seul article, dont la production, si elle eût été protégée, aurait fait vivre 20,000 hommes, sur 30 millions dont se compose la nation. Dans votre système, l’intérêt particulier de ces 20,000 producteurs ne peut, ne doit pas l’emporter sur l’intérêt des 30 millions de consommateurs, et la marchandise étrangère doit être accueillie. Dans mon opinion, au contraire, elle doit être repoussée, à moins qu’elle ne puisse être soldée en produits indigènes ; et cela, non par égard pour un intérêt de corporation, mais dans l’intérêt de la société elle-même. J’en ai dit la raison, et il me suffira de la rappeler en deux mots ; c’est que la valeur monétaire n’est pas, quoi qu’on ait dit, une valeur comme une autre ; c’est qu’avec ses capitaux métalliques, avec ses valeurs les plus idéalisées et les plus solides, une nation perd sa substance, sa vie et sa liberté. Un homme qui perdrait continuellement son sang par la piqûre d’une aiguille n’en mourrait pas en une heure, sans doute, mais il pourrait en mourir en quinze jours ; et peu importerait que l’écoulement se fît par la gorge ou par le petit doigt. Ainsi, en dépit de l’égoïsme monopoleur, en dépit de la loi de propriété qui assure à chacun l’entière disposition de ses biens, des fruits de son travail et de son industrie, les membres d’une même nation sont tous solidaires : comment ce rapport, qui est à la fois de justice et d’économie, vous a-t-il échappé ? Comment n’avez-vous pas aperçu l’antinomie qui bondissait sous votre plume ?

Déplorable effet des préjugés d’école ! M. Bastiat, jugeant la question du libre commerce du point de vue étroit de l’égoïsme, alors qu’il croit se placer sous le large horizon de la société, appelle théorie de la disette celle qui consiste dans son essence (je ne défends point les irrégularités et les vexations de la douane) à assurer le solde des produits étrangers par une livraison équivalente de produits indigènes, sans laquelle l’achat des produits étrangers, à quelque prix qu’il se fasse, n’est en réalité qu’appauvrissement. Et il nomme théorie de l’abondance celle qui demande l’entrée en franchise de toutes les marchandises du dehors, alors même qu’elles ne seraient acquittées qu’en numéraire ; comme si une liberté de cette espèce, qui ne profite en dernière analyse qu’aux rentiers, qui n’aboutit qu’à réconforter l’oisiveté, n’était pas une consommation sans échange, une jouissance prodigue, une destruction de capitaux. Une fois engagé dans cette route, il a fallu la parcourir jusqu’à la fin ; et la dénomination baroque de sisyphisme, appliquée au parti des restrictions, et ridicule seulement pour l’auteur, est venue terminer cette longue invective.

La théorie du libre monopole une théorie de l’abondance ! Ah ! vraiment, s’il n’existait ni philosophes ni prêtres, il suffirait des économistes pour donner la mesure de la déraison et de la crédulité humaine.

Abolissez simultanément tous les tarifs, disent les économistes ; et la baisse étant générale, toutes les industries profiteront ; il n’y aura pas de souffrance partielle ; le travail national augmentera, et vous pourrez courir l’étranger. C’est avec cette raison d’enfant que M. Blanqui, à la suite d’une brillante polémique, réduisit au silence M. Émile de Girardin, le seul de nos journalistes qui ait essayé de défendre le principe de la nationalité du travail.

Sans doute, si tous les industriels d’un pays pouvaient se procurer à meilleur marché les matières premières, rien ne serait changé à leur condition respective : mais en quoi cela touche-t-il la difficulté ? Il s’agit de l’équilibre des nations, non de l’équilibre, dans chaque nation, des industries privées. Or, je reprends l’observation faite plus haut : cette baisse générale, cet avantage d’avoir pour une valeur égale à deux journées de travail ce qui auparavant nous en coûtait trois, à quoi le devrons-nous ? Sera-ce à nos propres efforts, ou bien à l’importation ? La réponse n’est pas douteuse : ce sera à l’importation. Or, si la cause première du bon marché part du dehors, comment, en ajoutant notre travail, augmenté des frais de transports de la matière première, au produit de l’étranger, pourrons-nous faire concurrence à l’étranger ? Et s’il implique contradiction que la baisse dont l’étranger nous fait jouir nous mette en état de lutter contre lui, c’est-à-dire de payer ses produits avec les nôtres, en quelle marchandise acquitterons-nous ses envois ? avec notre argent, sans doute. Prouvez donc que l’argent est une marchandise comme une autre, ou bien faites que toutes les marchandises équivaillent à l’argent : sinon taisez-vous, vous n’êtes que des brouillons et des étourdis.

Laissons entrer en franchise les céréales, crient aux fermiers les ligueurs anglais, et le prix des services étant réduit partout, la production du blé anglais sera moins chère ; et le fermier, et le propriétaire, et le journalier profiteront. — Mais encore une fois, ceci n’est rien moins que le mouvement perpétuel, et mérite qu’on le démontre. Comment, si la baisse des services en Angleterre est due à l’importation des blés d’Amérique et de la mer Noire, la production du blé anglais pourra-t-elle jamais lutter contre la production du blé russe ou américain ? Comment l’effet pourra-t-il vaincre la cause ? Le prix du blé étranger ne montera-t-il pas en raison de la demande ? ne diminuera-t-il pas en raison de la concurrence ? ne suivra-t-il pas toutes les oscillations du marché ? Si les frais de production du blé en Angleterre, par le fait de l’importation américaine, sont réduits de 3 fr. par hectolitre, la production anglaise, soutenue par l’Amérique, forcera l’Amérique à baisser ses prix de 3 fr. de plus que celle-ci n’avait fait d’abord ; mais jamais par ce moyen l’Angleterre ne pourra ressaisir l’avantage. Que dis-je ? si tout baisse en Angleterre, la baisse de ses marchandises profitera aux Américains, qui seront de plus en plus assurés de la supériorité par leurs céréales. Encore une fois, prouvez le contraire, ou retirez vos paroles.

Laissons entrer chez nous, dit M. Blanqui, les fers, la houille, les tissus, toutes les matières premières de notre travail ; et il arrivera pour chacune de nos industries ce qui est arrivé pour la production du sucre de betterave, après qu’il eut été débarrassé des droits qui le protégeaient : elles augmenteront de puissance. — Par malheur pour l’assertion de M. Blanqui, les fabricants de sucre de betterave ont réclamé : ils ont dit que le progrès qu’ils avaient obtenu dans la fabrication, ils le devaient, non pas à la concurrence étrangère, mais à leurs propres efforts, à leur propre intelligence ; que ce progrès, en un mot, ils le tenaient de leur propre fonds, non du secours de l’étranger. Dans le système de M. Blanqui, la protection, même la plus modérée, doit nuire à l’industrie d’un pays : tout au contraire, par la protection cette industrie (c’est elle-même qui l’assure) prospère. Ainsi on a vu en quelque années l’industrie linière monter en France de 90,000 broches à 150,000 ; et d’après le ministre du commerce, 60,000 broches sont en ce moment commandées. Comment en serait-il autrement ? Comment, à moins d’associer les sucreries de France avec celles des Antilles, les filatures de la Bretagne avec celles de Belgique, le bon marché de l’industrie étrangère pourrait-il aider à faire marcher la nôtre ? Un fabricant de sucre de betterave me dirait le contraire que je ne le croirais pas. M. Blanqui a-t-il entendu seulement que la concurrence étrangère, agissant comme stimulant, rendra nos industriels plus inventifs, et par conséquent nos manufactures plus fécondes ? En ce cas, l’introduction des produits étrangers n’est qu’un moyen de haute police commerciale entre les mains du gouvernement. Qu’on l’avoue, et la cause est entendue ; il n’y a plus matière à controverse.

Si je prouvais à mon tour que la liberté absolue du commerce, avec le maintien des monopoles nationaux et individuels, non-seulement n’est pas une cause de richesse, puisqu’avec une semblable liberté l’équilibre entre les nations est détruit, et que sans l’équilibre il n’y a pas de richesse véritable ; — mais encore est une cause d’enchérissement et de disette, les économistes me feraient-ils l’honneur de lever ce nouveau scrupule ?

La France ne craint aucune concurrence pour ses vins : le monde entier les appelle. Sous ce rapport le Bordelais, le Champenois, le Bourguignon, ne peuvent que gagner à la liberté du commerce ; je conviens même que, notre industrie vinicole occupant un cinquième de la population du pays, la suppression totale des barrières se présente pour nous avec une grande apparence d’avantage. Les vignerons seront donc satisfaits : le libre commerce n’aura pas pour effet de faire baisser le prix de leurs vins ; tout au contraire, ce sera de les faire enrichir. Mais que penseront de cet enchérissement les laboureurs et les industriels ? La consommation par tête, qui n’est déjà que de 95 litres à Paris, descendra à 60 : on prendra le vin comme on prend le café, par demi-tasses et petits verres. Ce sera horrible pour des Français : nos vins, précisément parce qu’ils croissent sur le même sol que nous, nos vins nous sont plus nécessaires qu’à d’autres : le débouché extérieur va nous les enlever.

Or, quelle est la compensation qu’on nous offre ? Certes, ce ne sont pas les vins d’Angleterre et de Belgique ; ni ceux plus réels, mais non moins inaccessibles au peuple, de Porto, de Hongrie, d’Alicante ou de Madère ; ni les bières de Hollande, ni le petit-lait des chalets alpins. Que boirons-nous ? Nous aurons, disent les économistes, le fer, la houille, la quincaillerie, la toile, les cristaux, la viande, à meilleur marché : ce qui veut dire, d’un côté, que nous n’aurons plus de vin, de l’autre plus de travail, puisque, comme il a été démontré, ce n’est pas avec les produits de l’étranger que nous pouvons faire concurrence aux produits de l’étranger. Réciproquement, les ouvriers anglais verront baisser pour eux le prix du pain, du vin et des autres comestibles ; mais en même temps le prix de la houille, du fer, et de tous les objets que produit l’Angleterre, augmentera ; et comme, pour conserver leur travail en face de la concurrence étrangère, ils devront subir toujours de nouvelles réductions de salaires, il leur arrivera la même chose qu’aux ouvriers de France : ils ne pourront acheter ni leurs produits, ni les nôtres. Qui donc aura profité de la liberté ? Les monopoleurs, les seuls monopoleurs, les rentiers, tous ceux qui vivent du croit de leurs capitaux, en un mot, tous les faiseurs de pauvres, dont la caste, toujours assez nombreuse pour dévorer l’excédant que laissent au fermier les terres de première qualité, au mineur les mines les plus riches, à l’industriel les exploitations les plus productives, ne peut permettre au travail d’atteindre aux terres et à toutes les exploitations inférieures, sans abandonner ses revenus. Dans ce système de monopoles engrenés, qu’on appelle liberté du commerce, le détenteur des instruments de production semble dire à l’ouvrier : Tu travailleras tant que par ton travail tu pourras me laisser un excédant ; tu n’iras pas plus loin. La nature a voulu que l’habitant de chaque zone vécût d’abord de ses produits naturels, puis qu’il obtînt, à l’aide du surplus, les objets que son pays ne produit pas. Dans le plan du monopole, au contraire, le travailleur n’est plus que le serf de l’oisif cosmopolite : le paysan de Pologne sème pour le lord d’Angleterre ; le Portugais, le Français produisent leurs vins pour tous les oisifs du monde : la consommation, si j’ose ainsi dire, est dépaysée ; le travail même, limité par la rente, réduit à une spécialité étroite et servile, n’a plus de patrie.

Ainsi, après avoir trouvé que l’inégalité des échanges ruine à la longue les nations qui achètent, nous découvrons encore qu’elle ruine aussi celles qui vendent. L’équilibre une fois rompu, la subversion se fait sentir de toutes parts. La misère réagit contre son auteur ; et comme à la guerre l’armée conquérante finit par s’éteindre dans la victoire, ainsi, dans le commerce, le peuple le plus fort finit par être le plus pressuré. Étrange renversement ! Say nous dit que dans le libre échange tout l’avantage est à celui qui reçoit le plus ; et de fait, en prenant l’avantage au sens du moindre dommage, Say avait tout à fait raison. On souffre moins à consommer sans produire, qu’à produire sans consommer ; d’autant mieux qu’après avoir tout perdu, il reste le travail pour tout reconquérir.

L’Angleterre est depuis longtemps ce pays A, marqué par M. Bastiat ; pays capable à lui seul d’approvisionner le monde d’une multitude de choses, et à des conditions meilleures que tous les autres pays. Malgré les tarifs dont s’est entourée partout la méfiance des nations, l’Angleterre a recueilli le fruit de sa supériorité ; elle a épuisé des royaumes et attiré à soi l’or de la terre ; mais en même temps la misère lui est venue de tous les points du globe. Création de fortunes inouïes, dépossession de tous les petits propriétaires, et métamorphose des deux tiers de la nation en caste indigente : voilà ce qu’ont valu à l’Angleterre ses conquêtes industrielles. En vain l’on s’efforce, par une théorie absurde, de donner le change aux esprits et de dissimuler la cause du mal ; en vain une intrigue puissante, sous le masque du libéralisme, cherche à entraîner les nations rivales dans une mêlée désastreuse : les faits restent pour l’instruction des sociétés, et il suffira toujours de faire l’analyse de ces faits pour se convaincre que toute infraction à la justice frappe le brigand en même temps que la victime.

Que dirai-je plus ? les partisans du libre monopole n’ont pas même la satisfaction de pouvoir suivre leur principe jusqu’à la fin, et leur théorie aboutit à la négation d’elle-même.

Supposons qu’à la suite de l’abolition des droits sur les céréales, l’Angleterre, entrant dans la voie de notre grande révolution, ordonnât la vente de tous les domaines, et que le sol, aujourd’hui aggloméré dans les mains d’une imperceptible minorité, se partageât entre les quatre ou cinq millions d’habitants qui forment l’importance de sa population agricole. Assurément ce procédé, déjà prévu par quelques économistes, serait le meilleur pour délivrer pendant un temps l’Angleterre de son affreuse misère, et un heureux supplément de workhaus. Mais, cette grande mesure révolutionnaire opérée, si le marché anglais continuait comme par le passé à être ouvert aux céréales et autres produits agricoles du dehors, il est sensible que les nouveaux propriétaires, forcés de vivre sur leurs terres, d’en tirer pain, orge, viande, laitage, œufs et légumes, et ne pouvant pas échanger ou n’échangeant qu’à perte, puisque leur production coûterait plus cher que celle des objets de même nature importés de l’étranger, ces propriétaires, dis-je, s’arrangeraient, comme autrefois nos paysans, de manière à n’acheter rien, et à produire par eux-mêmes tout ce dont ils auraient besoin. Les barrières seraient abolies ; mais la population rurale s’abstenant, ce serait comme si elles ne l’étaient pas. Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour voir que telle a été la cause première du régime protecteur : les économistes, avec leurs chiffres et leur éloquence, pourraient-ils dire comment ils pensent échapper à ce cercle ?…

L’essence de la monnaie méconnue ; les effets de la hausse et de la baisse sur l’argent comparés sans aucune intelligence aux effets de la hausse et de la baisse sur les marchandises ; l’influence des monopoles sur la valeur des produits mise de côté ; l’égoïsme substitué partout à l’intérêt social ; la solidarité des oisifs érigée sur les ruines de la solidarité des travailleurs ; la contradiction dans le principe ; et, par-dessus tout, les nationalités sacrifiées sur l’autel du privilége : voilà, si je ne me trompe, ce que nous avons fait ressortir, avec une évidence irrésistible, de la théorie du libre commerce.

Faut-il que je poursuive la réfutation de cette utopie, aux économistes si chère ? Ou je suis moi-même livré à la plus étrange hallucination, ou le lecteur impartial doit être maintenant fort désabusé, et l’argumentation des adversaires doit lui paraître si mesquine, si dépourvue de philosophie et de véritable science, que c’est à peine si j’ose encore citer des noms et des textes. J’ai peur que ma critique, à force d’évidence, ne devienne à la fin irrévérencieuse ; et plutôt que d’irriter, par une discussion publique, de respectables amours-propres, je préférerais mille fois les abandonner à la solitude de leurs remords.

Mais nous n’avons pas tout dit encore ; d’ailleurs l’opinion est si peu éclairée, l’autorité des noms est si puissante parmi nous, qu’on me pardonnera l’espèce d’acharnement avec lequel je suis forcé de combattre une école dont les intentions, je suis heureux de le reconnaître, sont excellentes, mais dont je soutiens que les moyens sont contradictoires et funestes.

M. Mathieu de Dombasles, l’un de nos meilleurs agronomes, avait très-bien aperçu la raison philosophique du régime protecteur ; et il avait combattu, avec un bon sens plein d’originalité et de verve, la théorie de J. B. Say. Sans doute, disait-il, M. Say aurait toute raison si les marchandises étaient simplement échangées, comme dans les sociétés primitives : mais elles ont été de part et d’autre vendues et achetées ; il y a eu de l’or et de l’argent pour appoint, et la monnaie a soldé la différence. Qu’importe donc le bon marché ? Du moment que nous ne payons pas nos achats en valeurs agricoles ou industrielles, mais avec nos métaux précieux, nous aliénons progressivement notre domaine, et devenons réellement tributaires de l’étranger. Car, pour que nous ayons toujours de quoi payer, il nous faudra racheter de l’or et de l’argent, ou laisser prendre hypothèque. Mais le premier parti est impossible par le commerce ; reste donc le second, qui est à proprement parler l’esclavage.

C’est contre cette déduction irréfutable, tirée des notions de l’économie politique elle-même, que M. Dunoyer s’est levé, dans son indignation, en pleine séance de l’Académie des sciences morales et politiques.

« M. de Dombasles, a-t-il dit avec véhémence, une des plus fortes et des plus saines intelligences, un des caractères les plus purs de notre pays, est, ainsi que M. d’Argout, partisan du régime prohibitif. Mais nul n’est infaillible ; et il peut arriver aux esprits les plus heureusement doués de se méprendre. »

Pourquoi cette insinuation, fort peu parlementaire ? La théorie des débouchés est-elle si sûre que toute raison, sous peine de folie, ait dû s’incliner devant elle ?

La certitude de cette théorie, dira-t-on, est acquise à l’Académie des sciences morales et politiques, qui en assume la responsabilité… Pourquoi n’ajoutez-vous pas : Et hors de laquelle il n’est qu’intrigants, brouillons, communistes abominables, dignes d’être férulés par M. Dunoyer, et biographiés par M. Reybaud ?

À cela, je n’aurais rien à répondre. Mais je demanderai à l’Académie des sciences morales, gardienne des libertés industrielles contre l’invasion des utopies communistes, comment il se fait que MM. d’Argout et de Dombasles s’opposent à la liberté du commerce, précisément parce qu’ils s’opposent à la communauté ? L’abaissement des barrières, si elle n’est pas la communauté des travailleurs, est du moins la communauté des exploiteurs : c’est déjà un commencement d’égalité. Or, chacun chez soi, chacun pour soi, s’écrient de concert MM. d’Argout et de Dombasles ; nous avons assez de nos iniquités, et ne voulons entrer en communauté de rapine avec personne. Au surplus, observe le dernier : « Il résulte de la division des intérêts qu’il ne peut y avoir de société réelle entre les diverses nations ; il n’y a et ne peut y avoir qu’une simple agglomération de sociétés contiguës. Qu’est-ce que l’intérêt général de l’humanité, en dehors de l’intérêt spécial des nations ?… »

Voilà qui est explicite : l’abolition des douanes entre les peuples est impossible, dit M. de Dombasles, parce que la communauté entre les peuples est impossible. Comment donc l’Académie des sciences morales, ennemie par principes de la communauté comme MM. d’Argout et de Dombasles le sont par instinct, a-t-elle pris parti, dans la question du libre commerce, pour la communauté ?

« L’illustre agronome, dit M. Dunoyer, ne s’est pas borné à envisager le système en fait ; il a entrepris de le défendre en théorie. »

Théorie et pratique, pratique et théorie : voilà les points cardinaux de tous les raisonnements de M. Dunoyer. C’est son deus ex machinâ. Tous les jours les principes économiques sont démentis par les faits : pratique. Les faits accomplis en vertu des principes sont désastreux : théorie. En excusant perpétuellement la théorie par la pratique, et la pratique par la théorie, on finit par mettre le sens commun hors de cause, et l’arbitraire est certain d’avoir toujours raison.

Par quelle théorie donc M. Dunoyer a-t-il été conduit, sur la question prohibitive, à déserter la pratique propriétaire, et à se déclarer partisan de la communauté ?

« En fait, dit-il, dès l’époque où les relations commerciales ont commencé à prendre de l’activité, on a partout débuté par la prohibition des marchandises étrangères. »

Enregistrons d’abord ce fait, et notons que M. Dunoyer, défendant une théorie opposée aux faits, commence la justification de son communisme par une utopie. Quoi ! l’Académie des sciences morales et politiques, dans le rapport qu’elle a publié sur le concours relatif à l’association, s’est plaint que les concurrents eussent tenu trop peu de compte de l’histoire, et M. Dunoyer, auteur lui trentième de ce compte rendu, consacre sa vie à défendre un principe opposé à l’histoire ! L’histoire ne signifie donc plus rien, dès que l’on est académicien !

« Rien ne devait sembler si naturel et si permis que de repousser la concurrence étrangère : l’instinct cupide des populations, l’intérêt fiscal des gouvernements, les vivacités nationales, la peur, la haine, la jalousie, l’amour de la vengeance et des représailles, toutes sortes de mauvais sentiments devaient pousser à l’emploi de ce moyen, emploi qu’a su colorer après coup la sagacité naturelle de l’esprit humain, toujours habile à découvrir de bonnes raisons à l’appui des plus mauvaises causes. »

Voici le genre humain traité comme M. de Dombasles. M. de Dombasles se déclare prohibitionniste : c’est un génie tombé, digne des censures de l’Académie. Le genre humain a pensé sur le libre commerce autrement que M. Dunoyer : c’est une race de coquins, de flibustiers et de faussaires, dignes de tous les maux de la gabelle et de la douane.

M. Dunoyer, qu’il me permette de le lui dire, accorde trop de puissance à notre malice, et fait en même temps trop d’honneur à notre esprit. Je ne crois pas qu’une seule de nos institutions soit née d’une pensée mauvaise, pas plus que d’une erreur absolue ; et le comble de la sagacité humaine n’est pas d’inventer après coup des prétextes aux résolutions sociales, c’est de découvrir quels en ont été les véritables motifs. Le consentement universel s’est-il trompé en établissant autour de chaque peuple un cercle de garanties ? Si M. Dunoyer se fût posé la question dans ces termes, sans doute il eût été plus réservé dans sa réponse.

« Que le système donc ait eu ses raisons, cela n’est pas contestable : que de plus il n’ait pas empêché certains progrès, et même des progrès considérables, quoique infiniment moindres à coup sûr, et surtout moins heureusement dirigés que si les choses eussent pris un cours plus régulier et plus légitime, cela n’est pas davantage susceptible d’être contesté. »

M. Dunoyer, j’ai regret de le mettre en si mauvaise compagnie, raisonne juste comme les communistes et les athées. Sans doute, disent-ils, la civilisation a marché ; sans doute la religion et la propriété ont eu leurs raisons d’existence : mais combien plus rapides eussent été nos progrès, sans les rois, sans les prêtres, sans la propriété, fondement de la famille ; sans cet effroyable dogme de la chute et de la nécessité de combattre la chair !… Inutiles regrets : les prohibitions furent en leur temps, comme la propriété, la monarchie et la religion, partie intégrante et nécessaire de la police des états, et l’une des conditions de leur prospérité. La question n’est donc pas seulement de discuter les prohibitions en elles-mêmes, mais aussi de savoir si leur destinée est accomplie : à quoi sert d’être membre d’une Académie des sciences morales, politiques et historiques, si l’ont méconnaît ces principes de la critique la plus vulgaire ?

M. Dunoyer accuse ensuite la divergence des intérêts créés par le système protecteur. C’est prendre la chose à rebours. La divergence des intérêts n’est pas née de la protection ; elle dérive de l’inégalité des conditions du travail et des monopoles ; elle est la cause, non l’effet, de l’établissement des douanes. Est-ce que les dépôts houillers et ferrugineux n’existaient pas en Angleterre, comme les plaines à blé en Pologne, comme la vigne dans le Bordelais et en Bourgogne, avant que les peuples songeassent à se protéger les uns contre les autres ?

« Il est permis de supposer qu’à l’exemple des autres priviléges, qui sous certains rapports et à certaines époques ont agi comme stimulants, les prohibitions ont pu être un encouragement ; qu’elles ont aidé à vaincre l’hésitation des capitalistes, et à les engager dans des entreprises utiles, mais chanceuses. »

Est-il permis aussi de demander quels sont ces autres priviléges qui, de même que les prohibitions, ont agi comme stimulants sur l’industrie, et que cependant la théorie condamne à l’égal des prohibitions ? Partout, à l’origine, nous dit M. Rossi, nous rencontrons un monopole. C’est ce monopole qui change le prix naturel des choses, et qui néanmoins se consolidant et se généralisant par un accord tacite, est devenu la propriété. Or, que la propriété ait eu ses raisons, cela n’est pas contestable ; que de plus elle n’ait pas empêché certains progrès, que même elle ait agi comme stimulant, cela n’est pas davantage susceptible d’être contesté. Mais que la propriété, jusqu’à certain point explicable comme fait, soit affirmée comme principe et principe absolu, voilà ce que je défends, sous peine d’inconséquence, à tout adversaire des prohibitions. Pour la troisième fois M. Dunoyer est communiste.

M. Dunoyer cherche ensuite à semer la division dans les rangs de ses adversaires :

« Dans une occasion récente, un certain nombre d’industries qui combattaient violemment l’union commerciale avec la Belgique, au nom et dans l’intérêt du travail national, ont été démenties, accusées, apostrophées par beaucoup d’autres. »

Qu’y a-t-il là d’étonnant ? C’était l’antinomie de la liberté et de la protection qui se traduisait en drame : chaque parti arrivant sur la scène avec l’intolérance et la mauvaise foi de ses intérêts, il devait y avoir bataille, cris, injures et scandale. Dans une pareille mêlée, le rôle des économistes était de ne prendre parti pour personne : ils devaient montrer à tous comment ils étaient dupes et victimes d’une contradiction. Monopoles contre monopoles, voleurs contre voleurs ! la science n’avait qu’à se tenir à l’écart, si l’on refusait d’écouter ses paroles de paix. Les économistes, défenseurs du monopole du dedans, quand il s’agit du droit de l’ouvrier ; apologistes du monopole étranger, quand il s’agit de la consommation de l’oisif, n’ont songé qu’à tirer parti pour leur théorie de la lutte des intérêts. Au lieu de parler raison, ils ont soufflé le feu, et ils n’ont réussi qu’à s’attirer les malédictions des prohibitionnistes et à les rendre plus opiniâtres. Leur conduite, en cette circonstance, a été indigne de vrais savants, et les journaux dans lesquels ils ont consigné leurs diatribes resteront comme preuve de leur incroyable aveuglement.

« Par cela seul, dit M. Dunoyer, que le gouvernement favorise la nation, il se montre hostile envers les étrangers. »

Ceci est du chauvinisme humanitaire : c’est comme si l’on disait que la fameuse maxime, Chacun chez soi, chacun pour soi, est une déclaration de guerre. Et voyez comme, malgré le tumulte des opinions, tout s’enchaîne dans les choses de la société ! C’est au moment où le ministère caresse l’alliance anglaise, et la défend à tout prix, que nos économistes caressent la liberté anglaise, cette liberté qui, en faisant tomber la chaîne de nos pieds, nous coupe les bras… Ne calomnions pas plus l’intérêt national que l’intérêt privé ; surtout, ne craignons point de trop aimer notre pays. Le simple bon sens, disait avec une raison éminemment pratique M. de Dombasles, et je suis surpris que M. Dunoyer n’en ait pas été frappé, a fait sentir de bonne heure aux nations qu’il vaut mieux pour elles produire un objet qu’elles consomment, que l’acheter de l’étranger. Car, le refus d’un excédant de marchandises étrangères est tout simplement le refus de manger son fonds avec son revenu ; et quant à la fantaisie, aujourd’hui désordonnée, de produire tout par soi-même, elle est encore, il faut bien le reconnaître, la seule garantie que nous ayons contre cette contagion de la féodalité mercantile qui, après avoir pris naissance en Angleterre, menace, comme un choléra, d’envahir l’Europe.

Mais la théorie du libre commerce n’admet ni distinction ni réserve. Il lui faut, avec le monopole de la terre et des instruments de travail, la communauté du marché, c’est-à-dire la coalition des aristocraties, le vassalat général des travailleurs, l’universalité de la misère.

M. Dunoyer se plaint que la protection arrête les heureux effets de la concurrence entre les peuples, et par là met obstacle aux progrès généraux de l’industrie.

J’ai déjà répondu qu’à cet égard la question des prohibitions est une question de haute police commerciale, et que c’est aux gouvernements à juger quand ils doivent étendre la prohibition, quand ils doivent la restreindre. Du reste, il est clair que si le régime prohibitif, supprimant la concurrence entre les peuples, prive la civilisation de ses heureux effets, il la préserve en même temps de ses effets subversifs : il y a compensation.

Enfin M. Dunoyer, après avoir entouré la forteresse protectionniste des tranchées de son argumentation, se décide à livrer l’assaut. Voici d’abord comment il rend compte des raisons de ses adversaires :

« Dans l’intérieur d’un même pays, toutes les mines ne sont pas susceptibles d’être exploitées avec la même facilité ; tous les laboureurs ne cultivent pas, à beaucoup près, un sol également fertile ; toutes les usines ne sont pas également bien placées ; toutes ne disposent pas de moteurs naturels gratuits, ou de moteurs d’une égale puissance ; toutes n’ont pas à leur service des populations également intelligentes et bien dressées. Là où les conditions sont le plus égales, une multitude de causes peuvent accidentellement les faire varier, une mode nouvelle, un procédé nouveau, un perfectionnement quelconque. »

À merveille. Eh bien ! alors, que dit la théorie ? Quel est son système de compensation ? Comment, puisque la possession de ces divers instruments de production est déjà un monopole, la théorie s’y prendra-t-elle pour niveler les inégalités créées par tous ces monopoles ? Comment, suivant l’expression de votre collègue M. Bastiat, entre tous ces producteurs qui viennent à l’échange, le travail incorporé par chacun d’eux dans son produit sera-t-il la seule chose qui se paye ? Comment celui qui, en un jour, produit une orange à Paris, sera-t-il aussi riche que celui qui, dans le même temps, en produit une caisse en Portugal ? Car voilà ce qu’attend de vous le bon sens populaire ; et c’est le principe, c’est l’excuse, pour ne pas dire la justification du régime prohibitif.

Vanité des théories ! M. Dunoyer recule. Au lieu d’emporter de vive force la difficulté, il cherche à établir que la difficulté n’existe pas. Et sa raison, il faut bien qu’on l’avoue, est encore la plus puissante qu’aient imaginée les économistes. Les douanes, dit-il, ont bien été abolies à l’intérieur de tous les pays, en France, en Allemagne, en Amérique, etc., et ces pays s’en sont bien trouvés : pourquoi ne le seraient-elles pas de même à l’extérieur, entre tous les peuples ?

Ah ! vous demandez pourquoi ! C’est-à-dire que vous ignorez autant le sens des faits accomplis, que vous ne savez prévoir le sens de ceux dont vous provoquez l’accomplissement ; et toute votre théorie repose sur une obscure analogie ! Vous n’avez ni vu, ni entendu, ni compris ce qui est arrivé ; et vous parlez avec la certitude d’un prophète de ce qui arrivera. Vous demandez pourquoi on n’abolirait pas les douanes au dehors comme au dedans ! Je vais répondre à votre question en trois mots : c’est qu’il n’existe entre les peuples ni communauté de monopoles, ni communauté de charges, et que chaque pays a suffisamment de la misère développée dans son sein par ses monopoles et ses impôts, sans l’aggraver encore par l’action des monopoles et des impôts de l’étranger.

J’ai suffisamment parlé de l’inégalité qui résulte entre les nations du monopole de leurs territoires respectifs ; je me bornerai donc à considérer ici la question du libre commerce au point de vue de l’impôt.

Tout service utile qui se produit dans une société policée arrive à la consommation grevé de certains droits fiscaux représentant la part proportionnelle que ce produit supporte dans les charges publiques. Ainsi, une tonne de houille, expédiée de Saint-Étienne à Strasbourg, coûte, tous frais compris, 30 fr. Sur ces 30 francs, 4 représentent l’impôt direct, appelé droit de navigation, que doit payer le produit houille pour aller de Saint-Étienne à Strasbourg. Mais la somme de 4 francs ne représente pas toutes les charges que paye une tonne de houille ; il y a encore d’autres frais, que j’appellerai l’impôt indirect de la houille, et qu’il convient aussi de porter en compte. En effet, la somme de 26 francs, qui forme le complément de la valeur totale de la houille rendue à Strasbourg, se compose en entier de salaires, depuis l’intérêt payé au capitaliste exploitant la mine, jusqu’au relayeur et aux mariniers qui conduisent le bateau à destination. Or, ces salaires, décomposés à leur tour, se divisent également en deux parties : l’une qui est le prix du travail, l’autre qui représente la part contributive de chaque travailleur dans l’impôt. Si bien qu’en poussant cette décomposition aussi loin qu’elle puisse aller, on trouverait peut-être qu’une tonne de houille vendue 30 francs, est grevée par le fisc du tiers environ de sa valeur commerciale, soit 10 francs.

Est-il juste que le pays, après avoir grevé ses producteurs de frais extraordinaires, achète leurs produits de préférence à ceux des producteurs étrangers qui ne lui payent rien ? — Je défie qui que ce soit de répondre non.

Est-il juste que le consommateur strasbourgeois, qui pourrait avoir la houille de Prusse à 25 francs, soit obligé de s’approvisionner en France où il paye 30, ou d’acquitter, pour obtenir la houille de Prusse, un nouveau droit ?

Ceci revient à demander : Le consommateur strasbourgeois appartient-il à la France ? jouit-il des droits attachés à la qualité de Français ? produit-il lui-même pour la France et sous la protection de la France ?… Donc, il est solidaire de tous ses compatriotes ; et comme leur clientèle lui est acquise sous l’égide de la société française, de même sa consommation personnelle fait partie de leur débouché. Et cette solidarité est inéluctable ; car, pour qu’elle cessât d’exister, il faudrait commencer par supprimer le gouvernement, supprimer l’administration, l’armée, la justice et tous leurs accessoires, et rétablir les industriels dans leur état de nature : ce qui est évidemment impossible. C’est donc la communauté des charges, c’est la condition économique de la société française qui nous oblige à faire groupe contre l’étranger, si nous ne voulons perdre dans un commerce insoutenable notre capital national. Je défie de nouveau qui que ce soit d’opposer rien à ce principe de la solidarité civique.

Lors donc que les douanes intérieures ont été abolies en France, sans parler de l’accroissement du paupérisme qui a été l’un des résultats principaux de la centralisation des monopoles nationaux, et qui diminue de beaucoup les avantages de la liberté du commerce entre les quatre-vingt-six départements, il y a eu, entre ces mêmes départements, répartition proportionnelle de l’impôt et communauté de charges. En reste que les riches localités payant plus, et les pauvres moins, une certaine compensation s’est faite entre les provinces. Il y a eu, comme toujours, accroissement de richesse et progrès de misère ; mais du moins tout a été réciproque.

Rien de pareil ne saurait avoir lieu entre les nations du globe, aussi longtemps qu’elles seront divisées de gouvernements et insolidaires. Les économistes n’ont pas sans doute la prétention de faire la guerre aux princes, de renverser les dynasties, de réduire les gouvernements à la fonction de sergents de ville, et de substituer à la distinction des états la monarchie universelle ; mais bien moins encore savent-ils le secret d’associer les peuples, c’est-à-dire de résoudre les contradictions économiques et de soumettre au travail le capital. Or, à moins de réunir toutes ces conditions, la liberté du commerce n’est qu’une conspiration contre les nationalités et contre les classes travailleuses : je serais heureux que quelqu’un me prouvât, par raisons démonstratives, qu’en ceci, comme en tout le reste, je me suis trompé.

Voici donc qu’à force d’agiter la question de la douane, après avoir vu la protection commandée par la nécessité, légitimée par l’état de guerre, c’est-à-dire par la consécration universelle des monopoles, nous la trouvons encore fondée en économie politique et en droit. L’existence de la douane est intimement liée à la perception de l’impôt et au principe de la solidarité civique, aussi bien qu’à l’indépendance nationale et à la garantie constitutionnelle des propriétés.

Pourquoi donc accuserais-je seulement d’égoïsme et de monopole les industriels qui demandent protection ? Ceux qui crient, liberté ! sont-ils donc si purs ? Pendant que les uns exploitent et rançonnent le pays, regarderai-je comme des sauveurs ceux dont toute la pensée est de le vendre, et n’aurais-je point sujet à mon tour d’accuser de félonie les abolitionnistes anglophiles ? À ce propos, je rappellerai un mot de l’honnête M. de Dombasles, qui m’est resté comme un plomb sur la poitrine, et dont je n’ai jamais pénétré le mystère : « Je ne sais, écrivait-il avec tristesse, si un Français voudrait dire, ou même voudrait trouver la vérité tout entière sur quelques-unes des questions qui tiennent à ce sujet. »

La douane existe partout où s’établit un commerce de nation à nation. Les peuples sauvages la pratiquent aussi bien que les civilisés ; elle commence à poindre dans l’histoire, en même temps que l’industrie ; elle est un des principes constitutifs de la société, au même titre que la division du travail, les machines, le monopole, la concurrence, l’impôt, le crédit, etc. Je ne dis pas qu’elle doive durer toujours, au moins dans sa forme actuelle ; mais j’affirme que les causes qui l’ont fait naître dureront toujours ; conséquemment qu’il y a là une antinomie que la société doit éternellement résoudre, et que, hors de cette solution, il n’est pour les sociétés que déception et misère mutuelle. Un gouvernement peut supprimer par ordonnance ses lignes de douane : qu’importe au principe, qu’importe à la fatalité dont nous ne sommes que les organes, cette suppression ? L’antagonisme du travail et du capital en sera-t-il amoindri ? Et parce que la guerre du patriciat et du prolétariat sera généralisée ; parce que la contagion de l’opulence et du paupérisme ne rencontrera plus d’obstacles ; parce que les chaînes du vasselage auront été, comme un réseau, jetées sur le monde et tous les peuples groupés sous un patronage unitaire, osera-t-on dire que le problème de l’association industrielle est résolu, et la loi de l’équilibre social trouvée ?…

Quelques observations encore, et je termine ce paragraphe déjà trop long.

Le plus populaire de tous nos économistes, mais en même temps le promoteur le plus ardent de la liberté absolue des échanges, M. Blanqui, dans son Histoire de l’économie politique, a voué à l’exécration de la postérité les rois d’Espagne Charles-Quint et Philippe II, pour avoir les premiers adopté comme règle de politique le système de la balance du commerce et son indispensable auxiliaire, la douane. Certes, si pour ce méfait Charles-Quint et Philippe II furent pires que Tibère et Domitien, il faut avouer pourtant qu’ils eurent toute l’Espagne, toute l’Europe pour complices ; circonstance qui, aux yeux de la postérité, doit atténuer leur crime. Ces souverains, représentants de leur siècle, eurent-ils donc si grand tort dans leur système de nationalité exclusive ? M. Blanqui va nous répondre.

Il consacre un chapitre spécial à montrer comment l’Espagne, grâce aux richesses immenses que lui avait données la découverte du Nouveau-Monde, s’étant reposée de son ancienne industrie, d’abord par l’expulsion des Maures, puis par celle des Juifs, enfin par sa lasciveté et sa fainéantise, fut en très-peu de temps ruinée, et devint de toutes les nations la plus nécessiteuse. Achetant toujours et ne vendant jamais, elle ne pouvait échapper à sa destinée. M. Blanqui le dit, le prouve ; c’est une des belles partie de son ouvrage. N’est-il pas vrai que si Charles Quint et Philippe II avaient pu, par un moyen quelconque, forcer l’Espagne à travailler, ils eussent été pour elle de vrais dieux tutélaires, des pères de la patrie ? Malheureusement Charles-Quint et Philippe II n’étaient ni socialistes ni économistes ; ils n’avaient point à leur disposition vingt systèmes d’organisation et de réforme, et n’avaient garde de croire que la sortie des capitaux de l’Espagne serait une raison élevée à la quatrième puissance de les y faire revenir. Comme tous les hommes de leur époque, ils sentaient vaguement que la sortie du numéraire équivalait à un écoulement de la richesse nationale ; que si acheter toujours et ne vendre jamais était le moyen le plus expéditif de se ruiner, acheter beaucoup et vendre peu était un agent de ruine moins prompt, mais tout aussi sûr. Leur système d’exclusion, ou, pour mieux dire, de coercition au travail ne réussit pas, j’en tombe d’accord ; j’avoue même qu’il était impossible qu’il réussît : mais je soutiens qu’il était impossible d’en employer un autre ; j’en appelle à toute la sagacité inventive de M. Blanqui.

Deux choses manquèrent aux rois d’Espagne : le secret de faire travailler une nation chargée d’or, secret plus introuvable peut-être que celui de faire de l’or, et l’esprit de tolérance religieuse, dans un pays où la religion primait tout. L’opulente et catholique Espagne était condamnée d’avance par sa religion et par son culte. Les barrières qu’avaient élevées Charles-Quint et Philippe II, renversées par la lâcheté des sujets, n’opposèrent qu’une faible résistance à l’invasion étrangère, et en moins de deux siècles un peuple de héros se trouva changé en un peuple de Lazarilles.

M. Blanqui dira-t-il que l’Espagne s’appauvrit, non pas par ses échanges, mais par son inaction ; non pas à cause de la suppression des barrières, mais malgré l’élévation des barrières ? M. Blanqui, dont l’éloquence si brillante et si vive sait donner du relief à des riens, est capable de faire cette objection ; il est de mon devoir de le prévenir.

On convient que consommer sans produire, c’est, à proprement parler, détruire ; conséquemment, que dépenser son argent d’une manière improductive, c’est détruire ; qu’emprunter à cette fin sur son patrimoine, c’est détruire ; que travailler à perte, c’est détruire ; que vendre à perte, c’est détruire. Mais acheter plus de marchandises qu’on n’en peut rendre, c’est encore travailler à perte, c’est manger son patrimoine, c’est détruire sa fortune : qu’importe que cette fortune s’en aille en contrebande, ou par contrat authentique ? qu’importent la douane et les barrières ? La question est de savoir si en livrant une marchandise avec laquelle on est maître du monde, et qu’on ne peut faire revenir que par le travail et l’échange, on aliène sa liberté. J’ai donc le droit d’assimiler ce que fit l’Espagne sous Charles-Quint et Philippe II, lorsqu'elle se bornait à donner son or en échange des produits étrangers, avec ce que nous faisons nous-mêmes, lorsque nous échangeons 200 millions de produits étrangers contre 160 millions de nos produits, plus 40 millions de notre argent.

Quand les économistes se voient trop pressés sur les principes, ils se rejettent sur les détails, ils équivoquent sur l’intérêt du consommateur et la liberté individuelle, ils nous éblouissent de citations ; ils dénoncent les abus de la douane, ses tracasseries, ses vexations ; ils font valoir le mal inséparable du monopole, pour conclure toujours par une liberté plus grande du monopole. M. Blanqui, répondant avec son intarissable verve à un célèbre journaliste, amusa fort ses lecteurs en leur montrant la douane percevant 5 centimes pour une sangsue, 15 centimes pour une vipère, 25 pour une livre de quinquina, autant pour un kilogramme de réglisse, etc. Tout paye, s’écriait-il, jusqu’aux remèdes qui doivent rendre la santé au malheureux… Que n’ajoutait-il, M. Blanqui, jusqu’à la viande que nous mangeons, jusqu’au vin que nous buvons, jusqu’aux tissus qui nous couvrent ? Mais pourquoi tout ne payerait-il pas, puisqu’il faut que quelque chose paye ? Dites donc enfin, au lieu de déclamer et de faire de l’esprit, comment l’état se passera d’impôt, comment le peuple se passera de travail !

À l’occasion des fers et des tôles employés dans la marine, M. Charles Dupin ayant appuyé au conseil général de l’agriculture et du commerce le système des primes, le Journal des Économistes, janvier 1846, fit cette réflexion : « M. Charles Dupin avance qu’il y a assez d’usines en France pour satisfaire à tous les besoins de la navigation. La question n’est pas là. Ces usines peuvent-elles, veulent-elles donner le fer à aussi bon marché qu’on l’aurait en Belgique ou en Angleterre ? »

La question est justement là. Est-il indifférent pour une nation de vivre en travaillant ou de mourir en empruntant ? Si la France doit renoncer à produire par elle-même tout ce qu’elle obtiendrait à plus bas prix de l’étranger, il n’y a pas de raison pour qu’elle n’abandonne pas encore les industries où elle est supérieure ; et tous les efforts que nous faisons pour ramener à nous la clientèle qui nous échappe, sont très-malentendus. Le principe prohibitif, poussé jusqu’à sa dernière conséquence, aboutit, comme l’a dit M. Dussard, à refuser le produit étranger, même pour rien ; mais le principe antiprohibitif aboutit d’un autre côté à cesser le travail national, même à meilleur compte : et les économistes, au lieu de s’élever par-dessus l’alternative, l’acceptent et choisissent ! Quelle pauvre science !

L’acte politique qui a le plus soulevé la clameur économiste, a été le blocus continental, entrepris par Napoléon contre l’Angleterre. Écartons ce qu’il y eut à la fois de gigantesque et de petit dans cette machine de guerre, qu’il était impossible sans doute de faire manœuvrer avec la même précision qu’un carré de la garde, mais du reste parfaitement conçue dans son principe, et qui est, à mon avis, l’une des preuves les plus étonnantes du génie de Napoléon. Le fait a prouvé en ma faveur, disait-il à Sainte-Hélène : tant il attachait de prix à ce titre impérissable de sa gloire, tant il aimait à se consoler dans son exil par la pensée qu’en succombant à Waterloo, il avait enfoncé au cœur de son ennemi le trait qui devait le tuer.

Le Journal des Économistes (octobre 1844), après avoir rassemblé toutes les raisons qui justifient Napoléon, a trouvé moyen d’en tirer la conséquence, que le fait a prouvé contre Napoléon. Voici les motifs qu’il donne : je ne change ni n’exagère rien.

C’est que le blocus continental a forcé l’Europe à sortir de sa léthargie ; que du règne de l’empereur date le mouvement industriel du continent ; qu’en suite de ce développement nouveau, la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Russie, ont appris à se passer des fournitures anglaises ; qu’après s’être révoltées contre le système d’exclusion imaginé par Napoléon, elles se sont mis à l’appliquer chacune de leur côté ; que la pensée d’un seul homme est ainsi devenue celle de tous les gouvernements ; qu’imitant l’Angleterre, non-seulement dans son industrie, mais dans ses combinaisons prohibitives, ils réservent partout aux fabricants indigènes le marché de leur pays : si bien que l’Angleterre, menacée plus sérieusement que jamais par ce blocus universel renouvelé de Napoléon, prête à manquer de débouchés, demande maintenant à grands cris la suppression des barrières, rassemble des meetings monstres pour la liberté absolue du commerce, et, parce changement de tactique, s’efforce d’entraîner dans un mouvement abolitionnisle les nations rivales. « Le système protecteur, disait M. Huskisson à la chambre des communes, est pour l’Angleterre un brevet d’invention expiré. »

— « Oui, réplique M. de Dombasies ; le brevet est tombé dans le domaine public, voilà pourquoi l’Angleterre n’en veut plus. » J’ajoute que cela prouve précisément qu’elle y tient plus que jamais.

Ce qui touche le plus nos économistes, de la part des ligueurs, c’est que ceux-ci demandent l’abolition des tarifs à l’importation, pour tous les produits du dehors, sans réciprocité. Sans réciprocité ! quel dévouement à la sainte cause de la fraternité humaine ! Cela rappelle le droit de visite. Sans réciprocité ! comment pouvons-nous, Français, Germains, Portugais, Espagnols, Belges et Russes, résister à cette preuve de désintéressement ?

« Comment s’imaginer, s’écrie l’avocat de la Ligue, M. Bastiat, que tant d’efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d’action, tant d’accord, n’ont qu’un but : tromper les peuples voisins, et les faire tomber dans le piège ? J’ai lu plus de trois cents discours des orateurs de la Ligue ; j’ai lu un nombre immense de journaux et de pamphlets, publiés par cette puissante association, et je puis affirmer que je n’y ai pas vu un seul mot qui justifiât une supposition pareille, un mot d’où l’on pût inférer qu’il s’agit, pour la liberté du commerce, d’assurer l’exploitation du monde au peuple anglais »

Il paraît que M. Bastiat a mal lu, ou n’a pas compris ; car voici ce qu’a trouvé dans les publications de la Ligue un économiste non moins instruit que M. Bastiat de la rhétorique des ligueurs.

« Ces journaux, ces pamphlets, sont infestés de subtilités et de sophismes ; ils se contredisent effrontément les uns les antres, bien qu’ils soient souvent dus à la même plume. » Quand ils s’adressent au peuple, les ligueurs disent, en s’appuyant sur A. Smith : La libre importation du blé fera baisser le prix du pain, et en même temps augmenter les salaires du travail par suite de la demande considérable de produits manufacturés.

» En parlant aux capitalistes : La diminution du prix des subsistances nous permettra d’abaisser les salaires et d’augmenter nos profits, en raison de l’étendue des débouchés… D’ailleurs, si les salariés se montraient exigeants, nous pourrions toujours nous passer d’eux, à l’aide des machines et de la vapeur.

» S’adressent-ils à un propriétaire ? alors ils laissent là Smith pour prendre Ricardo : ils s’efforcent de prouver que la liberté commerciale, au lieu de faire baisser le prix du blé en Angleterre au niveau des prix les plus bas sur les marchés étrangers, aura pour effet, au contraire, de faire monter les blés étrangers au même taux que les blés anglais… Et puis la position insulaire de la Grande-Bretagne assurera toujours aux maîtres du sol un énorme privilège, un monopole.

» Pour convaincre les fermiers : Ce n’est pas contre eux que la Ligue a dressé ses batteries, car ce n’est pas eux qui profitent du monopole, c’est le propriétaire qui lève l’impôt sur la faim. Le jour où il abolira le droit sur les blés, le parlement décrétera une réduction proportionnelle dans le prix des baux… D’un autre côté, la mécanique est sur le point de faire des progrès plus merveilleux que ceux dont nous sommes témoins : avant peu, le travail des champs sera accompli par des moteurs inanimés ; dans tous les cas, la réduction du prix des denrées permettra d’abaisser aussi les salaires, et tous les produits reviendront aux fermiers… » (Revue indépendante, 25 janvier 1846, article de M. Vidal.)

Mais que font les discours, et qu’importent les paroles ? Ce sont les faits qu’il faut juger, potius quod gestum, quàm quod scriptum. Le peuple anglais s’est mis sur le pied de vivre, non plus des produits naturels de son territoire, augmentés d’une quantité proportionnelle de produits manufacturés, plus d’une nouvelle proportion de produits fournis par le dehors en échange des siens ; mais de l’exploitation du monde entier par la vente exclusive de ses quincailleries et de ses tissus, sans autre retour que l’argent de sa clientèle. C’est cette exploitation anormale qui a perdu l’Angleterre, en développant chez elle outre mesure le capitalisme et le salariat ; et tel est le mal qu’elle s’efforce d’inoculer au monde, en déposant le bouclier de ses tarifs, après avoir revêtu la cuirasse de ses impénétrables capitaux. |

« L’année dernière (1844), disait dans un banquet un ouvrier anglais, cité par M. Léon Faucher, nous avons exporté des fils et des tissus pour une valeur de 630 millions de fr. : voilà quelle est la source principale de notre prospérité. Mais lorsque les marchés étrangers se ferment pour nous, alors vient la baisse des salaires… Parmi les fileurs, cinq travaillent pour l’étranger, contre un qui travaille pour l’intérieur ; et les tisserands fabriquent une seule pièce pour l’intérieur, contre six destinées aux marchés du dehors. »

Voilà, formulée dans un exemple, l’économie de la Grande-Bretagne. Supposez sa population de 22 millions d’habitants, il lui faut 132 millions d’étrangers pour occuper ses tisserands, 110 millions pour donner du travail à ses fileurs, et ainsi à proportion pour toutes les industries anglaises. Ce n’est plus de l’échange, c’est tout à la fois l’extrême servitude et l'extrême despotisme. Toutes les harangues des ligueurs viennent se briser contre cette violation flagrante de la loi de proportionnalité, loi qui est aussi vraie de la totalité du genre humain que d’une seule société, loi suprême de l’économie politique.

Sans doute si les produits des ouvriers anglais étaient uniquement acquittés en denrées venues du dehors et consommées par eux ; si l'échange était conforme à la loi du travail, non-seulement entre les commerçants anglais et les autres nations, mais entre eux et leurs salariés : malgré l’anomalie d’une spécialité industrielle aussi restreinte, le mal, commercialement parlant, n’existerait pas. Mais qui ne voit le faux, le mensonge de la situation de l’Angleterre ? Ce n’est pas pour consommer les produits des autres nations que travaillent les ouvriers anglais, c’est pour la fortune de leurs maîtres. Pour l’Angleterre, l’échange intégral en nature est impossible : il faut absolument que ses exportations balancent à son avantage par une entrée toujours croissante de numéraire. L’Angleterre n’attend de personne ni fils, ni tissus, ni houilles, ni fers, ni machines, ni quincailleries, ni laines ; je dirai même ni grains, ni bière, ni viande, puisque la disette dont elle souffre, effet du monopole aristocratique, est plutôt factice que réelle. Après la réforme des lois sur les céréales, le revenu de l’Angleterre sera diminué d’un côté, mais ce sera pour être aussitôt augmenté de l’autre : sans cela, le phénomène qui se passe en elle serait inintelligible, absurde. Quant aux objets de consommation qu’elle tire du dehors, thé, sucre, café, vins, tabacs, c’est peu de chose en comparaison des masses manufacturées qu’elle peut livrer en retour. Pour que l’Angleterre puisse vivre dans la condition qu’elle s’est faite, il faut que les nations avec qui elle traite s’engagent à ne filer et lisser jamais le coton, la laine, le chanvre, le lin et la soie ; qu’elles lui abandonnent ensuite, avec le privilège des quincailleries, le monopole de l’Océan ; qu’en tout et pour tout elles acceptent, comme le leur conseillait le plus fameux et le plus fou des réformateurs contemporains, Fourier, la commission des Anglais ; que ceux-ci deviennent les facteurs du globe. Tout cela est-il possible ? Et si tout cela est impossible, comment la réciprocité des échanges avec les Anglais, dans le système de la liberté absolue du commerce, pourrait-il être une vérité ? Comment, enfin, sans le sacrifice des autres nations, la situation de l’Angleterre est-elle tenable ?

Depuis leur entrée en Chine, les Anglais fout pratiquer aux Chinois le principe de la non-prohibition. Autrefois, la sortie du numéraire était sévèrement défendue dans le Céleste-Empire : maintenant les espèces d’or et d’argent sortent en liberté. La Revue des Économistes (janvier et février 1844) s’exprimait ainsi à ce sujet : « L’Angleterre, qui a obtenu de la Chine ce qu’elle voulait, renonce à l’honneur coûteux d’entretenir un ambassadeur à Pékin, et elle en éloigne ainsi, sans qu’on puisse se plaindre, tous les personnages politiques dont elle pourrait redouter l’influence. D’autre part, elle a consenti à introduire dans les traités une clause additionnelle, qui accorde à tous les pavillons tous les avantages qu’elle avait d’abord réservés exclusivement au sien : grâce à cette concession apparente, elle a rendu inutile la présence en Chine de diplomates et de négociateurs européens, voire même d’Amérique. Mais elle a arrangé les choses de telle sorte, qu’elle n’en garde pas moins à peu près seule les bénéfices du marché chinois ; car c’est elle qui a réglé les tarifs et qui présidera à leur application dans les cinq ports ouverts au commerce. Inutile de dire que ces tarifs sont surtout modérés pour les articles sur lesquels l’Angleterre ne craint pas de concurrence. »

Eh bien ! que disent de cette loyauté punique les économistes ? Est-il assez avéré que ce que l’Angleterre demande, avec sa théorie du libre commerce, ce ne sont pas des échangeurs, mais uniquement des acheteurs ?

L’Annuaire de l’Économie politique pour 1845 est venu confirmer les sinistres prévisions de la Revue économique de 1845. On y lit :

« Le traité avec la Chine n’a pas encore produit pour les Anglais les avantages qu’on en attendait. Les Anglais commencent sérieusement à craindre que, par suite de balances de commerce énormes au préjudice du Céleste-Empire, depuis plusieurs années, le numéraire y devienne tellement rare, que toute transaction avec ce pays devienne impossible[1]. »

Et pour conclusion, M. Fix imprimait un autre jour : « Le sort de la Chine ne sera pas différent de celui de l’Inde. L’origine des possessions anglaises dans ces vastes régions se rattache à cette politique odieuse et infâme qui a décrété l’asservissement et l’exploitation de tant de peuples divers. » Les économistes, qui nous racontent tous ces faits, qui nous disent toutes ces choses, n’ont-ils pas bonne grâce de se moquer des prohibitionnistes et de ceux qui se méfient des marchandises de la perfide Albion ? Pour moi, je le déclare : frappé comme je le suis des paroles de M. de Dombasles, je ne sais si un Français voudrait dire, ou même voudrait trouver la vérité tout entière sur les questions qui se rattachent à ce sujet, j’attends avec impatience que les économistes répondent : car, tout leur adversaire que je sois, tout intéressé que l’on me suppose à ruiner, per fas et nefas, le crédit de leurs théories, je regarderais comme une calamité pour la science que l’une des grandes écoles qui la divisent, disons même qui l’honorent, s’exposât de gaieté de cœur, et par un mouvement de fausse générosité, à passer dans notre susceptible pays pour l’agent secret de notre éternelle rivale.

Tout le monde sait que l’agitation anglaise pour la liberté du commerce fut d’abord dirigée seulement contre le monopole des céréales. L’industrie ayant épuisé tous les moyens de réduction, la taxe des pauvres, qui auparavant servait d’appoint à la rétribution de l’ouvrier, ayant été abolie, les fabricants pensèrent à faire diminuer le prix des subsistances, en demandant la réforme du tarif des grains. Leur pensée ne se porta pas d’abord plus loin ; et ce ne fut qu’à la suite des récriminations soulevées contre eux par les lords de la terre, qu’ils en vinrent à comprendre que quant à eux, c’est-à-dire à l’industrie anglaise prise en masse, elle n’avait plus besoin de protection, et qu’elle pouvait très-bien accepter le défi de l’agriculture. Poussons donc, se dirent les manufacturiers, non plus à une réforme partielle, mais à une réforme générale : ce sera tout à la fois avantageux et logique ; cela paraîtra sublime. Les fortunes, momentanément déplacées, se reformeront sur d’autres points, et le prolétaire anglais sera de nouveau distrait de ses vagues espérances d’égalité par une guerre d’industrie soutenue contre le monde.

Qu’elle l’avoue ou qu’elle le nie, la Ligue marche, par là liberté du commerce, à l’asservissement des nations ; et quand on nous vante la philanthropie de ses orateurs, on devrait nous faire oublier que c’est avec ses bibles et ses missionnaires que la dévote Angleterre a commencé partout l’œuvre de ses spoliations et de ses brigandages. Les économistes se sont étonnés du long silence de la presse française sur l’agitation antiprohibitionniste de la Grande-Bretagne. Et moi aussi je m’en étonne, mais par des motifs tout différents : c’est que l’on prenne pour une renonciation solennelle au système de la balance du commerce ce qui n’est, de la part de nos voisins, que l’application la plus large et la plus complète de ce système, et qu’on n’ait pas dénoncé à la police de l’Europe cette grande comédie anglicane, dans laquelle de prétendus théoriciens, dupes de ce côté-ci du détroit, compères de l’autre, s’efforcent de nous faire jouer le rôle de victimes.

Peuples importateurs, peuples exploités : voilà ce que savent à merveille les hommes d’état de la Grande-Bretagne, qui, ne pouvant imposer par la force des armes leurs produits à l’univers, se sont mis à creuser sous les cinq parties du monde la mine du libre commerce. Robert Peel en a lui-même fait l’aveu à la tribune. « C’est pour produire à meilleur marché, a-t-il dit, que nous réformons la loi des céréales. » Et ces paroles, citées au parlement français, ont calmé subitement parmi nous l’enthousiasme abolitionniste. Il est resté établi, de l’aveu de presque toute la presse française[2], que la réforme de Robert Peel conservait un caractère suffisamment protecteur, et n’était qu’une arme de plus dont elle voulait se servir pour fonder sa suprématie sur le marché du dehors.

Le libre commerce, c’est-à-dire le libre monopole, est la sainte-alliance des grands feudataires du capital et de l’industrie, le mortier monstre qui doit achever sur chaque point du globe l’œuvre commencée par la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole et la police ; écraser la petite industrie, et soumettre définitivement le prolétariat. C’est la centralisation sur toute la face de la terre de ce régime de spoliation et de misère, produit spontané d’une civilisation au début, mais qui doit périr aussitôt que la civilisation aura acquis la conscience de ses lois ; c’est la propriété dans sa force et dans sa gloire. Et c’est pour amener la consommation de ce système, que tant de millions de travailleurs sont affamés, tant d’innocentes créatures refoulées dès la mamelle dans le néant, tant de filles et de femmes prostituées, tant d’âmes vendues, tant de caractères flétris ! Encore si les économistes savaient une issue à ce labyrinthe, une fin à cette torture ! Mais non : toujours ! jamais ! comme l’horloge des damnés, c’est le refrain de l’Apocalypse économique. Oh ! si les damnés pouvaient brûler l’enfer !…


§ III. — Théorie de la balance du commerce.


La question de la liberté commerciale a acquis de nos jours une telle importance, qu’après avoir exposé la double série de conséquences qui en résultent, pour le bien et pour le mal de l’humanité, je ne puis me dispenser de faire connaître la solution. En complétant ainsi ma démonstration, j’aurai, je l’espère, rendu inutile, aux yeux du lecteur non compromis, toute discussion ultérieure.

Les anciens connaissaient les vrais principes du libre commerce. Mais, aussi peu curieux de théories que les modernes s’en montrent vains, ils n’ont point, que je sache, résumé leurs idées à cet égard ; et il a suffi que les économistes vinssent s’emparer de la question, pour qu’aussitôt la vérité traditionnelle fût obscurcie. Il sera piquant de voir la balance du commerce, après un siècle d’anathèmes, démontrée et défendue au nom de la liberté et de l’égalité, au nom de l’histoire et du droit des gens, par un de ceux à qui les apologistes quand même de tous les faits accomplis décernent si libéralement la qualification d’utopistes. Cette démonstration, que j’aurai soin de rendre aussi courte que possible, sera le dernier argument que je soumettrai aux méditations aussi bien qu’à la conscience de mes adversaires.

Le principe de la balance du commerce résulte synthétiquement : 1° de la formule de Say : Les produits ne s’achètent qu’avec des produits, formule dont M. Bastiat a fait ce commentaire, dont le premier honneur revient du reste à Adam Smith : La rémunération ne se proportionne pas aux utilités que le producteur porte sur le marché, mais au travail incorporé dans ces utilités ; — 2° de la théorie de la rente de Ricardo.

Le lecteur est suffisamment édifié sur le premier point ; je passe donc au second.

On sait comment Ricardo expliquait l’origine de la rente.

Bien que sa théorie laisse à désirer sous le rapport philosophique, comme nous le montrerons plus loin au chapitre XI, cette théorie n’en est pas moins exacte, quant à la cause de l’inégalité des fermages. — Au commencement, disait Ricardo, on dut s’attacher de préférence aux terres de première qualité, qui, pour une dépense égale, rendaient un plus grand produit. Lorsque le produit de ces terres fut devenu insuffisant pour nourrir la population, on se mit à défricher les terres de seconde qualité, et l’on continua de la sorte jusqu’à celles de troisième, quatrième, cinquième et sixième qualité, mais toujours sous la condition que le produit de la terre représentât au moins les frais de culture.

Dans le même temps le monopole terrien ayant commencé de s’établir, tout propriétaire exigea du suppléant auquel il laissait l’exploitation de sa terre, autant de fermage que la culture de la terre pouvait rendre de produit, moins le salaire du laboureur, c’est-à-dire moins les frais d’exploitation. En sorte que, selon Ricardo, la rente proprement dite est l’excédant du produit de la terre la plus fertile sur les terres de qualité inférieure. D’où il suit que le fermage ne devient applicable à celles-ci que lorsqu’on est obligé de passer à une qualité moindre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on arrive aux terres qui ne rendent pas leurs frais.

Telle est la théorie, non pas la plus philosophique peut-être, mais la plus commode pour expliquer la marche progressive de l’établissement des fermages.

Ceci convenu, supposons, avec les écrivains de toutes les écoles socialistes, que la propriété du sol devenant collective, chaque agriculteur dût être rétribué, non plus selon la fécondité de sa terre, mais, comme le dit si bien M. Bastiat, selon la quantité de travail incorporée dans son produit. Dans cette hypothèse, si la terre de première qualité rapporte

une valeur brute de 100 fr. par arpent, ci. 100 fr.
__ La terre de seconde qualité,   80
__ La terre de troisième qualité,   70
__ La terre de quatrième qualité   60
__ La terre de cinquième qualité   50
-------
_______Total 360
les frais d’exploitation, étant supposés à 50 fr.
par arpent, soit pour les cinq arpents, ci.
250
le produit net pour la totalité de l’exploitation
-------
sera de 110 fr.
et pour chaque exploitant copropriétaire, 22 fr.

La même règle est applicable dans le cas où les frais d’exploitation de chaque espèce de terrain seraient inégaux, comme aussi pour toutes les variétés de culture. Bien plus, il serait possible, dans un système d’association, grâce à cette solidarité des produits et des services, d’étendre la culture aux terres dont le produit industriel ne couvrirait pas les frais : chose impossible avec le monopole.

Tout ceci, je le sais bien, n’est qu’un rêve de socialiste, une utopie contredite par la routine propriétaire ; et comme la raison est impuissante contre la coutume, il est à craindre que la répartition d’après le travail ne s’établisse de longtemps encore parmi les hommes.

Mais ce que la propriété et l’économie politique repoussent avec une égale ardeur de l’industrie privée, tous les peuples ont été d’accord de le vouloir, lorsqu’il s’est agi d’échanger entre eux les produits de leurs territoires. Alors ils se sont considérés les uns les autres comme autant d’individualités indépendantes et souveraines, exploitant, selon l’hypothèse de Ricardo, des terres de qualités inégales, mais formant entre elles, selon l’hypothèse des socialistes, pour l’exploitation du globe, une grande compagnie, dont chaque membre a droit de propriété indivise sur la totalité de la terre.

Et voici comment ils ont raisonné.

Les produits ne s’achètent qu’avec des produits, c’est-à-dire que le produit doit être en raison, non pas de son utilité, mais du travail incorporé dans cette utilité. Si donc, par l’inégale qualité du sol, le pays A donne 100 de produit brut pour 50 de travail, tandis que le pays B ne donne que 80, A doit bonifier à B 10 pour 100 sur toutes ses récoltes.

Cette bonification, il est vrai, n’est exigée qu’au moment de l’échange, ou comme l’on dit à l’importation ; mais le principe subsiste, et pour le faire ressortir, il suffit de ramener à une expression unique les valeurs diverses qui s’échangent entre deux peuples. Prenons pour exemple le blé.

Voici deux pays d’une fécondité inégale, A et B. Dans le premier, vingt mille ouvriers produisent un million d’hectolitres de blé ; dans le second, ils n’en produisent que la moitié. Le blé coûte donc en B deux fois autant qu’en A. Supposons, ce qui n’a pas lieu dans la pratique, mais ce qui s’admet très-bien en théorie, puisqu’au fond le commerce le plus varié n’est pas autre chose que l’échange, sous une forme variée, de valeurs similaires ; supposons, dis-je, que les producteurs du pays B demandent à échanger leur blé contre le blé du pays A. Il est clair que si un hectolitre de blé est donné pour un hectolitre de blé, ce seront deux journées de travail qui auront été données pour une. L’effet, il est vrai, quant à la consommation, sera nul ; par conséquent, il n’y aura de perte réelle d’aucun côté. Mais faites que la valeur incorporée dans les deux quantités puisse en être dégagée, soit sous la forme d’une autre utilité, soit sous celle de monnaie ; comme toutes les valeurs productives par B sont proportionnelles à la valeur de ses céréales ; comme d’autre part, la monnaie nationale qu’il livre, il ne peut la refuser en aucun payement lorsqu’elle lui sera présentée, l’échange, qui d’abord par la similarité des produits n’était qu’une comparaison sans réalité, cet échange devient effectif, et B perd véritablement 50 pour 100 sur toutes les valeurs qu’il met dans son commerce avec A. L’échange, cet acte pour ainsi dire tout métaphysique, tout algébrique, est l’opération par laquelle dans l’économie sociale une idée prend un corps, une figure, et toutes propriétés de la matière : c’est la création de nihilo.

Les conséquences peuvent variera l’infini. Supposons que les producteurs de A obtiennent la faculté de venir sur le marché de B faire concurrence aux producteurs de celui-ci ; chaque hectolitre de blé qu’ils vendront leur rapportant un bénéfice de 50 pour 100, c’est-à-dire la moitié du produit annuel de B, il suffira de vingt ou trente ans au pays A pour conquérir, d’abord les valeurs circulantes, puis, à l’aide de celles-ci, les valeurs engagées, et finalement, les capitaux fonciers de son rival.

Or, voilà ce que le sens commun des nations n’a pas voulu. Elles ont admis dans la pratique que les moins favorisées parmi elles n’avaient pas le droit de demander compte aux plus heureuses de l’excédant de leur rente : il y avait à cette modération des raisons qu’il est inutile en ce moment de déduire, et que chacun d’ailleurs, en y réfléchissant, découvrira. Mais lorsqu’il s’est agi de commerce, chacune s’est mise à calculer ses prix de revient et ceux de ses rivales ; et c’est d’après ce calcul que toutes se sont fait des tarifs de bonifications, hors desquels elles ne doivent, ne peuvent consentir à l’échange : Voilà le vrai principe, la philosophie de la douane ; et voilà ce que les économistes ne veulent pas.

Je ne ferai point à mes lecteurs l’injure de leur démontrer plus au long la nécessité de cette loi d’équilibre, vulgairement appelée balance du commerce. Tout cela est d’une simplicité, d’une trivialité à faire rougir un enfant. Quant aux économistes, je les suppose assez bon comptables pour n’avoir pas besoin d’une paraphrase.

N’est-il pas vrai maintenant que les tarifs de douane, oscillant sans cesse de la prohibition absolue à l’entière franchise, selon les besoins de chaque pays, les lumières des gouvernements, l’influence des monopoles, l’antagonisme des intérêts et la méfiance des peuples, convergent néanmoins vers un point d’équilibre, et, pour employer le terme technique, vers un droit différenciel, dont la perception, s’il était possible de l’obtenir rigoureuse et fidèle, exprimerait l’association réelle, l’association in re des peuples, et serait la stricte exécution du principe économique de Say ?

Et si nous, socialistes trop longtemps dominés par nos chimères, nous venions à bout, par notre logique, de généraliser le principe protecteur, le principe de la solidarité, en le faisant descendre des états aux citoyens ; si, demain, résolvant d’une façon aussi limpide les antinomies du travail, nous parvenions, sans autre secours que celui de nos idées, sans autre puissance que celle d’une loi, sans autre moyen de coërcition et de perpétuité qu’un CHIFFRE, à soumettre pour jamais le capital au travail, n’aurions-nous pas singulièrement avancé la solution du problème de notre époque, de ce problème appelé, à tort ou à raison, par le peuple et par des économistes qui se rétractent, organisation du travail ?

Les économistes s’obstinent à ne voir dans la douane qu’une interdiction sans motifs, dans la protection qu’un privilège, dans le droit différenciel qu’un premier pas vers la liberté illimitée. Tous, sans exception, s’imaginent que comme de la prohibition absolue à la liberté sous caution il s’est effectué un progrès qui a eu d’heureux résultats, ces résultats ne feront que s’accroître, lorsque, par un nouveau progrès, tous les droits auront été levés, et que le commerce, c’est-à-dire le monopole, sera délivré de toutes ses entraves. Tous nos députés, nos journalistes, nos ministres même, partagent cette déplorable illusion ; ils prennent pour progrès le mouvement logique d’une négation à une autre négation, le passage de l’isolement volontaire à l’abandon de soi-même. Ils ne comprennent pas que le progrès est la résultante de deux termes contradictoires ; ils ont peur de s’arrêter en chemin et d’être traités de justes-milieux, ne sachant pas qu’il y a aussi loin du juste-milieu à la synthèse, que de la cécité à la vision.

À ce propos, je dois expliquer en quoi ce que j’appelle droit différenciel ou balance du commerce, expression synthétique de la liberté et du monopole, diffère d’une opération de juste-milieu.

Supposons qu’après la suppression des barrières, les exportations de la France, contrairement à l’attente générale et à toutes les probabilités, égalent juste ses importations : d’après les économistes, les partisans de la balance du commerce devront être satisfaits ; ils n’auront plus aucun sujet de plainte. Je dis que ce sera du juste-milieu, et qu’en conséquence nous serons encore loin de compte. Car d’après ce qui vient d’être dit, rien ne nous garantira que les marchandises étrangères que nous acquittons avec les nôtres, en monnaie de notre pays, et au cours de notre pays, ne coûtent pas à l’étranger meilleur marché que les nôtres ; auquel cas nous travaillerions toujours à perte. Supposons encore que le chiffre des exportations étant inférieur à celui des importations, le gouvernement, convaincu de la nécessité de rétablir l’équilibre, exclue à cette fin de notre marché certaines marchandises de l’étranger, dont il favoriserait chez nous la production. Ce serait encore du juste-milieu, et partant un faux calcul, puisqu’au lieu de niveler les conditions du travail, on n’établirait qu’une balance entre des chiffres parfaitement arbitraires. Rien ne ressemble plus, je le sais, au juste-milieu, que l’équilibre, mais rien au fond ne diffère davantage ; et pour ne pas m’égarer ici en de longues subtilités, je me bornerai à faire remarquer, une fois pour toutes, que le juste-milieu est la négation de deux extrêmes, mais sans affirmation, sans nulle connaissance, sans définition aucune du troisième terme, du terme vrai ; tandis que la connaissance synthétique, la vraie pondération des idées, est la science et la définition exacte de ce troisième terme, l’intelligence de la vérité, non-seulement par ses contraires, mais en elle-même et pour elle-même.

C’est cette fausse philosophie de juste-milieu, d’éclectisme et de doctrinalisme, qui aveugle encore aujourd’hui les économistes. Ils n’ont pas vu que la protection était le résultat, non d’une subversion transitoire, d’un accident anormal, mais d’une cause réelle et indestructible, qui oblige les gouvernements et qui éternellement les obligera. Cette cause, qui réside dans l’inégalité des instruments de production et dans la prépondérance de la monnaie sur les autres marchandises, avait été aperçue des anciens : l’histoire n’est pleine que des révolutions et des catastrophes qu’elle a produites.

D’où est venue dans les temps modernes et au moyen âge, la fortune des Hollandais, la prospérité des villes hanséatiques et lombardes, de Florence, de Gênes et de Venise, si ce n’est des différences énormes réalisées à leur profit par le commerce qu’ils entretenaient sur tous les points du monde ? La loi d’équilibre leur était connue : l’objet constant de leur sollicitude, le but de leur industrie et de leurs efforts, fut toujours de la violer. Est-ce que toutes ces républiques, par leurs relations avec des peuples qui n’avaient à leur donner, en échange de leurs étoffes et de leurs épices, que de l’argent et de l’or, ne se sont pas enrichies ? Est-ce que du même coup les nations qui formaient leur clientèle n’ont pas été ruinées ? N’est-ce point à dater de cette époque que la noblesse de race est tombée dans l’indigence, et que la féodalité a pris fin ?…

Remontons le cours des âges : qui fonda l’opulence de Carthage et de Tyr, si ce n’est le commerce, le commerce, c’est-à-dire ce système de factorerie et d’échanges dont les comptes se balançaient toujours, en faveur de ces spéculateurs détestés, par une masse métallique enlevée à l’ignorance et à la crédulité des barbares ? Un moment l’aristocratie mercantile, développée sur tout le littoral méditerranéen, fut à la veille de saisir l’empire du monde ; et ce moment, le plus solennel de l’histoire, est le point de départ de cette longue rétrogradation qui, commençant à Scipion, ne finit qu’à Luther et Léon X. Les temps n’étaient pas venus ; la noblesse de race, la féodalité terrienne, représentée alors par les Romains, devait gagner la première bataille sur l’industrie, et ne recevoir le coup de mort qu’à la révolution française.

A présent c’est le tour des praticiens de la finance. Comme s’ils avaient déjà le pressentiment de leur prochaine déroute, ils ne sont occupés qu’à se reconnaître, à se coaliser, se classer et s’échelonner selon leurs qualités et leur poids ; à fixer leurs parts respectives dans la dépouille du travailleur, et à cimenter une paix dont l’unique objet est la soumission définitive du prolétariat. Dans cette sainte-alliance, les gouvernements, devenus solidaires les uns des autres, et liés d’une amitié indissoluble, ne sont plus que les satellites du monopole : rois absolus et constitutionnels, princes, ducs, boyards et margraves ; grands propriétaires, grands industriels, gros capitalistes ; fonctionnaires de l’administration, des tribunaux et de l’église, tout ce qui, en un mot, au lieu de faire œuvre, vit de liste civile, de rentes, d’agio, de police et de fanatisme, uni d’un commun intérêt, et bientôt rallié par la tempête révolutionnaire qui déjà gronde à l’horizon, se trouve nécessairement engagé dans cette vaste conjuration du capital contre le travail.

Y avez-vous pensé, prolétaires ?

Ne me demandez pas si telles sont bien véritablement les pensées secrètes des gouvernements et des aristocraties[3] : cela ressort de la situation, cela est fatal. La douane, considérée seulement par les économistes comme une protection accordée aux monopoles nationaux, nullement comme l’expression encore imparfaite d’une loi d’équilibre, la douane désormais, ne suffit plus pour contenir le monde ; il faut au monopole une protection plus large ; son intérêt partout identique le demande, et provoque sur tous les tons la destruction des barrières. lorsque par la réforme de Robert Peel, par l’extension incessante du Zollverein, par l’union douanière, seulement ajournée, entre la Belgique et la France, les cercles de douane auront été réduits à deux ou trois grandes circonscriptions, le besoin ne tardera pas à se faire sentir d’une liberté totale, d’une plus intime coalition. Ce n’est pas trop pour contenir les classes travailleuses, malgré leur ignorance, malgré le délaissement et la dissémination où elles sont retenues, que toutes les polices, toutes les bourgeoisies, toutes les dynasties de la terre se donnent la main. Enfin la complicité de la classe moyenne, dispersée selon le principe hiérarchique, en une multitude d’emplois et de privilèges ; l’embauchement des ouvriers les plus intelligents, devenus conducteurs, contre-maîtres, commis et surveillants pour le compte de la coalition ; la défection de la presse, l’influence des sacristies, la menace des tribunaux et des baïonnettes ; d’un côté la richesse et le pouvoir, de l’autre la division et la misère : tant de causes réunies rendant l’improductif inexpugnable, une longue période de décadence commencera pour l’humanité.

Pour la seconde fois, y avez-vous pensé, prolétaires ?

Au surplus, ce serait peine inutile de chercher désormais à fonder l’équilibre des nations sur une pratique mieux entendue et plus exacte du droit différenciel, autrement dit balance du commerce. Car il arrivera de deux choses l’une :

Si la civilisation doit parcourir une troisième période de féodalité et de servage, l’institution des douanes, bien loin de servir le monopole, comme l’ont si ridiculement imaginé les économistes, est une obstacle à la coalition des monopoles, un obstacle à leur développement et à leur existence. Il faut que cette institution soit abolie, et elle le sera. Il ne s’agit que de régler les conditions de cette abolition, et de concilier les intérêts des monopoleurs : or, ils sont rompus à ces sortes de transactions, et le travail du prolétaire est là pour servir d’indemnité.

Si au contraire le socialisme, prenant la toge virile de la science, renonçant à ses utopies, brûlant ses idoles, abaissant son orgueil philosophique devant le travail ; si le socialisme, qui, sur la question du libre commerce, n’a su jusqu’à ce moment qu’agiter ses cymbales en l’honneur de R. Peel, songe sérieusement à constituer l’ordre social par la raison et l’expérience : alors le nivellement des conditions du travail n’a plus besoin de s’opérer à la frontière, au passage des marchandises ; il s’accomplit de lui-même au sein des ateliers entre tous les producteurs ; la solidarité existe entre les nations par le fait de la solidarité des fabriques ; la balance, s’établissant de compagnie à compagnie, existe de fait pour tout le monde ; la douane est inutile et la contrebande impossible. Il en est ici du problème de l’égalité entre les peuples, comme de celui de l’équilibre, ou de la proportionnalité des valeurs : ce n’est pas par une enquête et un dénombrement à posteriori qu’il peut se résoudre, c’est par le travail. Du reste, si, pendant quelques années de transition, le maintien des lignes douanières était jugé utile, ce serait à une information commerciale à déterminer les tarifs ; quant à la perception des droits, je m’en rapporterais volontiers à l’expérience de l’administration. De tels détails n’entrent pas dans mon plan ; il suffit que je démontre lu loi synthétique du commerce international et que j’indique le mode ultérieur de son application, pour mettre le lecteur en garde à la fois et contre les dangers d’une prohibition absolue, et contre le mensonge d’une liberté sans limites.

Quelques mots encore sur le caractère métaphysique de la balance du commerce, et je termine.

Pour que le principe de la balance du commerce remplît les conditions d’évidence que nous avons déterminées en traitant de la valeur, il devait concilier à la fois la liberté du commerce et la protection du travail. Or, c’est ce qui arrive par l’établissement du droit différenciel. D’une part, en effet, ce droit, dont l’origine historique est aussi peu honorable que celle de l’impôt, et qu’on est tenté de regarder comme un péage abusif, ne fait que reconnaître et déterminer la liberté, en lui imposant pour condition l’égalité. D’autre part, la perception de ce droit, que je suppose toujours exactement déterminé, protège suffisamment le travail, puisqu’en lui suscitant une concurrence à forces égales, il ne fait qu’exiger de lui ce qu’il peut rendre, et rien que ce qu’il peut rendre.

Mais cette conciliation, cette balance, acquiert encore des propriétés toutes nouvelles, et conduit, par sa nature synthétique, à des effets que ne pouvaient produire ni la liberté entière, ni la prohibition absolue. En d’autres termes, elle donne plus que les avantages réunis de l’une et de l’autre, en même temps qu’elle écarte leurs inconvénients. La liberté sans équilibre amenait bien le bon marché, mais rendait infécondes toutes les exploitations qui ne donnaient que de médiocres bénéfices, ce qui était toujours un appauvrissement : la protection poussée jusqu’à l’exclusion absolue garantissait l’indépendance, mais en entretenant la cherté, puisque c’est cherté que de n’obtenir, avec une même somme de travail, qu’une seule variété de produits. Par la mutualité commerciale, une solidarité effective, in re, indépendante du caprice des hommes, est créée ; les peuples travailleurs, sous quelque zône qu’ils habitent, jouissent tous également des biens de la nature ; la force de chacun semble doublée, et son bien-être en même temps. L’association des instruments du travail donnant le moyen, par la répartition des frais entre tous, de rendre productives les terres inaccessibles au monopole, une quantité plus forte de produits est acquise à la société. Enfin la balance commerciale, tenue droite entre les peuples, ne peut jamais dégénérer, comme la protection et le laissez-passer, en servitude et privilège ; et c’est ce qui achève d’en démontrer la vérité et la salutaire influence.

La balance du commerce remplit donc toutes les conditions d’évidence ; elle embrasse et résout, dans une idée supérieure, les idées contraires de liberté et de protection ; elle jouit de propriétés étrangères à celle-ci, et ne présente aucun de leurs inconvénients. Sans doute la méthode actuellement en usage pour appliquer cette synthèse est défectueuse, et se sent de son origine barbare et fiscale ; le principe reste vrai, et c’est conspirer contre son pays que de le méconnaître.

Élevons-nous maintenant à des considérations plus hautes.

On serait dans une illusion étrange, si l’on s’imaginait que les idées en elles-mêmes se composent et se décomposent, se généralisent et se simplifient, comme il nous semble le voir dans les procédés dialectiques. Dans la raison absolue, toutes ces idées que nous classons et différencions au gré de notre faculté de comparer, et pour les besoins de notre entendement, sont également simples et générales ; elles sont égales, si j’ose ainsi dire, en dignité et en puissance ; elles pourraient toutes être prises par le moi suprême (si le moi suprême raisonne ?) pour prémisses ou conséquences, pivots ou rayons de ses raisonnements.

En fait, nous ne parvenons à la science que par une sorte d’échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de notre esprit ; de même que les lois du mouvement, de l’attraction, de l’association des atomes, sont indépendantes du système de numération au moyen duquel nos théories les expriment. Il ne s’ensuit pas que notre science soit fausse ou douteuse ; seulement on pourrait dire que la vérité en soi est une infinité de fois plus vraie que notre science, puisqu’elle est vraie sous une infinité de points de vue qui nous échappent, comme, par exemple, les proportions atomiques, qui sont vraies dans tous les systèmes de numération possibles.

Dans les recherches sur la certitude, ce caractère essentiellement subjectif de la connaissance humaine, caractère qui ne légitime pas le doute, comme le crurent les sophistes, est la chose qu’il importe surtout de ne pas perdre de vue, sous peine de s’enchaîner à une espèce de mécanisme qui tôt ou tard, comme une machine dont le jeu ne laisse rien à l’initiative de l’ouvrier, conduisait le penseur à l’abrutissement. Nous nous bornerons pour le moment à constater, par l’exemple de la balance du commerce, le fait de cette subjectivité de notre connaissance : plus tard nous essayerons de découvrir de nouveaux horizons, de nouveaux mondes, dans cet infini de la logique.

Par un cas assez fréquent dans l’économie sociale, la théorie de la balance du commerce n’est, pour ainsi dire, qu’une application particulière de quelques opérations d’arithmétique usuelle, addition, soustraction, multiplication, division. Or, si je demandais laquelle de ces quatre expressions, somme, différence, produit, quotient, présente l’idée la plus simple ou la plus générale ; lequel du nombre 3 et du nombre 4, pris l’un et l’autre comme facteurs, ou du nombre 12 qui en est le produit, est le plus ancien, je ne dis pas dans ma multiplication, mais dans l’arithmétique éternelle où cette multiplication existe par cela seul que les nombres s’y rencontrent ; si dans la soustraction le reste, dans la division le quotient, indiquent un rapport plus ou moins complexe que les nombres qui ont servi à le former, n’est-il pas vrai que je paraîtrais faire une question dépourvue de sens ?

Mais, si de pareilles questions sont absurdes, il est tout aussi absurde de croire qu’en traduisant ces rapports arithmétiques en langage métaphysique ou commercial, on change leur qualité respective. Répartir équitablement entre les hommes les dons gratuits de la nature est une idée aussi élémentaire dans la raison infinie que celle d’échanger ou de produire ; cependant, si nous en croyons notre logique, la première de ces idées vient à la suite des deux autres, et ce n’est même que par une élaboration réfléchie de celles-ci que nous arrivons à réaliser celle-là.

En Angleterre le travail produit, je suppose, 100 pour 60 de dépense ; en Russie, 100 pour 80. Additionnant ensemble, d’abord les deux produits (100 + 100 = 200), puis les chiffres de dépense (60 + 80 = 140) ; retranchant ensuite la plus petite de ces deux sommes de la plus grande (200 — 140 = 60), et divisant le reste par 2, le quotient 30 indiquera le bénéfice net de chacun des producteurs, après leur association par la balance du commerce.

Occupons-nous d’abord du calcul. Dans le calcul, les nombres 100, 200, 60, 80, 140, 2, 30, semblent s’engendrer les uns des autres par un certain dégagement. Mais cette génération est exclusivement l’effet de notre optique intellectuelle ; ces nombres ne sont en réalité que les termes d’une série dont chaque moment, chaque rapport, nécessairement simple ou complexe selon la manière dont un l’envisage, est contemporain des autres, et coordonné avec eux de toute nécessité.

Venons maintenant aux faits. Ce que l’économie sociale nomme, tant en Angleterre qu’en Russie, rente de la terre, frais d’exploitation, échange, balance, etc., est la réalisation économique des rapports abstraits exprimés par les nombres 100, 200, etc. Ce sont, si j’ose ainsi dire, les enjeux, et les primes que la nature a placés pour nous sur chacun de ces numéros, et que par le travail et le commerce nous nous efforçons de dégager, de faire sortir de l’urne du destin. Et comme le rapport de tous ces nombres indique une équation nécessaire, de même on peut dire que, par le seul fait de leur co-existence sur le globe, et en même temps des qualités diverses de leur sol, de la puissance supérieure ou moindre de leurs instruments, les Anglais et les Russes sont associés. L’association des peuples est l’expression concrète d’une loi de l’esprit, c’est un fait de nécessité.

Mais, pour accomplir cette loi, pour produire ce fait, la civilisation procède avec une extrême lenteur, et parcourt un immense chemin. Tandis que les nombres 100, 80, 70, 00 et 30, par lesquels nous représentions au commencement de ce paragraphe les diverses qualités de terres, ne présentent à l’esprit qu’une équation à opérer, que dis-je ? une équation déjà opérée, mais pour nous sous-entendue, et se résolvent tous dans le nombre 72, résultat de cette équation ; la société, en concédant d’abord le monopole de ces cinq qualités de terres, commence par créer cinq catégories de privilégiés, lesquels, en attendant que l'égalité arrive, forment entre eux une aristocratie constituée au dessus des travailleurs et vivant à leurs dépens. Bientôt ces monopoles, par leur inégalité jalouse, amènent la lutte de la protection et de la liberté, de laquelle doit sortir à la fin l’unité et l’équilibre. L’humanité, comme une somnambule réfractaire à l’ordre de son magnétiseur, accomplit sans conscience, lentement, avec inquiétude et embarras, le décret de la raison éternelle ; et celle réalisation, pour ainsi dire à contrecœur, de la justice divine par l’humanité, est ce que nous appelons en nous progrès.

Ainsi, la science dans l’homme est la contemplation intérieure du vrai. Le vrai ne saisit notre intelligence qu’à l’aide d’un mécanisme qui semble l’étendre, l’agencer, le mouler, lui donner un corps et un visage, à peu près comme on voit une moralité figurée et dramatisée dans une fable.

J’oserai même dire qu’entre la vérité déguisée par la fable et la même vérité habillée par la logique, il n’y a pas de différence essentielle. Au fond, la poésie et la science sont de même tempérament, la religion et la philosophie ne diffèrent pas ; et tous nos systèmes sont comme une broderie à paillettes, toutes de grandeur, couleur, figure et matière semblable, et susceptibles de se prêter à toutes les fantaisies de l’artiste.

Pourquoi donc me livrerais-je à l’orgueil d’un savoir qui, après tout, témoigne uniquement de ma faiblesse, et resterais-je volontairement la dupe d’une imagination dont le seul mérite est de fausser mon jugement, en grossissant comme des soleils les points brillants épars sur le fonds obscur de mon intelligence ? Ce que j’appelle en moi science n’est autre chose qu’une collection de jouets, un assortiment d’enfantillages sérieux, qui passent et repassent sans cesse dans mon esprit. Ces grandes lois de la société et de la nature, qui me semblent les leviers sur lesquels s’appuie la main de Dieu pour mettre en branle l’univers, sont des faits aussi simples qu’une infinité d’autres auxquels je ne m’arrête pas, des faits perdus dans l’océan des réalités, et ni plus ni moins dignes de mon attention que des atomes. Cette succession de phénomènes dont l’état et la rapidité m’écrasent, cette tragi-comédie de l’humanité qui tour à tour me ravit et m’épouvante, n’est rien hors de ma pensée, qui seule a le pouvoir de compliquer le drame et d’allonger le temps.

Mais si c’est le propre de la raison humaine de construire, sur le fondement de l’observation, ces merveilleux ouvrages par lesquels elle se représente la société et la nature ; elle ne crée par la vérité, elle ne fait que choisir, dans l’infinité des formes de l’être, celle qui lui agrée le plus. Il suit de là que pour le travail de la raison humaine devienne possible, pour qu’il y ait de sa part commencement de comparaison et d’analyse, il faut que la vérité, la fatalité tout entière, soit donnée. Il n’est donc pas exact de dire que quelque chose advient, que quelque chose se produit : dans la civilisation comme dans l’univers, tout existe, tout agi depuis toujours. Ainsi la loi d’équilibre se manifeste dès l’instant où il s’élablit des relations entre les propriétaires de deux champs voisins ; ce n’est pas sa faute si, à travers nos fantaisies de restrictions, de prohibitions et de prodigalités, nous n’avons pas su la découvrir.

Il en est ainsi de toute l’économie sociale. Partout l’idée synthétique fonctionne en même temps que ses éléments antagonistes ; et tandis que nous nous figurons le progrès de l’humanité comme une perpétuelle métamorphose, ce progrès n’est autre chose en réalité qu’une prédominance graduelle d’une idée sur une autre, prédominance et gradation qui nous apparaissent comme si les voiles qui nous dérobent à nous-mêmes se retiraient insensiblement.

De ces considérations il faut conclure, et ce sera tout à la fois le résumé de ce paragraphe, et l’annonce d’une solution plus haute :

Que la formule d’organisation de la société par le travail doit être aussi simple, aussi primitive, d’une intelligence et d’une application aussi facile, que cette loi d’équilibre qui, découverte par l’égoïsme, soutenue par la haine, calomniée par une fausse philosophie, égalise entre les peuples les conditions du travail et du bien-être ;

Que cette formule suprême, qui embrasse à la fois le passé et l’avenir de la science, doit satisfaire également aux intérêts sociaux et à la liberté individuelle ; concilier la concurrence et la solidarité, le travail et le monopole, en un mot, toutes les contradictions économiques ;

Qu’elle existe, cette formule, dans la raison impersonnelle de l’humanité, qu’elle agit et fonctionne aujourd’hui même et dès l’origine des sociétés, aussi bien que chacune des idées négatives qui la constituent ; que c’est elle qui fait vivre la civilisation, détermine la liberté, gouverne le progrès, et, parmi tant d’oscillations et de catastrophes, nous porte d’un effort certain vers l’égalité et l’ordre.

En vain travailleurs et capitalistes s’épuisent dans une lutte brutale ; en vain la division parcellaire, les machines, la concurrence et le monopole déciment le prolétariat ; en vain l’iniquité des gouvernements et le mensonge de l’impôt, la conspiration des priviléges, la déception du crédit, la tyrannie propriétaire et les illusions du communisme multiplient sur les peuples la servitude, la corruption et le désespoir : le char de l’humanité roule, sans s’arrêter ni reculer jamais, sur sa route fatale, et les coalitions, les famines, les banqueroutes, paraissent moins sous ses roues immenses, que les pics des Alpes et des Cordilières sur la face unie du globe. Le dieu, la balance à la main, s’avance dans une majesté sereine ; et le sable de la carrière n’imprime à son double plateau qu’un invisible frémissement.


CHAPITRE X.


SEPTIÈME ÉPOQUE. — LE CRÉDIT.
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Il a été donné à un homme, notre contemporain, d’exprimer tour à tour les idées les plus opposées, les tendances les plus disparates, sans que personne osât jamais suspecter son intelligence et sa probité, sans même que l’on répondît à ses contradictions autrement qu’en les lui reprochant, ce qui n’était pas du tout répondre : cet homme est M. de Lamartine.

Chrétien et philosophe, monarchique et démocrate, grand seigneur et peuple, conservateur et révolutionnaire, apôtre des pressentiments et des regrets, M. de Lamartine est l’expression vivante du dix-neuvième siècle, la personnification de cette société, suspendue entre tous les extrêmes. Une seule chose lui manque, facile à acquérir : c’est la connscience de ses contradictions. Si son étoile ne l’eût destiné à représenter tous les antagonismes, et sans doute encore à devenir l’apôtre de la réconciliation universelle, M. de Lamartine serait resté ce que d’abord il nous est apparu avec tant d’éclat, le poëte des traditions pieuses et des nobles souvenirs. Mais M. de Lamartine doit à sa patrie l’explication de ce vaste système d’antinomies dont il est à la fois l’accusateur et l’organe : M. de Lamartine, par la position qu’il a prise, est condamné, et il ne saurait appeler de ce jugement dont la source vient de plus haut que les opinions contraires qu’il représente, M. de Lamartine est condamné, dis-je, à mourir sous le fardeau de ses inconséquences, ou à concilier toutes ses hypothèses. Puisse-t-il enfin, comme l’épouse du cantique, sortir de cette ignorance de lui-même qui ne sied plus à la maturité de son génie ; puisse-t-il concevoir toute la grandeur de son rôle, et accueillir les vœux de ceux-là seuls qui peuvent applaudir à ses écarts, parce que seuls ils en possèdent le secret. Qu’il vienne sous nos tentes, l’orateur honnête, le grand poëte ; et nous lui dirons qui nous sommes, et nous lui révélerons sa propre pensée ; {{lang|la|Si ignoras te, egredere, et pasce hœdos tuos juxta tabernacula pastorum !

Socialistes ! éclaireurs perdus de l’avenir, pionniers dévoués à l’exploration d’une contrée ténébreuse, nous dont l’œuvre méconnue éveille des sympathies si rares et semble à la multitude un présage sinistre : notre mission est de redonner au monde des croyances, des lois, des dieux, mais sans que nous-mêmes, pendant l’accomplissement de notre œuvre, nous conservions ni foi, ni espérance, ni amour. Notre plus grand ennemi, socialistes, est l’utopie ! Marchant d’un pas résolu, au flambeau de l’expérience, nous ne devons connaître que notre consigne, en avant ! Combien parmi nous ont péri, et nul n’a pleuré leur sort ! Les générations auxquelles nous frayons la route passent joyeuses sur nos tombes effacées ; le présent nous excommunie, l’avenir est sans souvenir pour nous, et notre existence s’abîme dans un double néant…

Mais nos efforts ne seront pas perdus. La science recueillera le fruit de notre scepticisme héroïque, et la postérité, sans savoir que nous fûmes, jouira par notre sacrifice de ce bonheur qui n’est pas fait pour nous. En avant ! voilà notre dieu, notre croyance, notre fanatisme. Nous tomberons les uns après les autres : jusqu’au dernier, la pelle du nouveau venu couvrira de terre le cadavre du vétéran ; notre fin sera comme celle des bêtes : nous ne sommes point, malgré notre martyre, de ceux sur lesquels le prêtre ira chanter la strophe funèbre : Dieu garde les ossements des saints ! Séparés de l’humanité qui nous suit, soyons à nous-mêmes l’humanité tout entière : le principe de notre force est dans cet égoïsme sublime. Que les savants nous dédaignent, s’ils veulent : leurs idées sont à la hauteur de leur courage ; et nous avons appris, eu les lisant, à nous passer de leur estime. Mais salut au poète qu’aucune contradiction n’étonne, à celui qui chantera, vieux barde, les réprouvés de la civilisation, et qui viendra méditer un jour sur leurs vestiges ! Poëte, ceux que déjà l’oubli environne, mais qui ne craignent ni l’enfer ni le trépas, te saluent ! Écoute.

C’était deux heures avant le jour : la nuit était froide ; le vent sifflait à travers les bruyères ; nous avions franchi le col des montagnes, et nous marchions en silence à travers des lieux désolés, où expiraient insensiblement la végétation et la vie. Tout à coup nous entendîmes une voix sombre, comme celle d’un homme qui remémore ses pensées :

La division du travail a produit la dégradation du travailleur : c’est pourquoi j’ai résumé le travail dans la machine et l’atelier.

La machine n’a produit que des esclaves, et l’atelier des salariés : c’est pourquoi j’ai suscité la concurrence.

La concurrence a engendré le monopole : c’est pourquoi j’ai constitué l’état, et imposé au capital une retenue.

L’état est devenu pour le prolétaire une servitude nouvelle, et j’ai dit ; Que d’une nation à l’autre les travailleurs se tendent la main.

Et voici que de toutes parts ce sont les exploiteurs qui se coalisent contre les exploités : la terre ne sera bientôt qu’une caserne d’esclaves. Je veux que le travail soit commandité par le capital, et que chaque travailleur puisse devenir entrepreneur et privilégié !…

À ces mots, nous nous arrêtâmes, songeant en nous-mêmes ce que pouvait signifier cette nouvelle contradiction. Le son grave de la voix résonnait dans nos poitrines, et cependant nos oreilles l’entendaient comme si un être invisible l’eût proféré du milieu de nous. Nos yeux brillaient comme ceux des fauves, projetant dans la nuit un trait flamboyant : tous nos sens étaient animés d’une ardeur, d’une finesse inconnue. Un frisson léger, qui ne venait ni de surprise ni de peur, courut sur nos membres : il nous sembla qu’un fluide nous enveloppait ; que le principe de vie, rayonnant de chacun vers les autres, tenait enchaînées dans un commun lien nos existences, et que nos âmes formaient entre elles, sans se confondre, une grande âme, harmonieuse et sympathique. Une raison supérieure, comme un éclair d’en-haut, illuminait nos intelligences. A la conscience de nos pensées se joignait en nous la pénétration des pensées des autres ; et de ce commerce intime naissait dans nos cœurs le sentiment délicieux d’une volonté unanime, et pourtant variée dans son expression et dans ses motifs. Nous nous sentions plus unis, plus inséparables, et cependant plus libres. Nulle pensée ne s’éveillait en nous qui ne fût pure, nul sentiment qui ne fût loyal et généreux. Dans cette extase d’un instant, dans cette communion absolue qui, sans effacer les caractères, les élevait par l’amour jusqu’à l’idéal, nous sentîmes ce que peut, ce que doit être la société ; et le mystère de la vie immortelle nous fut révélé. Tout le jour, sans avoir besoin de parler ni de faire aucun signe, sans éprouver au dedans rien qui ressemblât au commandement ni à l’obéissance, nous travaillâmes avec un ensemble merveilleux, comme si tous nous eussions été à la fois principes et organes du mouvement. Et lorsque, vers le soir, nous fûmes peu à peu rendus à notre personnalité grossière, à cette vie de ténèbres où toute pensée est effort, toute liberté scission, tout amour sensualisme, toute société un ignoble contact ; nous crûmes que la vie et l’intelligence s’échappaient de notre sein par un douloureux écoulement.

La vie de l’homme est tissue de contradictions. Chacune de ces contradictions est elle-même un monument de la constitution sociale, un élément de l’ordre public et du bien-être des familles, lesquels ne se produisent que par cette mystique association des extrêmes.

Mais l’homme, considéré dans l’ensemble de ses manifestations et après l’entier épuisement de ses antimonies, présente encore une antimonie qui, ne répondant plus à rien sur la terre, reste ici-bas sans solution. C’est pourquoi l’ordre dans la société, si parfait qu’on le suppose, ne chassera jamais entièrement l’amertume et l’ennui : le bonheur en ce monde est un idéal que nous sommes condamnés à poursuivre toujours, mais que l’antagonisme infranchissable de la nature et de l’esprit tient hors de notre portée.

S’il est une continuation de la vie humaine dans un monde ultérieur, ou si l’équation suprême ne se réalise pour nous que par un retour au néant, c’est ce que j’ignore : rien, aujourd’hui, ne me permet d’affirmer l’un plus que l’autre. Tout ce que je puis dire est que nous pensons plus loin qu’il ne nous est donné d’atteindre, et que la dernière formule à laquelle l’humanité vivante puisse parvenir, celle qui doit embrasser toutes ses positions antérieures, est encore le premier terme d’une nouvelle et indescriptible harmonie.

L’exemple du crédit servira à nous faire comprendre cette reproduction sans fin du problème de notre destinée. Mais, avant d’entrer au fond de la question, disons quelques mots des préjugés généralement répandus sur le crédit, et tâchons d’en bien comprendre le but et l’origine.


§ I. — Origine et filiation de l’idée de crédit. — Préjugés contradictoires relatifs à cette idée.


Le point de départ du crédit est la monnaie.

On a vu au chapitre II comment, par un ensemble de circonstances heureuses, la valeur de l’or et de l’argent ayant été constituée la première, la monnaie était devenue le type de toutes les valeurs vagues et oscillantes, c’est-à-dire non socialement constituées, non officiellement établies. Il a été démontré, à cette occasion, comment la valeur de tous les produits étant une fois déterminée et rendue hautement échangeable, acceptable, en un mot, comme la monnaie, en tous payements, la société serait, par ce seul fait, arrivée au plus haut degré de développement économique dont, au point de vue du commerce, elle soit susceptible. L’économie sociale ne serait plus alors, comme aujourd’hui, relativement aux échanges, à l’état de simple formation ; elle serait à l’état de perfectionnement. La production ne serait pas définitivement organisée ; mais déjà l’échange et la circulation le seraient ; et il suffirait à l’ouvrier de produire, de produire sans cesse, tantôt en réduisant ses frais, tantôt en divisant son travail et découvrant des procédés meilleurs, inventant de nouveaux objets de consommation, pressant ses rivaux ou soutenant leurs attaques, pour conquérir la richesse et assurer son bien-être.

Dans ce môme chapitre, nous avons signalé l’inintelligence du socialisme à l’égard de la monnaie ; et nous avons montré, en ramenant cette invention à son principe, que ce que nous avions à réprimer dans les métaux précieux n’était pas l’usage, mais le privilège.

En effet, dans toute société possible, même communiste, il faut une mesure de l’échange, sous peine de violer le droit soit du producteur, soit du consommateur, et de rendre la répartition injuste. Or, jusqu’à ce que les valeurs soient généralement constituées par une méthode d’association quelconque, il faut bien qu’un certain produit entre tous, celui dont la valeur paraîtra la plus authentique, la mieux définie, la moins altérable, et qui, à cet avantage, joindra celui d’une grande facilité de conservation et de transport, soit pris pour type, c’est-à-dire tout à la fois pour instrument de circulation et paradigme des autres valeurs. Il est donc inévitable que ce produit, vraiment privilégié, devienne l’objet de toutes les ambitions, le paradis en perspective du travailleur, le palladium du monopole ; que, malgré toutes les défenses, ce précieux talisman circule de main en main, invisible aux regards d’un pouvoir jaloux ; que la plus grande partie des métaux précieux, servant au numéraire, soit ainsi détournée de son véritable usage, et devienne, sous forme de monnaie, un capital dormant, une richesse hors de la consommation ; qu’en cette qualité d’instrument des échanges, l’or soit pris à son tour pour objet de spéculation, et serve de base à un immense commerce ; qu’enfin, protégé par l’opinion, couvert de la faveur publique, il conquière le pouvoir, et du même coup mette fin à la communauté ! Le moyen de détruire cette formidable puissance n’est donc pas d’en détruire l’organe, j’ai presque dit le dépositaire : c’est d’en généraliser le principe. Toutes ces propositions sont désormais aussi bien démontrées, aussi rigoureusement enchaînées l’une à l’autre, que les théorèmes de la géométrie.

L’or et l’argent, c’est-à-dire la marchandise première constituée en valeur, étant donc pris pour étalons des autres valeurs et instruments universels d’échange, tout commerce, toute consommation, toute production en dépendent. L’or et l’argent, précisément parce qu’ils ont acquis au plus haut degré les caractères de sociabilité et de justice, sont devenus synonymes de pouvoir, de royauté, presque de divinité. L’or et l’argent représentent la vie, l’intelligence et la vertu commerciales. Un coffre plein d’espèces est une arche sainte, une urne magique, qui donne à ceux qui ont le pouvoir d’y puiser la santé, la richesse, le plaisir et la gloire. Si tous les produits du travail avaient la même valeur échangeable que la monnaie, tous les travailleurs jouiraient des mêmes avantages que les détenteurs de la monnaie ; chacun posséderait dans sa faculté de produire une source inépuisable de richesse. Mais la religion de l’argent ne peut être abolie, ou, pour mieux dire, la constitution générale des valeurs ne peut s’opérer que par un effort de la raison et de la justice humaine : jusque-là, il est inévitable que, comme dans une société policée la possession de l’argent est le signe assuré de la richesse, la privation de l’argent soit un signe presque certain de misère. L’argent étant donc la seule valeur qui porte le timbre de la société, la seule marchandise d’aloi qui ait cours dans le commerce, l’argent est, comme la raison générale, l’idole du genre humain. L’imagination, attribuant au métal ce qui est l’effet de la pensée collective manifestée par le métal, tout le monde, au lieu de chercher le bien-être à sa véritable source, c’est-à-dire dans la socialisation de toutes les valeurs, dans la création incessante de nouvelles figures monétaires, s’est occupé exclusivement d’acquérir de l’argent, de l’argent, et toujours de l’argent.

Ce fut pour répondre à cette demande universelle de numéraire, qui n’était autre chose au fond qu’une demande de subsistances, une demande d’échange et de débouché, qu’au lieu de viser directement au but, on s’arrêta au premier terme de la série, et qu’au lieu de faire successivement de chaque produit une monnaie nouvelle, on ne songea plus qu’à multiplier le plus qu’on pourrait la monnaie métallique, d’abord par le perfectionnement de sa fabrication, puis par la facilité de son émission, et enfin par des fictions. Evidemment c’était se méprendre sur le principe de la richesse, le caractère de la monnaie, l’objet du travail et la condition de l’échange ; c’était rétrograder dans la civilisation, en reconstituant dans les valeurs le régime monarchique, qui déjà commençait à s’altérer dans la société. Telle est pourtant l’idée-mère qui a donné naissance aux institutions de crédit ; et tel est le préjugé fondamental, dont nous n’avons plus besoin de démontrer l’erreur, qui frappe d’antagonisme, dans leur conception même, toutes ces institutions.

Mais, ainsi que nous avons eu mainte fois l’occasion de le dire, l’humanité, alors même qu’elle obéit à une idée imparfaite, ne se trompe pas dans ses vues. Or, on va voir, chose surprenante, qu’en procédant à l’organisation de la richesse par une reculade, elle a opéré aussi bien, aussi utilement, aussi infailliblement, eu égard à la condition de son existence évolutive, qu’il lui était donné de faire. L’organisation rétrograde du crédit, de même que toutes les manifestations économiques antérieures, en même temps qu’elle donnait à l’industrie. un nouvel essor, a déterminé, il est vrai, une aggravation de misère : mais enfin la question sociale s’est produite sous un jour nouveau, et l’antinomie, aujourd’hui mieux connue, laisse l’espoir d’une entière et prochaine solution.

Ainsi l’objet ultérieur, mais jusqu’à présent inaperçu, du crédit, est de constituer, à l’aide et sur le prototype de l’argent, toutes les valeurs encore oscillantes ; son but immédiat et avoué est de suppléer à cette constitution, condition suprême de l’ordre dans la société et du bien-être parmi les travailleurs, par une diffusion plus large de la valeur métallique. L’argent, se sont dit les promoteurs de cette nouvelle idée, l’argent est la richesse : si donc nous pouvions procurer à tout le monde de l’argent, beaucoup d’argent, tout le monde serait riche. Et c’est en vertu de ce syllogisme que se sont développées, sur toute la face de la terre, les institutions de crédit.

Or, il est clair qu’autant l’objet ultérieur du crédit présente une idée logique, lumineuse et féconde, conforme, en un mot, à la loi d’organisation progressive ; autant son but immédiat, seul cherché, seul voulu, est plein d’illusions, et par sa tendance au statu quo, de périls. Car l’argent, aussi bien que les autres marchandises, étant soumis à la loi de proportionnalité, si sa masse augmente et qu’en même temps les autres produits ne s’accroissent pas en proportion, l’argent perdra de sa valeur, et rien, en dernière analyse, n’aura été ajouté à la richesse sociale ; — si, au contraire, avec le numéraire la production s’accroît partout, la population suivant du même pas, rien n’est encore changé à la situation respective des producteurs ; et, dans les deux cas, la solution demandée n’avance pas d’une syllabe. A priori donc, il n’est pas vrai que l’organisation du crédit, dans les termes sous lesquels on la propose, contienne la solution du problème social.

Après avoir raconté la filiation et la raison d’existence du crédit, nous avons à rendre compte de son apparition, c’est-à-dire du rang qui doit lui être assigné dans les catégories de la science. C’est ici surtout que nous aurons à signaler le peu de profondeur et l’incohérence de l’économie politique.

Le crédit est tout à la fois la conséquence et la contradiction de la théorie des débouchés, dont le dernier mot, comme on a vu, est la liberté absolue du commerce.

Je dis d’abord que le crédit est la conséquence de la théorie des débouchés, et, comme tel, déjà contradictoire.

Au point où nous sommes arrivés de cette histoire à la fois fantastique et réelle de la société, nous avons vu tous les procédés d’organisation et les moyens d’équilibre tomber les uns sur les autres, et reproduire sans cesse, plus impérieuse et plus meurtrière qu’auparavant, l’antinomie de la valeur. Parvenu à la sixième phase de son évolution, le génie social, obéissant au mouvement d’expansion qui le pousse, cherche au dehors, dans le commerce extérieur, le débouché, c’est-à-dire le contrepoids qui lui manque. A présent nous allons le voir, déçu dans son espérance, chercher ce contrepoids, ce débouché, cette garantie de l’échange qu’à tout prix il lui faut, dans le commerce intérieur, au dedans. Par le crédit, la société se replie en quelque sorte sur elle-même ; elle semble avoir compris que production et consommation étant pour elle choses adéquates et identiques, c’est en elle-même, et non par une éjaculation indéfinie, qu’elle doit en trouver l’équilibre.

Tout le monde aujourd’hui réclame pour le travail des institutions de crédit. C’est la thèse favorite de MM. Blanqui, Wolovski, Chevalier, chefs de l’enseignement économique ; c’est l’opinion de M. de Lamartine, d’une foule de conservateurs et de démocrates, de presque tous ceux qui, répudiant le socialisme, et avec lui la chimère d’organisation du travail, se prononcent cependant pour le progrès. Du crédit ! du crédit ! s’écrient ces réformateurs aux vastes pensées, à la longue vue : le crédit est tout ce dont nous avons besoin. Quant au travail, il en est de lui comme de la population : l’un et l’autre sont suffisamment organisés ; la production, quelle qu’elle soit, ne manquera pas. Et le gouvernement, étourdi de ces clameurs, s’est mis en devoir, de sa lente et stupide allure, de jeter les fondements de la plus formidable machine à crédit qui fut jamais, en nommant sa commission pour la réforme de la loi des hypothèques.

C’est donc toujours le même refrain : De l’argent ! de l’argent ! c’est de l’argent qu’il faut au travailleur. Sans argent le travailleur est au désespoir, comme le père de sept enfants sans pain.

Mais si le travail est organisé, comment a-t-il besoin de crédit ? Et si c’est le crédit lui-même qui fait défaut à l’organisation, comme le prétendent les admirateurs du crédit, comment peut-on dire que l’organisation du travail est complète ?

Car enfin, de même que dans notre système de monopole jaloux, de production insolidaire et de commerce aléatoire, c’est l’argent, l’argent seul qui sert de véhicule au consommateur pour aller d’un produit à l’autre ; de même le crédit, appliquant en grand cette propriété de l’argent, sert au producteur à réaliser ses produits, en attendant qu’il les vende. L’argent est la réalisation effective du débouché de la vente, de la richesse, du bien-être ; le crédit en est la réalisation anticipée. Mais comme, dans l’un et l’autre cas, c’est toujours le débouché qui est chef de file ; comme c’est par lui qu’il faut passer d’abord si l’on veut aller de la production à la consommation, il s’ensuit que l’organisation du crédit équivaut à une organisation du débouché à l’intérieur, et que par conséquent, dans l’ordre du développement économique, il suit immédiatement la théorie du libre commerce, ou du débouché au dehors.

Et il ne servirait à rien de dire que le crédit a pour but de favoriser la production plutôt que la consommation ; car on ne ferait par là que reculer la difficulté. En effet, si l’on remonte au delà de la sixième station économique, le débouché, on rencontre successivement toutes les autres catégories dont l’ensemble exprime la production, savoir : la police, le monopole, la concurrence, etc. Si bien qu’en définitive, au lieu de dire simplement que le crédit anticipe sur le débouché et sur tout ce qui est la conséquence du débouché, on devra dire encore que le crédit suppose chez le crédité une puissance telle, que, par le monopole, la concurrence, les capitaux, les machines, la division du travail, l’importance des valeurs, il doit l’emporter sur ses rivaux : ce qui, loin d’affaiblir l’argument, le fortifie.

Comment donc, observerai-je aux organisateurs du crédit, sans une connaissance exacte des besoins de la consommation, et partant de la proportion à donner aux produits consommables ; comment, sans une règle des salaires, sans une méthode de comparaison des valeurs, sans une délimitation des droits du capital, sans une police du marché, toutes choses qui répugnent à vos théories, pouvez-vous songer sérieusement à organiser le crédit, c’est-à-dire le débouché, la vente, la répartition, en un mot, le bien-être ? Si vous parliez d’organiser une loterie, à la bonne heure : mais organiser le crédit, vous qui n’acceptez aucune des conditions qui peuvent justifier le crédit ! Je vous en défie.

Et si, pour défendre ou pallier une contradiction, vous prétendez que toutes ces questions sont résolues ; si, dis-je, le débouché est partout largement ouvert au producteur ; si le placement de la marchandise est assuré ; si le bénéfice est certain ; si le salaire et la valeur, ces choses si mobiles, sont disciplinées, il s’ensuit que la réciprocité, la solidarité, l’association enfin existent entre les producteurs ; dans ce cas, le crédit n’est plus qu’une formule inutile, un mot vide de sens. Si le travail est organisé, car tout ce que je viens de dire constitue l’organisation du travail, le crédit n’est plus autre chose que la circulation elle-même, embrassant depuis la première ébauche donnée à la matière, jusqu’à la destruction du produit par le consommateur ; la circulation, dis-je, marchant, sous l’inspiration d’une pensée commune, à la mesure normale de la valeur, et dégagée de toutes ses entraves.

La théorie du crédit, comme supplément ou anticipation du débouché, est donc contradictoire. A présent, considérons-la sous un autre point de vue.

Le crédit est la canonisation de l’argent, la déclaration de sa royauté sur tous les produits quelconques. Par conséquent, le crédit est le démenti le plus formel du système antiprohibitionniste, la justification flagrante, de la part des économistes, de la balance du commerce. Que les économistes apprennent donc une fois à généraliser leurs idées, et qu’ils nous disent comment, s’il est indifférent pour une nation de payer les marchandises qu’elle achète avec de l’argent ou avec ses propres produits, elle ait jamais besoin d’argent ? comment il se peut qu’une nation qui travaille s’épuise ? comment il y a toujours demande de sa part du seul produit qu’elle ne se consomme pas, c’est-à-dire d’argent ? comment toutes les subtilités imaginées jusqu’à ce jour pour suppléer au défaut d’argent, telles que papier de commerce, papier de banque, papier-monnaie, ne font que traduire et rendre plus sensible ce besoin ? En vérité, le fanatisme antiprohibitif par lequel se signale aujourd’hui la secte économiste ne se comprend plus, à côté des efforts extraordinaires auxquels elle se livre pour propager le commerce de l’argent et multiplier les institutions de crédit.

Qu’est-ce, encore une fois, que le crédit ? — C’est, répond la théorie, un dégagement de valeur engagée, qui permet de rendre cette même valeur circulable, d’inerte qu’elle était auparavant. Parlons un langage plus simple : le crédit est l’avance que fait un capitaliste, contre un dépôt de valeurs de difficile échange, de la marchandise la plus susceptible de s’échanger, par conséquent la plus précieuse de toutes, l’argent ; de l’argent qui, selon M. Cieszkovski, tient en suspens toutes les valeurs échangeables, et sans lequel elles seraient elles-mêmes frappées de l’interdiction ; de l’argent qui mesure, domine et subalternise tous les autres produits ; de l’argent avec lequel seul on éteint ses dettes et l’on se libère de ses obligations ; de l’argent, qui assure aux nations comme aux particuliers le bien-être et l’indépendance ; de l’argent, enfin, qui non-seulement est le pouvoir, mais la liberté, l’égalité, la propriété, tout.

Voilà ce que le genre humain, d’un consentement unanime, a compris ; ce que les économistes savent mieux que personne, mais qu’ils ne cessent de combattre avec un acharnement risible, pour soutenir je ne sais quelle fantaisie de libéralisme en contradiction avec leurs principes les plus énergiquement avoués. Le crédit a été inventé pour secourir le travail, en faisant passer dans les mains du travailleur l’instrument qui le tue, l’argent : et l’on part de là pour soutenir qu’entre les nations industrielles l’avantage de l’argent dans les échanges n’est rien ; qu’il est insignifiant pour elles de solder leurs comptes en marchandises ou en espèces ; que c’est le bon marché seul qu’elles ont à considérer !

Mais s’il est vrai que dans le commerce international les métaux précieux aient perdu leur prépondérance, cela veut dire que dans le commerce international, toutes le valeurs sont arrivées au même degré de détermination, et, comme l’argent, également acceptables ; en d’autres termes, que la loi d’échange est trouvée, et le travail organisé entre les peuples. Alors qu’on la formule, cette loi ; qu’on explique cette organisation, et qu’au lieu de parler crédit et de forger de nouvelles chaînes pour la classe travailleuse, on apprenne, par une application du principe d’équilibre international, à tous ces industriels qui se ruinent parce qu’ils n’échangent pas, à ces ouvriers qui meurent de faim parce que le travail leur manque, comment leurs produits, comment leur main-d’œuvre sont des valeurs dont ils peuvent disposer pour leur consommation, aussi bien que si c’étaient des billets de banque ou de l’argent. Quoi ! le principe qui, suivant les économistes, régit le commerce des nations, serait inapplicable à l’industrie privée ! Comment cela ? pourquoi ? Des raisons, des preuves, au nom de Dieu.

Contradiction dans l’idée même du crédit, contradiction dans le projet d’organiser le crédit, contradiction entre la théorie du crédit et celle du libre commerce : est-ce tout ce que nous avons à reprocher aux économistes ?

A la pensée d’organiser le crédit, les économistes en joignent une autre, non moins antilogique, c’est celle de rendre l’état organisateur et prince du crédit. C’est à l’état, disait le célèbre Law, préludant à la création des ateliers nationaux et à la républicanisation de l’industrie, c’est à l’état de donner crédit, et non de le recevoir. Maxime superbe, faite pour plaire à tous ceux que révolte la féodalité financière, et qui voudraient la remplacer par l’omnipotence du gouvernement ; mais maxime équivoque, interprétée dans des sens opposés par deux sortes de personnes, d’une part les politiques fiscaux et budgétaires, à qui tout moyen est bon de faire venir l’argent du peuple dans les coffres de l’état, parce qu’eux seuls y puisent ; d’autre part, les partisans de l’initiative, j’ai presque dit de la confiscation gouvernementale, à qui la communauté seule peut profiter.

Mais la science ne s’enquiert point de ce qui plaît, elle cherche ce qui est possible : et toutes nos passions antibanquières, nos tendances absolutistes et communistes, ne peuvent prévaloir à ses yeux sur l’intime raison des choses. Or, l’idée de faire dériver de l’état tout crédit, et par conséquent toute garantie, peut se traduire dans la question suivante : L’état, organe improductif, personnage sans propriétés et sans capitaux, n’offrant pour gage hypothécaire que son budget, toujours emprunteur, toujours banqueroutier, toujours obéré, qui ne peut s’engager sans engager avec lui tout le monde, par conséquent ses prêteurs eux-mêmes, hors duquel, enfin, se sont développées spontanément toutes les institutions de crédit, l’état, par ses ressources, sa garantie, son initiative, la solidarité qu’il impose, peut-il devenir le commanditaire universel, l’auteur du crédit ? Et quand il le pourrait, la société le souffrirait-elle ?

Si cette question était résolue par l’affirmative, il s’ensuivrait que l’état possède le moyen de remplir le vœu de la société manifesté par le crédit, lorsque, renonçant à son utopie d’affranchissement du prolétariat par le libre commerce et se reployant sur elle-même, elle cherche à rétablir l’équilibre entre la production et la consommation, par un retour du capital au travail qui le produit. L’état, en constituant le crédit, aurait obtenu l’équivalent de la constitution des valeurs : le problème économique serait résolu, le travail affranchi, la misère refoulée.

La proposition de rendre l’état tout à la fois auteur et distributeur du crédit malgré sa tendance despotico-communiste, est donc d’une importance capitale, et mérite d’attirer toute notre attention. Pour la traiter, non pas avec l’étendue qu’elle mérite, car au point où nous sommes parvenus, les questions économiques n’ont plus de bornes ; mais avec la profondeur et la généralité qui seules peuvent suppléer aux détails, nous la diviserons en deux périodes : l’une, qui embrasse tout le passé de l’état relativement au crédit, et que nous allons sur-le-champ passer en revue ; l’autre qui aura pour objet de déterminer ce que contient la théorie du crédit, et par conséquent ce que l’on peut attendre d’une organisation du crédit, soit par l’état, soit par le capital libre ; ce sera la matière du second et du troisième paragraphe.

Si, pour apprécier la puissance d’organisation qu’il a plu aux économistes, dans ces derniers temps, de reconnaître à l’état en matière de crédit, après la lui avoir refusée en matière d’industrie, il suffisait d’invoquer des antécédents, la partie serait trop belle contre nos adversaires, à qui nous n’aurions plus qu’à opposer, en place d’arguments, ce qui peut les toucher davantage, l’expérience.

Il est prouvé, leur dirions-nous, par l’expérience, que l’état n’a ni propriété, ni capitaux, rien en un mot sur quoi il puisse fonder ses lettres de crédit. Tout ce qu’il possède, en valeurs mobilières et immobilières, est depuis longtemps engagé ; les dettes qu’il a contractées en sus de son actif, et dont la nation paye pour lui l’intérêt, dépassent en France quatre milliards. Si donc l’état se fait organisateur du crédit, entrepreneur de banque, ce ne peut être avec ses propres ressources, mais bien avec la fortune des administrés ; d’où il faut conclure que, dans le système d’organisation du crédit par l’état, en vertu d’une certaine solidarité fictive ou tacite, ce qui appartient aux citoyens appartient à l’état, mais non pas réciproquement, et que le gouverneur de Louis XV avait raison de dire à ce prince, en lui montrant son royaume : Tout cela, sire, est à vous.

Ce principe du domaine éminent de l’état sur les biens des citoyens est le vrai fondement du crédit public : pourquoi la charte n’en parle-t-elle pas ? pourquoi la législation, le langage, les habitudes, y sont-ils plutôt contraires ? pourquoi garantir aux citoyens leurs propriétés en dehors de toute suzeraineté de l’état, lorsqu’on cherche à introduire subrepticement cette théorie de la solidarité de la fortune publique et des fortunes particulières ? Et si cette solidarité n’existe pas, ne peut pas, dans le système de la prépondérance et l’initiative du pouvoir, exister ; si ce n’est qu’une fiction, enfin, que devient la garantie de l’état ? et qu’est-ce que le crédit donné par l’état ?

Ces considérations, d’une simplicité presque triviale, et d’une réalité inattaquable, dominent toute la question du crédit. On ne sera pas surpris que j’y revienne de temps à autre avec une nouvelle insistance.

Non-seulement la propriété est nulle dans l’état ; chez lui la production n’existe pas davantage. L’état, c’est la caste des improductifs ; par lui, aucune industrie n’est exercée, dont les bénéfices prévus puissent donner valeur et sûreté à ses billets. Il est désormais universellement reconnu que tout ce que produit l’état, soit en travaux d’utilité publique, soit en objets de consommation domestique ou personnelle, coûte trois fois plus qu’il ne vaut. En un mot, l’état, et comme organe improductif de la police, et comme producteur pour la part du travail collectif qu’il s’est attribuée, vit uniquement de subventions : comment, par quelle vertu magique, par quelle transformation inouïe deviendrait-il tout à coup le dispensateur des capitaux dont il ne possède pas le premier centime ? comment l’état, l’improductivité même, à qui par conséquent l’épargne est essentiellement antipathique, deviendrait-il le banquier national, le commanditaire universel ?

Au point de vue de la production, comme à celui de la propriété, il faut donc revenir à l’hypothèse d’une solidarité tacite, dont l’état se ferait discrètement l’intermédiaire, et qu’il exploiterait à son profit, jusqu’au jour où il lui serait permis de l’avouer tout haut et d’en décréter les articles. Car, avant d’avoir vu fonctionner cette grande machine, je ne puis penser qu’il s’agisse simplement d’une entreprise de banque, formée à l’aide de capitaux privés, et dont la gestion seulement serait confiée à des fonctionnaires publics : en quoi une telle entreprise, alors même qu’elle procurerait au commerce des capitaux à meilleur marché, différerait-elle de toutes les entreprises analogues ? Ce serait créer pour l’état, sans qu’il y mît rien du sien, une nouvelle source de revenus : sauf le danger de laisser entre les mains du pouvoir des sommes considérables, je ne vois pas ce que le progrès, ce que la société y gagneraient. L’organisation du crédit par l’état doit aller plus au fond des choses ; et l’on me permettra de poursuivre mes investigations…

Mais oui bien, dit-on, l’état possède un capital, puisqu’il a le plus gros, le plus impérissable des revenus, puisqu’il a l’impôt. Dût-il augmenter cet impôt de quelques centimes additionnels, ne peut-il donc s’en servir pour combiner, exécuter et gager les plus vastes opérations de crédit ? Et même sans recourir à une augmentation d’impôt, qui empêche l’état, sous la garantie limitée ou illimitée de la nation, et en vertu d’un vote des représentents de la nation, de créer un système complet de banque agricole et industrielle ?

Mais de deux choses l’une : ou l’on entend faire du crédit, sous prétexte d’intérêt général, l’objet d’un monopole au profit de l’état ; ou bien l’on admet que la banque nationale, de même qu’aujourd’hui la banque de France, fonctionnerait concurremment avec tous les banquiers du pays.

Dans le premier cas, la situation, loin de s’améliorer, empirerait, et la société marcherait à une prompte dissolution ; puisque le monopole du crédit dans les mains de l’état aurait pour effet inévitable d’annihiler partout le capital privé, en lui déniant son droit le plus légitime, celui de porter intérêt. Si l’état est déclaré commanditaire, escompteur unique du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, il se substitue à ces milliers de capitalistes et de rentiers vivant sur leurs capitaux, et forcés dès lors, au lieu de manger le revenu, d’entamer le principal. Bien plus, en rendant les capitaux inutiles, il arrête leur formation : ce qui est rétrograder par delà la deuxième époque de l’évolution économique. On peut hardiment défier un gouvernement, une législature, une nation d’entreprendre rien de pareil : de ce côté, la société est arrêtée par un mur de métal, qu’aucune puissance ne saurait renverser.

Ce que je dis là est décisif, et renverse toutes les espérances des socialistes mitigés qui, sans aller jusqu’au communisme, voudraient, par un arbitraire perpétuel, créer au profit des classes pauvres, tantôt des subventions, c’est-à-dire une participation de fait au bien-être des riches ; tantôt des ateliers nationaux et par conséquent privilégiés, c’est-à-dire la ruine de l’industrie libre ; tantôt une organisation du crédit par l’état, c’est-à-dire la suppression du capital privé, la stérilité de l’épargne.

Quant à ceux que de pareilles considérations n’arrêteraient pas, sans que j’aie ici besoin de leur rappeler la série déjà bien longue des contradictions qu’ils ont à résoudre avant de toucher au crédit, je me bornerai pour le moment à leur faire remarquer qu’en faisant la guerre au capital, en lui interdisant le placement, ils arriveraient vite non pas au dégagement et à la solidarité des valeurs, mais à la suppression du capital circulant, à l’abolition de l’échange, à l’interdiction du travail. Le commerce de l’argent, qui n’est autre que le mode suivant lequel s’exerce la productivité du capital, est nécessairement le plus libre, je veux dire le plus insaisissable, le plus réfractaire au despotisme, le plus antipathique à la communauté, par conséquent le moins susceptible de centralisation et de monopole. L’état peut imposer à la banque des règlements ; il peut, en certains cas, par des lois spéciales, restreindre ou faciliter son action : il ne saurait par lui-même, et pour son propre compte, pas plus que pour le compte du public, se substituer aux banquiers et accaparer leur industrie.

L’idée de rendre l’état véritablement prince et dispensateur du crédit étant impraticable, et que de considérations je passe sous silence qui en démontreraient toute l’absurdité ! force est donc de s’arrêter à la seconde hypothèse, celle d’une concurrence, on mieux d’une coopération de l’état, notamment à l’égard de certaines parties encore obscures du crédit qui réclament son initiative, et que les capitaux privés n’ont encore pu féconder, ni même atteindre.

Nous voilà loin, il faut en convenir, de cette organisation si bruyamment annoncée du crédit par l’état, et qui par la force des choses se réduit, comme tout ce qui vient de l’état, à quelques manipulations législatives, ainsi qu’à un ministère de police. Car alors même que la banque centrale serait entrée dans le cercle administratif, comme elle devrait conserver toute l’indépendance de ses opérations, l’entière séparation de ses intérêts d’avec ceux de l’état, sous peine de se compromettre et de partager le discrédit inhérent à l’état, une pareille banque ne serait toujours que la première maison financière du royaume ; ce ne serait point une organisation du crédit par l’état, à qui, je le répète, il est impossible d’organiser rien, pas plus le travail que le crédit.

L’état reste donc et doit rester éternellement avec son indigence native, avec l’improductivité qui est son essence, avec ses habitudes emprunteuses, c’est-à-dire avec toutes les qualités les plus opposées à la puissance créatrice, et qui font de lui, non le prince du crédit, mais le type du discrédit. À toutes les époques, et chez tous les peuples, on voit l’état sans cesse occupé, non pas à faire jaillir de son sein le crédit, mais à organiser ses emprunts. Sparte, n’ayant pas de trésor, s’imposait un jeûne, pour faire les fonds d’un emprunt ; Athènes empruntait à Minerve son manteau d’or et ses bijoux ; la confiscation, les exactions, la fausse monnaie étaient la ressource ordinaire des tyrans. Les villes d’Asie, familiarisées avec tous les secrets de la finance, procédaient d’une façon moins barbare ; elles empruntaient comme nous faisons, et s’acquittaient par l’impôt[4]. À mesure qu’on avance dans l’histoire, on voit se perfectionner dans l’état l’art des emprunts ; celui de donner crédit est encore à poindre. Souvent, pour se libérer, l’état s’est vu dans la nécessité de déposer son bilan : en France seulement, et pour un laps de 287 ans, M. Augier a trouvé un chiffre total de neuf banqueroutes faites par l’état, « sans tenir compte, ajoute l’historien, des grands et petits moyens de libération analogues, en permanence sous tous nos rois et du temps de la ligue, ou bien périodiques à chaque avènement du trône, depuis l’invention de ce moyen libérateur par le roi Jean, en 1351. »

En effet, se pouvait-il autrement ? et faut-il tant de raisons pour se rendre compte de l’antagonisme invincible de ces deux choses, le crédit et l’état ? L’état quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, n’est ni ne sera jamais la même chose que l’universalité des citoyens ; conséquemment la fortune de l’état ne saurait non plus s’identifier avec la totalité des fortunes particulières, ni, par la même raison, les obligations de l’état devenir communes et solidaires à chaque contribuable. Qu’on vienne à bout d’égarer pendant quelque temps l’opinion publique, de donner au papier de l’état un crédit égal à celui de l’argent, de soutenir, à force de subtilités et de déguisements, ce mensonge gouvernemental ; on n’aura toujours fait que couvrir l’âne de la peau du lion, et, au moindre embarras, vous verrez la mascarade s’évanouir, ne laissant derrière elle que la confusion et l’épouvante. Ce qu’avait vu Law, lorsque, dans une contemplation prophétique où il devançait de deux siècles l’humanité, il s’écria que c’est à l’état de donner crédit, non de le recevoir, c’était l’association réelle des travailleurs ; c’était cette solidarité économique, résultat de la conciliation de tous les antagonismes, et qui, substituant à l’état la grande unité industrielle, peut seule donner crédit et satisfaction au producteur aussi bien qu’au consommateur. Trompé par une phrase équivoque, et prenant le masque pour l’homme, l’état pour la société, Law entreprit de réaliser une hypothèse contradictoire : il devait infailliblement échouer, et ce fut un bonheur pour la France, dans cette immense catastrophe, que l’ingénieux spéculateur arrivât sitôt à la fin de son expérience. Nous aurons lieu de revenir sur cette grande déception, dont l’inventeur fut la première dupe, lorsque nous parlerons des fictions diverses, au moyen desquelles on a imaginé de procurer la circulation du numéraire, ou, ce qui revient au même, le développement du crédit.


§ II. — Développement des institutions de crédit.


Le crédit est, de toute l’économie politique, la partie la plus difficile, mais en même temps la plus curieuse et la plus dramatique. Aussi, malgré le grand nombre d’ouvrages publiés sur la matière et dont quelques-uns sont d’une haute portée[5], j’ose dire que cette immense question n’a point encore été saisie dans toute son étendue, par conséquent dans toute sa simplicité. C’est ici surtout qu’on va voir l’homme, instrument de la logique éternelle, réaliser peu à peu et par une série de monuments une pure abstraction, le Crédit, comme nous l’avons vu précédemment convertir en réalités toute cette fantasmagorie d’idées abstraites, la division du travail, la hiérarchie, la concurrence, le monopole, l’impôt, la liberté du commerce. C’est en étudiant les divers problèmes auxquels donne lieu le crédit, que l’on achève de se convaincre que la véritable philosophie de l’histoire est dans le développement des phases économiques, et qu’on voit la constitution de la valeur apparaître décidément comme le pivot de la civilisation et le problème de l’humanité. Nous verrons la société, selon l’heureuse expression de M. Augier, tournant autour d’une pièce d’or, comme l’univers autour du soleil. Car il en est du crédit comme des phases que nous avons jusqu’à présent étudiées : « Ce n’est point, pour emprunter le langage du même écrivain, un fils direct de la volonté de l’homme, c’est un besoin dans la société humaine, une nécessité aussi impérieuse que celle de l’alimentation. C’est encore une force innée, providentiellement ou fatalement intelligente, faisant sa besogne de choses futures ou de révolutions ténébreuses… Les pouvoirs et les rois s’agitent, l’argent les mène : ceci soit dit sans parodier l’action de la Providence. »

Mais nous, disons-le sans scrupule : la philosophie de l’histoire n’est point dans ces fantaisies semi-poétiques dont les successeurs de Bossuet ont donné tant d’exemples ; elle est dans les routes obscures de l’économie sociale. Travailler et manger, c’est, n’en déplaise aux écrivains artistes, la seule fin apparente de l’homme. Le reste n’est qu’allée et venue de gens qui cherchent de l’occupation, ou qui demandent du pain. Pour remplir cet humble programme, le profane vulgaire a dépensé plus de génie que tous les philosophes, les savants et les poëtes, n’en ont mis à composer leurs chefs-d’œuvre.

Chose singulière, dont nous n’avons pas encore cité d’exemple, et qui surprendra le lecteur peu accoutumé à ces métamorphoses de la pensée, le crédit, dans son expression la plus avancée, se présente sous une formule déjà synthétique : ce qui ne l’empêche pas d’être encore une antinomie, la septième dans l’ordre des évolutions économiques. Ainsi que l’a démontré M. Cieszkowski dans un ouvrage dont je ne puis trop recommander la lecture aux amateurs de métaphysique appliquée, le crédit atteint son plus haut période en se développant successivement en position, opposition et composition, par conséquent en produisant une idée positive et complète. Mais, comme nous le démontrerons à notre tour, cette synthèse régulièrement formée n’est pour ainsi dire que d’un ordre secondaire ; c’est encore une contradiction. Ainsi, les idées comme les corps se composent et se décomposent à l’infini, sans que la science puisse dire jamais quel est le corps ou l’idée simple. Les idées et les corps sont tous d’une simplicité égale, et ne nous semblent complexes que par suite de leur comparaison ou mise en rapport avec d’autres corps et d’autres idées.

Tel est le crédit ; une idée qui, de simple qu’elle paraît à sa naissance, se dédouble en posant sa contraire, puis qui se complique en se combinant avec elle, et qui, après cette union, reparaît aussi simple, aussi élémentaire, aussi contradictoire et impuissante, qu’au moment de sa génération première. Il est temps d’arriver aux preuves.

Le crédit se développe en trois séries d’institutions : les deux premières, inverses l’une de l’autre ; et la troisième les résumant toutes deux dans une intime combinaison. La première série comprend la lettre de change, la banque de dépôt, à laquelle il faut rapporter la caisse d’épargnes ; enfin le prêt sur gage ou sur hypothèque, dont le mont-de-piété fournit un exemple.

Par cette suite d’opérations, on a voulu rendre l’argent plus accessible à tout le monde, d’abord en lui facilitant le chemin, et en abrégeant les distances ; puis, en rendant l’argent lui-même moins casanier, moins craintif de se produire. En termes plus clairs, pour avoir l’argent à meilleur marché, on a songé à faire des économies, d’un côté sur le transport par la lettre de change, d’autre part sur l’usure de la matière ainsi que sur le change, par la banque de dépôt ; enfin on a attiré le numéraire par la sécurité, en lui offrant la garantie du gage et de l’hypothèque.

Au moyen de la lettre de change, l’argent que je possède ou qui m’est dû à Saint-Pétersbourg pendant que je suis à Paris, est à ma disposition, comme si je le tenais ; et réciproquement la somme que je possède à Paris, et que je dois à Saint-Pétersbourg, existe à Saint-Pétersbourg.

Cette combinaison est une conséquence forcée du commerce ; elle marche à la suite de la production et de l’échange, comme l’effet à la suite de la cause ; et je ne conçois pas la manie des économistes, qui cherchent dans l’histoire la date de l’invention des lettres de change, et fixent cette date au douzième ou au treizième siècle, environ. La lettre de change, quelque barbare et irrégulière qu’en soit la rédaction, existe du jour où deux pays se trouvant en rapport, une somme peut être payée de l’un à l’autre, sur la simple reconnaissance de l’emprunteur ou l’invitation du créancier. Ainsi, rien n’empêche de voir avec M. Augier une lettre de change dans l’obligation signée à Tobie par son parent Gabélus, obligation qui fut acquittée par ledit Gabélus entre les mains de Tobie le jeune, porteur de l’obligation, tout à fait inconnu du souscripteur. Ce fait, qui d’après la légende a dû se passer en Asie cinq ou six siècles avant Jésus-Christ, montre qu’à cette époque les opérations de change et d’escompte n’étaient pas organisées entre Ragès et Ninive : mais le principe était dès lors connu, la conséquence pouvait facilement être tirée, ce qui suffit pour le moment à notre thèse.

Tout le monde connaît les avantages du change, et à quelle masse de numéraire il supplée. Un négociant de Marseille doit 1,000 fr. à un négociant de Lyon, lequel doit à son tour à un négociant de Bordeaux, 1,000 fr. Il suffit, pour que le négociant de Lyon se rembourse de sa créance et paye en même temps sa dette, qu’il adresse à son correspondant de Bordeaux une lettre de change tirée par lui sur le négociant de Marseille, laquelle par conséquent représente, sous la double garantie du Marseillais et du Lyonnais, la somme de 1,000 fr. La même opération pourra se répéter, avec la même lettre de change, entre le commerçant de Bordeaux et un autre de Toulouse, ce qui triplera la garantie donnée à la lettre de change ; et ainsi de suite à l’infini, la garantie du titre, et par conséquent sa solidité, sa valeur commerciale, augmentant toujours, jusqu’à ce que, parvenu au terme de son échéance, il soit présenté au payement. La lettre de change est donc un véritable supplément de la monnaie, et un supplément d’autant plus certain, que la promesse acquiert, par la voie de l’endos, une garantie progressive, tellement qu’en certain cas le papier de commerce de première qualité est préféré à l’argent.

Avec la banque de dépôt, on s’est élevé à une autre abstraction : c’est la distinction de la monnaie de compte d’avec la monnaie courante.

L’argent, comme toute matière et marchandise, est sujet à usure, altération, larcin et fraude. D’autre part, la diversité des monnaies est un obstacle à leur circulation, et conséquemment une nouvelle cause d’embarras. On a fait disparaître ces difficultés en créant des dépôts publics, où toute espèce de monnaie était admise pour sa valeur intrinsèque et sous déduction d’un agio en compte-courant, et remplacée par des bons remboursables en monnaie d’aloi, jusqu’à concurrence du montant des dépôts. La banque d’Amsterdam, fondée en 1609, est citée comme le modèle des banques de dépôt.

Ainsi l’argent, représenté par un papier de nulle valeur intrinsèque, a pu circuler sans être sujet à rognure, usure ni agio, en un mot, sans éprouver de déficit, et avec la plus grande facilité.

Mais c’était peu d’avoir ainsi aplani la voie au numéraire : il fallait trouver moyen de le faire sortir des coffres ; et c’est à quoi l’on n’a pas manqué de pourvoir.

L’argent est la marchandise par excellence, le produit dont la valeur est la plus authentique et la mieux cotée ; par suite l’agent des échanges, le prototype de toutes les évaluations. Cependant, malgré ces éminentes prérogatives, l’argent n’est pas la richesse ; seul il ne peut rien pour notre bien-être : il n’est que le chef de file, le boute-en-train, si j’ose ainsi dire, des éléments qui doivent constituer la richesse.

Le capitaliste, dont la fortune consiste en argent, a donc besoin de placer ses fonds, de les échanger, de les rendre, autant que possible, productifs, et productifs d’argent, c’est-à-dire de toute espèce de choses. Et ce besoin de se défaire de ses écus, il l’éprouve aussi vivement que le capitaliste dont l’avoir consiste en terres, maisons, machines, etc., éprouve le besoin, pour son entreprise, de se procurer des écus.

Pour que ces deux capitalistes fassent produire leurs capitaux, il faut donc qu’ils les associent. Mais l’association répugne à l’homme autant qu’elle lui est nécessaire ; et ni l’industriel, ni l’homme d’argent, tout en cherchant à s’entendre, ne consentiraient à s’associer. Un moyen se présente de contenter leur désir sans forcer leur répugnance : c’est que le détenteur du numéraire prête ses fonds à l’industriel, en recevant pour gage les capitaux mobiliers et immobiliers de celui-ci, plus un bénéfice ou intérêt.

Telle est, en somme, la première manifestation du crédit, ou, comme parle l’école, sa thèse.

Il en résulte que la monnaie, tout élevée qu’elle soit au dessus des autres marchandises, apparaît bientôt, en tant qu’instrument d’échange, avec de notables inconvénients, le poids, le volume, l’usure, l’altération, la rareté, les embarras du transport, etc. ; — que si l’argent considéré en lui-même, dans sa matière et sa valeur, est un gage parfait du crédit, puisque à l’aide de ce gage, signé du souverain, acceptable en tout temps et contre toute espèce de produits, on est sûr de se procurer tous les biens possibles, cependant, comme représentant des valeurs et moyen de circulation, ce même argent offre des désavantages et laisse à désirer, en un mot, est un signe imparfait du crédit.

C’est à réparer ce vice propre du numéraire que nous allons voir le génie commercial appliquer tous ses efforts. Le second terme, la série antithétique des institutions de crédit, est l’inverse, la négation, en un certain sens, de la première : elle comprend les banques de circulation et d’escompte, et tout ce qui a rapport aux papiers de banque, papiers-monnaies et monnaies de papier, assignats, etc. Voici le mécanisme de cette génération.

Que le lecteur me pardonne de le rappeler constamment à ces formules de métaphysique, auxquelles j’ai ramené déjà toutes les phases antérieures, et dans lesquelles je fais rentrer encore les diverses formes du crédit. En y réfléchissant, on comprendra, je l’espère, que cet appareil si disgracieux à première vue, si étranger à nos habitudes littéraires, est, après tout, l’algèbre de la société, l’instrument intellectuel qui seul, en nous donnant la clef de l’histoire, nous fournit le moyen de poursuivre avec conscience et certitude l’œuvre instinctive et tourmentée de notre organisation. D’ailleurs, il est temps que notre nation renonce aux petitesses de sa littérature dégénérée, aux bavardages d’une tribune corrompue et d’une presse vénale, si elle veut échapper à la déchéance politique qui déjà la menace, et que depuis seize ans on travaille à lui faire accepter avec un si déplorable succès.

Le papier de banque ayant derrière lui son gage, c’est-à-dire le numéraire qu’il représente, n’est point encore une fiction ; c’est tout simplement une abstraction, c’est-à-dire une vérité détachée du fait ou de la matière qui la réalise et la concrète, et dont l’existence forme la garantie du billet. Dans cet élal, le papier de banque est un suppléant heureux et commode de la monnaie, mais il ne la multiplie pas. Or, telle est la faculté qu’il va désormais acquérir, par une combinaison de la lettre de change et de la reconnaissance de dépôt.

Puisque la lettre de change est reçue en payement comme la monnaie, en d’autres termes, puisqu’elle peut être échangée contre toute espèce de produits, elle peut aussi s’échanger contre de l’argent : de là la banque de circulation, c’est-à-dire le métier d’escompteur, sous bénéfice de commission, du papier de commerce.

Le négociant qui a fait argent de son papier se trouve donc avoir en disponibilité le capital qui, sans cette opération, serait demeuré pour lui un capital dormant, et conséquemment improductif. Avec le montant de sa lettre de change, il produit de nouvelles valeurs, il acquiert des services, paye des salaires, solde des marchandises. Rapidité dans la production, augmentation de produit, multiplication du capital, telles sont les conséquences de l’escompte.

Mais, à l’exemple de l’industriel, le banquier, dont tout l’art consiste à échanger des écus contre du papier, puis du papier contre des écus, le banquier peut s’obliger lui-même par lettre de change, et fournir du papier sur sa propre maison, c’est-à-dire créer des bons, soit nominatifs, soit au porteur, et remboursables par lui à présentation. En effet, un banquier, dont le fonds de commerce serait d’un million, après avoir échangé ce million contre du papier à échéance moyenne de quarante jours, peut se trouver au bout de trois semaines sans un centime dans sa caisse, et par conséquent dans l’impuissance matérielle de faire de nouveaux escomptes. Or, comme à la place des espèces, ce banquier ne possède plus que du papier qu’il est sûr de faire rentrer en numéraire, il peut tirer sur cette rentrée une lettre de change, c’est-à-dire créer ce qu’on appelle vulgairement un billet de banque, lequel sera accepté par le commerçant comme une monnaie véritable, et qui pourtant ne sera, comme toute lettre de change, qu’une promesse de remboursement.

Ainsi le billet de ban(|ue est encore la lettre de change créée au premier âge du crédit, mais élevée, pour ainsi dire, à sa deuxième puissance : c’est une lettre de change dont la souscription est faite pour valeurs reçues en lettres de change. Voilà où commence la fiction. Rien de plus logique, au surplus, que cette manœuvre ; elle résulte, comme il est facile de le voir, des deux principes combinés, du dépôt et de l’escompte. Et cependant, poursuivie dans ses conséquences les plus légitimes, elle aboutit à des abus monstrueux, au renversement même du crédit.

En effet, et à ne consulter que la théorie, puisque tout papier de commerce, à présentation ou à terme, doit être remboursé, sauf les accidents que le métier du banquier est de prévoir ; il est clair que rien n’empêche celui-ci de tirer sur lui-même autant de lettres de change, d’émettre autant de billets de banque, qu’on lui présente de valeurs à l’escompte, pourvu toutefois qu’il ait soin de faire coïncider ses rentrées avec la présentation probable de ses billets, ou de stipuler pour leur remboursement général, en cas d’encombre, un sursis. Mathématiquement cette théorie est irréprochable, puisque la lettre de change du banquier n’est, si j’ose employer ce terme d’imprimeur, qu’une retiration du papier qu’il escompte. En sorte que nous arrivons à cette conséquence extrême, que le commerce de la banque peut se faire avec zéro d’argent. Il suffit pour cela, comme le remarquait finement M. de Sismondi, que le négociant, au lieu de demander crédit au banquier, donne crédit au banquier même. Il y a plus : le principe en vertu duquel la banque, au lieu d’argent, remet aux négociants qui viennent à l’escompte une lettre de change tirée sur son portefeuille, conduit tout droit à la négation même de la monnaie, à son expulsion du commerce. Qu’on se figure dès lors ce que doivent être (en perspective] les bénéfices d’une entreprise capable, en vertu d’un privilège accordé par le souverain, d’embrasser tout le commerce d’un empire, et sans posséder la moindre parcelle d’or, de neutraliser la puissance de l’or, d’opérer le change de toutes les valeurs, et de tirer le revenu net de quelques milliards de capitaux !

Telle fut, selon nous, la série de raisonnements par laquelle le fameux Law fut conduit à l’idée de sa banque royale, laquelle, sans avoir à son début rien en caisse, appuyée seulement (pour donner corps à l’idée) sur une exploitation gigantesque du Mississipi, devait escompter tout le papier du commerce, et, par la mise en circulation de ses billets substitués peu à peu au numéraire, autant que par les actions qu’elle délivrait en échange des espèces, attirer toutes les richesses métalliques du royaume dans les coffres de l’état. Law, entraîné par la logique de ses idées, et rassuré d’ailleurs sur la moralité de son système par la haute garantie de l’état, dont la capacité de donner crédit sans offrir de gage réel était pour lui un sujet de méditation journalière, Law prit-il au sérieux sa folle conception, ou bien ne faut-il voir en lui qu’un audacieux escroc ? Voilà ce que, sur le simple exposé de cette mirifique aventure, je n’oserais décider. Ce qui est certain, c’est que ni Law ni personne de son temps ne possédait à fond la théorie du crédit, pas plus qu’aujourd’hui les économistes n’entendent la philosophie de l’économie politique. Et si quelque chose peut excuser Law, c’est la bonne foi, c’est l’admirable étourderie avec laquelle les économistes, sans y voir rien, poursuivent leurs utopies de libre commerce, de concurrence illimitée, d’impôt progressif et équitable, d’organisation du crédit, etc., c’est-à-dire la négation du monopole par l’affirmation du monopole.

Quoi qu’il en soit du système de Law, il demeure acquis à la science que, dans la théorie du crédit, l’emploi de l’argent conduit au non-emploi de l’argent ; et c’est encore par une application de cette théorie qu’un économiste célèbre, David Ricardo, a créé un autre système de circulation et d’escompte, duquel la monnaie se trouve complètement exclue. Ainsi donc, au point de départ, nous avons la banque de dépôt, c’est-à-dire un système dans lequel, pour délivrer au négociant des espèces, la banque commence par lui demander les espèces qu’il a, ce qui implique nullité de crédit pour quiconque ne possède point d’argent : absurdité. A l’autre côté de la théorie, nous avons la banque de circulation, c’est-à-dire un système dont le dernier mot est que pour faire de l’argent il suffit d’un carré de papier dont la valeur est nulle : absurdité.

Cette absurdité ressort bien davantage si, remontant au principe de la monnaie, à la théorie de la constitution des valeurs, on généralise le principe de la banque de circulation, en l’appliquant à toute espèce de produits. De même en effet que le banquier peut tirer une lettre de change sur lui-même et faire entrer de la sorte dans le commerce une valeur fictive, admise cependant comme réelle ; de même tout entrepreneur d’industrie, tout commerçant peut, à l’aide d’un compère, tirer une lettre de change pour des livraisons qu’il n’a point faites, pour des produits qu’il ne possède même pas : si bien qu’avec ce mécanisme, les billets de banque se multipliant à fur et mesure de la demande du commerce, un état pourrait arriver à un mouvement d’affaires de plusieurs centaines de milliards, sans avoir produit et sans posséder un centime de valeur. Cette application du principe de la banque d’escompte est fréquente dans le commerce, où on la désigne par le mot de circulation, terme impropre, mais que l’on est convenu d’employer pour caractériser la position d’un homme qui fait de l’argent avec des fictions et recourt aux derniers moyens. Les émissions réitérées d’assignats, sous la république, ne furent pas autre chose.

Or, depuis près d’un siècle qu’on a entrevu plutôt qu’on n’a compris la contradiction de ce mécanisme, on n’a su encore y remédier, comme à tant d’autres inconvénients de l’économie politique, que par un compromis entre les extrêmes.

On a cumulé les deux modes d’opération, et toute l’habileté consiste à se tenir dans un juste milieu. Ainsi, il est entendu, et les économistes ne franchissent pas cette enceinte, qu’une banque, fonctionnant à la fois comme banque de dépôt et comme banque de circulation et d’escompte, peut très-bien, sans s’exposer, émettre des billets jusqu’à concurrence du quart ou du tiers en sus de ses valeurs métalliques. Là s’arrête la routine, l’économie politique ne va pas plus loin.

Restait donc à essayer une troisième combinaison du crédit, c’est-à-dire un troisième mode de procurer la circulation des valeurs non constituées, par l’intermédiaire de l’argent. Car, puisqu’il existe opposition entre les deux premiers modes, opposition que l’ambigu économique ne résout pas, c’est signe qu’il doit se trouver un troisième terme qui, conciliant les deux autres, les complète et les perfectionne. Telle est l’œuvre qu’a entreprise M. Cieszkowski.

Jusqu’à présent, dit-il, nous possédons, comme moyens de crédit, mais séparés l’un de l’autre :

1° La monnaie, gage parfait, mais signe imparfait du crédit ;

2° Le billet de banque, gage imparfait ou plutôt nul, mais signe parfait du crédit.

Il s’agit de trouver une combinaison dans laquelle l’agent de circulation serait tout à fois, et dans un égal degré, gage parfait, comme l’argent ; signe parfait, comme le papier de banque ; de plus, suivant la loi de l’intérêt, productif comme la terre et les capitaux, par conséquent non-susceptible de chômage.

Cette combinaison existe, répond M. Cieszkowski. Et il la démontre dans le plus beau langage philosophique et avec l’expérience la plus consommée : double qualité qui devait le rendre à peu près inintelligible aux économistes et aux philosophes. Dans une exposition aussi rapide des idées de M. Cieszkowski, je ne puis que faire tort à cet écrivain : j’essaierai cependant, en joignant quelquefois mes propres idées aux siennes, de donner un aperçu de son système.

Remontons encore une fois aux principes.

La monnaie est, de toutes les marchandises, la seule dont la valeur, quoique variable, soit définitivement constituée et cotée ; c’est à cette prérogative des métaux précieux qu’ils doivent de servir d’évaluateur commun pour tous les produits.

Le but ultérieur du crédit est d’arriver à la constitution de toutes les valeurs, c’est-à-dire de les rendre, à l’instar de l’or et de l’argent monnayés, acceptables en tout payement : ce qui serait évidemment résoudre le problème de la répartition, fonder l’égalité sur la loi du travail, et porter du même pas l’humanité au plus haut degré de liberté individuelle et d’association possible.

Pour arriver à ce résultat, avons-nous dit, le génie social procède par assimilation. C’est-à-dire qu’au moyen d’abstractions et de fictions successives, il tend à rendre circulables, à l’instar de l’argent, toute valeur produite, mais sous condition toutefois d’une évaluation préalable. Peu importe du reste que le corps de la valeur change physiquement de main : il suffit pour la circulation qu’il y ait transport dans le titre de propriété. C’est ainsi qu’un billet de banque, énonçant une portion des richesses accumulées à la banque, équivaut pour le porteur à la possession actuelle de la somme portée sur ce billet ; c’est ainsi pareillement que le prix stipulé et accepté d’une marchandise vendue peut devenir monnaie, sous la forme d’une lettre de change.

On demande donc comment on fera participer au bénéfice de la circulation, comment l’on fera servir au crédit, non-seulement l’argent, non-seulement les billets qui représentent l’argent, non-seulement enfin les lettres de change, et autres obligations à terme fixe et protestable, qui représentent une valeur vendue et livrée ; mais encore les valeurs invendues, les instruments de travail servant à la production de ces valeurs, la terre, le travail même ?

Et voici ce que répond M. Cieszkowski.

Si, après avoir évalué tant en capital qu’en revenu toutes les richesses mobilières et immobilières d’une nation, on faisait des titres de propriété des billets échangeables, acceptables à l’impôt et en toute nature de payement, déduction faite d’une partie aliquote (moitié, tiers ou quart de la valeur de la chose) pour la garantie du porteur, on aurait, dans ce nouvel agent de la circulation,

1° Un gage parfait, puisque ce gage serait, comme les lingots et les tonnes d’or de la banque, un capital existant, réel et non plus fictif ;

2° Un signe parfait, puisqu’il serait éminemment portatif, et de nulle valeur intrinsèque ;

3° Une monnaie productive, puisqu’elle serait le titre de propriété de capitaux en pleine production.

Du reste, ces billets n’aboliraient pas l’usage de la monnaie ; ils le réduiraient seulement et le restreindraient à un rôle secondaire. Ils ne feraient pas cesser non plus la fiction des billets de banque et papiers-monnaies ; mais, bien que la monnaie et les billets de confiance eussent servi, pour ainsi dire, de paradigme à la création des nouveaux effets, ceux-ci les domineraient de toute la hauteur d’une combinaison organique sur ses principes constituants, et les retiendraient dans de justes bornes.

L’auteur entre ensuite dans de longs détails sur l’organisation de l’agence centrale d’où partirait cette vaste émission de valeurs ; sur la hiérarchie des banques secondaires ; sur les précautions à prendre, la marche à suivre, les exemples à l’appui. Il ne manque plus à son projet que d’agréer à quelque fantôme d’homme d’état, qui, le comprenant aux trois quarts et le remaniant à sa guise, s’attirerait une immense renommée, et ferait oublier l’auteur.

Peut tout dire enfin sur cet intéressant ouvrage, c’est là que M. Wolowski, ami et compatriote de l’auteur, professeur de législation comparée au Conservatoire des arts et métiers, a puisé son projet d’organisation du crédit foncier, projet d’une haute portée, et qui a reçu l’adhésion des hommes les plus considérables et les plus compétents en cette matière.

Tel est donc le développement normal et complet de toutes les institutions possibles de crédit, puisque au delà de cette théorie, qui embrasse toutes les valeurs produites et productibles, tous les capitaux engagés et la terre, il n’y a rien :

1° évolution : Lettre de change, prêt sur gage, banque de dépôt.

2° évolution : Banque de circulation et d’escompte ; papier de confiance, papier-monnaie, assignats.

3° évolution : Dégagement de tous les capitaux, représentés par des billets portant intérêt.

Le système de M. Cieszkowski, conséquence nécessaire deux premiers, sera-t-il réalisé ? A ne s’en rapporter qu’au mouvement économique qui emporte la société, on peut le croire. Toutes les idées, en France, sont à la réforme hypothécaire et à l’organisation du crédit foncier, deux choses qui, sous une forme plus ou moins accusée, entraînent de force l’application de ce système. M. Cieszkowski, en véritable artiste, a tracé l’idéal du projet ; il a décrit la loi économique à laquelle toutes les réformes ultérieures de la société sont soumises. Peu importent dès lors les variétés d’application et les modifications de détail : l’idée est sienne en sa qualité de théoricien, et même, en cas de réalisation, de prophète. M. Cieszkowski, en un mot, a raconté l’une des phases les plus curieuses de l’organisation sociale : il est possible qu’il existe ici une lacune dans l’histoire, cette lacune n’existera pas dans la science. La société vit plus par l’esprit que par les sens : c’est pourquoi il lui est quelquefois permis, dans la pratique, de faire des enjambements.

Jetons maintenant un coup d’œil rétrospectif sur ce mouvement prodigieux, à la fois si spontané et si logique, du crédit, et tâchons d’en faire ressortir la preuve de cette nécessité providentielle, car désormais nous pouvons accoupler ces deux termes, que nous rencontrons à chaque pas et dont l’homme semble l’agent involontaire ; de cette nécessité, dis-je, qui a si fort étonné M. Augier, et qui est la preuve la moins équivoque de l’infaillibilité humaine.

Se pouvait-il qu’il n’y eût pas de monnaie ? Autant vaut demander s’il se pouvait que parmi tous les produits du travail humain, il ne s’en trouvât pas quelqu’un d’une valeur plus commerciale que les autres. — Observons en passant que le progrès aurait pu être plus ou moins retardé, si, en face de l’or et de l’argent, la société avait adopté pour évaluateur commun, le blé, le fer, la soie, ou toute autre marchandise d’une plus grande variabilité de valeur et d’une circulation plus difficile.

La monnaie une fois inventée, se pouvait-il qu’elle ne devînt pas l’objet de la cupidité générale, la chose la plus nécessaire au pauvre comme au riche ?

Et puisque la fabrication d’une plus grande quantité de numéraire, au lieu de résoudre le problème, ne fait que l’ajourner, se peut-il encore, qu’après avoir évalué à la mesure de l’argent tous les capitaux et les produits, on ne travaille pas à les dégager et à les mettre en circulation comme monnaie ?

Disons-le hardiment : tout cela était inévitable, tout cela était écrit dans le cerveau humain comme sur le livre des destinées. Dès ce moment, la route suivie par l’humanité était la vraie route, et ses opérations sont justifiées. Un moment le socialisme, s’exprimant par la bouche de l’Église, s’insurgea contre l’esprit économique, et parut vouloir arrêter la marche des sociétés en proscrivant le prêt à intérêt. C’était comme une négation de la providence par la providence même ; une protestation de la conscience universelle, devenue chrétienne, contre la raison universelle, qui persistait à agir en païenne. Le socialisme, qui fut toujours le fonds de la catholicité, pressentait dès lors que même avec une organisation parfaite du crédit, l’humanité ne serait pas plus avancée qu’avec la pleine concurrence ; que la misère et l’opulence en seraient seulement, chacune de son côté, accrues ; et il réclamait une loi plus complète, moins égoïste, et surtout moins illusoire. Malheureusement, à l’époque où Rome et les conciles, poussés par un faux esprit de popularité, sévissaient contre le capital et prohibaient l’intérêt, la liberté était à conquérir ; et comme cette conquête ne pouvait s’accomplir que par la propriété, et conséquemment par l’intérêt, l’Église fut obligée de retirer ses foudres et d’ajourner ses anathèmes.

La maladie de notre siècle est la soif de l’or, c’est-à-dire le besoin de crédit ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Que la morale hypocrite, la littérature famélique et la démocratie rétrograde se récrient contre le règne de la banque et le culte du veau d’or, ces imprécations inintelligentes ne font qu’accuser la marche triomphale de l’idée. Depuis le Sinaï, le veau d’or est le dieu qu’adore le genre humain, dieu fort, dieu invincible, qui ne trouve d’infidèles que parmi les contemplatifs qui, semblables à Moïse, oublient sur la montagne le manger et le boire. Israël ne s’est pas trompé lorsque, prosterné devant une masse d’or, il s’est écrié : Voilà le Dieu, Israël, qui t’a délivré de l’esclavage. Et Moïse ne s’est pas trompé non plus lorsqu’il a voulu que son peuple reconnût encore une puissance supérieure à l’or, et qu’il lui a montré tels que Jéhovah, la force créatrice, le travail en un mot, de la liberté et de la richesse.

Mais, comme dit le Sage, il y a temps pour chaque chose : temps pour la semaille, et temps pour la moisson ; temps pour Mammon, et temps pour Jéhovah ; temps pour le capital, et temps pour l’égalité. Dans la genèse économique, le culte de l’or devait précéder le culte du travail : aussi, comme l’a remarqué avec beaucoup de raison M. Augier, chaque progrès du crédit est une victoire remportée sur le despotisme ; comme si, avec le capital, se dégageait pour nous la liberté.

La lettre de change, la banque de dépôt, le change des monnaies, le prêt à intérêt, l’emprunt public, les comptes-courants, le numéraire fictif, l’intérêt composé et les procédés d’amortissement qui s’en déduisent, paraissent avoir été connus depuis un temps immémorial ; la transmissibilité de la lettre de change par voie d’endos, la création d’une dette publique et permanente, les hautes combinaisons du crédit, semblent d’invention plus moderne[6]. Tous ces procédés par lesquels s’exprime le crédit, depuis la monnaie de fer jusqu’à l’assignat et au billet à rente, doivent être considérés comme les pièces d’une immense machine, dont l’action peut être définie en un seul mot, vieux comme le monde, fœnus, l’intérêt. Et chose singulière, mais qui ne peut plus nous surprendre, c’est que l’invention du prêt à intérêt n’appartient pas au capital, mais au travail lui-même, et au travail esclave. Partout, et à toutes les époques, ce sont des industrieux opprimés qui découvrent que le prêt à intérêt peut devenir une arme offensive et défensive plus redoutable que l’épée et le bouclier ; partout ce sont les castes privilégiées, la noblesse, la royauté, le sacerdoce, qui se font exploiter par l’usure, en attendant qu’elles retournent contre les peuples le glaive enchanté, qui frappe et qui guérit, qui perd et ressuscite.

« Par suite des croisades, l’immobilité qui avait frappé les capitaux, la terre, et l’homme attaché à la glèbe, ne tarda pas à disparaître. Le premier écu libre fui le premier qui put être emprunté. Mais, si le premier fonds de rachat était minime, la production l’avait mis à intérêt composé, et le mouvement commença. La classe qui n’a pour acquérir les richesses que le travail et l’intelligence, se constitua en corps redoutable, sous le régime des corporations… Les marchands se confédérèrent ; leurs agglomérations, leurs confréries devinrent des cités ; les cités s’accrurent, la révolte suivit la puissance ; et l’indépendance fut, comme toujours, le fruit de l’insurrection… Les cités maritimes ouvrirent la marche… La coalition eut des comptoirs en Angleterre, dans les Indes, en Suède, en Norwège, en Russie, en Danemarck. Hambourg, Brème, Lubeck, Francfort, Amsterdam, furent célèbres par leur nom de villes hanséatiques (hanssen, association). — Pour obtenir des concessions, la ligue prêta de l’argent aux souverains, et en obtint ainsi des droits de cité et de privilège… Puis, si des plaintes s’élevaient, l’association suspendait tout commerce, bloquait les ports, jusqu’à ce que les murmures des ouvriers oisifs qu’elle avait créés, et la misère du peuple qu’elle affamait, forçassent les souverains à demander grâce, et à rappeler chez eux ces maîtres étrangers, même en leur accordant de nouveaux privilèges, c’est-à-dire de nouveaux moyens d’oppression. Dans cet état de choses, devant la ligue hanséatique, les rois tremblèrent… Enfin il y eut des sociétés secrètes, une franc-maçonnerie de l’argent, des initiations, des tortures à subir pour être admis dans les comptoirs de la ligue, véritables forteresses bâties au sein des villes, comme l’étaient les factoreries de Gênes et de Venise dans le Levant. » (Augier, Histoire du Crédit.)

En deux mots, les villes créèrent une force publique ; et pour que cette force fût régulièrement salariée, elles s’imposèrent une cotisation. Ce fut l’origine du revenu public. Les rois s’empressèrent d’imiter cette innovation ; et comme ils empruntaient toujours, à la suite du revenu public ne tarda pas à se former, par une succession d’emprunts, la dette publique. Ainsi nous voyons le crédit naître et se développer spontanément au sein du travail et du servage ; il grandit ensuite par la liberté, et devient à son tour conquérant et souverain. C’est alors que l’état l’adopte, d’abord pour se ruiner de plus en plus en augmentant sa consommation improductive, plus tard pour accroître ses possessions, et enfin pour s’attacher la féodalité nouvelle.

« Bientôt, continue M. Augier, les rois, à l’exemple des communes, se mirent à faire la guerre avec l’argent. Louis XI est le premier roi qui ait pensé sainement sur l’argent. Il prêta 300,000 écus d’or à Jean d’Aragon, après s’être fait engager pour sûreté les comtés de Cerdagne et de Roussillon. Il prêta aussi 20,000 écus d’or à Henri VI d’Angleterre, et reçut en hypothèque la ville de Calais… Ainsi à la guerre de dévastation succédait la guerre des capitaux. »

« L’an 1509, le roi Louis XII se chargea de payer la garnison de Vérone, qui appartenait à Maximilien ; il exigea que le prince lui remît, pour sûreté de cette somme, et de toutes celles qu’il pourrait encore lui emprunter par la suite, les deux citadelles de Vérone, et la place du Vallegio… Or, si le bon roi Louis payait la garnison à condition que la ville lui appartiendrait, nous demandons ce que l’empereur Maximilien retirait de cet emprunt, si ce n’est de prêter ses hommes ? »

Le même Maximilien, que les historiens du temps ont surnommé Maximilien sans argent, se trouvant à Bruges, fut retenu trois jours en prison dans la boutique d’un apothicaire par les bourgeois de cette ville, jusqu’à ce qu’il eût renoncé au gouvernement de la Flandre, écrasée par les impôts dont ce prince endetté ne cessait de frapper ses sujets. Enfin on vit le Pape Léon X, et tout le clergé, à son exemple, engager les joyaux des églises, les vases sacrés, les reliques des saints, et à des juifs, qui plus est, comme on avait vu autrefois Périclès emprunter à Minerve son manteau d’or et ses bijoux, lors de la guerre contre les Lacédémoniens.

Que fut la révolution de 89 ? un dégagement de capitaux. Les privilèges de la noblesse et du clergé rendaient inaliénable et indivisible la plus grande partie du capital social ; et ce fut une véritable loi agraire que le décret qui en ordonna tout à la fois la liquidation et la mobilisation. Au surplus, le but de la révolution, le but réel et avoué, ne fut et ne pouvait être que cela : toute cette rumeur républicaine et impérialiste qui eut lieu ensuite, et dont il n’est demeuré qu’un souvenir, l’ont bien prouvé. Et telle sera encore l’issue du combat engagé sous nos yeux entre le capital, représenté par l’économie politique, et le travail, représente par le socialisme. J’observerai seulement qu’aujourd’hui, malgré toutes les apparences contraires, le travail a la partie encore plus belle qu’autrefois ; mais le moment n’est pas venu d’en dire la raison.

N’oublions pas, à côté de l’impulsion puissante donnée à l’émancipation générale par l’usure que le tiers exerçait contre les autres ordres, l’influence des masses métalliques jetées en Europe par la découverte du Nouveau-Monde, celle des banques de circulation, ainsi que de la commandite. Ajoutez le progrès des sciences, des arts et de l’industrie, œuvre propre des bourgeois ; et vous comprendrez comment, en 89, Syeyès étant venu constater à la face du monde que le tiers-état était tout, le clergé et la noblesse rien, il fallut que le monarque, prince des nobles et fils aîné de l’Église, donnât à cette déclaration d’un roturier force de loi.

Il n’est plus permis d’en douter : le crédit, c’est-à-dire l’ensemble de combinaisons qui fait du travail et des valeurs oscillantes une sorte de monnaie courante et productive, qui, par conséquent, ouvre à l’intérieur ce débouché que la liberté la plus absolue ne peut procurer, le crédit a été l’un des principes les plus actifs de l’émancipation du travail, de l’accroissement de la richesse collective, et du bien-être individuel.

Et lorsqu’on réfléchit à la multitude des moyens de production, d’échange, de répartition, de solidarité effective que le génie de l’humanité a créés, on est moins surpris de l’optimisme de ceux qui trouvent que tout va bien, que la société a fait assez pour le prolétaire, que s’il existe des pauvres la faute n’en doit être imputée qu’à eux ; et l’on se prend à douter soi-même que la plainte du socialisme ait le moindre fondement.

Que le lecteur daigne me suivre un instant dans cette récapitulation.

La liberté individuelle est garantie. Le travailleur ne craint plus qu’un maître lui dispute son pécule ; chacun dispose librement des produits de son travail et de son industrie. La justice est la même pour tous. Si la constitution, par un motif de conservation et d’ordre incontestable en régime propriétaire, a fait du cens la condition du droit électoral, cette condition étant placée dans les choses, et non dans la distinction des personnes, tout le monde d’ailleurs étant appelé à la fortune, on peut dire encore, à ce point de vue, que la loi électorale est, aussi bien que l’impôt, une loi d’égalité, par conséquent une institution irréprochable et encore au-dessus du peuple pour qui elle est faite. Du reste, l’état lui-même invite, provoque le simple ouvrier, le prolétaire, à suivre l’exemple du bourgeois, jadis prolétaire comme lui et simple travailleur, maintenant parvenu à l’aisance et à la dignité ; l’état offre au travailleur la caisse d’épargnes, puis celle de retraite, plus tard la commandite, l’association, etc. Le prolétaire, s’il sait faire usage des moyens mis à sa disposition, peut légitimement espérer de balancer un jour par ses capitaux la puissance du capitaliste qu’il accuse, de rivaliser par son travail avec les plus vastes industries, et de participer enfin à cette souveraineté de la richesse qui, depuis plusieurs siècles, a commencé d’une manière si sûre l’abaissement du pouvoir. Ne serait-ce donc point à des goûts dépravés, à des habitudes de désordre et d’indiscipline, à l’égoïsme dont elle est infectée, et qui lui fait repousser toute idée d’association et de concert, aux absurdes doctrines dont on la bourre bien plus qu’à un manque réel de moyens, qu’il faut attribuer le malaise et le mécontentement des classes ouvrières ?

Je saisis le prolétaire à sa naissance ; car c’est dès ce moment, c’est dès le berceau que la société s’occupe de lui.

Pour lui assurer le soin que réclame le premier âge, la société lui ouvre d’abord la crèche. Qu’on me permette, pour un moment, d’assimiler la crèche à une institution de crédit en faveur du pauvre. Ainsi, l’enfant au maillot est déjà le débiteur d’une banque ; car c’est lui, bien plus que sa mère, qui profite de cette providence de la société.

Au sortir de la crèche il est reçu à la salle d’asile. Plus tard, il recevra les éléments de toutes les connaissances humaines, ceux même de la peinture et de la musique, dans des écoles créées pour lui.

Le jour de l'apprentissage arrive : c’est la plus pénible, si l’on y regarde de près, de toutes les périodes de la vie de l’ouvrier. Mais que toutes ces douleurs semblent légères à l’enfant, soutenu par la gaieté et l’innocence de son âge, par les caresses de sa mère, les conseils de son père, l’immense espoir de toute une vie qui commence à peine pour lui !…

A dix-huit ans il est ouvrier, il est libre. Il commence à devenir homme. Déjà il aime, et dans quelques années il se mariera.

Supposons que cet ouvrier, à vingt ans, n’ayant que ses bras, et cette somme de connaissances, bien plus considérable qu’on ne croit, que peut donner l’école primaire, aidée de l’apprentissage et de quelques lectures ; supposons, dis-je, que cet ouvrier, obéissant à une bonne inspiration, songe à se créer une pension pour sa vieillesse, une ressource à sa femme et à ses enfants, s’il vient à mourir.

D’abord la caisse d’épargnes lui est ouverte. A 5 fr. par mois, le dépôt sera à la fin de l’année de 60 fr. Au bout de vingt ans, lorsque l’ouvrier sera dans toute la force de l’âge et de la raison, la somme de ses épargnes s’élèvera à 1,200 fr., lesquels, augmentés des intérêts, formeront un capital disponible d’environ 2,000 fr., soit à 4 p. 100 d’intérêt, 80 fr. de revenu.

Supposons maintenant que ce même ouvrier, parvenu à l’âge de quarante ans, alors que la prévoyance est le premier devoir du père de famille, au lieu de cousommer ce revenu de 80 fr., le porte à la caisse d’assurance sur la vie : à 3 p. 100 de prime, cela fait une somme de 2,666 fr. qu’il assure à sa veuve et à ses enfants, en cas de décès de sa part, et qui, ajoutée aux 2,000 fr. qu’il possède à la caisse d’épargnes, formerait déjà, si ce père prévoyant et sage mourait dans sa quarante-unième année, un capital assuré de 4,666 fr. Admettons, au contraire que cet homme, continuant, comme par le passé, de porter ses 5 fr. par mois, plus les intérêts de la première somme qu’il aura retirée et placée, à la caisse d’épargnes, vive encore vingt ans : à soixante ans, il aura devant lui un capital de près de 7,000 fr., ses enfants élevés, et, pour peu qu’il veuille s’occuper encore, une vieillesse à l’abri du besoin.

Développons maintenant, sur une échelle plus vaste, cette intéressante hypothèse.

Supposons que dans une de nos grandes villes, Paris, Lyon, Rouen, Nantes, mille ouvriers, résolus de profiter des avantages de l’épargne et de l’assurance, forment entre eux une société de secours mutuel, dont le but principal serait de s’entr’aider dans les cas de maladie et de chômage, de manière à assurer à chacun, avec la subsistance, la continuité des dépôts. D’abord, avec le capital résultant de leurs dépôts réunis, ces ouvriers pourraient très-bien former entre eux une société d’assurances sur la vie, qui, leur offrant tous les avantages des sociétés de ce genre, leur réserverait en même temps les bénéfices de l’opération. Ce qui revient à dire qu’ils pourraient s’assurer eux-mêmes à beaucoup meilleur marché qu’ils ne trouveraient ailleurs, ou bien encore, qu’avec la même prime, ils assureraient une somme plus considérable.

Ainsi un ouvrier, en même temps qu’il aurait amassé, par quarante années d’imperceptibles économies, une somme de 4,000 fr., aurait pu assurer encore à sa famille, avec l’intérêt provenant de ses épargnes, une autre somme de 3,000 fr. : soit en tout 7,000 fr. qu’il laisserait à sa veuve s’il venait à mourir dans sa soixantième année, à un âge où l’homme est encore robuste et capable de travailler. Sept mille francs, c’est la dot de bien des demoiselles.

Cet exemple nous montre l’un des plus heureux emplois des fictions du crédit. Il est clair, en effet, que le montant des sommes assurées n’est qu’un capital fictif, en majeure partie irréalisable, si on le considère à un moment quelconque de la durée du contrat. Mais ce capital, fictif pour la société, n’en est pas moins une réalité pour chaque assuré, puisqu’il n’est remboursable que par fractions minimes, et successivement, à la mort de chaque assuré. L’assurance sur la vie est un analogue de la lettre de change et du papier de banque, qui, au lieu de s’appuyer sur des lingots, s’appuie sur des rentrées.

Supposons enfin qu’une société de travailleurs ainsi organisée se soutienne, se renouvelle et se développe pendant vingt ou trente ans : il arrivera un moment où cette société pourra tout à coup, en groupant ses forces, disposer de plusieurs millions. Que ne pourraient entreprendre des hommes laborieux et sobres, des hommes éprouvés par trente ans de patience et d’économie, avec une pareille force ! Et n’est-il pas évident qu’une telle conduite, soutenue pendant trois ou quatre générations, et propagée partout comme une religion nouvelle, réformerait le monde et amènerait infailliblement l’égalité ?

On peut varier et combiner à l’infini des suppositions de ce genre, et toujours l’on arrivera à conclure que si le prolétariat reste pauvre, c’est qu’il ne veut pas se donner la peine d’être riche.

Mais, mon Dieu ! autant vaut dire aussi que si nous sommes fous, c’est que nous ne sommes pas sages ; et si nous souffrons, c’est que nous ne sommes pas en bonne santé. Sans doute notre droit public, nos lois civiles et de commerce, notre science économique, nos institutions de crédit, contiennent un million de fois ce qui est nécessaire au prolétariat pour sortir de la misère et s’affranchir de cette odieuse servitude du capital, de ce joug infâme de la matière, cause première de toutes les aberrations de l’esprit. Mais, pour saisir la loi de cette émancipation, il faut sortir, à l’aide d’une conception transcendante, du cercle de l’usure ; et, au terme où nous sommes parvenus, dans cette phase miraculeuse du crédit, nous sommes plus que jamais enfoncés dans l’usure. Tout à l’heure nous ferons la part des torts du prolétaire, celle du capitaliste, et celle de la Providence.

Après avoir dit ce qu’ont été jusqu’à ce moment les formes du crédit, ce qu’elles peuvent devenir, il nous reste à parler du formulaire qui leur est commun à toutes, et qui est à l’économie politique ce que la procédure est à la justice : je veux par là désigner la comptabilité.

Le crédit est le père de la comptabilité, science dont tout le secret consiste dans le principe qu’il ne saurait y avoir de débiteur sans créancier et réciproquement : ce qui est la traduction de l’aphorisme que les produits s’obtiennent par des produits, et ramène, sous une expression nouvelle, l’antagonisme fondamental de l’économie politique.

On ne lira pas sans intérêt les détails suivants sur la comptabilité chez les Romains.

« Les anciens Romains avaient chacun un registre, sur lequel ils écrivaient leurs dettes et leurs créances, sortes de comptes-courants, où ils incrivaient aussi, sous le nom de ceux avec lesquels ils étaient en relation, le passif, acceptum, et l’actif, expensum, de chacun. De même que le journal chez nous, lorsqu’il est dans la forme prescrite par la loi et sans ratures, ces livres faisaient foi en justice. L’un d’eux était appelé nomen transcriptitium, registre de transcription, c’est le grand livre. Avant de porter les articles sur ce dernier, les Romains les couchaient comme nous sur un brouillard ; celui-ci se trouve indiqué dans Cicéron, pro Roscio, sous le nom d’adversaria, comme qui dirait contrôle. Le report sur le transcriptitium s’opérait tous les mois au moins, en transcrivant, d’un côté ce qu’on avait payé, expensum ; de l’autre, en regard ce qu’on avait reçu, acceptum. Enfin ces livres, tenus en réalité par doit et avoir, étaient appelés rationes, parce qu’ils devaient rendre raison de tout ce qui se faisait entre les parties. Telle serait l’origine de la dénomination du livre de raison ou grand-livre, et de ces mots, raison sociale, les sieurs Clopin-Clopant, Harpagon et compagnie. Lorsqu’on voulait s’obliger pour une certaine somme, celui qui devait contracter la dette écrivait sur son registre l’avoir reçue de celui qu’il avait l’intention de faire son créancier ; de son côté, ce dernier écrivait sur le sien l’avoir donnée à celui qu’il voulait faire son débiteur. C’était en résultat ce qu’en jargon commercial nous appelons créditer et débiter. De la conformité des registres résultait le contrat. » (Augier, Histoire du Crédit.)

Remarquons ce parallélisme : débiter, faire débiteur ; devoir, être débiteur : — créditer, faire créancier ; croire (ce mot a perdu en français l’acception du latin credere), confier, remettre en jouissance et propriété jusqu’à parfait payement, être créancier, en un mot. C’est ainsi que nous avons signalé la corrélation de servire et servare, être ou faire esclave, qui exprime si énergiquement le rapport du maître au domestique. L’opposition des idées, sur laquelle s’élève de jour en jour l’édifice social, s’était lormulée dès le commencement dans le langage, comme plus tard, et par une succession d’établissements, elle devait se formuler dans les faits.

Outre l’opposition fondamentale de crédit et débit, achat et vente, qui exprime si bien l’objet ultérieur que nous avons assigné au crédit, celui d’établir l’équilibre entre la production et l’échange ; la comptabilité, dite en partie double, nous révèle une autre opposition, c’est celle des personnes et des choses.

Le négociant, après avoir ouvert, par débit et crédit, un compte à chacune des personnes avec lesquelles il est en relation d’affaires, en ouvre un autre, aussi par débit et crédit, pour chaque nature de valeurs qu’il est susceptible de recevoir et de livrer, et qu’il classe en quatre ou cinq grandes catégories : compte de caisse, compte de change, compte de marchandises générales, compte de divers, lesquels viennent à la liquidation ou inventaire se résoudre en un compte unique, celui des profits et pertes, exprimant pour le négociant ce que l’économiste appelle produit brut et produit net.

Ne dirait-on pas une immense circonvallation de forts, de bastions et de citadelles, préparée dès avant la création du monde par le destin, et qui emprisonne notre intelligence et tient en respect notre activité, à mesure que celles-ci essayent de se produire ? De quelque côté que la liberté se tourne, elle est aussitôt saisie, sans que jamais elle l’ait pu prévoir, par quelqu’une de ces fatalités économiques, qui, sous l’apparence d’instruments secourables, l’enserrent et l’asservissent, sans qu’il lui soit possible ni de se dérober à leur étreinte, ni de concevoir rien hors de leur cercle. Avant que le commerce et l’agriculture, l’art de compter comme celui de se rendre compte, eussent été inventés, le langage, formé spontanément, antérieur à toute institution politique et économique, soustrait par conséquent à l’influence des préjugés postérieurs, le langage exprimait déjà toutes les idées de travail, de prêt, d’échange, de crédit et de dette, de mien et de tien, de valeur et d’équilibre. La science économique existait ; et Kant, au rebours des économistes qui se glorifient de n’ajouter foi qu’au plus grossier empirisme, n’eût pas manqué de ranger l’économie politique, s’il s’en fût occupé, parmi les sciences pures, c’est-à-dire possibles à priori par la construction des principes, et indépendamment des faits.

Dans un sujet comme celui que je traite, tout devait être nouveau et imprévu. J’ai longtemps cherché pourquoi, dans les ouvrages destinés à l’enseignement de l’économie politique, depuis A. Smith jusqu’à M. Chevalier, il n’est nulle part fait mention de la comptabilité de commerce. Et j’ai fini par découvrir que la comptabilité, ou plus modestement la tenue des livres, étant toute l’économie politique, il était impossible que les auteurs de fatras soi-disant économiques, et qui ne sont en réalité que des commentaires plus ou moins raisonnables sur la tenue des livres, s’en fussent aperçus. Aussi ma surprise, d’abord extrême, a-t-elle cessé tout à fait, lorsque j’eus pu me convaincre que bon nombre d’économistes étaient de fort mauvais comptables, n’entendant rien du tout au doit et à l’avoir, en un mot à la tenue des livres. J’en fais le lecteur juge.

Qu’est-ce que l’économie politique ? C’est la science (accordons le mot) des comptes de la société, la science des lois générales de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. Ce n’est pas l’art de produire du blé, ni de faire du vin, ni d’extraire du charbon, ni de fabriquer le fer, etc. ; ce n’est pas l’encyclopédie des arts et métiers : c’est, encore une fois, la connaissance des procédés généraux par lesquels la richesse se crée, s’augmente, s’échange, se consomme dans la société.

De ces procédés généraux, communs à toutes les industries possibles, dépendent le bien-être des individus, le progrès des nations, l’équilibre des fortunes, la paix au dedans et au dehors.

Or, dans chaque établissement industriel, dans chaque maison de commerce, à côté des ouvriers occupés à la production, à l’expédition, à la rentrée des marchandises ; en un mot, à côté des travailleurs spéciaux, il est un employé supérieur, un représentant, si j’ose ainsi dire, de la loi générale, un organe de la pensée économique, chargé de tenir note de tout ce qui se passe dans l’établissement, au point de vue des procédés généraux de la production, de la circulation et de la consommation. Cet employé est le comptable. C’est lui, lui seul, qui peut apprécier les effets d’une division du travail bien entendue ; dire quelle économie apporte une machine ; si l’entreprise couvre ou non ses déboursés ; combien la vente a donné de bénéfice ; quels sont les meilleurs débouchés, c’est-à-dire quels clients sont solvables, de quels autres on doit se méfier, en quel lieu on peut espérer d’en faire naître. C’est lui qui est le mieux placé pour suivre les manœuvres de la concurrence, prévoir les résultats d’un monopole, aviser de loin la hausse et la baisse ; c’est lui enfin qui, par ses comptes de traites et remises, connaît la situation de la place et celle du dehors en ce qui concerne le mouvement des valeurs commerciales et métalliques, et la circulation des capitaux. Le comptable, pour tout dire, est le véritable économiste à qui une coterie de faux littérateurs a volé son nom sans qu’il en sût rien, et sans qu’eux-mêmes se soient jamais doutés que ce dont ils faisaient tant de bruit sous le nom d’économie politique, n’était qu’un plat verbiage sur la tenue des livres.

La comptabilité commerciale est une des plus belles et des plus heureuses applications de la métaphysique ; une science, car elle mérite ce nom, quelque limitée qu’elle soit dans son objet et dans sa sphère, qui, pour la précision et la certitude, ne le cède point à l’arithmétique et à l’algèbre.

Je suppose qu’on eût proposé à un mathématicien ce problème :

Trouver, pour les notes écrites que tout négociant devra garder de ses opérations, une combinaison d’enregistrement telle qu’aucune vente, aucun achat, aucune recette, aucune dépense, aucun profit ni aucune perte, aucune négociation, transaction, mouvement de numéraire ou mutation dans le capital, ne puissent être par lui dissimulés, dénaturés, falsifiés, augmentés ou diminués, sans que l’infidélité se montre à l’instant dans les écritures ; de telle sorte que la responsabilité du négociant devant la loi et vis-à-vis des tiers, si les tiers et la loi veulent user de rigueur, soit complètement assurée.

Ce mathématicien, si pour s’aider il n’avait eu que des chiffres, aurait été à coup sûr fort embarrassé. Or, tel est précisément le problème qu’a résolu le Code de commerce, articles 8 et 9.

« Art. 8. Tout commerçant est tenu d’avoir un livre-journal qui présente jour par jour ses dettes actives et passives, les opérations de son commerce, ses négociations, acceptations ou endossements d’effets, et généralement tout ce qu’il reçoit et paye, à quelque titre que ce soit, et qui énonce, mois par mois, les sommes employées à la dépense de sa maison : le tout indépendamment des autres livres usités dans le commerce[7], mais qui ne sont pas indispensables !

» Il est tenu de mettre en liasse les lettres-missives qu’il reçoit, et de copier sur un registre celles qu’il envoie.

» Art. 9. Il est tenu de faire, tous les ans, sous seing privé, un inventaire de ses effets mobiliers et immobiliers, et de ses dettes actives et passives, et de les copier, année par année, sur un registre spécial à ce destiné. »

Eh bien ! ces deux articles ne renferment-ils pas tout le programme de l’économie politique ? Et n’est-il pas risible de voir des hommes, après avoir érigé en science cette routine, bonne tant qu’on ne la prend que comme instrument, mais détestable si l’on veut y voir le principe de la justice et de la société, de les voir, dis-je, en remontrer, en qualité d’économistes, à ces commerçants qu’ils copient, et qui sont leurs maîtres ?

Qu’est-ce donc que l’économiste sait de plus que ce que le Code de commerce, en dix lignes, a prescrit à tout négociant ?

Le Code de commerce n’a rien préjugé ni sur le prix des marchandises ni sur le taux des salaires. Il laisse cet article à l’arbitraire du commerçant, à qui il enjoint seulement de porter en compte les sommes, quelles qu’elles soient, qu’il aura payées. N’est-ce pas ainsi que les économistes, commentateurs scrupuleux et fidèles, nous disent que la valeur est chose de soi incommensurable, et qui dépend exclusivement de l’offre et de la demande ?

Le Code de commerce, au titre des Sociétés de commerce, développant la doctrine du Code civil, art. 1832 et suivants, dit : « La société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue du bénéfice qui pourra en résulter, etc. » Le Code de commerce suppose donc que le travail seul et par lui-même ne peut devenir l’objet d’une société, la matière d’un commerce. N’est-ce point encore ainsi que les économistes enseignent que le capital est productif, et que l’ordre social est fondé sur le monopole ?

Il est inutile de pousser plus loin ce parallèle. Les questions de crédit public et d’impôt sont encore des questions de comptabilité commerciale appliquée à l’état : il n’y avait pas de quoi en faire un chapitre d’économie politique, vu la manière dont l’entendaient les économistes. Encore si l’économie politique était une philosophie du commerce, une philosophie de la tenue des livres ! Mais il n’en est rien ; l’économie politique n’est qu’un lourd commentaire sur les articles 8 et 9 du Code de commerce, lesquels renferment à eux seuls la substance de mille volumes.

Je dirai donc en me résumant :

Le Code de commerce, faisant application du principe métaphysique que tout créancier suppose un débiteur, et vice versâ, et imposant à tout commerçant l’obligation d’enregistrer jour par jour ses dettes actives et passives et toutes ses opérations, a jeté les vrais fondements du crédit et créé l’instrument irrésistible de l’égalité future.

Mais de ce que la comptabilité n’implique point par elle-même la mesure des valeurs ; de ce qu’elle reste indifférente à la mesure des quantités exprimées sous les rubriques doit et avoir ; de ce que, impassible comme l’arithmétique dont elle fait un si fréquent usage, elle se prête aussi bien à constater la ruine que l’opulence du commerçant, la spoliation de l’ouvrier que la justice du maître, il ne s’ensuit pas que le législateur ait voulu faire une loi de l’instabilité de la fortune. Et les économistes, en acceptant comme jugé ce qui n’était seulement pas préjugé ; en faisant dire à la routine ce dont la routine ne pouvait rien savoir, ce que mieux étudiée elle aurait fini par déclarer faux ; les économistes ont tout à la fois manqué à leur mission de philosophes, et perdu leur compétence comme critiques.

Les livres de commerce sont des témoins incorruptibles que le commerçant est tenu d’entretenir chez lui, à ses frais, comme une compagnie de garnisaires toujours prêts à l’accuser, si c’est un fripon, comme à le justifier, en cas de déconfiture, s’il est honnête homme. Les économistes ont conclu de ce rôle tout passif, de cette indifférence du témoin algébrique, qu’il n’y avait pas de loi à l’échange : le vrai philosophe en conclura au contraire qu’avec de pareils instruments l’égalité est sauvée, si la loi d’échange elle-même est découverte.

La comptabilité commerciale doit embrasser le monde entier, et le grand-livre de la société avoir autant de comptes particuliers qu’il existe d’individus, autant d’articles divers qu’il se produit de valeurs.

Quand ce temps d’équité sera venu, la politique et le régime représentatif, l’économie éclectique et le socialisme communautaire seront aussi méprisés qu’ils méritent de l’être ; et la monarchie, la démocratie, l’aristocratie, la théocratie, tous ces synonymes de tyrannie, paraîtront à la jeunesse régénérée choses aussi étranges que les qualités formelles, les atomes crochus, la science héraldique et le patois des théologiens.


§ II. — Mensonge et contradiction du crédit. Ses effets subversifs ; sa puissance paupérifiante.


La Providence, en conduisant l’homme dans la voie miraculeuse dû crédit, semble avoir eu pour but de créer au sein de la société une institution générale d’assurances pour la propagation et la perpétuité de la misère.

Jusqu’ici l’on a vu, à chaque évolution de l’économie politique, la distinction se creuser plus profonde entre le maître et le salarié, entre le capitaliste et le travailleur. Les machines et la concurrence, le monopole, l’organisation de l’état, les prohibitions comme les franchises, tout ce que le génie humain a imaginé pour le soulagement de la classe laborieuse, a constamment tourné au profit du privilège et à l’oppression de plus en plus écrasante du travail. Il s’agit maintenant de consolider l’œuvre, de fortifier la place contre les incursions de l’ennemi, et d’assurer le possesseur contre les attaques du dépossédé. — Mais, cette assurance, ce sera encore au spolié de la payer ; comme il est écrit : Tout par le travailleur, et tout contre le travailleur.

Ouvriers, travailleurs, hommes de labeur, hommes qui produisez, leur dit-on avec une emphase pleine de cajoleries, c’est pour vous, pour le soulagement de vos vieux ans que nous avons institué ces caisses d’épargne. Venez, apportez vos économies. Nous en ferons bonne et sûre garde ; nous vous en payerons l’intérêt : vous serez nos rentiers, et nous serons vos débiteurs. — Laboureurs ! vous empruntez à usure, et comme vous ne remboursez jamais, on vous exproprie. Venez à notre banque hypothécaire. Nous ne vous prendrons rien pour l’acte, nous n’exigerons point de remboursement, et moyennant un petit intérêt, au bout de trente-six, de quarante-cinq, de cinquante ans, vous serez libérés. — Manufacturiers, commerçants, industriels ! l’argent vous manque. Mais vous ne savez pas que vos usines, vos outils, vos maisons, votre clientèle, votre talent, votre probité, sont un minerai chargé d’or 1 Nous allons laver ce sable et dégager le métal précieux qu’il recèle ; et quand l’extraction aura été faite, nous vous rendrons tout, moyennant un léger escompte. — Pères de famille ! voulez-vous assurer, après votre mort, une dot à vos filles, une pension à vos veuves, une réserve à vos enfants en bas âge ? Nous ne vous demandons encore, à partir du jour de votre inscription, qu’un intérêt proportionné à votre âge de la somme que nous aurons à vous payer.

Et vous travaillerez, et vous vivrez sans inquiétude, et l’or coulera à flots. Vous serez riches, riches et heureux ; car vous aurez le travail, le débouché, la rente, des dotations, des héritages, du profit partout !

D’un mot je renverse cet échafaudage, et je mets à néant la mystification du crédit.

Le crédit, par essence et destination, demande, comme la loterie, toujours plus qu’il ne donne, ne peut pas ne pas demander plus qu’il ne donne : sans cela il ne serait pas le crédit. Donc il y a toujours spoliation sur la masse, et, quel que soit le déguisement, exploitation sans réciprocité du travail par le capital.

Et d’abord le crédit ment quand il s’offre à tout le monde.

D’un côté l’économiste, raccoleur et bavard, nous dit :

« Celui-là seul peut aspirer à jouir du crédit, qui est un honnête homme, animé de sentiments d’honneur, fidèle à sa parole, esclave de ses engagements. Crédit et confiance sont synonymes : or, en quels lieux et envers qui la confiance subsisterait-elle, si ce n’est là où la probité est en estime, et envers des hommes d’une moralité éprouvée ? De même, qui ne serait frappé de ce qu’offrent de libéral des institutions de crédit pourvues d’abondantes ressources et administrées dans un bon esprit ? La mission de ces institutions est, en effet, de faire passer les instruments de travail, la substance vitale des entreprises petites ou grandes, le nerf de l’industrie, en d’autres termes, les capitaux, des mains des détenteurs qui ne veulent pas les faire valoir eux-mêmes, ou qui ne le sauraient point, ou qui n’en auraient pas le loisir, dans d’autres mains plus aptes ou plus disposées à les utiliser, et qui soient sûres. Là donc où il y a un crédit bien organisé, l’homme qui réunit l’intelligence à l’amour du travail, l’aptitude industrielle à la probité, est assuré que le moyen ne lui manquera pas de conquérir avec le temps l’aisance, de se faire avec le temps cette position que le poëte ancien qualifiait de médiocrité d’or, que les Anglais désignent sous le nom d’indépendance, et qui offre à l’homme les meilleures garanties de bonheur. Une fois parvenu là, sauf quelques exceptions, les hommes, dans les temps ordinaires, s’arrêtent volontiers et plantent leur tente sans viser au delà. Mais pour les exceptions elles-mêmes, pour les natures supérieures, lorsqu’elles en sont à ce point, il leur est facile avec le crédit de s’élever à ces hautes positions industrielles, qui sont au niveau des plus hautes positions sociales, et d’où l’on passe de plein pied aux plus éminentes fonctions de l’état, ainsi que nous en trouvons, dans notre société libérale, tant d’exemples éclatants. Depuis quinze ans. Messieurs, vous avez vu deux commerçants, deux hommes qui s’étaient élevés en suivant les voies du commerce, parvenir à la première des dignités de l’État, à celle de président du conseil des ministres !… » (M. Chevalier, Cours d’économie politique. Discours d’ouverture de 1845.) Écoutons maintenant l’économiste philosophe et sévère ; et tâchons de bien goûter la leçon :

« Le crédit n’est point une anticipation de l’avenir, une déception de chrématistique, qui ne fait que déplacer les capitaux en ayant l’air de les créer. Le crédit est la métamorphose des capitaux stables et engagés, en capitaux circulants ou dégagés. Il faut donc que le crédit soit adossé à des réalités, et non à des expectatives ; il demande des hypothèques et non des hypothèses… Ex ni nihilo nihil fit : donc, si vous voulez créer, exhibez vos matériaux, et ne présentez pas ce qui doit être créé comme instrument de création ; car ce n’est qu’un cercle vicieux… Le mal intime qui mine le crédit, c’est qu’on escompte le but au lieu des moyens. » (Cieszkowski, Du crédit et de la circulation.)

Admirable d’expression, mais désespérant de logique ! Ainsi le crédit, en bonne et saine économie, n’est point accordé à la personne, mais à l’hypothèque ; le crédit, si magnifiquement défini la métamorphose des capitaux engagés en capitaux circulants, est l’échange révocable d’un capital quelconque contre de l’argent, une vente à réméré. Donc, malgré l’étymologie du nom, crédit c’est méfiance, puisque l’homme qui ne possède rien n’obtiendra jamais crédit. Tout au contraire c’est lui qui, forcé de servir pour vivre, livrera éternellement son travail à crédit, pendant huit, quinze ou trente jours, à un entrepreneur !

Et l’on nous parle d’organiser le crédit, comme si le crédit était autre chose que la circulation d’une marchandise accessible seulement à ceux qui possèdent des capitaux susceptibles d’hypothèque ! Mais parlez donc d’organiser le gage du crédit, car c’est la chose qui manque ; le gage du crédit, entendez-vous ? c’est-à-dire la possession de la terre, l’industrie et le travail. Le crédit ne manquera jamais aux réalités ; la confiance aux choses est sans bornes : la confiance à l’homme, le crédit aux personnes, fait défaut partout. Donc encore une fois, c’est surtout le gage du crédit, ce sont les motifs de confiance envers les individus qu’il s’agit de créer : et parler de créditer le travail, avant d’avoir policé le travail, c’est construire une ombre de chemin de fer pour transporter des ombres de voyageurs dans des ombres de wagons.

Ainsi le crédit, par sa condition essentielle, est inaccessible au travailleur, sans influence directe sur sa destinée, pour lui comme s’il n’existait pas. C’est la pomme d’or des Hespérides gardée par un dragon toujours veillant, et qui ne peut être cueillie que par l’homme fort, qui porte sur son bouclier la tête de Méduse, l’hypothèque. Le crédit n’a rien à faire aux pauvres, aux journaliers, aux prolétaires : le crédit pour eux est un mythe. Car le crédit ne peut ni ne doit s’adosser qu’à des réalités, non à des expectatives ; le crédit est réel, non personnel, comme disent les légistes. Pour que cette règle puisse être renversée et prise à rebours, il faut que par la réaction du travail contre le capital toutes les richesses appropriées soient redevenues richesses collectives, que les capitaux sortis de la société rentrent dans la société ; il faut, en un mot, que l’antinomie soit résolue. Mais alors le crédit ne sera plus qu’un organe secondaire du progrès ; il aura disparu dans l’association universelle.

Puisque le crédit ment, c’est qu’il vole. Le rapport de ces deux idées est aussi nécessaire que celui d’improductivité et misère. En effet, le crédit est l’organisation sur la plus vaste échelle de la royauté de l’argent et de la productivité du capital : deux fictions qui, sous le nom de crédit, viennent se concerter et s’unir pour consommer l’asservissement du travailleur.

Ne nous lassons pas de revenir aux principes.

Comme du capitaliste au travailleur il y a suprématie et dépendance, comme en autres termes le capital inaugure dans la société une féodalité inévitable ; ainsi, de la monnaie aux autres marchandises, il y a encore suprématie et subalternité. La hiérarchie des choses reproduit la hiérarchie des personncs. Alors même que, selon le système de Ricardo ou celui de M. Cieszkowski, tous les échanges s’opéreraient par l’intermédiaire de billets ou de titres de propriété des capitaux susceptibles de dégagement, la monnaie métallique serait encore le dieu caché qui, dans son oisiveté profonde et sa royale nonchalance, gouvernerait le crédit ; puisque c’est à son image que les valeurs circulantes auraient été, non pas faites, mais feintes : puisque la monnaie leur servirait toujours de mesure, que son estampille serait pour ainsi dire apposée sur le papier ; puisque celui-ci n’obtiendrait créance sur l’opinion, et crédit dans le commerce, que parce qu’on le saurait toujours, et à volonté, remboursable en argent ; puisqu’enfin, malgré cette généralité de la fiction, la constitution effective des valeurs ne serait pas plus avancée qu’auparavant.

Qu’aurait-on obtenu, en effet, par cette banque centrale, émettant pour des milliards de billets à rente, gagés sur les propriétés de l’État, et sur tous les immeubles du pays ? On aurait fait un immense cadastre, à la suite duquel les capitaux fonciers et les instruments de travail, évalués en argent, seraient mobilisés, rendus transmissibles, en un mot lancés dans la circulation, sans plus de formalité qu’une pièce d’or. Au lieu de quatre milliards que l’on dit aujourd’hui former l’importance de la circulation en France, cette circulation atteindrait rapidement au chiffre de vingt ou trente milliards ; et il faut ajouter, pour l’honneur des principes, que, par la variété du gage, cet immense matériel de circulation ne se déprécierait pas. On aurait le fantôme de la constitution de la valeur, qui doit rendre toute marchandise acceptable en payement au môme titre que l’or ; mais on n’aurait pas la réalité de cette constitution, puisque les capitaux monétisés, pour entrer dans le commerce, auraient dû subir une réduction préalable, garantie de leur valeur nominale.

Il est donc démontré, ce me semble, que le crédit ne remplit pas le but de l’économie politique, qui est de constituer toutes les valeurs sociales à leur taux naturel et légitime, en déterminant leur proportionnalité. Tout au contraire, le crédit, en dégageant les valeurs mobilières et immobilières, ne fait que déclarer leur subordination au numéraire. Il constate la royauté de celui-ci et la dépendance des autres: au lieu de créer une circulation franche, il établit sur toutes les valeurs un péage, par la déduction qu’il leur fait subir afin de les rendre circulables. En un mot, le crédit dégage le problème des obscurités qui l’environnent, il ne le résout pas.

C’est ce qu’avoue au surplus M. Cieszkowski.

« L’exploitation du crédit et de la circulation, dit-il, c’est l’exploitation des valeurs les plus idéalisées et les plus généralisées d’une nation ; c’est une industrie, si l’on veut; mais une industrie qui opère non sur telle ou telle valeur brute et immédiate, mais sur la quintessence générale de toutes les valeurs, sur un produit sublimé de toutes les richesses effectives, après le dégagement duquel le résidu de la sublimation ne présente presque plus qu’un caput mortuum. »

Voici donc quelle est la manœuvre du crédit. Il commence par généraliser et sublimer (estimant 4 ce qui vaut 6) la richesse, en ramenant à un type unique (l’argent) les valeurs (instruments de travail et produits) imparfaitement échangeables, comme des paillettes d’or dans le minerai. Puis il fait converger toutes ces valeurs généralisées et sublimées vers un organe central, au palais de l’argent, où s’accomplit le mystère.

Rendons-nous compte une dernière fois de l’opération, en la considérant sous toutes ses faces.

D’abord le crédit, en donnant à la monnaie des formes aussi variées que le sont les capitaux engagés eux-mêmes, n’apporte aucune dépréciation aux valeurs métalliques. L’or et l’argent conservent leur prix et leur puissance ; le papier de crédit, quoique leur égal, quoique supérieur même en un sens, puisqu’il porte intérêt, ne les dépossède pas : tout au contraire, en rendant comme eux les capitaux engagés circulables, il ne fait que marquer la proportion des uns et des autres. Ce n’est pas la marchandise-monnaie qui est augmentée, comme cela arriverait en doublant la masse métallique, ou en émettant tout à coup pour un milliard d’assignats : c’est la richesse sociale elle-même, avec sa variété infinie et ses formes innombrables, qui est mise en mouvement. C’est un nouveau pas, enfin, un pas gigantesque, vers cette constitution absolue de la valeur qui est le but final de l’économie politique. En effet, pour rendre cette constitution définitive, il ne s’agit plus que de substituer dans le crédit l’égalité à la hiérarchie, de rendre toute valeur circulable, non-seulement sous bénéfice de déduction et d’escompte, mais au pair, ce qui est le caractère essentiel de la monnaie.

Or, c’est cet intervalle, au delà duquel le travailleur et le capitaliste deviennent égaux et pareils, que le crédit ne peut franchir sans cesser d’être crédit, c’est-à-dire, sans se métamorphoser en mutualité, solidarité et association ; en un mot, sans faire disparaître la servitude de l’intérêt.

L’intérêt, l’usure, la régale, la dîme, ou, comme je l’ai appelé jadis, le droit d’aubaine, est l’attribut essentiel du capital, l’expression de sa prérogative, par conséquent, la condition sine quâ non du crédit. Cet intérêt cesse-t-il par le dégagement des capitaux fonciers et mobiliers, et par la création des billets à rente ? Loin de là, il s’exerce sur une échelle plus large, avec plus de généralité, de régularité, de consistance. Donc, rien n’est encore changé dans la constitution sociale ; et l’antagonisme sur lequel elle repose n’a reçu qu’un surcroit d’activité et d’énergie.

Or, en quoi consiste le mécanisme, et quelle est la propriété de l’intérêt ?

C’est de vouloir que dans la société le produit net soit en, excédant du produit brut (voir plus haut chap. VI), de créer continuellement un capital fictif, une richesse nominale, une dépense non précédée de recette, un actif introuvable ; c’est, en un mot, de supposer l’impossible, et comme conséquence, de faire affluer sans cesse la richesse des mains de ceux qui produisent, et qui, d’après la fiction, reçoivent crédit, aux mains de ceux qui ne produisent pas, mais qui, d’après la même fiction, donnent crédit : ce qui est trois ou quatre fois contradictoire.

Le capitaliste donc, qui dispose des valeurs métalliques, les seules constituées, les seules acceptables en tout échange, le capitaliste, dis-je, voulant venir en aide au travailleur, favoriser le commerce et la production, contribuer, autant qu’il est en lui, à la fortune publique, prend en gage les titres de propriété de ses clients, et leur remet soit de l’argent, soit des lettres de change sur lui-même, ce qui double ses bénéfices : le tout moyennant intérêt, ce qui fait sans cesse revenir à la banque le même numéraire qui a été prêté, sans qu’il cesse pour cela d’être dû. Et comme les sommes prêtées, revenues par l’usure, sont continuellement reprêtées, il arrive bientôt que le sol, les maisons et tout le mobilier national, se trouvent engagés ou hypothéqués au profit des banquiers. Ce mouvement aliénatoire est d’une rapidité si grandiose, qu’on ne peut le comparer qu’à celui des corps célestes. Le docteur Price avait calculé qu’un décime, placé à intérêt composé depuis l’ère chrétienne jusqu’en 1772, aurait produit plus d’or que ne pourraient en contenir 150 millions de globes, tous de la grandeur de la terre.

L’argent, toujours ressaisi aussitôt que prêté, et par conséquent toujours redemandé avec plus d’instance, vient-il à faire défaut ? — Le banquier émet ses billets de confiance, sa monnaie de papier, laquelle, malgré de petits accidents et quelques mécomptes, ne tarde pas à lui rentrer, aussi bien que le numéraire, et toujours avec accroissement de demandes.

Le papier de banque, assisté de l’hypothèque, ne suffit-il plus ? On crée des billets à rentes ; on met en circulation tout ce qui reste de capitaux ; on invente de nouvelles combinaisons d’amortissement ; on diminue le prix du prêt, les frais de contrat ; on allonge les termes… Mais comme en définitive il est impossible que le capital soit prêté pour rien ; comme il ne se peut pas qu’il rentre tel qu’il a été remis ; comme enfin l’intérêt du capital, si faible qu’il soit, dès l’instant qu’il doit reproduire indéfiniment le capital lui-même avec bénéfice, dépasse toujours l’excédant que le travail laisse au producteur : il y a nécessité que dans une nation le travail s’aliène, pour ainsi dire, continuellement au profit du capital, et que continuellement aussi la banqueroute et la misère rétablissent l’équilibre.

Le docteur Price et son disciple Pitt, lorsqu’ils faisaient leurs calculs sur l’intérêt composé, ne se sont pas aperçus qu’ils venaient de démontrer mathématiquement la contradiction du crédit. La variété des formes, la subtilité des combinaisons, la facilité du transport, la latitude accordée au remboursement : tout cela ne sert de rien. L’équilibre ne peut exister qu’à la condition de faire rentrer sur lui-même le crédit, c’est-à-dire de rendre le capitaliste et le travailleur créanciers et débiteurs, en même degré : chose impossible sous le régime du monopole.

Qu’il vienne donc au plus vite, ce dégagement universel des capitaux, ce règne des billets à rente, où l’argent, idole décrépite, sera mis à la retraite. Et nous verrons l’humanité que les poëtes dépeignent comme la fiancée de Dieu et la reine de la nature, nous la verrons assise, comme une courtisane, l’œil enflammé, la gorge pantelante, à une table de jeu produisant pour le jeu, achetant, vendant, spéculant, toujours pour le jeu. Alors les instruments du travail seront devenus tout à la fois et des enjeux et des instruments de jeu ; les marchés se convertiront en bourse et les routes en coupe-gorge ; la navigation sera piraterie ; tout art et toute science sera comme une fabrique de fausses clefs, de ciseaux, de pinces et de scies préparés pour le vol. Puis ce seront d’effroyables suicides, d’atroces vengeances, la dissolution, le pillage, l’anarchie : après quoi la société fatiguée, mais non assouvie, recommencera sa ronde infernale.

« N’est-il point à craindre, s’écrie à l’aspect de cet épouvantable avenir M. Augier, que l’habitude amenant à sa suite l’impudeur, l’agrégation de la famille humaine ne devienne un repaire de voleurs ou de banqueroutiers systématiques, régis par des lois en dérision de l’équité, et hypocritement coalisés contre la justice, qu’ont de tous temps cherché à acclimater les honnêtes gens ? N’est-il point à redouter, enfin, que des mœurs sans exemple, même dans le passé, ne viennent en permanence renouveler et mettre en pratique ce qu’on a vu en quarante-huit heures dans les états de l’Amérique, la faillite de cent banques à la fois, celle du gouvernement, et par suite, ce qui a manqué au spectacle, celle de tous les citoyens en un jour ? Sujet féerique de rêve pour les bagnes, espèce de loi agraire d’un nouveau genre ! »

Comment en douter encore ? Sous le régime du monopole l’organisation du crédit est la mise en loterie de l’organe social ; c’est le va-tout des nations, incessamment perdu, incessamment ressaisi par la banqueroute. Tandis que la différence du produit brut et du produit net dans la société, seule vraie cause du paupérisme, passe inaperçue, masquée par le fracas de la science et le changement des décors ; tandis que le progrès de la mécanique industrielle, les luttes de la concurrence, la formation de grandes compagnies, les agitations parlementaires, les questions d’enseignement, d’impôt, de colonisation, de politique extérieure, absorbent l’attention publique et la distraient de ses grands intérêts : le crédit se prépare par la généralisation des valeurs, par leur dégagement et leur affluence à un entrepôt unique, à dévoiler ce système de misère, et à nous démontrer l’impossibilité mathématique de notre ordre social.

L’économie politique, en dirigeant le mouvement social dans le sens de la constitution des valeurs, aspire à résoudre sur la société le problème du mouvement perpétuel, problème que les mécaniciens et les économistes, d’un commun accord, déclarent insoluble, parce qu’ils ne possèdent pas les données de la solution. Le mouvement peut être perpétuel, mais à une condition : c’est d’être spontané, produit par une force intime, non par une force extérieure à la machine. Ainsi dans l’univers il y a perpétuité de mouvement parce que le mouvement y résulte d’une force intime à la matière, l’attraction ; ainsi la vie est perpétuelle dans l’animal, parce qu’elle résulte d’une force intime à l’organisme, créatrice de l’organisme, et capable, dans une certaine mesure, d’en subjuguer les éléments. Et comme il est de la nature de la vie d’accroître, par l’organisation, cela même qui lui fait obstacle, il vient un moment où la vie succombe sous l’attraction moléculaire, une spontanéité sous une autre spontanéité : mais la vie, en elle-même, aussi bien que l’attraction, est perpétuelle.

Telle est aussi la force qui anime et développe la société, force spontanée, impérissable, et dont nos contradictions ne sont pour ainsi dire que les battements. Dans l’hypothèse du crédit, l’homme fait venir du privilège, rien que du privilège, et toujours du privilège, c’est-à-dire d’une aliénation, la force productive, cette force qui doit être intime au travail, et qui par conséquent réside dans les entrailles de la société. Est-il étonnant que le crédit, avec toutes ses combinaisons, arrive fatalement à l’immobilité et à la mort ? Le privilège, qui est censé donner, par le crédit, l’impulsion au travail ; le privilège ne dure qu’autant de temps que le travailleur peut, en se produisant, se dépouiller à son profit sans périr. Et comme il est démontré par la théorie de l’intérêt redoublé, que le capital prêté au travail est dû deux fois chaque quatorzième année, il s’ensuit que, dans une organisation parfaite du crédit, le travail perd tous les quatorze ans les capitaux qu’il met en mouvement. La conséquence est que l’équilibre ne s’établit pour les capitaux que par la banqueroute, ce qui veut dire que la loi du développement social n’est point du tout la même que la loi du crédit ; et que pour nous mettre d’accord avec le principe qui fait aller le monde, nous devrions commencer par déposséder ceux qui possèdent : ce qui est impossible, tant que nos contradictions antérieures ne sont pas résolues.

Qu’on dise donc, maintenant, et qu’on répète, sous toutes les formules imaginables, que le crédit doit être adossé à des réalités, et non à des expectatives ; qu’il demande des hypothèques, non des hypothèses : toute cette théorie, inattaquable pour quiconque se place dans la routine du privilège, se trouve radicalement impuissante et convaincue de faux, puisqu’en définitive les capitaux, considérés d’ensemble dans la société, n’ont d’autre hypothèque qu’eux-mêmes, et qu’en se créditant, ils ne peuvent s’adosser à d’autre réalité que la leur. Law, franchissant d’un bond toute cette fantasmagorie du crédit, montra plus de franchise que les théoriciens de notre siècle, lorsqu’il essaya de fonder le crédit sur un mythe (il fallait bien saisir les imaginations par quelque chose), et qu’il se dit : La théorie indique, il est vrai, que le crédit doit être réel. Mais, dans la société, la progression de l’intérêt amenant fatalement l’insolvabilité de l’emprunteur, il est inévitable que le crédit, qui commence par être réel, devienne à la fin tout personnel, c’est-à-dire adossé à des châteaux en Espagne. Dès lors, il vaut encore mieux que le débiteur soit la personne de l’état, que toute autre personne ; en fait d’hypothèque morale, celle-là est la plus sûre. Et puisque ce débiteur est omnipotent, il s’ensuit, au rebours de tout autre débiteur, qu’au lieu de recevoir crédit c’est lui qui le donne.

Qu’on se figure, s’il est possible, à quelle torture d’esprit cet homme dut être en proie au milieu de toutes ces contradictions, dont alors personne ne possédait le secret ; à quel vertige il dut succomber plus tard, lorsqu’en fin de compte il vit toutes ses combinaisons aboutir à la débâcle, à la hideuse banqueroute, comme disait Mirabeau. Il ne nous a pas fallu moins de cinquante années d’un développement philosophique sans égal dans l’histoire pour comprendre quel fut ce Law, homme d’intelligence supérieure, audacieux aventurier qui cherchait une construction impossible, le mouvement perpétuel de la société par le crédit, et qui, raisonnant avec une merveilleuse justesse, fut conduit toujours, par sa logique même, à la contradiction, au néant. Qu’on juge si cet homme dut être admiré de ceux qui croyaient l’entendre, et calomnié de ceux qui ne l’entendaient pas ! Law avait sans doute le sentiment vague de cette affreuse antinomie qu’il colportait, comme la pierre philosophale, de royaume en royaume ; car nous ne saurions admettre qu’il se soit fait illusion sur la valeur de ses actions du Mississipi. Mais il lui était impossible de se rendre compte d’un doute que contredisait la théorie ; et, pressé par les événements, certain de ne s’être point écarté de la routine vulgaire, il se décida à tenter l’inconnu, quitte à bouleverser un empire pour une expérience métaphysique, et à se retirer après, chargé de l’exécration de tous. Ce que j’admire le plus en cet homme, ce qui fait de Law, à mes yeux, un personnage vraiment historique, une figure idéale, c’est qu’il ait cru qu’une telle expérience valait la peine d’être faite, et qu’il n’hésita pas. Après tout, Law n’entamait point le capital social, il ne faisait que le déplacer. Le travail restait comme ancre de salut ; le peuple ne courait aucun risque à l’essai ; et quant à la gentihommerie cupide, oisive et dépravée, elle ne méritait pas qu’il s’en inquiétât. Il n’y aurait à son égard qu’un dégagement de fripons et de dupes.

Les idées de Law ne furent comprises de personne, pas même de l’auteur ; et les économistes aussi bien que les historiens, qui depuis en ont parlé et qui en parlent encore, ne paraissent pas mieux en avoir pénétré le mystère. Il faut donc que l’expérience se renouvelle : et tout aujourd’hui se dispose avec un merveilleux ensemble pour que la tentative soit la plus générale, et qu’aucune fortune ne lui échappe. MM. Ciezskowski et Wolowski sont les principaux chefs de l’expédition ; les membres composant la commission chargée de réviser la loi des hypothèques et d’organiser le crédit foncier forment l’équipage ; M. Augier est le Jérémie qui pleure d’avance sur la catastrophe. Qui osera se plaindre, quand les sommités de l’économie politique, de la finance, de l’enseignement et de la magistrature, appuyées de la faveur publique, parlant au nom de la science et des intérêts, après avoir fait adopter leurs idées aux grands pouvoirs de l’état et soufflé la leçon au législateur, auront ajouté à notre vieux bagage de démocratie, d’aristocratie et de monarchie, la bancocratie, le gouvernement de la banqueroute ?

Le crédit est hypocrite comme l’impôt, spoliateur comme le monopole, agent de servitude comme les machines. Tel qu’une contagion subtile et lente, il propage, étend, distribue sur la masse des peuples les effets plus concentrés, plus localisés des fléaux antérieurs. Mais, de quelque masque qu’il se couvre, piété, travail, progrès, association, philantrophie, le crédit est voleur et assassin, principe, moyen et fin de la féodalité industrielle. Le législateur des Hébreux avait sondé toutes ces profondeurs, lorsqu’il recommandait à son peuple de faire crédit aux autres nations, mais de ne le recevoir jamais d’elles, et qu’il leur promettait à cette condition la domination et l’empire :

Si tu fais crédit aux nations,
El que toi-même tu n'empruntes pas ;
Tu régneras sur tous les peuples,
Et personne ne sera ton maître.
_________Deutéron., ch. XV, v. 6.

Les Juifs n’ont point failli à ce précepte, infidèles à Jéhovah souvent, fidèles à Mammon toujours. Et l’on peut voir aujourd’hui, si la promesse de Moïse s’est accomplie.

Le crédit opère, non pas directement, en frappant seulement le producteur, mais d’une manière indirecte, eu retombant sur le consommateur comme l’impôt de quotité. Voilà pourquoi l’action du crédit reste imperceptible au vulgaire et ne soulève pas l’opinion : l’intérêt divisé de la production l’emportant ici, de même que dans toutes les questions d’impôt, sur l’intérêt collectif de la consommation. Comme l’on dit que la force s’accroît par la concentration, vis unita major, de même on peut dire qu’un fardeau qui se divise parait moindre ; et c’est sur ce principe qu’est établi le prestige et la durée du crédit. Tout le monde, se promettant de sortir du jeu avec bénéfice, et rejetant sur le public l’intérêt qui le grève, se trouve d’accord pour demander crédit ; personne ne songe à en conjurer les effets subversifs. On ne réfléchit pas qu’à cette loterie les chances sont combinées de telle sorte que le banquier gagne toujours, et qu’en définitive, sauf quelques heureux qui finissent constamment par s’associer à la banque, la surtaxe des produits étant universelle et réciproque, chaque producteur est aussi chargé que s’il portait seul le poids de son propre crédit, le fardeau de sa mauvaise conscience.

Mais, dit-on, ne pourrait-il pas arriver que par l’universalité du crédit, par la variété de ses combinaisons, chacun devînt à la fois commanditaire et commandité, donnât crédit et le reçût, touchant dans le premier cas une prime, et dans le second la payant : de sorte que, par cette circulation véritable, les conditions fussent égalisées, et autant que cela se peut entre les hommes, mutuellement garanties ?

Je rapporte cette objection, toute puérile qu’elle soit, afin de mettre dans tout son jour le cercle vicieux du crédit, l’impossibilité mathématique de cette prétendue circulation égalitaire. D’ailleurs, plus d’un financier, plus d’un organisateur du crédit a été la dupe de cette utopie : il est donc pardonnable au commun des lecteurs de la soulever, comme à moi d’y répondre.

Souvenons-nous que dans la période actuelle des antinomies sociales que nous nommons le crédit, et dont on nous fait attendre de si pompeuses merveilles, rien encore n’est organisé : le travail est livré à la division parcellaire ; l’atelier, à la maîtrise et au salariat ; le marché, à la concurrence et au monopole ; la société, à l’hypocrisie fiscale et parlementaire. Dans celle situation, pour que l’équilibre, tel qu’on le suppose, pût s’établir, il faudrait que les gros capitaux appartinssent aux moindres salariés ; les capitaux de second ordre, aux ouvriers d’un degré supérieur ; et les capitaux les plus faibles, par conséquent les plus petites rentes, à ceux des travailleurs qui jouissent des plus gros traitements. Mais tout cela est contradictoire, impossible, absurde. Ceux qui gagnent le plus sont nécessairement ceux qui feront les plus fortes épargnes, et qui, dans la commandite universelle qu’on prétend créer, posséderont le plus grand nombre d’actions, Qu’importe alors que chaque salarié, depuis le malheureux attaché à une roue et gagnant 1 fr. 25 c. par jour, jusqu’au chef de l’état qui reçoit 12 millions de liste civile, soient portés sur la liste des créanciers de l’état, sur le grand livre de la rente ? A l’iniquité du salaire, vous n’aurez fait qu’ajouter l’iniquité du revenu : ce sera comme dans le projet de participation de M. Blanqui (chap. III), où les associés participants peuvent recevoir en sus de leur solde, et à titre de bénéfice, une part quotidienne de 18 centimes. Il faut donc revenirà l’observation générale que nous avons d’abord faite : pour que le crédit puisse devenir un vrai moyen d’équilibre, il faut que l’équilibre soit préalablement établi dans l’atelier, sur le marché, dans l’état ; il faut, en un mot, que le travail soit organisé. Or cette organisation n’existe pas, bien plus, on la repousse : donc il n’y a rien à espérer du crédit.

Pour mettre cette contradiction dans tout son jour, examinons quelques cas particuliers du crédit, de ceux-là surtout qui sont nés de la charité plutôt que de l’intérêt. Car, comme nous aurons occasion de le remarquer, la charité est de la famille du crédit, elle est une des formes du crédit, et, dès qu’elle sort de sa spontanéité mystique pour se laisser guider par la raison, elle est soumise à toutes les lois du crédit.

Je commence par les crèches.

Loin de moi la pensée de calomnier ces fondations vraiment pieuses, placées sous l’invocation de Jésus enfant, que la ville de Paris doit au zèle aussi actif qu’éclairé de l’un de ses plus honorables citoyens, M. Marbeau. Le principe de la misère est exclusivement social, c’est le crime de tout le monde. Mais les œuvres de la charité sont personnelles et gratuites ; et je serais impardonnable si je méconnaissais la vertu de tant d’hommes de bien, dont la vie se passe à procurer l’émancipation physique et morale des classes pauvres.

Qu’on me pardonne donc l’analyse à laquelle je suis forcé de descendre dans ce livre où rien ne devait être épargné, et qu’on ne juge pas de la dureté de mon cœur par l’inflexibilité de ma raison. Mes sentiments, j’ose le dire, ont toujours été ce qu’amis et ennemis pouvaient désirer qu’ils fussent : quant à mes écrits, si sombres qu’ils paraissent, ils ne sont après tout que l’expression de mes sympathies pour tout ce qui est homme, et qui vient de l’homme.

Voici ce que je lis dans un petit imprimé de quatre pages, répandu dans le public pour la propagation des crèches.


« Crèche des enfants pauvres, âgés de moins de deux ans, dont les mères travaillent hors de leur domicile, et se conduisent bien.

» La crèche est ouverte à cinq heures et demie du matin, fermée à huit heures et demie du soir. La mère apporte son enfant, avec le linge nécessaire pour la journée : elle vient l’allaiter aux heures des repas, et le reprend chaque soir. L’enfant sevré a son petit panier comme l’enfant de l’asile. Des berceuses choisies parmi les femmes pauvres soignent les enfants. Un médecin visite la crèche tous les jours. La mère donne aux berceuses 20 centimes par jour pour chaque jour de présence de l’enfant. Celle qui a deux enfants à la crèche ne donne pour les deux que 30 centimes. »


Suivent les noms des dames inspectrices et directrices, ainsi que des médecins et membres des comités.

J’avoue que la charité de tant de personnes du sexe, les plus distinguées par la naissance, l’éducation et la fortune, et qui se font les hospitalières de leurs sœurs en Jésus-Christ en attendant qu’une société meilleure leur permette de devenir leurs collaboratrices et leurs compagnes, me pénètre et me touche ; et je me ferais horreur s’il échappait à ma plume, en parlant des devoirs que ces nobles dames accomplissent avec tant d’amour et que rien ne leur impose, un seul mot qui respirât l’ironie ou le dédain. saintes et courageuses femmes ! vos cœurs ont devancé les temps ! et c’est nous, misérables praticiens, faux philosophes, faux savants, qui sommes responsables de l’inutilité de vos efforts. Puissiez-vous un jour recevoir votre récompense ! Mais puissiez-vous ignorer à jamais ce qu’une dialectique suscitée de l’enfer, car c’est la société qui l’a mise en mon âme, me forcera tout à l’heure à dire de vous !

Pourquoi, dans une œuvre de miséricorde, faite à l’intention des enfants pauvres âgés de moins de deux ans, dont les mères sont obligées d’aller hors de chez elles gagner leur vie, cette restriction douloureuse, et se conduisent bien ? Sans doute on a voulu encourager le travail, aider l’économie, récompenser la bonne conduite, sans favoriser le désordre. Mais qui donc souffrira de l’exclusion ? Sera-ce la mère ou son enfant ? D’ailleurs, l’inconduite de cette mère n’est-elle pas aussi une calamité dont le pauvre enfant a besoin d’être guéri, encore plus que de l’abandon et du dénûment ?…

Mais, hélas ! la charité, si elle ne veut agir au hasard, et produire à la fin moins de bien que de mal, la charité doit, comme le crëdit, choisir ses sujets : la charité n’est elle-même qu’une espèce de placement, tantôt à réméré comme la salle d’asile et la crèche, tantôt à fonds perdu comme l’hôpital ; mais placement qui dans tous les cas devient d’autant plus efficace, que les gens à qui il s’adresse savent mieux le faire valoir, et, soit par eux-mêmes, soit par leurs descendants, sont à même de reconnaître un jour leurs obligations. La charité, le cœur autant que la raison nous le disent, est sans chaleur pour les incurables, comme le crédit est sans capitaux pour le commerçant ruiné. Aussi tous les livres qu’on a écrits sur la charité sont-ils pleins de cette maxime, que la charité doit se montrer avant tout intelligente, ce qui veut dire, ne se pas engager sans hypothèque, sous peine de s’exercer en pure perte, et encore de dégénérer en consommation improductive, en destruction

Ainsi la charité est menteuse et avare comme le crédit dont elle est l’image ! Il est étrange que les moralistes n’aient pu se déduire de l’affinité de deux choses en apparence si opposées, mais parfaitement identiques, la charité et l’usure, cette conclusion fatale, qui n’avait point échappé à l’ancienne théologie : c’est que la charité est véritablement une vertu surhumaine, un principe antisocial, subversif et anarchique, une vertu ennemie de l’homme. Il est étrange, disons-nous, qu’il se trouve encore des écrivains de renom, tels qu’un Michelet, pour prêcher au monde la régénération par l’amour et la toute-puissance du sacrifice.

Quoi ! vous ne sauriez pratiquer les œuvres de dévouement, exercer la charité, sans faire usage de votre raison, c’est-à-dire sans traduire votre charité et voire sacrifice en un acte de simple justice commutative, en une opération de crédit : et quand nous vous parlons d’organiser ce même crédit, d’organiser le travail, de créer la justice, de rendre la charité non-seulement intelligente, mais intelligible, vous criez tantôt au mercantilisme, tantôt à l’utopie ! Vous nous accusez de sécheresse, et nous reprochez de sacrifier à l’égoïsme, parce que nous voulons tout soumettre au calcul, au lieu de chauffer avec vous l’amour et la foi ! Vous préférez à l'arithmétique une charité hypocrite, qui ne se peut passer d’arithmétique sans devenir aussitôt imbécile ! Mais qui ne sait que la charité, le sacrifice, le renoncement, ne sont par vous défendus que parce que vous aimez l’inégalité, parce que sous vos airs humbles vous cachez un intraitable orgueil, parce que vous êtes propriétaire ? Eh bien ! tâchez de la justifier maintenant, votre charité : défendez-la.

Ce n’est point assez pour la crèche d’exiger déjà comme sûreté la bonne conduite de la mère : il faut qu’elle impose à cette mère pauvre et chargée d’enfants une contribution.

— « La mère donne aux berceuses 20 centimes pour chaque jour de présence de l’enfant ; et si elle a deux enfants, 30 centimes. » Comptons maintenant : 30 centimes de présence ; 10 centimes pour le linge et le blanchissage ; 10 centimes de chaussure, pour tous les voyages que la mère devra faire à la crèche ; total 50 centimes à prélever par elle sur une journée de 90 centimes ou de 1 fr. Joignez à cela que cette mère néglige son ménage, qu’elle ne fait plus rien pour son mari ni pour elle-même, et vous trouverez que l’avantage des crèches pour les femmes pauvre est zéro.

Se peut-il qu’il en soit autrement ? non, puisque si le berçage, le blanchissage et les autres soins donnés à l’enfant étaient gratuits, si les mères n’avaient qu’à fournir leur lait, la crèche deviendrait bientôt le prétexte et l’objet d’un impôt considérable, une véritable taxe des pauvres, qu’un encouragement serait ainsi donné à la maternité légitime illégitime, à l’accroissement de la population, ce sphinx des sociétés modernes. La charité a donc à faire ici deux choses, et deux choses incompatibles : soigner les enfants des pauvres, et ne pas encourager les pauvres à faire des enfants. C’est précisément le problème de Malthus : augmenter sans cesse les subsistances, sans que les subsistances augmentent la population. Apôtres de la charité ! vous êtes absurdes comme des économistes.

Et remarquez ce contraste. La mère, dont l’enfant est admis à la crèche parce qu’elle se conduit bien et qu’elle travaille, cette mère à qui l’on a l’air de faire une aumône, en fait elle-même une bien plus grande à ses protectrices, quand elle leur donne sa journée pour vingt sous. Je lis de temps en temps dans les journaux les comptes-rendus des loteries tirées pour les pauvres, loteries dont les billets se composent généralement de jolis ouvrages sortis des mains des dames de charité. Cela veut dire qu’une dame du grand monde, chrétienne et charitable, qui a compris que la mission du riche était de réparer envers le pauvre les outrages de la fortune, et qui jouit de dix mille livres de rentes, fruit du labeur et de la spoliation des pauvres, leur rend environ cinq ou dix pour cent de ce qu’elle leur doit[8], et jouit par surérogation des mérites du sacrifice. Est-il clair que votre charité n’est qu’hypocrisie et usure ? Eh ! chacun chez soi, chacun pour soi, s’il vous plaît : vos quêteuses pour les pauvres sont des courtisanes, avec lesquelles vous séduisez le peuple et dévorez son patrimoine. Que les grandes dames travaillent pour elles-mêmes et les pauvres pour eux, et que l’on sache une fois si la justice ne vaut pas mieux pour le bonheur du monde, que le dévouement !

Qui nous délivrera de la charité, de cette mystification par laquelle on ne cesse d’abuser la naïveté du prolétaire, de cette conspiration permanente contre le travail et la liberté ?

Je franchis les salles d’asile, les chauffoirs publics, l’école gratuite (gratuite ! comme l’apprentissage…), et j’arrive au mont-de-piété. Ici, je devrais protester de nouveau de mon respect profond pour les hommes qui ont eu la pensée de cette fondation utile : mais afin qu’on ne m’accuse pas d’une misanthropie systématique, et qu’il soit bien démontré que ce que j’accuse ce sont des idées, des théories, et les institutions nées de ces idées et ces théories, je vais partir, en ce qui concerne le mont-de-piété, de l’hypothèse la plus favorable, celle où l’argent du peuple, l’argent déposé aux caisses d’épargne, serait seul admis dans les monts-de-piété à créditer le peuple.

Je suppose donc que l’intérêt des capitaux engagés dans les monts-de-piété soit de 3 fr. 50 p. 100, le même que celui payé aux déposants des caisses d’épargne,

ci.. 3 fr. 50 c.
Frais de bureaux, commis, magasins, etc.,
1/1 p. 100, ci
0 fr. 50 c.
Valeur des objets laissés en dehors, 33 p. 100.
— En admettant que sur la totalité des dépôts

le dixième seulement soit abandonné et vendu,
soit par l’établissement, soit par le déposant
lui-même à des marchands de reconnaissances,
à 16 p. 100 au-dessous de la valeur réelle : cette

perte, répartie sur dix dépôts, donne… 1 fr. 60 c.
--------
Total 5 fr. 60 c.

Moralité :

Avec la théorie du crédit, le travailleur qui prête à 3 fr. 30 c. p. 100, emprunte à 5 fr. 60 : différence, 2 fr. 10 c. dont il se constitue en perte sur l’intérêt. Il y a des monts-de-piété qui prêtent à 12 p. 100, sous prétexte que leur produit est employé en œuvres pies, à l’entretien des hôpitaux, etc. C’est exactement comme si on tirait à un homme vingt onces de sang, et qu’on lui offrît en compensation un verre d’eau sucrée. On est allé jusqu’à dire qu’il est bon que l’intérêt des monts-de-piété soit élevé, afin que le peuple ne soit pas encouragé à y porter ses nippes : autre absurdité cagote. Pourquoi alors ne pas supprimer tout à fait les monts-de-piété ? Ou plutôt, pourquoi ne pas écrire sur la porte de ces saints établissements : Ici l’on assassine pour l’amour de Dieu et le bien de l’humanité ?

Mais l’institution qui de nos jours a réuni le plus de suffrages, et qui, je le dis sans feinte, les méritait sous tous les rapports, est la caisse d’épargne. Les esprits chagrins, à qui il en coûte trop d’avouer que le gouvernement ait fait une chose utile, ont débité à ce sujet les objections les plus sottes : ils ont dit que l’épargne conduisait à l’avarice, qu’elle troublerait la paix des ménages, par la facilité qu’une femme pouvait trouver à faire des économies à l’insu de son mari ; ils ont demandé comment il est possible d’épargner à qui ne gagne pas même de quoi vivre : et mille autres balivernes qui, pour ne pas manquer de quelque apparence de raison, n’attaquaient pas le principe en lui-même, et n’ont servi qu’à montrer la mauvaise conscience de leurs auteurs.

« Au 31 décembre 1843, le chiffre du solde dû par la caisse des dépôts et consignations aux caisses d’épargne des principales cités manufacturières du royaume, était :

A Saint-Quentin       1,255,000 fr.
A Sedan 800,000
A Troyes 1,881,000
A Louviers 680,000
A Nîmes 1,675,000
A Saint-Etienne 2,606,000
A Rive-de-Gier 130,000
A Reims 1,813,000
A Lille 4,412,000

A Mulhouse 1,081,000
A Lyon 7,589,000
A Rouen 6,158,000
A Amiens 4,781,000
A Abbeville 1,386,000
A Limoges 467,000
----------------
15 villes. 36,217,000 fr.

« Voilà, ajoute M. Fix à qui j’emprunte ce détail, des points choisis sur tout le territoire, et qui représentant nos principales industries dans toutes leurs ramifications. En consultant les comptes-rendus de ces différentes caisses d’épargne, on trouve que toutes les catégories d’ouvriers ont participé aux dépôts : ce qui prouve qu’aucune classe de travailleurs n’est spécialement frappée de misère et privée de la faculté de faire des économies. Les détails que renferment les comptes-rendus des caisses d’épargne confirment pleinement cette assertion. Il y a, parmi les déposants, non-seulement des ouvriers des professions les plus diverses ; mais ils présentent encore toutes les nuances de l’état civil ; ce sont des hommes, des femmes de tout âge, des mineurs, des célibataires, des individus engagés dans les liens du mariage, etc. »

En présence de ces résultats M. Fix demande : « Cela ne témoigne-t-il pas de l’efficacité de nos institutions et de notre système économique pour réaliser le progrès ? »

Et il a la bonne foi de répondre :

« Ces faits, quelque consolants qu’ils soient, sont cependant loin de nous conduire à cette conclusion, que la situation des classes ouvrières est satisfaisante ; que la condition des travailleurs est heureuse, qu’aucune amélioration n’est à réaliser. Dieu nous garde de semblables affirmations ! Il y a dans ce monde plus de misère que n’en peuvent guérir une charité sans bornes, les méditations de tous les esprits supérieurs, et les moyens pratiques qui résulteraient de ce double effort. Les souffrances ne sont que trop réelles : jamais on ne les fera disparaître »

Mais enfin, si l’économie politique est efficace pour réaliser le progrès de la richesse, comme M. Fix le prétendait tout à l’heure, d’où vient qu’elle est impuissante à faire disparaître la misère, comme il l’affirme maintenant ? et comment explique-t-il cette évidente contradiction ?

C’est, ajoute M. Fix un peu plus loin, je vais tout de suite à son dernier mot, c’est que le bonheur sur la terre s’accorderait mal avec notre destinée future : ce qui veut dire que l’économie politique est une énigme pour les économistes, et que M. Fix ne l’a pas devinée.

J’ose espérer, lecteur, que vous êtes plus avancé que cela.

Toutes les catégories d’ouvriers, comme l’a fort judicieusement observé M. Fix, participent aux dépôts des caisses d’épargne, et parmi les déposants, on trouve des individus de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Cela prouve que toutes les conditions sont égales comme instruments de richesse, et qu’à tout âge, à tous les moments de sa vie sociale, l’homme peut être producteur, et devenir l’artisan de son bien-être. Ainsi se démontre de nouveau, à la caisse d’épargne, l’équivalence des fonctions et l’anomalie de la misère : tel est notre premier point.

Mais, dans chaque catégorie industrielle, la division du travail, les machines, l’organisation hiérarchique, les bénéfices du monopole, la répartition inique de l’impôt, le mensonge du crédit, font d’innombrables victimes, et rendent inutiles pour la multitude les efforts de l’industrie humaine, la prévoyance du législateur et toutes les combinaisons de la justice et de l’équité. Or, l’équilibre manquant dans la production, il y a nécessité qu’il fasse aussi défaut dans la répartition : et sans nous inquiéter de la contrariété qui pourrait exister, par la réalisation du bonheur ici-bas, entre la destinée présente et la destinée future, il est au moins certain que la destinée présente n’est pas d’accord avec elle-même, et que cette discordance vient de l’économie politique.

Que les comptes-rendus des caisses d’épargne fournissent donc la preuve du bien-être des déposants, nous l’admettons volontiers : mais si ces mêmes comptes-rendus fournissent en même temps la preuve du mal-être des non-déposants, qu’y aura-t-il de prouvé en faveur de l’économie politique ? Sur 400,000 ouvriers et domestiques que renferme Paris, 124,000 seulement sont inscrits aux caisses d’épargne : le reste, absent. Quel usage ceux-ci font-ils donc de leur salaire ? Deux exemples vont nous l’apprendre.

A Paris, un certain nombre d’ouvriers imprimeurs gagne depuis 5 jusqu’à 10 fr. par jour et travaille toute l’année : la grande majorité n’atteint pas 3 fr., et jouit de deux mois de repos. À Lyon, quelques ouvriers en soie, ayant à domicile plusieurs métiers, peuvent se faire par leur travail personnel et celui des ouvriers qu’ils occupent, jusqu’à 5 et 6 fr. de revenu. La multitude ne dépasse pas, en moyenne, les hommes 2 fr., les femmes 1 fr. Je m’arrête à ces deux professions. Qu’on me dise ce que peut être à Paris l’existence d’un adulte gagnant moins de 3 fr. par jour, et à Lyon celle d’un ouvrier ayant un salaire variable de 1 à 2 fr. ? On s’étonne que ce monde-là ne fasse point d’économies, d’autant plus qu’il ne figure pas sur les listes d’indigents : mais, à vrai dire, ces hommes ne sont-ils pas encore plus à plaindre que ceux qui, ayant résolument franchi le pas, reçoivent leur lopin de la charité officielle ?

C’est le cas, direz-vous, de redoubler d’activité, d’économie, d’intelligence ; c’est le cas de profiter des caisses d’épargne et autres institutions de prévoyance, établies précisément pour les ouvriers les moins payés. — La caisse d’épargne est la banque du dépôt du pauvre, et ce fut une heureuse idée que celle de faire débuter les pauvres dans la carrière du bien-être, comme ont débuté toutes les banques.

Ainsi la caisse d’épargne n’est qu’une déclaration officielle, une sorte de recensement du paupérisme, et l’on veut qu’elle serve de moyen curatif au paupérisme ! La caisse d’épargne est sans entrailles pour ceux qui n’ont rien à lui donner, et c’est justement pour eux qu’elle est faite ! Je ne m’étonne plus que des moralistes aient le courage d’exiger du prolétaire l’intelligence, l’activité et toutes les vertus morales, après avoir eux-mêmes travaillé quarante ans à devenir si bêtes ! Passons.

Les effets subversifs de la caisse d’épargne sont de deux sortes : relativement à la société, et relativement aux individus.

En ce qui regarde la société, la caisse d’épargne, reposant sur la fiction de la productivité du capital, est la démonstration la plus claire des effets désastreux de cette fiction. Quand les dépôts de toutes les caisses d’épargne se monteront à un milliard, cela fera, à 3 1/2 p. 100, 35 millions d’impôt à ajouter au budget et à répartir sur les contribuables. Or, qui payera cet impôt ? la nation : c’est-à-dire, la classe la plus pauvre, celle qui n’a rien à la caisse d’épargne, pour la plus grande part ; la classe économe, à qui l’intérêt sera dû, pour une part moindre, et la classe riche pour une part minime. Ainsi la caisse d’épargne a pour point de départ une spoliation, puisque, sans cette spoliation, la caisse d’épargne n’existerait pas. Et puis on vient dire aux spoliés : Mettez à la caisse d’épargne ! Pourquoi ne mettez-vous pas à la caisse d’épargne ?…

Supposons que l’état, fidèle aux traditions de la banque de dépôt, conserve, sans y toucher, les fonds confiés à sa garde. Au bout de vingt ans il devra, par l’intérêt composé, deux milliards au lieu d’un qu’il aura reçu. Il y aura donc à la fin banqueroute, banqueroute inévitable de la moitié des sommes dues, sans aucun avantage pour l’état. Dans cette hypothèse, la sécurité étant détruite, l’institution est impossible.

Mais il est évident que l’état ne saurait se placer dans des conditions si défavorables. Il devra donc, pour ne se point charger, appliquer aux services publics les économies du peuple : ce qui revient à changer la caisse d’épargne en un emprunt toujours ouvert, ayant un mouvement continuel d’entrées et de sorties, mais intégralement irremboursable. Depuis l’institution des caisses d’épargne, les bonnes gens ont témoigné à plusieurs reprises la crainte que le gouvernement, un jour de panique, ne se trouvât dans l’impossibilité de répondre à l’affluence des déposants qui viendraient redemander leurs fonds. Un pamphlétaire célèbre en a même fait un texte de reproche contre le gouvernement. Comme si le but du gouvernement ne devait pas être précisément de se mettre hors d’état de rembourser ! comme si le non remboursement n’était pas tout à la fois une nécessité de l’institution, et l’une des plus précieuses garanties de l’ordre de choses ! C’est ce que le Journal des Débats (30 décembre 1845), dans un article dû, je crois, à M. Chevalier, a très-bien compris et formellement reconnu. Le montant des dépôts ayant une fois atteint son chiffre maximum, que j’ai supposé devoir être d’un milliard, le gouvernement aura par le fait, et sans le concours des chambres, emprunté et dépensé un milliard, dont il est sûr que les représentants de la nation ne refuseront jamais de voter l’intérêt. N’est-ce pas une chose pitoyable, de voir la presse jeter les hauts cris pour une conversion de rentes qu’on lui refuse et qui ne donnerait pas quatre millions d’économie, tandis qu’elle n’aperçoit pas ce milliard, qui, sans vote, sans contrôle, court se vaporiser dans l’officine du pouvoir, sauf l’intérêt de soixante ou soixante-dix millions qui seul restera ?

Du côté des déposants, la caisse d’épargne est un agent de misère non moins énergique, non moins sûr. Car, bien loin qu’elle atténue en rien le mal-être, elle ne fait que le répartir, et par cette répartition, elle l’augmente. C’est une maladie inflammatoire et locale, qui se trouve changée en une langueur universelle et chronique. On dit au pauvre : Souffre davantage, abstiens-toi, jeûne, sois plus pauvre encore, plus nécessiteux, plus dépouillé ; ne te marie pas, n’aime pas : afin que le maître dorme tranquille sur ta résignation, et qu’au dernier jour l’hôpital soit quitte de te prendre.

Mais qui me garantit que je recueillerai le fruit de cette longue privation ? À mesure que la vie s’écoule, la probabilité de vivre diminue ; et c’est pour conjurer une chance toujours décroissante qu’on exige de moi le sacrifice du bien présent, du bien réel ! La vie ne se recommence pas, et mon épargne ne saurait devenir la préparation d’une autre carrière. Le sage, le philosophe pratique, préfère une jouissance chaque semaine, à mille écus amassés par quarante ans d’une avarice solitaire. D’autant mieux qu’avec ce régime, on est à peu près certain de n’amasser que pour ses héritiers. Vous dites : La jouissance est passagère ; cette plénitude de la vie, qui fait le bonheur et la santé, ne se sent qu’à de rares intervalles et pendant des moments fort courts ; bref, le bonheur n’est pas de ce monde. De profonds moralistes soutiennent au contraire que la vie est précisément dans ces instants rapides où l’âme et les sens sont à bout de désir et de volupté, et que celui qui a connu cette ivresse de l’existence une seule fois, pendant une minute, a vécu. Quoi donc ! serait-ce pour me faire végéter que vous me défendez de vivre ? Et s’il n’y a point d’autre vie ?…

En somme :

Le but, philanthropique et avoué, de la caisse d’épargne, est de ménager à l’ouvrier une ressource contre les accidents qui le menacent, disettes, maladies, chômages, réduction de salaire, etc. Sous ce rapport, la caisse d’épargne témoigne d’une louable prévoyance et d’un bon sentiment : mais elle est la confession publique, et presque la sanction de l’arbitraire mercantile, de l’oppression capitaliste et de l’insolidarité générale, causes véritables de la misère de l’ouvrier.

Le but, économique et secret, de la caisse d’épargne, est de prévenir, au moyen d’une réserve, les émeutes pour les subsistances, les coalitions et les grèves, en répartissant sur toute la vie de l’ouvrier le malheur qui, d’un jour à l’autre, peut le frapper et le mettre au désespoir. À ce point de vue la caisse d’épargne est un progrès, en ce qu’elle apprend à triompher de la nature et de l’imprévu : mais aussi elle est la mort au monde, la déchéance esthétique du travailleur. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de rendre les caisses d’épargne et de retraite obligatoires aux ouvriers, à qui une retenue sur le salaire serait faite pour cet objet. Vienne une pareille loi, et, tout en écartant les misères subites, les dénuments extrêmes, on aura fait de l’infériorité de la caste travailleuse une nécessité sociale, une loi constitutive de l’état.

Enfin le but, politique et dynastique, de la caisse d’épargne, est d’enchaîner, par le crédit qu’on lui demande, la population à l’ordre de choses. Nouveau pas vers la stabilité, l’égalité civile, et la subordination du pouvoir à l’industrie : mais en même temps excitation à l’égoïsme et déception de crédit, puisqu’au lieu de procurer à tous une possession effective et sociale des produits du travail et de la nature, la caisse d’épargne ne fait que développer l’instinct d’accumulation, sans lui offrir de garanties.

Or, si la caisse d’épargne ne touche aucunement aux causes de l’inégalité ; si elle ne fait que changer le caractère du paupérisme, lui rendant en étendue ce qu’elle lui ôte en intensité ; si, par elle, la séparation du patriciat et du prolétariat devient plus profonde ; si elle est une consécration du monopole, dont les effets l’ont fait naître, et qu’elle devrait abolir : peut-on dire encore que la caisse d’épargne est l’arche de salut des classes travailleuses, et qu’une immense rénovation doit un jour en sortir ?

Aux caisses d’épargne succèdent les caisses de retraite, les sociétés de secours mutuels, d’assurances sur la vie, les tontines, etc. : toutes combinaisons dont le principe se réduit à répartir les mauvaises chances, soit sur la vie entière de chaque individu, soit sur un certain nombre d’associés ; mais sans atteindre jamais le mal dans sa source, sans s’élever à l’idée d’une vraie réciprocité, ni même d’une simple réparation.

D’après le projet de M. O. Rodrigue sur les caisses de retraite, tout ouvrier serait admis à faire des versements à la caisse depuis vingt-un jusqu’à quarante-cinq ans ; et la pension pourrait commencer à être touchée depuis cinquante-cinq à soixante-cinq.

Le minimum de cette pension serait de 60 fr.

Or, sur mille individus pris à l’âge de vingt-un ans, plus de moitié meurent avant la cinquante-cinquième année : c’est donc comme si, pour épargner une vieillesse malheureuse à cinq cents personnes, on leur faisait payer une indemnité par cinq cents autres qui, dans l’ordre de la Providence, n’avaient rien à craindre. Au lieu de cinq cents pauvres, on en aura mille : telle est la loi de toutes ces loteries. M. de Lamartine sentit cette contradiction, lorsqu’il s’est plaint qu’on faisait l’aumône aux pauvres avec l’argent des pauvres, et qu’il a demandé que les fonds de retraite fussent pris sur le budget. Malheureusement le remède eût été pire que le mal : une taxe des pauvres ! Pour le salut du peuple et le bien des indigents, on ne devait pas en vouloir ; on n’en a pas voulu.

L’assurance sur la vie est une autre sorte d’exploitation dans laquelle l’entrepreneur, moyennant une rente annuelle qui lui est payée d’avance, promet de payer, au jour de la mort de l’assuré, une somme de… à ses héritiers. C’est l’inverse de la rente à fonds perdu. Comme c’est surtout par le grand nombre des assurés que de telles entreprises peuvent se soutenir, il en résulte que dans l’assurance sur la vie ceux qui vivent longtemps sont exploités par ceux qui meurent tôt. Toujours répartition du mal présentée comme garantie contre le mal ; toujours le rapport d’étendue substitué, pour tout secret, au rapport d’intensité. Je laisse de côté les risques de banqueroute de la part des assureurs, les procès qu’il faut soutenir pour être payé, la chance de perdre de longues années de sacrifices, si, par un malheur quelconque, on venait à se trouver dans l’impossibilité de continuer l’acquittement de la prime.

Quels que soient donc les avantages tout personnels que certains individus, nécessairement en petit nombre, retirent des institutions de secours et de prévoyance, l’impuissance de ces institutions contre la misère est mathématiquement démontrée. Toutes opèrent à la manière des jeux de hasard, faisant supporter à la masse le bénéfice qu’elles procurent à quelques-uns ; de sorte que si, comme la raison l’indique, et comme l’universalité du mal le demande, les sociétés de secours devaient réellement secourir tous ceux qui en ont besoin, elles ne secourraient personne, elles se dissoudraient. Avec l’égalité disparaîtrait la mutualité. Aussi est-ce un fait d’expérience que les sociétés de secours mutuels ne se soutiennent qu’autant qu’elles s’adressent à des ouvriers d’une certaine aisance ; et qu’elles tombent, ou plutôt deviennent impossibles, dès qu’on parle d’y admettre ceux à qui elles serviraient le plus, les pauvres.

La caisse d’épargne, la mutualité, l’assurance sur la vie, choses excellentes pour qui, jouissant déjà d’une certaine aisance, désire y ajouter des garanties, demeurent tout à fait infructueuses, sinon même inaccessibles, à la classe pauvre. La sécurité est une marchandise qui se paye comme toute autre ; et comme le tarif de cette marchandise baisse, non pas selon la misère de l’acheteur, mais selon l’importance de la somme qu’il assure, l’assurance se résout en un nouveau privilège pour le riche, et une ironie cruelle pour le pauvre.

Terminons cette revue par un exemple qui, pris dans une autre sphère d’opérations, mettra mieux en relief ce que le crédit tend à produire, et qu’il est dans l’impuissance absolue de réaliser, soit par l’intervention de l’état, soit par l’action du monopole.

J’ai expliqué, chap. VI, l’origine et la théorie du rendement des capitaux, autrement dit du prêt à intérêt. J’ai dit comment cette théorie, vraie tant qu’il s’agit de transactions entre particuliers, et que l’intérêt se borne à reconstituer le capital augmenté seulement d’une prime légère, devient tout à fait fausse, appliquée à la société, et avec la perpétuité de l’intérêt. La raison de cela, ai-je ajouté, c’est qu’alors le produit net est compté en sus du produit brut : ce qui dans la société est contradictoire, impossible.

Or, le crédit n’est autre chose que la tentative d’égaliser les conditions en appliquant à la société le principe de l’excédant du produit net sur le produit brut, et de la perpétuité de l’intérêt.

Supposons que l’état entreprenne un canal dont la construction, après la rendue des travaux, coûtera 30 millions. Il est clair que si le gouvernement, après avoir pris ces 30 millions sur le budget, établit le tarif des droits de navigation de manière à faire rendre au canal l’intérêt de la somme qu’il coûte, ce sera comme s’il faisait payer deux fois le canal aux contribuables. L’usage du canal, sauf les frais d’entretien, doit donc être gratuit : tel est le principe économique des dépenses de l’état.

Dans la pratique, les choses ne se passent pas de la sorte. D’abord, il est rare que l’état possède les capitaux dont il a besoin ; et comme il est impossible de les lui procurer d’un seul coup par l’impôt, surtout depuis que les dépenses pour cause d’utilité publique se sont accrues dans des proportions si vastes, on a trouvé plus commode et moins onéreux de les demander à l’emprunt. Avec l’emprunt, les contribuables, au lieu de fournir 30 millions, n’en payeront que l’intérêt, qui, par sa petitesse, semblera disparaître dans le budget. Mais comme l’emprunt aura été formé aux termes de la loi du monopole et selon la jurisprudence de l’usure ; comme en un mot le capital devra rentrer avec bénéfice aux prêteurs, il arrivera ou que l’emprunt sera converti en rente perpétuelle, ce qui veut dire que le canal, toujours payé, sera toujours dû ; ou bien que l’intérêt sera servi seulement pendant 40, 50 ou 99 ans, avec prime sur l’exploitation, ce qui veut dire qu’en un temps déterminé le prix du canal aura été acquitté deux, trois ou quatre fois. D’ordinaire les prêteurs se retiennent d’avance la prime, se faisant souscrire par l’état une obligation de 100 lorsqu’ils ne donnent que 80, 70 ou 60, comme les usuriers qui prêtent, intérêt en dedans, à cause du procureur du roi.

Il suit de là qu’un état qui emprunte ne peut plus s’acquitter, puisque pour rembourser sa dette il serait obligé, ou de frapper une contribution, ce qui est impraticable, ou de former un nouvel emprunt, qui, étant rempli de la même manière que le précédent et devant rendre en totalité ce qui n’a été reçu qu’en partie, ne ferait qu’augmenter la dette. Tout le monde aujourd’hui sait cela, les prêteurs surtout. D’où vient donc que l’état, qui s’endette sans cesse, trouve cependant toujours à emprunter ? Cela vient précisément de ce qu’à mesure qu’il se grève il est obligé d’offrir des conditions meilleures ; en sorte que relativement à l’état il est vrai, en un sens, que le crédit augmente à mesure que la solvabilité diminue. Voici l’explication de ce phénomène.

Je suppose qu’en 1815, la dette de la France étant d’un milliard, l’état remplisse ses emprunts à 90 p. 0/0 ; en 1830, la dette s’étant élevée à deux milliards, l’état pouvait encore trouver des prêteurs, mais seulement à 80. Dans ce système, il n’y a de terme au crédit de l’état que lorsque la rente absorbe la totalité du produit national : mais alors l’état se libérant, par la banqueroute, d’un emprunt devenu fictif, tout le monde se trouve payé, et le crédit de l’état est plus florissant qu’auparavant. En Angleterre, l’intérêt de la dette publique dépasse 700 millions, environ le sixième du revenu. Qu’une série d’événements comme celle de 1789 à 1815 vienne doubler la dette de l’Angleterre, et chaque famille anglaise devra payer tous les ans, pour servir la rente, quatre mois de son travail : chose impossible sans doute, mais la plus heureuse qui pût arriver à l’Angleterre.

Un moment on a cru avoir trouvé le moyen de libérer l’état par l’amortissement. Tout a été dit sur cette invention, que je ne mentionne ici que pour mémoire. L’amortissement est un jeu à cache-cache, dans lequel l’état, spéculant à la fois sur son crédit et sur son discrédit, rachète les rentes qu’il a souscrites, lorsqu’elles descendent au-dessous du pair, au moyen de capitaux qu’il se procure à bas prix. De sorte que, par cette manœuvre d’amortissement, d’un côté l’état est intéressé à jouer à la baisse, par conséquent à se discréditer lui-même ; de l’autre, il a besoin, pour se procurer de nouveaux emprunts et relever son crédit, de jouer à la hausse, et par conséquent de se mettre dans l’impossibilité d’amortir. Cette puérilité, qu’on a dans le temps fort vantée, peut entre mille autres servir à donner la mesure des graves occupations d’un homme d’état.

Or, ce qui a lieu pour l’état, a lieu également pour la société. La société est divisée par le crédit en deux castes, l’une qui sans cesse donne crédit, l’autre qui le reçoit. Mais, tandis que dans l’état l’opération est une et centralisée, dans la société le crédit se divise à l’infini entre des millions d’emprunteurs et de capitalistes. Du reste, le résultat est toujours le même. Neuf banqueroutes de l’état en trois siècles, cent faillites enregistrées chaque mois au tribunal de commerce de la Seine : on peut, d’après ces chiffres authentiques, se faire une idée de l’action du crédit sur l’économie des peuples.

Faillite perpétuelle, banqueroute intermittente, voilà donc sur la société et sur l’état le dernier mot du crédit. Ne cherchez point d’autre issue : la science financière, en imaginant la caisse d’amortissement, vous a révélé sa contradiction. Il est désormais avéré que la vie dans l’humanité obéit à d’autres lois qu’aux catégories économiques : puisque s’il était vrai, par exemple, que l’humanité vécût et se développât par le crédit, l’humanité devrait périr, dans l’état tous les trente ans, et dans la société continuellement.

Mais la vie dans l’humanité est indéfectible ; mais la richesse et le bien-être, la liberté et l’intelligence sont en progrès continuel ; mais si le crédit réel nous condamne incessamment à mourir, le crédit personnel, qui revient toujours à la suite de chaque déconfiture, nous porte en avant d’un victorieux effort ; et l’œuvre de la civilisation, toujours à la veille de se dissoudre si nous en croyons nos formules, toujours reprise sous une loi de mort, se poursuit malgré la science, malgré la raison, malgré la nécessité, par un incompréhensible miracle.






CHAPITRE XI.


HUITIÈME ÉPOQUE. — LA PROPRIÉTÉ.
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§ I. — La propriété est inexplicable hors de la série économique. — De l’organisation du sens commun, ou problème de la certitude.


Le problème de la propriété est après celui de la destinée humaine le plus grand que puisse se proposer la raison, le dernier qu’elle parviendra à résoudre. En effet, le problème théologique, l’énigme de la religion, est expliqué ; le problème philosophique, qui a pour objet la valeur et la légitimité de la connaissance, est résolu : reste le problème social, qui ne fait qu’un avec ces deux-là, et dont la solution, de l’aveu de tout le monde, tient essentiellement à la propriété.

J’exposerai dans ce chapitre la théorie de la propriété en soi, c’est-à-dire dans son origine, son esprit, sa tendance, ses rapports avec les autres catégories économiques. Quant à déterminer la propriété pour soi, c’est-à-dire dans ce qu’elle doit être après la solution intégrale des contradictions, et qu’elle devient tous les jours, c’est, comme j’ai dit, la dernière phase de la constitution sociale, l’objet d’un travail nouveau, dont celui-ci a pour but de faire entrevoir le dessin et de poser les bases.

Pour bien entendre la théorie de la propriété en soi, il est nécessaire de prendre les choses de plus haut, et de présenter sous un nouvel aspect l’identité essentielle de la philosophie et de l’économie politique.

De même que la civilisation, au point de vue de l’industrie, a pour but de constituer la valeur des produits et d’organiser le travail, et que la société n’est autre chose que cette constitution et cette organisation ; de même l’objet de la philosophie est de fonder le jugement en déterminant la valeur de la connaissance et organisant le sens commun ; et ce qu’on appelle logique n’est autre chose que cette détermination et cette organisation.

La logique, la société, c’est-à-dire toujours la raison : telle est donc la destinée ici-bas de notre espèce, considérée dans ses facultés génératrices, l’activité et l’intelligence. Ainsi l’humanité, par ses manifestations successives, est une logique vivante : c’est ce qui nous a fait dire, au commencement de cet ouvrage, que chaque fait économique est l’expression d’une loi de l’esprit, et que, comme il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans l’expérience, il n’y a rien non plus dans la pratique sociale qui ne provienne d’une abstraction de la raison.

La société, comme la logique, a donc pour loi primordiale l’accord de la raison et de l’expérience. Accorder la raison et l’expérience, marcher à l’unisson de la théorie et de la pratique, voilà ce que se proposent également l’économiste et le philosophe ; voilà le premier et le dernier commandement imposé à tout homme qui agit et qui pense. Condition facile, sans doute, si on ne l’envisage que dans cette formule en apparence si simple ; effort prodigieux, sublime, si l’on considère tout ce qu’a fait l’homme dès le commencement, autant pour s’y soustraire que pour s’y conformer.

Mais qu’entendons-nous par cet accord de la raison et de l’expérience, ou, comme nous l’avons nommée, par cette organisation du sens commun, qui n’est elle-même que la logique ?

J’appelle d’abord sens commun le jugement en tant qu’il s’applique à des choses d’une évidence intuitive et immédiate, dont la perception n’exige ni déduction ni recherche. Le sens commun est plus que l’instinct : celui-ci n’a point conscience de ses déterminations, tandis que le sens commun sait ce qu’il veut et pourquoi il veut. Le sens commun n’est pas non plus la foi, le génie ou l’habitude, lesquels ne se jugent ni ne se connaissent : tandis que le sens commun se connaît et se juge, comme il connaît et juge tout ce qui l’environne.

Le sens commun est égal chez tous les hommes. C’est de lui que viennent aux idées le plus haut degré d’évidence et la plus parfaite certitude : ce n’est pas lui qui a suscité le doute philosophique. Le sens commun est à la fois raison et expérience synthétiquement unies : c’est, encore une fois, le jugement, mais sans dialectique ni calcul.

Mais le sens commun, par cela même qu’il ne tombe que sur les choses d’une évidence immédiate, répugne aux idées générales, à l’enchaînement des propositions, par conséquent à la méthode et à la science : tellement que plus un homme se livre à la spéculation, plus il semble s’écarter dû sens commun, partant de la certitude. Comment donc les hommes égaux par le sens commun, deviendront-ils encore égaux par la science, qui naturellement leur répugne ?

Le sens commun n’est susceptible d’augmentation ni de diminution : le jugement considéré en lui-même ne peut cesser d’être toujours le même, toujours égal à soi et identique. Comment encore une fois est-il possible, non-seulement de maintenir l’égalité des capacités hors du sens commun, mais encore d’élever en elles la connaissance au-dessus du sens commun ?

Cette difficulté, si formidable au premier aspect, s’évanouit dès qu’on la regarde de plus près. Organiser la faculté judiciaire, ou le sens commun, c’est, à proprement parler, découvrir les procédés généraux au moyen desquels l’esprit va du connu à l’inconnu par une suite de jugements qui tous, pris isolément, sont d’une évidence intuitive et immédiate, mais dont l’ensemble donne une formule que l’on n’aurait pas obtenue sans cette progression, formule qui, par conséquent, dépasse la portée ordinaire du sens commun.

Ainsi le système entier de nos connaissances repose sur le sens commun ; mais il s’élève indéfiniment au-dessus du sens commun, qui, borné au particulier et à l’immédiat, ne peut embrasser le général de son simple regard, et a besoin, pour y atteindre, de le diviser : comme un homme qui, ne franchissant d’un seul pas que la largeur d’un sillon, en répétant le même mouvement un certain nombre de fois, fait le tour du globe[9].

Accord de la raison et de l’expérience, organisation du sens commun, découverte des procédés généraux par lesquels le jugement, toujours identique, s’élève aux contemplations les plus sublimes : telle est l’œuvre capitale de l’humanité, celle qui a fait naître la péripétie la plus vaste, la plus compliquée et la plus dramatique, qui se soit accomplie sur la terre. Il n’est science, religion, société, qui ait à beaucoup près mis un si long temps et déployé tant de puissance pour s’établir : à peine si ce grand travail, commencé depuis trente siècles, est parvenu à se définir. Vingt volumes suffiraient à peine à en raconter l’histoire : je vais, en quelques pages, en retracer les principales phases. Ce résumé nous est indispensable pour expliquer l’apparition de la propriété.


I.


L’organisation du sens commun suppose préalablement la solution d’un autre problème, du problème de la certitude, laquelle se divise en deux espèces corrélatives, certitude du sujet, certitude de l’objet. En autres termes, avant de chercher les lois de la pensée, l’on avait à s’assurer de la réalité de l’être qui pense ainsi que de l’être qui est pensé, sans quoi l’on courait risque de rechercher les lois de rien.

Le premier moment de cette grande polémique est donc celui où le moi procède à la reconnaissance de lui-même, se palpe, pour ainsi dire, et cherche le point de départ de ses jugements. Qui suis-je, se demande-t-il ; ou plutôt, suis-je quelque chose ? suis-je assuré que je suis ? Voilà la première question à laquelle le sens commun avait à répondre.

El c’est à quoi il a effectivement répondu par ce jugement tant admiré : Je pense, donc je suis.

Je pense, cela suffit. Je n’ai que faire d’en savoir davantage pour être certain de mon existence, puisque tout ce que je pourrais apprendre à cet égard, c’est qu’aucun être n’est prouvé si je ne l’affirme, et que par conséquent rien sans moi n’existe. Le moi : tel est le point de départ du sens commun, et sa réponse à la première question de la philosophie.

Ainsi le sens commun, ou plutôt la nature inconnue, impénétrable, qui pense et qui parle, le moi enfin, ne se prouve pas ; il se pose. Son premier jugement est un acte de créance en lui-même : la réalité de la pensée est déclarée par lui comme fait-principe, nécessaire, axiome enfin, hors duquel il n’y a pas lieu à raisonner |

Mais, soit défaut de jugement, soit subtilité d’idées, certains penseurs trouvèrent cette affirmation du sens commun déjà trop hardie, ils eussent voulu que le sens commun produisît ses titres. Qui nous garantit, disaient-ils, que nous pensons, que nous sommes ? Quelle est l’autorité du sens intime ? Qu’est-ce qu’une affirmation dont toute la valeur vient de sa spontanéité même ?…

De longs débats s’entamèrent à ce propos. Le sens commun y mit fin par cet arrêt célèbre : Attendu que le doute qui porte sur le doute même est absurde ; que l’investigation qui a pour objet la légitimité de l’investigation est contradictoire ; qu’un tel scepticisme est antisceptique, et se réfute seul ; que c’est un fait que nous pensons et que nous désirons de connaître ; qu’il ne saurait y avoir lieu à disputer sur ce fait qui embrasse l’univers et l’éternel ; conséquemment que la seule chose qui reste à faire est de savoir où la pensée peut conduire : Pyrron et sa secte seront reconnus par la philosophie d’une absurdité qui tranquillise le moi sur son existence ; pour le surplus, leur opinion étant convaincue, par ses propres termes, de contradiction au sens commun, elle est excommuniée du sens commun.

Malgré l’énergie de ces considérants, quelques-uns crurent devoir protester encore, et se pourvoir en révision. Les vrais sceptiques, prétendirent-ils, ne sont pas ceux qui doutent de la réalité de leur doute, un pareil scepticisme est ridicule ; ce sont ceux qui doutent de la réalité du contenu du doute, et à plus forte raison des moyens de vérifier si ce contenu est réel : ce qui est fort différent…

C’est donc comme si vous disiez, répliqua le sens commun, par exemple, que vous ne doutez pas de l’existence des religions, puisque la religion est un phénomène de la pensée, un accident du moi, mais seulement de la réalité de l’objet des religions, et à plus forte raison de la possibilité de déterminer cet objet ; — ou bien encore que vous ne doutez pas de l’oscillation de la valeur, puisque cette oscillation est un phénomène de la pensée générale, un accident du moi collectif, mais de la réalité même des valeurs, à plus forte raison de leur mesure. Mais si, par rapport à l’homme, la réalité des choses ne se distingue pas de la loi des choses, comme par exemple la réalité des valeurs qui n’est et ne peut être que la loi des valeurs ; et si la loi des choses n’est rien sans le moi qui la détermine et la crée, comme vous êtes forcés d’en convenir : votre distinction de la réalité du doute et de la réalité du contenu du doute, aussi bien que l’à fortiori qui vient à la suite, est absurde. L’univers et le moi deviennent, par la pensée, identiques et adéquats : donc, encore une fois, notre tâche est de rechercher si, par rapport à lui-même, le moi peut s’induire en erreur ; si dans l’exercice de ses facultés il est sujet à des perturbations ; quelles sont les causes de ces perturbations ; quelle est la mesure commune de nos idées ; et tout d’abord, quelle est la valeur de ce concept de non-moi, qui saisit le moi aussitôt que celui-ci entre en action, et dont il est impossible au moi de se séparer.

Ainsi, au jugement du sens commun, la théorie métaphysique de la certitude est analogue à la théorie économique de la valeur, ou pour mieux dire ces deux théories n’en font qu’une ; et les sceptiques qui, tout en admettant la réalité du doute, nient cependant la réalité du contenu du doute, et partant la possibilité de déterminer ce contenu, ressemblent aux économistes qui, affirmant les oscillations de la valeur, rejettent la possibilité de déterminer ces oscillations, et conséquemment la réalité même de la valeur. Nous avons fait justice de cette contradiction des économistes, et nous verrons bientôt que comme la valeur se détermine dans la société par une série d’oscillations entre l’offre et la demande, tout de même la vérité se constitue en nous par une série de fluctuations entre la raison qui affirme et l’expérience qui confirme, et que du doute même se forme peu à peu la certitude.

La certitude du sujet ainsi obtenue et déterminée, restait donc, avant de passer à l’investigation des lois de la connaissance, à déterminer la certitude de l’objet, base de tous nos rapports avec l’univers. Ce fut la deuxième conquête du sens commun, le second moment du travail philosophique.

Nous ne pouvons sentir, aimer, raisonner, agir, exister enfin, tant que nous demeurons enfermés en nous-mêmes : il faut que le moi donne l’essor à ses facultés, qu’il déploie son être, qu’il sorte en quelque façon de sa nullité ; qu’après s’être posé, il s’oppose, c’est-à-dire qu’il se mette en rapport avec un je ne sais quoi, qui est ou qui lui semble être autre que lui, en un mot avec un non-moi.

Dieu, l’être infini, qu’un peu plus tard notre raison, affermie sur sa double base, supposera invinciblement, Dieu, dis-je, parce que son essence embrasse tout, n’a pas besoin de sortir de lui-même pour vivre et se connaître. Son être se déploie tout entier en soi ; sa pensée est introspective : en lui le moi ne saisit le non-moi que comme moi, parce que tous deux sont infinis, que l’infini est nécessairement unique, et qu’en Dieu, par conséquent, le temps est identique à l’éternité, le mouvement identique au repos, l’agir synonyme du vouloir, l’amour sans autre objet, sans autre cause déterminante que lui. Dieu, c’est l’égoïsme parfait, la solitude absolue, la concentration suprême. Sous tous les rapports, Dieu, nature inverse de l’homme, existe par lui-même et sans opposition, ou plutôt il produit au dedans de lui le non-moi au lieu de le chercher au dehors ; bien qu’il se distingue il est toujours moi ; sa vie ne s’appuie sur rien autre ; dès qu’il se sait, il vit, et tout existe, tout est prouvé pour lui : Ego sum qui sum, dit-il. Dieu est vraiment l’être incompréhensible, ineffable, et pourtant nécessaire : que la raison répugne à le dire, elle n’en est pas moins forcée de le dire.

Il en est autrement de l’homme, de l’être fini. Celui-ci n’existe ni par lui-même ni en lui-même ; il faut à son individu un milieu ambiant dans lequel sa raison se réfléchisse, sa vie s’éveille, et son âme, comme ses organes, puise sa subsistance. Telle est du moins la manière dont nous concevons le développement de notre être : ce point est avoué de tous ceux qui ne se sont point obstinés dans la contradiction des pyrrhoniens.

Il s’agit donc de reconnaître le sens de ce phénomène et de déterminer la qualité de ce non-moi, que la conscience nous présente comme une réalité extérieure, nécessaire à notre existence, mais indépendante de notre existence.

Or, disent les sceptiques, admettons que le moi ne puisse raisonnablement douter qu’il existe : de quel droit affirmerait-il une réalité extérieure, une réalité qui n’est pas lui, qui lui reste impénétrable, et qu’il qualifie non-moi ? Les objets que nous voyons hors de nous sont-ils véritablement hors de nous ? et s’ils existent hors de nous, sont-ils tels que nous les voyons ? Ce que les sens nous rapportent des lois de la nature vient-il de la nature, ou bien ne serait-ce qu’un produit de notre activité pensante, qui nous montre hors d’elle ce qu’elle projette de son propre sein ? L’expérience ajoute-t-elle quelque chose à la raison, ou n’est-elle que la raison manifestée à elle-même ? Quel moyen, enfin, de vérifier la réalité ou la non-réalité de ce non-moi ?…

Cette question singulière, que le sens commun tout seul n’eut jamais faite, présentée par les plus profonds génies qui aient honoré notre race, et développée avec une éloquence, une sagacité, une variété de formes merveilleuse, a donné lieu à une infinité de systèmes et de conjectures, qu’il est fort difficile d’entendre dans leurs volumineux auteurs, mais dont on peut se faire une idée, en les réduisant à quelques lignes.

Quelques-uns d’abord ont prétendu que le non-moi n’existe pas. C’était naturel, et l’on devait s’y attendre. Un non-moi qui s’oppose au moi, c’est comme un homme qui vient en troubler un autre dans sa possession : le premier mouvement de celui-ci est de nier un tel voisinage. Il n’y a point de corps, ont-ils dit, point de nature, point d’apparitions hors du moi, point d’autre essence que le moi. Tout se passe dans l’esprit ; la matière est une abstraction, et ce que nous voyons et affirmons comme le tenant d’une nous ne savons quelle expérience, est le produit de notre activité pure, qui, en se déterminant elle-même, s’imagine recevoir du dehors ce qu’il est de son essence de créer, ou, pour parler plus juste, de devenir, puisque, relativement à l’âme, être, produire et devenir, sont synonymes.

Mais, observe le sens commun, nous distinguons, bon gré mal gré, dans la connaissance, deux modes, la déduction et l’acquisition. Par la première, l’esprit semble créer en effet tout ce qu’il apprend : telles sont les mathématiques. Par la seconde, au contraire, l’esprit, sans cesse arrêté dans son progrès scientifique, ne marche plus qu’à l’aide d’une excitation perpétuelle, dont la cause est pleinement involontaire et hors de la souveraineté du moi. Comment donc, dans le spiritualisme, rendre raison de ce phénomène, qu’il est impossible de méconnaître ? Comment, si toute la science vient du moi seul, n’est-elle pas spontanée, complète dès l’origine, égale dans tous les individus, et chez le même individu à tous les moments de l’existence ? Comment enfin expliquer l’erreur et le progrès ? Au lieu de résoudre le problème, le spiritualisme l’écarté : il méconnaît les faits les mieux acquis, les plus indubitables, savoir les découvertes expérimentales du moi ; il donne la torture à la raison ; il est forcé, pour se soutenir, de révoquer en doute son propre principe, en niant le témoignage négatif de l’esprit. Le spiritualisme est contradictoire, inadmissible.

D’autres alors se sont présentés, qui ont soutenu que la matière seule existe, et que c’est l’esprit qui est une abstraction. Rien n’est vrai, ont-ils dit, rien n’est réel hors de la nature ; rien n’existe que ce que nous pouvons voir, toucher, compter, peser, mesurer, transformer ; rien n’existe que les corps et leurs infinies modifications. Nous sommes nous-mêmes corps, corps organisés et vivants ; ce que nous appelons âme, esprit, conscience, ou moi, n’est qu’une entité servant à représenter l’harmonie de cet organisme. C’est l’objet qui par le mouvement inhérent à la matière engendre le sujet : la pensée est une modification de la matière ; l’intelligence, la volonté, la vertu, le progrès, ne sont que des déterminations d’un certain ordre, des attributs de la matière, dont l’essence, au reste, nous est inconnue.

Mais, réplique le sens commun, si satanas in seipsum divisus est, quomodo stabit ? L’hypothèse matérialiste présente une double impossibilité. Si le moi n’est autre chose que le résultat de l’organisation du non-moi ; si l’homme est le point culminant, le chef de la nature ; s’il est la nature même élevée à sa plus haute puissance, comment a-t-il la faculté de contredire la nature, de la tourmenter et de la refaire ? Comment expliquer cette réaction de la nature sur elle-même, réaction qui produit l’industrie, les sciences, les arts, tout un monde hors nature, et qui a pour unique fin de vaincre la nature ? Comment ramener, enfin, à des modifications matérielles, ce qui, d’après le témoignage de nos sens, auquel seul les matérialistes ajoutent foi, se produit en dehors des lois de la matière ?

D’autre part, si l’homme n’est que la matière organisée, sa pensée est la réflexion de la nature : comment alors la matière, comment la nature se connaît-elle si mal ? D’où viennent la religion, la philosophie, le doute ? Quoi ! la matière est tout, l’esprit rien : et quand cette matière est arrivée à sa plus haute manifestation, à son évolution suprême ; quand elle s’est faite homme, enfin, elle ne se connaît plus ; elle perd la mémoire de soi ; elle s’égare, et ne marche qu’à l’aide de l’expérience, comme si elle n’était pas la matière, c’est-à-dire l’expérience même ! Quelle est donc cette nature oublieuse d’elle-même, qui a besoin d’apprendre à se connaître dès qu’elle atteint à la plénitude de son être, qui ne devient intelligente que pour s’ignorer, et qui perd son infaillibilité à l’instant précis où elle acquiert la raison ?

Le spiritualisme, niant les faits, succombait sous sa propre puissance ; les faits écrasent le matérialisme de leur témoignage : plus ces systèmes travaillent à s’établir, plus ils montrent leur contradiction.

Alors sont venus, d’un air dévot et d’une contenance recueillie, les mystiques. — L’esprit et la matière, la pensée l’étendue, ont-ils dit, existent l’un et l’autre. Mais nous ne le savons pas par nous-mêmes : c’est Dieu qui, par sa révélation, nous atteste leur réalité. Et comme toutes choses ont été créées de Dieu, que toutes existent en Dieu, c’est encore en Dieu, esprit infini, de qui procède notre intelligence, que notre intelligence les peut voir. Ainsi s’explique le passage du moi au non-moi, et les rapports de l’esprit et de la matière deviennent intelligibles.

Il était question de Dieu pour la première fois : l’attention des auditeurs redoubla.

Sans doute, dit le sens commun, l’esprit ne pouvant se mettre en conununication qu’avec l’esprit, il est habile de nous faire voir en Dieu, qui est esprit, les choses corporelles qui sont ses ouvrages. Malheureusement ce système repose sur un cercle vicieux et une pétition de principe. D’un côté, avant de croire à Dieu, nous avons besoin de croire à nous-mêmes : or, nous ne sentons notre moi, nous ne sommes assurés de notre existence, qu’autant qu’une réaction extérieure nous la fait sentir, c’est-à-dire qu’autant que nous admettons un non-moi, ce qui est précisément la question. Quant à la révélation, elle a été faite, suivant ses partisans, par des miracles, par des signes dont les instruments sont pris dans la nature. Or, comment juger du miracle et croire à la révélation, si nous ne sommes préalablement assurés de l’existence du monde, de la constance de ses lois, de la réalité de ses phénomènes ?

Le mysticisme a donc ceci d’important, qu’après avoir reconnu la nécessité du sujet et de l’objet, il cherche à les expliquer l’un et l’autre par leur origine. Mais cette origine, qui serait Dieu, selon les mystiques, c’est-à-dire un troisième terme intelligent comme le moi et réel comme le non-moi, on ne le définit, on ne le prouve, on ne l’explique pas ; tout au contraire, en le séparant du monde et de l’homme, on le rend inaccessible à l’intelligence, partant invrai. Le mysticisme est une mystification.

La controverse en était là. Théistes et incrédules, spiritualistes et matérialistes, sceptiques et mystiques, ne pouvant se mettre d’accord, le monde ne savait que croire. On se regardait sans rien dire, lorsque, d’un air grave et d’un esprit modeste, sans nulle emphase, un philosophe, le plus cauteleux et le plus subtil qui fut jamais, prit la parole. Il commença par reconnaître la réalité du moi et du non-moi, ainsi que l’existence de Dieu : mais il prétendit qu’il est radicalement impossible au moi de s’assurer, par voie de raisonnement ou d’expérience, de ce qui est hors de lui, et que cependant il ne peut s’empêcher d’admettre. Oui, dit-il, les corps existent : la manière dont se forme en nous la connaissance le prouve. Mais ces corps, ce non-moi, nous ne le connaissons pas en lui-même, et tout ce que l’expérience nous rapporte à cet égard, provient uniquement de notre fonds. C’est le fruit propre de notre esprit, qui, sollicité par ses aperceptions externes, applique aux choses ses propres lois, ses catégories, et puis s’imagine que cette forme qu’il donne à la nature est la forme de la nature. Oui, encore, nous devons croire à l’existence de Dieu, à une essence souveraine, qui serve de sanction à la morale et de complément à notre vie. Mais cette croyance à l’Être suprême n’est aussi qu’un postulat de notre raison, une hypothèse toute subjective, imaginée pour le besoin de notre ignorance, et à laquelle rien, hormis la nécessité de notre dialectique, ne rend témoignage.

À ces mots il s’éleva un long murmure, Les uns se résignèrent à croire ce qu’ils étaient condamnés à ne se démontrer jamais ; les autres prétendirent qu’il y a des motifs de croire supérieurs à la raison ; ceux-ci rejetaient une croyance qui n’avait pour elle que sa spontanéité, et dont l’objet pouvait se réduire à une simple formalité de la raison ; ceux-là accusaient ouvertement le philosophe critique d’inconséquence. Presque tous retombèrent, qui dans le spiritualisme, qui dans le matérialisme, qui dans le mysticisme, chacun tirant avantage, pour le système qui lui agréait le plus, des ? aveux de ce philosophe. Enfin un homme, au cœur magnanime, à l’âme passionnée, parvint à dominer le bruit et à ramener sur lui l’attention.

Cette philosophie, observa-t-il avec amertume, qui prétend avoir trouvé la clef de nos jugements, et se réclame de la raison pure, manque absolument d’unité et ne brille que par son incohérence. Quel est ce Dieu, que rien, dit-on, ne démontre, et qui cependant arrive juste pour le dénouement ? Qu’est-ce que cette objectivité qui n’a d’autre fonction que d’exciter la pensée, sans lui fournir de matériaux ? Si le moi, la nature et Dieu existent comme on paraît le croire, ils sont en rapports directs et réciproques, et dans ce cas nous pouvons les connaître : quels sont ces rapports ? Si, au contraire, ces rapports sont nuls, ou s’ils sont purement subjectifs, comme on le prétend encore, comment ose-t-on affirmer la réalité du non-moi, et l’existence de Dieu ? Le moi est essentiellement actif : il n’a donc besoin d’aucune excitation. Il possède les principes de la science, il a le savoir et le faire, il jouit de la puissance créatrice, et ce que vous appelez en lui l’expérience est une véritable éjaculation. Comme l’ouvrier qui, en faisant l’expérience d’une idée nouvelle, crée l’objet même de son expérience, et produit ainsi une valeur adéquate à sa propre pensée : ainsi dans l’univers le moi est le créateur du non-moi ; conséquemment il porte sa sanction en lui-même, et n’a que faire ni du témoignage de la nature, ni d’une intervention de la divinité. La nature n’est point une chimère, puisqu’elle est l’œuvre qui manifeste l’ouvrier ; le non-moi, aussi réel que le moi, est le produit et l’expression du moi ; et Dieu n’est plus que le rapport abstrait qui unit le moi et le non-moi en une phénoménalité identique : tout se tient, tout se lie et s’explique. L’expérience c’est la science écrite, la pensée manifestée du sujet, et retrouvée par le sujet.

Pour la première fois, la philosophie venait de se donner un système. Jusqu’à ce moment elle n’avait fait qu’osciller d’une contradiction à l’autre, procédant par négation et exclusion, c’est-à-dire supprimant ce qu’elle ne pouvait accorder. Tout au plus avait-elle essayé d’affirmer simultanément ses différentes thèses, mais sans espérer, sans pouvoir les résoudre. Ce pas était franchi : une nouvelle période d’investigation allait commencer.

Aux conclusions que nous venons d’entendre, repartit quelqu’un, il n’y aurait rien à dire, et le système qu’elles résument serait inattaquable, s’il était démontré, et c’est ce qui est toujours en question, que l’homme sait quelque chose, qu’il existe en lui une seule idée antérieurement à l’expérience. On concevrait alors que ce qu’il apprend il ne fait que le déduire ; ce qu’il expérimente, il le retrouve. Mais il n’est pas vrai que le moi ait par lui-même aucune idée ; il n’est pas vrai qu’il puisse créer la science à priori ; et je défie le préopinant de poser la première pierre de son édifice.

Voici, ajouta-t-il d’une voix inspirée, ce que m’ont appris la raison et l’expérience. Le rapport qui unit le moi et le non-moi n’est point, comme on l’a dit, un rapport de filiation et de causalité ; c’est un rapport de coexistence. Le moi et le non-moi existent l’un vis-à-vis de l’autre, égaux et inséparables, mais irréductibles, si ce n’est dans un principe supérieur, sujet-objet, qui les engendre tous deux, en un mot, dans l’absolu. Cet absolu est Dieu, créateur du moi et du non-moi, ou comme dit le symbole de Nicée, de toutes les choses visibles et invisibles. Ce Dieu, cet absolu, embrasse dans son essence l’homme et la nature, la pensée et l’étendue : car lui seul a la plénitude de l’être, il est Tout. Les lois de la raison et les formes de la nature sont donc identiques : nulle pensée ne se manifeste qu’à l’aide d’une réalité ; et réciproquement nulle réalité ne se montre que pénétrée d’intelligence. Voilà d’où vient cet accord merveilleux de l’expérience et de la raison, qui vous a fait prendre tour à tour l’esprit comme une modification de la nature, et la nature comme une modification de l’esprit. Le moi et le non-moi, l’humanité et la nature, sont également subsistantes et réelles ; l’humanité et la nature sont contemporaines dans l’absolu ; la seule chose qui les distingue est que dans l’humanité l’absolu se développe avec conscience, tandis que dans la nature il se développe sans conscience. Ainsi la pensée et la matière sont inséparables et irréductibles : elles se manifestent, suivant les êtres, en proportions inégales, chacun des principes constitutifs de l’absolu se montrant dans les créatures tour à tour en infériorité ou en prédominance. C’est une évolution infinie, un dégagement perpétuel de formes, d’essences, de vies, de volontés, de puissances, de vertus, etc.

Un moment ce système parut enlever les suffrages. La fusion du moi et du non-moi dans l’absolu ; cette distinction et cette inséparabilité en même temps de la pensée et de l’être, qui constitue la création ; le dégagement incessant de l’esprit, et la progression des êtres sur une échelle sans fin, ravissaient tout le monde. Cet enthousiasme passa comme l’éclair. Un nouveau dialecticien se levant brusquement : Ce système, fit-il, n’a besoin que d’une chose, c’est de preuve. Le moi et le non-moi se confondent dans l’absolu : qu’est-ce que cet absolu ? quelle en est la nature ? quelle preuve pouvons-nous avoir de son existence, puisqu’il ne se manifeste pas, et qu’il est même impossible qu’en sa qualité d’absolu il se manifeste ?… La pensée et l’être, ajoute-t-on, identiques dans l’absolu, sont irréductibles dans la création, bien qu’inséparables et homologues : d’où sait-on cela ? Comment l’identité des lois n’implique-t-elle pas l’identité des essences, l’identité des réalités, puisqu’il est reconnu que la seule chose réelle pour nous, c’est la loi ? Et que sert de recourir à un absolu mystique et impénétrable, que sert de reproduire cette vieille chimère de Dieu, pour concilier deux termes qui, par l’identité avouée de leurs lois, sont tout conciliés ?… La nature et l’humanité sont le développement de l’absolu ; pourquoi l’absolu se développe-t-il ? En vertu de quel principe et selon quelle loi ? Où est la science de ce développement ? Votre ontologie, votre logique, quelle est-elle ? Et puis, si les mêmes lois régissent la matière et la pensée, il suffit d’étudier l’une pour connaître l’autre : la science, quoi que vous disiez, est possible, d’après vous-même, à priori : pourquoi donc niez-vous la science et ne nous donnez-vous que l’expérience, qui par elle-même n’explique rien, parce qu’elle n’est pas science ?

Eh bien ! ajouta-t-il, je me charge, sans recourir à l’absolu, et m’en tenant à l’identité de la pensée et de l’être, de construire cette science du développement qui vous échappe, et que vous n’avez pu trouver, parce que vous distinguez ce qui ne peut être admis comme distinct, l’esprit et la matière, c’est-à-dire la double face de l’idée.

Et l’on vit ce Titan de la philosophie entreprendre de renverser l’éternel dualisme par le dualisme même ; établir l’identité sur la contradiction ; tirer l’être du néant, et, à l’aide de sa seule logique, expliquer, prophétiser, que dis-je ? créer la nature et l’homme. Nul autre, avant lui, n’avait pénétré si profondément les lois intimes de l’être ; nul n’avait éclairé d’une si vive lumière les mystères de la raison. Il réussit à donner une formule qui, si elle n’est pas toute la science, ni même toute la logique, est du moins la clef de la science et de la logique. Mais on s’aperçut bien vite que cette logique même son auteur n’avait pu la construire qu’en côtoyant perpétuellement l’expérience et lui empruntant ses matériaux ; que toutes ses formules suivaient l’observation, mais ne la précédaient jamais. Et comme, après le système de l’identité de la pensée et de l’être, il n’y avait plus rien à attendre de la philosophie, que le cercle était fermé, il fut démontré pour toujours que la science sans l’expérience est impossible ; que si le moi et le non-moi sont corrélatifs, nécessaires l’un à l’autre, inconcevables l’un sans l’autre, ils ne sont pas identiques ; que leur identité, aussi bien que leur réduction dans un absolu insaisissable, n’est qu’une vue de notre intelligence, un postulé de la raison, utile en certains cas pour le raisonnement, mais sans la moindre réalité ; enfin que la théorie des contraires, d’une puissance incomparable pour contrôler nos opinions, découvrir nos erreurs et déterminer le caractère essentiel du vrai, n’est pourtant pas l’unique forme de la nature, la seule révélation de l’expérience, et par conséquent la seule loi de l’esprit.

Partis du cogito de Descartes, nous voici donc revenus, par une série non interrompue de systèmes, au cogito de Hégel. La révolution philosophique est accomplie ; un mouvement nouveau va commencer : c’est au sens commun à prendre ses conclusions et à rendre son verdict.

Or, que dit le sens commun ?

Relativement à la connaissance : Puisque l’être ne se révèle à lui-même qu’en deux moments indissolublement liés que nous appelons, le premier, conscience du moi, le second, révélation du non-moi ; que chaque pas ultérieurement accompli dans la connaissance implique toujours ces deux moments réunis ; que ce dualisme est perpétuel et irréductible ; que hors de lui, il n’existe plus ni sujet ni objet ; que la réalité de l’un tient essentiellement à la présence de l’autre ; qu’il est aussi absurde de les isoler que d’entreprendre de les réduire, puisque, dans les deux cas, c’est nier la vérité tout entière et supprimer la science : nous conclurons d’abord que le caractère de la science est invinciblement celui-ci : Accord de la raison et de l’expérience.

Relativement à la certitude : Puisque, malgré la dualité d’origine de la connaissance, la certitude de l’objet est au fond la même que la certitude du sujet ; que celle-ci a été mise hors de doute contre les pyrrhoniens antisceptiques ; qu’à cet égard il y a force de chose jugée ; que l’expérience est autant une détermination du moi qu’une appréciation du non-moi : il suffit pour la satisfaction de la raison. Que pouvons-nous souhaiter de plus que d’être assurés de l’existence des corps comme nous le sommes de la nôtre ? Et que sert de rechercher si le sujet et l’objet sont identiques ou seulement adéquats ; si, dans la science, c’est nous qui prêtons nos idées à la nature, ou si c’est la nature qui nous donne les siennes ; alors que, par cette distinction, l’on suppose toujours que le moi et le non-moi peuvent exister isolément, ce qui n’est pas ; ou qu’ils sont résolubles, ce qui implique contradiction ?

Enfin, relativement à Dieu : Puisque c’est une loi de notre âme et de la nature, ou, pour renfermer ces deux idées en une seule, de la création, qu’elle soit ordonnée selon une progression qui va de l’existence à la conscience, de la spontanéité à la réflexion, de l’instinct à l’analyse, de l’infaillibilité à l’erreur, du genre à l’espèce, de l’éternité au temps, de l’infini au fini, de l’idéal au réel, etc. ; il s’ensuit, d’une nécessité logique, que la chaîne des êtres, tous invariablement constitués, mais dans des proportions différentes, en moi et non-moi, est comprise entre deux termes antithétiques, l’un, que le vulgaire nomme créateur, ou Dieu, et qui réunit tous les caractères d’infinité, de spontanéité, d’éternité, d’infaillibilité, etc. ; l’autre, qui est l’homme, rassemblant tous les caractères opposés d’une existence évolutive, réfléchie, temporaire, sujette à perturbation et erreur, et dont la prévoyance forme le principal attribut, comme la science absolue, c’est-à-dire l’instinct à sa plus haute puissance est l’attribut essentiel de la Divinité. Mais l’homme nous est connu à la fois par la raison et l’expérience ; Dieu au contraire ne nous est encore révélé que comme postulat de la raison : en un mot, l’homme est, Dieu est possible.

Tel a été, sur les travaux de la philosophie, le deuxième jugement du sens commun ; jugement dont les motifs sont puisés dans les matériaux fournis par la philosophie elle-même, jugement sans appel, et qui s’est clairement produit le jour où la philosophie a reconnu que la raison ne peut rien sans l’expérience ; qu’à l’égard de Dieu, il ne nous manque plus rien que l’évidence du fait, la démonstration expérimentale ; et où se couvrant le visage de son manteau, elle a dit adieu au monde, et prononcé sur elle le consummatum est.

Est-il possible de nier le dualisme, que nous voyons éclater partout dans le monde ? — Non.

Est-il possible de nier la progression des êtres ? — Non encore.

Or, la loi de cette progression étant connue, et le dernier terme donné, c’est une nécessité de raison qu’il existe un premier terme, et que ce premier terme soit l’antipode du dernier. Ainsi l’être infini, le grand Tout, in quo vivimus, movemur et sumus, le Genre suprême, duquel l’homme tend incessamment à se dégager et auquel il s’oppose comme à son antagoniste, cette Essence éternelle, enfin, ne serait pas l’absolu des philosophes : comme l’homme, son adversaire, elle n’existerait aussi que par sa distinction en moi et non-moi, sujet et objet, âme et corps, esprit et matière, c’est-à-dire sous deux aspects génériques, aussi en opposition diamétrale. Du reste, les attributs, facultés et manifestations de Dieu seraient inverses des attributs, facultés et déterminations de l’homme, ainsi que la logique induit fatalement à le croire, et comme il convient à l’infini : désormais, il ne manque plus à la vérité de l’hypothèse que sa réalisation, c’est-à-dire la preuve de fait. Mais toute cette déduction est en elle-même inéluctable : et s’il était possible que par arguments elle fût démontrée fausse, le dualisme primordial aurait disparu, l’homme ne serait plus homme, la raison ne serait plus raison, le pyrrhonisme deviendrait sagesse, et l’absurde serait vérité.

Voilà pourtant ce qui fait trembler la philosophie humanitaire. Elle est si mal remise de l’absolu, comme de toutes ses fantaisies panthéistiques ; elle a ressenti une joie si grande, en croyant découvrir que l’homme est tout à la fois Dieu et l’absolu ; elle est si épuisée, si haletante après tant de systèmes, qu’elle n’a pas le courage de tirer, contre Dieu et contre l’homme, la conclusion de ses propres doctrines. Elle n’ose s’avouer, cette philosophie somnambule, que des moyens supposent nécessairement des extrêmes ; que le dernier appelle un premier, le fini un infini, l’espèce un genre : — que cet infini, aussi réel que le fini qui le divise ; ce genre suprême, qui devient espèce à son tour par le contraste de la création progressive qui émane de son sein ; ce Dieu, enfin, antagoniste de l’homme, ne peut pas être l’absolu ; que c’est là précisément ce qui le rend possible ; que s’il est possible, il faut chercher à quel fait il correspond, et que le nier sous prétexte de le résoudre dans l’homme, c’est méconnaître notre nature militante, et créer au-dessus, au-dessous et tout autour de l’homme un vide incompréhensible, que la philosophie est tenue de combler, sous peine d’anéantir l’homme et de voir périr son idole.

Pour moi, je regrette de le dire, car je sens qu’une telle déclaration me sépare de la partie la plus intelligente du socialisme, il m’est impossible, plus j’y pense, de souscrire à cette déification de notre espèce, qui n’est, au fond, chez les nouveaux athées, qu’un dernier écho des terreurs religieuses ; qui sous le nom d’humanisme réhabilitant et consacrant le mysticisme, ramène dans la science le préjugé, dans la morale l’habitude, dans l’économie sociale la communauté, c’est-à-dire l’atonie et la misère ; dans la logique l’absolu, l’absurde. Il m’est impossible, dis-je, d’accueillir cette religion nouvelle, à laquelle on cherche en vain à m’intéresser en me disant que j’en suis le dieu. Et c’est parce que je suis forcé de répudier, au nom de la logique et de l’expérience, cette religion, aussi bien que toutes ses devancières, qu’il me faut encore admettre comme plausible l’hypothèse d’un être infini, mais non absolu, en qui la liberté et l’intelligence, le moi et le non-moi existent sous une forme spéciale, inconcevable mais nécessaire, et contre lequel ma destinée est de lutter, comme Israël contre Jéhovah, jusqu’à la mort.


II.


Le sujet et l’objet de la science sont trouvés ; la vérité de la pensée et de l’être est constatée authentiquement : reste à découvrir la méthode.

La philosophie, dans ses recherches plus ou moins accusées sur l’objet et la légitimité de la connaissance, n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’elle suivait, sans le savoir, certaines formes de dialectique qui revenaient sans cesse, et qui, étudiées de plus près, furent bientôt reconnues pour être les moyens naturels d’investigation du sens commun. L’histoire des sciences et des arts n’offre rien de plus intéressant que l’invention de ces machines à penser, véritables instruments de toutes nos connaissances, scientiarum organa, dont nous nous bornerons à faire connaître ici les principaux.

Le premier de tous est le syllogisme.

Le syllogisme est de sa nature et par tempérament spiritualiste. Il appartient à ce moment de l’investigation philosophique où l’affirmation de l’esprit domine l’affirmation de la matière, où l’enivrement du moi fait négliger le non-moi, et refuse, pour ainsi dire, tout accès à l’expérience. C’est l’argument favori de la théologie, l’organe de l’à priori, la formule de l’autorité.

Le syllogisme est essentiellement hypothétique. Une proposition générale et une proposition subsidiaire ou un cas particulier étant donnés, le syllogisme apprend à déduire d’une manière rigoureuse la conséquence, mais sans garantir la vérité extrinsèque de cette conséquence, puisque, par lui-même, il ne garantit pas la vérité des prémisses. Le syllogisme n’offre donc d’utilité que comme moyen d’enchaîner une proposition à une autre proposition, mais sans pouvoir en démontrer la vérité : comme le calcul, il répond avec justesse et précision à ce qu’on lui demande ; il n’apprend point à poser la question. Aristote, qui traça les règles du syllogisme, ne fut pas dupe de cet instrument, dont il signala les défauts, comme il en avait analysé le mécanisme.

Ainsi le syllogisme, procédant invariablement par un à priori, par un préjugé, ne sait pas d’où il vient : peu ami de l’observation, il pose son principe bien plus qu’il ne l’expose ; il tend, en un mot, moins à découvrir la science, qu’à la créer.

Le second instrument de la dialectique est l’induction. L’induction est l’inverse ou la négation du syllogisme, comme le matérialisme, l’affirmation exclusive du non-moi, est l’inverse ou la négation du spiritualisme. Tout le monde connaît cette forme de raisonnement, prônée et recommandée par Bacon, et qui devait, selon lui, renouveler les sciences. Elle consiste à remonter du particulier au général, au rebours du syllogisme, qui descend du général au particulier. Or, comme le particulier peut se classer, selon la variété infinie de ses aspects, en une multitude innombrable de catégories, et comme le principe de l’induction est de ne rien supposer qu’elle ne l’ait auparavant établi, il s’ensuit qu’à rencontre du syllogisme, qui ne sait pas d’où il vient, l’induction ne sait point où elle va : elle reste à terre, et ne peut s’élever ni aboutir. Comme le syllogisme, l’induction n’a donc de puissance que pour démontrer la vérité déjà connue : elle est sans force pour la découverte. On s’en aperçoit, aujourd’hui, en France, où l’absence de ce qu’on nomme esprit philosophique, c’est-à-dire le manque d’instruments dialectiques supérieurs, retient la science stationnaire, au moment même où les observations s’accumulent avec une abondance et une rapidité effrayantes. Aussi est-il vrai de dire que les progrès accomplis depuis Bacon ne sont point dus, comme on l’a tant de fois répété, à l’induction, mais à l’observation soutenue du petit nombre de préjugés généraux que nous avait légués l’ancienne philosophie, et que l’observation n’a fait que confirmer, modifier ou détruire. A présent qu’il semble que nous ayons épuisé notre trame, l’induction s’arrête, la science ne marche plus.

En deux mots, l’induction donnant tout à l’empirisme, le syllogisme tout à l’à priori la connaissance oscille entre deux néants : pendant que les faits se multiplient, la philosophie se déroute, et trop souvent l’expérience reste perdue.

Ce qui fait en ce moment besoin est donc un nouvel instrument qui, réunissant les propriétés du syllogisme et de l’induction, partant à la fois du particulier et du général, menant de front la raison et l’expérience, imitant, en un mot, le dualisme qui constitue l’univers et qui fait sortir toute existence du néant, conduirait toujours, infailliblement, à une vérité positive.

Telle est l’antinomie.

Par cela seul qu’une idée, un fait, présente un rapport contradictoire, et développe ses conséquences en deux séries opposées, il y a dégagement à attendre d’une idée nouvelle et synthétique. Tel est le principe, universel et par conséquent infiniment varié, de l’organe nouveau, formé de l’opposition et de la combinaison du syllogisme et de l’induction, organe entrevu seulement par les anciens, quoi qu’on ait dit : dont Kant fut le révélateur, et qui a été mis en œuvre avec tant de puissance et d’éclat par le plus profond de ses successeurs, Hégel.

L’antinomie sait d’où elle vient, où elle va, et ce qu’elle porte : la conclusion qu’elle fournit est vraie sans condition d’évidence préalable ni ultérieure, vraie en elle-même, par elle-même et pour elle-même.

L’antinomie est l’expression pure de la nécessité, la loi intime des êtres, le principe des fluctuations de l’esprit, et par conséquent de ses progrès, la condition sine quâ non de a vie dans la société, comme dans l’individu. Nous avons, dans le cours de ce livre, suffisamment fait connaître le mécanisme de ce merveilleux instrument : ce qui nous reste à dire trouve là successivement sa place dans les parties qui nous restent à traiter.

Mais si l’antinomie ne peut ni tromper ni mentir, elle n’est pas toute la vérité ; et, bornée à cet instrument, l’organisation du sens commun serait incomplète, en ce qu’elle laisserait à l’arbitraire de l’imagination l’agencement des idées particulières déterminées par l’antinomie, qu’elle n’en expliquerait point le genre, l’espèce, la progression, les évolutions, le système enfin, c’est-à-dire précisément ce qui constitue la science. L’antinomie aurait taillé une multitude de pierres ; mais ces pierres resteraient éparses : il n’y aurait point d’édifice.

C’est ainsi que l’observation la plus superficielle suffit pour montrer la distribution par paires des organes du corps humain ; mais qui ne connaîtrait que cette dichotomie, véritable incarnation de la grande loi des contraires, serait loin d’avoir l’idée de notre organisation, si compliquée, et pourtant si une. Autre exemple. La ligne se forme par le mouvement d’un point qui s’oppose à lui-même ; le plan naît d’un mouvement analogue de la ligne, et le solide d’un mouvement semblable du plan. Les mathématiques sont pleines de ces aperçus dualistiques : le dualisme, employé seul, n’en est pas moins stérile pour l’intelligence des mathématiques. Essayez de déduire, par le dualisme, de l’idée de ligne celle de triangle ? Essayez d’extraire, des conceps antithétiques de quantité, qualité, etc., l’idée du rayon aux sept couleurs, de la gamme aux sept tons ?… Ainsi les idées, après avoir été déterminées individuellement par leurs rapports contradictoires, ont encore besoin d’une loi qui les groupe, les figure, les systématise : sans quoi elles resteraient isolées, comme les étoiles que le caprice des premiers astronomes a bien pu réunir en constellations fantastiques, mais qui n’en sont pas moins étrangères les unes aux autres, jusqu’à ce que la science plus profonde d’un Newton et d’un Herschell découvre les rapports qui les coordonnent dans le firmament.

La science, telle qu’elle peut résulter de l’antinomie, ne suffit point à l’intelligence de l’homme et de la nature : un dernier instrument dialectique devient donc nécessaire. Or, cet instrument que peut-il être, sinon une loi de progression, de classification et de série ; une loi qui embrasse dans sa généralité le syllogisme, l’induction, l’antinomie elle-même, et qui soit à celle-ci comme dans la musique le chant est à l’accord ?…

Cette loi, connue dans tous les temps, comme l’on peut s’en convaincre en relisant le premier chapitre de la Genèse, où l’on voit Dieu créant les animaux et les plantes selon leurs genres et leurs espèces, a été surtout mise en lumière par les naturalistes modernes ; elle est souveraine en mathématiques ; les philosophes, ainsi que les artistes, l’ont proclamée comme étant l’essence pure du beau et du vrai. Mais personne, que je sache, n’en a donné la théorie : on me pardonnera donc de renvoyer pour cet objet à un autre ouvrage, dans lequel on trouvera sans doute que j’ai fait preuve de plus de bonne volonté que d’aptitude[10].

Progression, série, association des idées par groupes naturels, tel est le dernier pas de la philosophie dans l’organisation du sens commun. Tous les autres instruments dialectiques se ramènent à celui-là : le syllogisme et l’induction ne sont que des fragments détachés de séries supérieures, et considérés en sens divers ; l’antinomie est comme la théorie des deux pôles d’un petit monde, abstraction faite des points milieux et des mouvements intérieurs. La série embrasse toutes les formes possibles de classification des idées, elle est unité et variété, vraie expression de la nature, par conséquent forme suprême de la raison. Rien ne devient intelligible à l’esprit que ce qui peut être rapporté à une série, ou distribué en série ; et toute créature, tout phénomène, tout prince qui nous apparaît comme isolé, reste pour nous inintelligible. Malgré le témoignage des sens, malgré la certitude du fait, la raison le repousse et le nie, jusqu’à ce qu’elle en ait retrouvé les antécédents, les conséquents et les corollaires, c’est-à-dire la série, la famille.

Pour rendre tout ceci plus sensible, faisons-en l’application à la question même qui fait l’objet de ce chapitre, la propriété.

La propriété est inintelligible hors de la série économique, avons-nous dit dans le sommaire de ce paragraphe. Cela signifie que la propriété ne se comprend et ne s’explique, d’une manière suffisante, ni par des à priori quelconques, moraux, métaphysiques, ou psycologiques (formule du syllogisme) ; ni par des à posteriori législatifs ou historiques (formule de l’induction) ; ni même par l’exposé de sa nature contradictoire, ainsi que je l’ai fait dans mon Mémoire sur la propriété (formule de l’antinomie). Il faut reconnaître dans quel ordre de manifestations, analogues, similaires ou adéquates, se range la propriété ; il faut, en un mot, en retrouver la série. Car tout ce qui s’isole, tout ce qui ne s’affirme qu’en soi, par soi et pour soi, ne jouit pas d’une existence suffisante, ne réunit pas toutes les conditions d’intelligibilité et de durée : il faut encore l’existence dans le tout, par le tout et pour le tout ; il faut, en un mot, aux rapports internes unir des rapports externes.

Qu’est-ce que la propriété ? d’où vient la propriété ? que veut la propriété ? Voilà le problème qui intéresse au plus haut degré la philosophie ; le problème logique par excellence, le problème de la solution duquel dépendent l’homme, la société, le monde. Car le problème de la propriété, c’est sous une autre forme le problème de la certitude : la propriété, c’est l’homme ; la propriété, c’est Dieu ; la propriété c’est tout.

Or, à cette question formidable, que les légistes répondent, en balbutiant leurs à priori : La propriété est le droit d’user et d’abuser, droit qui résulte d’un acte de la volonté manifesté par l’occupation et l’appropriation ; il est clair qu’ils ne nous apprennent absolument rien. Car, admettant que l’appropriation soit nécessaire à l’accomplissement de la destinée de l’homme et à l’exercice de son industrie, tout ce que l’on en peut conclure est que, l’appropriation étant nécessaire à tous les hommes, la possession doit être égale, partant toujours changeante et mobile, susceptible d’augmentation et de diminution, nonobstant le consentement des possesseurs, ce qui est la négation même de la propriété. Dans le système des légistes, des raisonneurs à priori, la propriété, pour être d’accord avec elle-même, devrait être comme la liberté, réciproque et inaliénable : en sorte que toute acquisition, c’est-à-dire tout exercice ultérieur du droit d’appropriation se trouverait être en même temps, de la part de l’acquéreur, la jouissance d’un droit naturel, et, vis-à-vis de ses semblables, une usurpation : ce qui est contradictoire, impossible.

Que les économistes, appuyés sur leurs inductions utilitaires, viennent à leur tour et nous disent : L’origine de là propriété, c’est le travail. La propriété, c’est le droit de vivre en travaillant, de disposer librement et souverainement de ses épargnes, de son capital, du fruit de son intelligence et de son industrie ; leur système n’est pas plus solide. Si le travail, l’occupation effective et féconde, est le principe de la propriété, comment expliquer la propriété chez celui qui ne travaille pas ? comment justifier le fermage ? comment déduire de cette formation de la propriété par le travail, le droit de posséder sans travail ? comment concevoir que d’un travail soutenu pendant trente ans résulte une propriété éternelle ? Si le travail est la source de la propriété, cela veut dire que la propriété est la récompense du travail : or, quelle est la valeur du travail ? quelle est la mesure commune des produits, dont l’échange amène de si monstrueuses inégalités dans la propriété ? Dira-t-on que la propriété doit être limitée à la durée de l’occupation réelle, à la durée du travail ? Alors la propriété cesse d’être personnelle, inaliénable et transmissible : ce n’est plus la propriété. N’est-il pas sensible que si la théorie des légistes est de pur arbitraire, celle des légistes est de pure routine ? Du reste, elle a paru si dangereuse par ses conséquences, qu’elle a été presque aussitôt abandonnée que mise au jour. Les légistes d’outre-Rhin, entre autres, sont revenus presque tous au système de la première occupation ; chose à peine croyable dans le pays de la dialectique.

Que dire des divagations des mystiques, de ces gens à qui la raison fait horreur, et pour qui le fait est toujours suffisamment expliqué, justifié, par cela seul qu’il existe ? La propriété, disent-ils, est une création de la spontanéité sociale, l’effet d’une loi de la Providence, devant laquelle nous n’avons qu’à nous humilier comme devant tout ce qui vient de Dieu ! Eh ! que pourrions-nous trouver de plus respectable, de plus authentique, de plus nécessaire et de plus sacré, que ce que le genre humain a voulu spontanément, et qu’il accomplit par une permission d’en-haut ?

Ainsi, la religion vient à son tour consacrer la propriété. À ce signe, on peut juger du peu de solidité de ce principe. Mais la société, autrement dite la Providence, n’a pu consentir à la propriété qu’en vue du bien général : est-il permis, sans manquer au respect dû à la Providence, de demander d’où viennent alors les exclusions ?… Que si le bien général n’exige pas absolument l’égalité des propriétés, du moins il implique une certaine responsabilité de la part du propriétaire ; et quand le pauvre demande l’aumône, c’est le souverain qui réclame sa dîme. D’où vient donc que le propriétaire est maître de ne rendre jamais compte, de n’admettre qui que ce soit, et pour si peu que ce soit, en partage ?

Sous tous ces points de vue la propriété reste inintelligible ; et ceux qui l’ont attaquée pouvaient être certains d’avance qu’on ne leur répondrait pas, comme ils pouvaient compter aussi que leurs critiques n’auraient pas le moindre effet. La propriété existe de fait ; mais la raison la condamne : comment concilier ici la réalité et l’idée ? comment faire passer la raison dans le fait ? Voilà ce qui nous reste à faire, et que personne encore ne semble avoir clairement compris. Cependant, tant que la propriété sera défendue par d’aussi pauvres moyens, la propriété sera en péril ; et tant qu’un fait nouveau et plus puissant ne sera pas opposé à la propriété, les attaques à la propriété ne seront que d’insignifiantes protestations, bonnes pour ameuter la gueuserie et irriter les propriétaires.

Enfin un critique est venu, qui, procédant à l’aide d’une argumentation nouvelle, a dit :

La propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet,

La propriété est le droit d’occupation ; et en même temps le droit d exclusion.

La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.

La propriété est le produit spontané de la société ; et la dissolution de la société.

La propriété est une institution de justice ; et la propriété, c’est le vol.

De tout cela il résulte qu’un jour la propriété transformée sera une idée positive, complète, sociale et vraie ; une propriété qui abolira l’ancienne propriété, et deviendra pour tous également effective et bienfaisante. Et ce qui le prouve, c’est encore une fois que la propriété est une contradiction.

De ce moment la propriété commença d’être connue : sa nature intime fut dévoilée, son avenir prévu. Et toutefois l’on put dire que le critique n’avait rempli que la moitié de sa tâche, puisque, pour constituer définitivement la propriété, pour lui ôter son caractère d’exclusion et lui donner sa forme synthétique, il ne suffisait pas de l’avoir analysée en elle-même, il fallait encore retrouver l’ordre d’idées dont elle n’était qu’un moment particulier, la série qui l’enveloppait, et hors de laquelle il était impossible ni de comprendre, ni d’entamer la propriété. Sans cette condition, la propriété, gardant le statu quo, restait inattaquable comme fait, inintelligible comme idée ; et toute réforme entreprise contre ce statu quo ne pouvait être, à l’égard de la société, qu’une reculade, sinon peut-être un parricide.

Qu’on daigne réfléchir, en effet, qu’au moment où nous écrivons la propriété est tout encore pour notre science législative comme pour nos habitudes économiques ; que hors de la propriété, malgré les efforts tentés dans ces derniers temps par le socialisme, on ne conçoit, on n’imagine rien ; que ni dans la jurisprudence, ni dans le commerce et l’industrie on ne découvre d’issue ; que la propriété détruite, la société tombe dans une désorganisation sans fin, et que, pour avoir appris à connaître la propriété dans sa nature antinomique, nous n’en savons pas mieux comment elle réalisera sa formule définitive, comment de l’ordre actuel sortira un ordre nouveau dont rien au monde ne nous donne encore l’idée ; qu’on pense, dis-je, à toutes ces choses, et puis qu’on demande comment, par la seule vertu de l’antinomie, de l’organisation présente, qui épuise à la fois notre expérience et notre raison, nous arriverons à déterminer une forme sociale pour laquelle nous manquons également d’idées et de faits ?

Il faut le reconnaître : l’antinomie, en démontrant ce qu’est en soi la propriété, a dit son dernier mot, elle ne peut aller au delà. Il faut une autre construction logique, il faut trouver la progression dont la propriété n’est qu’un des termes, construire la série hors de laquelle la propriété, n’apparaissant que comme un fait isolé, une idée solitaire, reste toujours inconcevable et stérile ; mais dans laquelle aussi la propriété reprenant sa place, et par conséquent sa véritable forme, deviendra partie essentielle d’un tout harmonique et vrai, et, perdant ses qualités négatives, revêtira les attributs positifs de l’égalité, de la mutualité, de la responsabilité et de l’ordre.

Ainsi, lorsque nous. avons voulu découvrir le rôle et le sens philosophique de la monnaie, de ce fait qui nous apparaît isolé et sans comparse dans les livres des économistes, et qui pour cette raison était demeuré jusqu’à présent inexplicable, nous avons recherché la chaîne dont nous supposions que la monnaie était un anneau détaché ; et par cette simple hypothèse, nous avons sans peine découvert que la monnaie était le premier de nos produits dont la valeur fût socialement constituée, et qui, pour cette raison, servait de type à tous les autres. Ainsi encore, lorsque nous avons eu besoin de connaître la nature et de nous faire une théorie de l’impôt, cet autre fait isolé, objet de tant de clameurs dans l’économie politique, nous n’avons eu qu’à compléter la grande famille des travailleurs, en y faisant entrer comme genre les travailleurs improductifs, c’est-à-dire ceux dont la rémunération n’a point lieu par l’échange et dont l’emploi est en décroissance, pendant que l’emploi des autres travailleurs est en progrès.

De même, pour arriver à la pleine intelligence de la propriété, pour acquérir l’idée de l’ordre social, nous avons à faire deux choses : 1° déterminer la série des contradictions dont fait partie la propriété ; 2° donner, par une équation générale, la formule positive de cette série.

Si nos espérances ne nous trompent, nous aurons bientôt accompli la première partie de cette tâche. La propriété est l’un des faits généraux qui déterminent les oscillations de la valeur ; elle est partie intégrante de cette longue série d’institutions spontanées qui commence à la division du travail et linit à la communauté, pour se résoudre dans la constitution de toutes les valeurs. Déjà même nous pourrons montrer dans le Système des contradictions économiques, comme dans une tapisserie vue à revers, l’image renversée de notre organisation future ; en sorte que pour mettre la dernière main à notre œuvre et résoudre la seconde partie du problème, nous n’aurons plus à opérer, pour ainsi dire, qu’un redressement.

En principe donc, tout être solitaire, c’est-à-dire non divisé ou sans comparse, est en soi inintelligible : c’est, comme l’esprit et la matière, comme toutes les essences immanifestées, ou, ce qui revient au même, non sériées, une chose inaccessible à l’entendement, et qui se résout pour l’esprit en sentiment, en mystère. C’est pour cela que l’Être infini, que déjà la logique nous force de croire, sera toujours pour l’homme, même après que l’observation en aura constaté l’existence, comme s’il n’était pas. Rien en lui ni hors de lui ne pouvant mettre un terme à la concentration et à la solitude, ni l’éternité, ni l’ubiquité, ni la toute-puissance, ni la science infinie, ni la création, ni l’humanité progressive dont il est le principe et le soutien, mais dont il se distingue essentiellement, un pareil être reste à jamais inconnu ; et tout ce que la raison nous commande à son égard, c’est la négation, ou, ce qui revient au même, la foi.

Le syllogisme, l’induction, l’antinomie et la série, forment donc l’armement complet de l’intelligence : il est facile de voir que nul autre instrument dialectique n’est à découvrir au delà.

Le syllogisme développe l’idée, pour ainsi dire, de haut en bas ;

L’induction la reproduit de bas en haut ;

L’antinomie la saisit de front et par travers ;

La série la poursuit et la pénètre en solidité et profondeur.

Le champ de la connaissance n’ayant pas d’autres dimensions, il n’y a pas d’autres méthodes. Désormais nous pouvons dire que la logique est faite, le sens commun organisé : et comme l’organisation du travail est le corollaire inévitable de l’organisation du sens commun, il est impossible que la société n’arrive bientôt à sa constitution certaine et définitive.


§ II. — Causes de l’établissement de la propriété.


La propriété occupe le huitième rang dans la chaîne des contradictions économiques : ce point est le premier que nous ayons à établir.

Il est prouvé que l’origine de la propriété ne peut être rapportée à la prime-occupation pas plus qu’au travail. La première de ces opinions n’est qu’un cercle vicieux où le phénonomène est donné comme explication du phénomène ; la seconde est éminemment éversive de la propriété, puisque avec le travail pour condition suprême, il est de toute impossibilité que la propriété s’établisse. Quant à la théorie qui fait remonter la propriété à un acte du pouvoir collectif, elle a le défaut de se taire sur les motifs de ce vouloir : or ce sont ces motifs qu’il importait précisément de connaître.

Toutefois, bien que ces théories, considérées séparément, n’aboutissent toujours qu’à une contradiction, il est certain qu’elles contiennent chacune une parcelle de vérité ; et l’on peut même présumer que si, au lieu de les isoler, on les étudiait toutes trois d’ensemble et synthétiquement, on y trouverait la vraie théorie, je veux dire la raison d’existence de la propriété.

Oui donc, la propriété commence, ou pour mieux dire elle se manifeste par une occupation souveraine, effective, qui exclut toute idée de participation et de communauté ; oui encore, cette occupation, dans sa forme légitime et authentique, n’est autre que le travail : sans cela, comment la société eût-elle consenti à concéder et à faire respecter la propriété ? Oui, enfin, la société a voulu la propriété, et toutes les législations du monde n’ont été faites que pour elle.

La propriété s’est établie par l’occupation, c’est-à-dire par le travail : il faut le rappeler souvent, non pas pour la conservation de la propriété, mais pour l’instruction des travailleurs. Le travail contenait en puissance, il devait produire, par l’élévation de ses lois, la propriété ; de même qu’il avait engendré la séparation des industries, puis la hiérarchie des travailleurs, puis la concurrence, le monopole, la police, etc. Toutes ces antinomies sont au même titre des positions successives du travail, des jalons plantés par lui sur sa route éternelle, et destinés à formuler, par leur réunion synthétique, le véritable droit des gens. Mais le fait n’est pas le droit : la propriété, produit naturel de l’occupation et du travail, était un principe d’anticipation et d’envahissement ; elle avait donc besoin d’être reconnue et légitimée par la société : ces deux éléments, l’occupation par le travail et la sanction législative, que les légistes ont mal à propos séparés dans leurs commentaires, se sont réunis pour constituer la propriété. Or, il s’agit pour nous de connaître les motifs providentiels de cette concession, quel rôle elle joue dans le système économique : tel sera l’objet de ce paragraphe.

Prouvons d’abord que pour établir la propriété, le consentement social était nécessaire.

Tant que la propriété n’est pas reconnue et légitimée par l’état, il reste un fait extra-social ; elle est dans la même position que l’enfant, qui n’est censé devenir membre de la famille, de la cité et de l’église, que par la reconnaissance du père, l’inscription au registre de l’état civil, et la cérémonie du baptême. En l’absence de ces formalités, l’enfant est comme le croît des animaux : c’est un membre inutile, une âme vile et serve, indigne de considération ; c’est un bâtard. Ainsi la reconnaissance sociale était nécessaire à la propriété, et toute propriété implique une communauté primitive. Sans cette reconnaissance la propriété reste simple occupation, et peut être contestée par le premier-venu.

« Le droit à une chose, dit Kant[11], est le droit de l’usage privé d’une chose au sujet de laquelle je suis en communauté de possession (primitive ou subséquente) avec tous les autres hommes : car cette possession commune est l’unique condition sous laquelle je puisse interdire à tout autre possesseur l’usage privé de la chose ; parce que sans la supposition de cette possession, il serait impossible de concevoir comment moi, qui ne suis cependant pas actuellement possesseur de la chose, je puis être lésé par ceux qui la possèdent et qui s’en servent. — Mon arbitre individuel ou unilatéral ne peut obliger autrui à s’interdire l’usage d’une chose, s’il n’y était obligé d’ailleurs. Il ne peut donc être obligé que par les arbitres réunis en une possession commune. S’il n’en était pas ainsi, on serait dans la nécessité de concevoir un droit dans une chose, comme si elle avait une obligation envers moi, et d’où dériverait en dernière analyse le droit contre tout possesseur de cette chose : conception vraiment absurde. »

Ainsi, d’après Kant, le droit de propriété, c’est-à-dire la légitimité de l’occupation, procède du consentement de l’état, lequel implique originellement possession commune. Il ne peut pas, dit Kant, en être autrement. Toutes les fois donc que le propriétaire ose opposer son droit à l’état, celui-ci, rappelant le propriétaire à la convention, peut toujours terminer le litige par cet ultimatum : Ou reconnaissez ma souveraineté, et soumettez-vous à ce que l’intérêt public réclame ; ou je déclare que votre propriété a cessé d’être placée sous la sauvegarde des lois, et je lui retire ma protection.

Il suit de là que dans l’esprit du législateur l’institution de la propriété, comme celle du crédit, du commerce et du monopole, a été faite dans un but d’équilibre, ce qui range d’abord la propriété parmi les éléments de l’organisation, et la signale comme l’un des moyens généraux de constitution des valeurs. « Le droit à une chose, dit Kant, est le droit de l’usage privé d’une chose, au sujet de laquelle je suis en communauté de possession avec tous les autres hommes. » En vertu de ce principe, tout homme privé de propriété peut donc et doit en appeller à la communauté, gardienne des droits de tous ; d’où il résulte, ainsi qu’on l’a dit, que dans les vues de la Providence, les conditions doivent être égales.

C’est ce que Kant, aussi bien que Reid, a nettement compris et exprimé dans le passage suivant : « On demande maintenant jusqu’où s’étant la faculté de prendre possession d’un fonds ? — Aussi loin que la faculté de l’avoir en sa puissance, c’est-à-dire aussi loin que peut le défendre celui qui veut se l’approprier. Comme si le fond disait : si vous ne pouvez pas me défendre, vous ne pouvez pas non plus me commander. »

Je ne suis cependant pas sûr si ce passage doit ou non s’entendre de la possession antérieure à la propriété. Car, ajoute Kant, l’acquisition n’est péremptoire que dans la société ; dans l’état de nature, elle n’est que provisoire. On pourrait donc conclure de là que, dans la pensée de Kant, l’acquisition, une fois devenue péremptoire par le consentement social, peut indéfiniment s’accroître sous la protection sociale : ce qui ne peut avoir lieu dans l’état de nature, où l’individu défend seul sa propriété.

Quoi qu’il en soit, il suit au moins du principe de Kant, que dans l’étal de nature l’acquisition s’étend pour chaque famille à tout ce qu’elle peut défendre, c’est-à-dire à ce qu’elle peut cultiver ; ou mieux, est égale à une fraction de la surface cultivable divisée par le nombre des familles : puisque, si l’acquisition dépasse ce quotient, elle rencontre aussitôt plus d’ennemis qu’elle n’a de défenseurs. Or, comme dans l’état de nature cette acquisition, ainsi limitée, n’est encore que provisoire, l’état, en faisant cesser la provision, a voulu faire cesser l’hostilité réciproque des acquéreurs, en rendant péremptoires leurs acquisitions. L’égalité a donc été la pensée secrète, l’objet capital du législateur, dans la constitution de la propriété. Dans ce système, le seul raisonnable, le seul admissible, c’est la propriété de mon voisin qui est la garantie de ma propriété. Je ne dis plus avec le préteur, possideo quia possideo ; je dis avec le philosophe, possideo quia possides.

Nous verrons par la suite que l’égalité par la propriété est tout aussi chimérique que l’égalité par le crédit, le monopole, la concurrence, ou toute autre catégorie économique ; et qu’à cet égard le génie providentiel, tout en recueillant de la propriété les fruits les plus précieux et les plus inattendus, n’en a pas moins été trompé dans son espérance, et s’est aheurté à l’impossible. La propriété ne contient ni moins ni plus de vérité que tous les moments qui la précèdent dans l’évolution économique ; comme eux elle contribue, en proportion égale, au développement du bien-être et à l’accroissement de la misère ; elle n’est pas la forme de l’ordre, elle doit changer et disparaître avec l’ordre. Tels les systèmes des philosophes sur la certitude, après avoir enrichi la logique de leurs aperçus, se résolvent et disparaissent dans les conclusions du sens commun.

Mais enfin la pensée qui a présidé à l’établissement de la propriété a été bonne : nous avons donc à rechercher ce qui justifie cet établissement, en quoi la propriété sert la richesse, quelles sont les raisons positives et déterminantes qui l’ont amenée.

Rappelons d’abord le caractère général du mouvement économique.

La première époque a eu pour but d’inaugurer le travail sur la terre par la séparation des industries, de faire cesser l’inhospitalité de la nature, d’arracher l’homme à sa misère originelle, et de convertir ses facultés inertes en facultés positives et agissantes, qui fussent pour lui autant d’instruments de bonheur. Comme dans la création de l’univers la force infinie s’était divisée ; ainsi, pour créer la société, le génie providentiel divisa le travail. Par cette division, l’égalité commence à se manifester, non plus comme identité dans la pluralité, mais comme équivalence dans la variété ; l’organisme social est constitué en principe, le germe a reçu l’impulsion vivifique, l’homme collectif vient à l’existence.

Mais la division du travail suppose des fonctions généralisées et des fonctions parcellaires : de là inégalité de conditions parmi les travailleurs, abaissement des uns, élévation des autres ; et dès la première époque, l’antagonisme industriel remplace la communauté primitive.

Toutes les évolutions subséquentes tendent à la fois, d’une part à ramener l’équilibre des facultés, de l’autre à développer toujours l’industrie et le bien-être. On a vu comment, au contraire, l’effort providentiel aboutit toujours à un progrès égal et divergent de misère et de richesse, d’incapacité et de science. A la seconde époque, apparaissent le capital et le salariat, la répartition égoïste et injurieuse ; à la troisième, le mal s’aggrave par la guerre commerciale ; à la quatrième, il se concentre et se généralise par le monopole ; à la cinquième, il reçoit la consécration de l’état. Le commerce international et le crédit viennent à leur tour donner un nouvel essor à l’antagonisme. Plus tard, la fiction de la productivité du capital devenant, par la puissance de l’opinion, presque une réalité, un nouveau péril menace la société, la négation du travail même par le débordement du capital. C’est en ce moment, c’est de cette situation extrême, que naît théoriquement la propriété : et telle est la transition qu’il s’agit pour nous de bien connaître.

Jusqu’à présent, si l’on fait abstraction du but ultérieur de l’évolution économique, et à la considérer seulement en elle-même, tout ce que fait la société, elle le fait alternativement pour le monopole et contre le monopole. Le monopole a été le pivot autour duquel s’agitent et circulent les divers éléments économiques. Cependant, malgré la nécessité de son existence, malgré les efforts sans nombre qu’il a faits pour son développement, malgré l’autorité du consentement universel qui l’avoue, le monopole n’est encore qu’un provisoire ; il est censé, comme dit Kant, ne durer qu’autant que le titulaire sait l’exploiter et le défendre. C’est pour cela que tantôt il cesse de plein droit par la mort, comme dans les fonctions inamovibles, mais non vénales ; tantôt il est réduit à un temps limité, comme dans les brevets ; tantôt il se perd par le non-exercice, ce qui a donné lieu aux théories de la prescription, ainsi qu’à la possession annuelle, encore en usage chez les Arabes. D’autres fois, le monopole est révocable à la volonté du souverain, comme dans la permission de bâtir sur un terrain militaire, etc. Ainsi le monopole n’est qu’une forme sans réalité ; le monopole tient à l’homme, il n’emporte pas la matière : c’est le privilège exclusif de produire et de vendre, ce n’est pas encore l’aliénation des instruments de travail, l’aliénation de la terre. Le monopole est une espèce de fermage qui n’intéresse l’homme que par la considération du profit. Le monopoleur ne tient à aucune industrie, à aucun instrument de travail, à aucune résidence : il est cosmopolite et omni-fonctionnaire ; peu lui importe. pourvu qu’il gagne ; son âme n’est pas enchaînée à un point de l’horizon, à une particule de la matière. Son existence reste vague, tant que la société, qui lui a conféré le monopole comme moyen de fortune, ne fait pas pour lui de ce monopole une nécessité de vie.

Or, le monopole, par lui-même si précaire, exposé à toutes les incursions, à toutes les avanies de la concurrence, tourmenté par l’état, pressuré par le crédit, ne tenant point au cœur du monopoleur ; le monopole tend incessamment, sous l’action de l’agiotage, à se dépersonnaliser ; en sorte que l’humanité, livrée sans cesse à la tempête financière par le dégagement général des capitaux, est exposée à se détacher du travail même, et à rétrograder dans sa marche.

Qu’était, en effet, le monopole, avant l’établissement du crédit, avant le règne de la banque ? Un privilège de gain, non un droit de souveraineté ; un privilège sur le produit, bien plus qu’un privilège sur l’instrument. Le monopoleur restait étranger à la terre sur laquelle il habitait, mais qu’il ne possédait réellement pas ; il avait beau multiplier ses exploitations, agrandir ses fabriques, joindre terre à terre : c’était toujours un régisseur, plutôt qu’un maître ; il n’imprimait point aux choses son caractère ; il ne les faisait point à son image ; il ne les aimait pas pour elles-mêmes, mais uniquement pour les valeurs qu’elles lui devaient rendre ; en un mot, il ne voulait pas le monopole comme fin, mais comme moyen.

Après le développement des institutions de crédit, la condition du monopole est encore pire.

Les producteurs, qu’il s’agissait d’associer, sont devenus totalement incapables d’association ; ils ont perdu le goût et l’esprit du travail : ce sont des joueurs. Au fanatisme de la concurrence, ils joignent les fureurs de la roulette. La bancocratie a changé leur caractère et leurs idées. Jadis ils vivaient entre eux comme maîtres et salariés, vassaux et suzerains : maintenant ils ne se connaissent plus que comme emprunteurs et usuriers, gagnants et perdants. Le travail a disparu au souffle du crédit ; la valeur réelle s’évanouit devant la valeur fictive, la production devant l’agiotage. La terre, les capitaux, le talent, le travail même, si quelque part encore il se rencontre du travail, servent d’enjeux. De privilèges, de monopoles, de fonctions publiques, d’industrie, on ne se soucie plus ; la richesse, on ne la demande pas au travail, on l’attend d’un coup de dé. Le crédit, disait la théorie, a besoin d’une base fixe ; et voici justement que le crédit a tout mis en branle, il ne s’adosse, ajoutait-elle, qu’à des hypothèques ; et il fait courir ces hypothèques. Il cherche des garanties ; et comme en dépit de la théorie qui ne veut voir de garanties que dans les réalités, le gage du crédit est toujours l’homme, puisque c’est l’homme qui fait valoir le gage, et que sans l’homme le gage serait absolument inefficace et nul, il arrive que l’homme ne tenant plus aux réalités, avec la garantie de l’homme le gage disparaît, et le crédit reste ce qu’il s’était vainement flatté de n’être pas, une fiction.

Le crédit, en un mot, à force de dégager le capital, a fini par dégager l’homme lui-même de la société et de la nature. Dans cet idéalisme universel, l’homme ne tient plus au sol ; il est suspendu en l’air par une puissance invisible. La terre est couverte d’habitants, les uns nageant dans l’opulence, les autres hideux de misère, et elle n’est possédée de personne. Elle n’a plus que des maîtres qui la dédaignent, et des serfs qui la haïssent : car ils ne la cultivent pas pour eux, mais pour un porteur de coupons que nul ne connaît, qu’ils ne verront jamais, qui peut-être passera sur cette terre sans la regarder, sans se douter qu’elle est à lui. Le détenteur de la terre, c’est-à-dire le possesseur d’inscriptions de rente, ressemble au marchand de bric à brac : il a dans son portefeuille des métairies, des pâturages, de riches moissons, d’excellents vignobles ; que lui importe ! Il est prêt à tout céder moyennant dix centimes de hausse : le soir il se défera de ses biens, comme le matin il les avait reçus, sans amour et sans regret.

Ainsi, par la fiction de la productivité du capital, le crédit est arrivé à la fiction de la richesse ; la terre n’est plus l’atelier du genre humain, c’est une banque ; et s’il était possible que cette banque ne fît pas sans cesse de nouvelles victimes, forcées de redemander au travail le revenu qu’elles ont perdu au jeu, et par là de soutenir la réalité des capitaux ; s’il était possible que la banqueroute ne vînt pas interrompre de temps en temps cette infernale orgie, la valeur du gage baissant toujours pendant que la fiction multiplierait son papier, la richesse réelle deviendrait nulle, et la richesse inscrite croîtrait à l’infini.

Mais la société ne peut rétrograder : il faut donc sauver le monopole sous peine de périr, sauver l’individualité humaine prête à s’abîmer dans une jouissance idéale ; il faut, en un mot, consolider, asseoir le monopole. Le monopole était, pour ainsi dire, célibataire : Je veux, dit la société, qu’il se marie. Il était le courtisan de la terre, l’exploiteur du capital : je veux qu’il en devienne le seigneur et l’époux. Le monopole s’arrêtait à l’individu, désormais il s’étendra sur la race. Par lui le genre humain n’avait que des héros et des barons ; à l’avenir, il aura des dynasties. Le monopole familisé, l’homme s’attachera à sa terre, à son industrie, comme à sa femme et à ses enfants, et l’homme et la nature seront unis d’une affection éternelle.

La condition que le crédit avait faite à la société était en effet la plus détestable qu’on pût imaginer, celle où l’homme pouvait à la fois abuser le plus, et posséder le moins. Or, dans les vues de la Providence, dans les destinées de l’humanité et du globe, il convenait que l’homme fût animé d’un esprit de conservation et d’amour pour l’instrument de ses œuvres, instrument représenté en général par la terre. Car ce n’est pas seulement d’exploiter la terre qu’il s’agit pour l’homme, c’est de la cultiver, de l’embellir, de l’aimer : or, comment remplir ce but autrement qu’en changeant le monopole en propriété, le concubinage en mariage, propriamque dicabo, opposant à la fiction qui épuise et qui souille, la réalité qui fortifie et qui ennoblit ?

La révolution qui se prépare dans le monopole a donc surtout en vue le monopole de la terre : car c’est à l’exemple de celui-ci, c’est sur le modèle de la propriété terrienne que sont constituées toutes les propriétés. De conditionnelle, temporaire et viagère, l’appropriation deviendra donc perpétuelle, transmissible et absolue. Et pour mieux défendre l’inviolabilité de la propriété, les biens seront à l’avenir distingués en meubles et immeubles ; et des lois seront faites pour régler la transmission, l’aliénation et l’expropriation des uns et des autres.

En résumé : La constitution de l’hypothèque par le domaine, c’est-à-dire par l’union plus intime de l’homme à la terre ; la constitution de la famille, par la perpétuité et la transmissibilité du monopole ; enfin la constitution de la rente, comme principe d’égalité entre les fortunes : tels sont les motifs qui, dans la raison collective, ont déterminé l’établissement de la propriété.

1° Le crédit exige des garanties réelles, tous les économistes sont d’accord sur ce point. De là, nécessité, pour organiser le crédit, de former l’hypothèque.

Mais la garantie réelle est nulle, si elle n’est en même temps personnelle, je crois l’avoir suffisamment expliqué. De là nécessité encore, pour développer le crédit, de changer le monopole en propriété. Dans l’ordre des évolutions économiques, la propriété naît du crédit, bien qu’elle en soit la condition préalable ; comme l’hypothèque vient à la suite de l’emprunt, bien qu’elle soit la condition préalable de l’emrunt. C’est ce que M. Augier me semble avoir voulu dire, lorsque, dans la conclusion malheureusement trop brève de son livre, il s’exprime en ces termes :

« Il n’y a pas d’hypothèque sans propriété libre ; nécessairement pas de crédit réel sans la propriété… Les peuples en travail de crédit subissent diverses épreuves dans la formation de leur hypothèque, et du genre de revenu qui doit en constituer la base… »

En effet, jusqu’au moment où le privilégié, en formant un emprunt, vient à grever son exploitation, on peut ne voir en lui que le patron des travailleurs sous ses ordres, le gérant d’une compagnie, qui agit tant au nom de ses collaborateurs qu’au sien propre, dans leur intérêt, comme aussi pour sa fortune. Le monopole est inféodé à sa personne avec privilège sur les intérêts du capital et les bénéfices, mais sans garantie de perpétuité et de transmissibilité, et sous la condition de prendre toujours actuellement et personnellement part à l’exploitation. Pour lui le droit dam la chose n’existe pas dans sa plénitude : le chef d’un établissement ne pourrait risquer et compromettre un matériel encore entaché d’un certain caractère de communauté, sans être coupable, au moins au for intérieur ; et cela parce qu’il ne jouit encore que d’un privilège d’exploitation, il n’a point la propriété. Le monopoleur enfin était une façon de mandataire : la nécessité du crédit le fait roi.

Se pouvait-il, en effet, qu’en engageant les instruments de production le privilégié ne traitât qu’en qualité de contremaître, plénipotentiaire d’une petite république ? Non certes : une pareille condition, imposée à l’emprunteur, aurait été une diminution de ses avantages, puisqu’elle le soumettait à ses subalternes ; c’eût été une dissolution du pacte social, une rétrogradation en deuxième phase.

Donc par cela seul que la société, forcée par le crédit, a reconnu au monopoleur le droit d’emprunter sur l’hypothèque de son monopole sans rendre compte à ses compagnons de travail, elle l’a rendu propriétaire. La propriété est le postulat du crédit, comme le crédit avait été le postulat du commerce, et le monopole le postulat de la concurrence. Dans la pratique, toutes ces choses sont inséparables et simultanées ; mais dans la théorie elles sont distinctes et consécutives ; et la propriété n’est pas plus le monopole que la machine n’est la division du travail, bien que le monopole soit presque toujours et presque nécessairement accompagné de propriété, comme la division suppose presque toujours et presque nécessairement l’emploi des machines.

De graves conséquences devaient résulter de ce nouvel arrangement, tant pour la société que pour l’individu.

D’abord, en changeant un titre précaire en un droit perpétuel, la société a dû compter, et elle a compté en effet, de la part du propriétaire, sur un attachement plus sérieux et plus moral à son industrie, sur un amour plus profond et mieux raisonné du bien-être, par suite, sur une âpreté moins grande au gain, sur des sentiments d’humanité plus profonds, sur une poésie du lieu natal, un culte du patrimoine, qui, s’étendant aux moindres travailleurs, rallieraient toutes les générations, et constitueraient la patrie. La patrie a son origine dans la propriété : aussi les communistes conséquents, en détruisant la propriété, travaillent-ils de toutes leurs forces, de même que les économistes par le libre commerce, à détruire les différences de races, de langues et de climats : ils ne veulent, les uns et les autres, plus de nationalités, plus de patries. C’est ainsi que les sectes exclusives, malgré leur hostilité et leur haine, au fond sont toujours d’accord : l’antagonisme des opinions n’est qu’une comédie.

Je dis donc qu’en assurant à perpétuité le monopole au propriétaire, la société travaillait du même coup à la sécurité du prolétaire : en faisant du capital la substance même du possesseur, elle se promettait que tous ceux qui travailleraient avec lui et pour lui, il les regarderait, non plus comme ses compagnons, mais comme ses enfants. Enfants ! c’est le nom que dans la langue populaire le chef donne à ceux qu’il commande ; c’était, dans les langues primitives, le nom commun de chaque peuple : Enfants d’Israël, enfants de Mesraïm, enfants d’Assur. Le propriétaire, administrant en bon père de famille, se trouvait ainsi administrer pour le bien de tous : l’intérêt privé se confondait avec l’intérêt social. Pour tout dire, la société, en décrétant la propriété, crut organiser, ennoblir le patriarcat. Il n’y avait pas jusqu’à l’hérédité qui, modifiée par la faculté de vendre et d’échanger, ne fût une nouvelle garantie de stabilité : telle la monarchie héréditaire, expression la plus haute du droit de propriété, excluant les luttes de l’élection, à l’intérieur opposait une barrière à la guerre civile, et à l’extérieur personnifiait le peuple.

Du côté de l’individu, l’amélioration n’était pas moins sensible.

Par la propriété, l’homme prend définitivement possession de son domaine, et se déclare maître de la terre. Comme on l’a vu dans la théorie de la certitude, des profondeurs de la conscience le moi s’élance et embrasse le monde ; et dans cette communion de l’homme et de la nature, dans celle espèce d’aliénation de lui-même, sa personnalité, loin de faiblir, double d’énergie. Nul n’est plus fort de caractère, plus prévoyant, plus persévérant que le propriétaire. Comme l’amour, qu’on peu définir une émission de l’âme, qui s’accroît par la possession, et qui, plus il s’épanche, plus il abonde : ainsi, la propriété ajoute à l’être humain, l’élève en force et en dignité. Riche, noble, baron, propriétaire, seigneur ou sire, tous ces noms sont synonymes. Dans la propriété comme dans l’amour, posséder et être possédé, l’actif et le passif, n’expriment toujours que la même chose ; l’un n’est possible que par l’autre, et c’est seulement par cette réciprocité que l’homme, jusqu’alors tenu par une obligation unilatérale, maintenant enchaîné par le contrat synallagmatique qu’il vient de passer avec la nature, seul tout ce qu’il est et ce qu’il vaut, et jouit de la plénitude de l’existence. Et telle est la révolution qu’opère dans le cœur de l’homme la propriété, que loin de matérialiser ses affections, elle les spiritualise : c’est alors qu’il apprend à distinguer la nu-propriété de l’usufruit ; le domaine éminent, transcendental, de la simple possession ; et cette distinction à laquelle le monopole ne pouvait atteindre est un pas de plus vers l’affranchissement de l’espèce et vers l’association, qui consiste dans l’union des volontés et l’accord des principes, bien plus que dans une chétive communauté de biens, qui opprime à la fois l’âme et le corps.

L’épreuve de la propriété est faite : il faudrait démentir l’histoire entière pour la nier. Nous disions, en parlant du crédit, que la révolution française n’avait été qu’une émeute pour la loi agraire : or, qu’est-ce au fond qu’une loi agraire, sinon une collation de propriété ? En rendant le peuple propriétaire, au lieu et place de deux castes devenues indignes et impuissantes, la nation s’est donne des ressources immenses, qui lui ont permis tour à tour de subvenir aux dépenses de ses victoires et de payer les frais de ses revers. C’est encore la propriété qui aujourd’hui soutient le moral de notre société, et met une barrière à la dissolution incessante de l’agiotage. Le commerçant, l’industriel, le capitaliste même, ont toujours en vue la propriété : c’est dans la propriété que tous aspirent à se reposer des fatigues de la concurrence et du monopole…

2° Mais c’est surtout dans la famille que se découvre le sens profond de la propriété. La famille et la propriété marchent de front, appuyées l’une sur l’autre, n’ayant l’une et l’autre de signification et de valeur que par le rapport qui les unit.

Avec la propriété, commence le rôle de la femme. Le ménage, cette chose toute idéale et que l’on s’efforce en vain de rendre ridicule, le ménage est le royaume de la femme, le monument de la famille. Otez le ménage, ôtez cette pierre du foyer, centre d’attraction des époux, il reste des couples, il n’y a plus de familles. Voyez, dans les grandes villes, les classes ouvrières tomber peu à peu, par l’instabilité du domicile, l’inanité du ménage et le manque de propriété, dans le concubinage et la crapule ! Des êtres qui ne possèdent rien, qui ne tiennent à rien et vivent au jour le jour, ne se pouvant rien garantir, n’ont que faire de s’épouser encore : mieux vaut ne pas s’engager que de s’engager sur le néant. La classe ouvrière est donc vouée à l’infamie : c’est ce qu’exprimait au moyen âge le droit du seigneur, et chez les Romains l’interdiction du mariage aux prolétaires.

Or, qu’est-ce que le ménage, par rapport à la société ambiante, sinon tout à la fois le rudiment et la forteresse de la propriété ? Le ménage est la première chose que rêve la jeune fille : ceux qui parlent tant d’attraction, et qui veulent abolir le ménage, devraient bien expliquer cette dépravation de l’instinct du sexe. Pour moi, plus j’y pense, et moins je puis me rendre compte, hors de la famille et du ménage, de la destinée de la femme. Courtisane ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas servante), je n’y vois pas de milieu : qu’a donc cette alternative de si humiliant ? En quoi le rôle de la femme, chargée de la conduite du ménage, de tout ce qui se rapporte à la consommation et à l’épargne, est-il inférieur à celui de l’homme, dont la fonction propre est le commandement de l’atelier, c’est-à-dire le gouvernement de la production et de l’échange ?

L’homme et la femme ? ont nécessaires l’un à l’autre comme les deux principes constitutifs du travail : le mariage, dans sa dualité indissoluble, est l’incarnation du dualisme économique, qui s’exprime, comme l’on sait, par les termes généraux de consommation et production. C’est dans cette vue qu’ont été réglées les aptitudes des sexes, le travail pour l’un, la dépense pour l’autre ; et malheur à toute union dans laquelle une des parties manque à son devoir ! Le bonheur que s’étaient promis les époux se changera en douleur et en amertume : qu’ils s’en accusent eux-mêmes !…

S’il n’existait que des femmes, elles vivraient ensemble comme une compagnie de tourterelles ; s’il n’y avait que des hommes, ils n’auraient aucune raison de s’élever au-dessus du monopole et de renoncer à l’agiotage : on les verrait tous, maîtres ou valets, attablés au jeu, ou courbés sous le joug. Mais l’homme a été créé mâle et femelle : de là nécessité du ménage et de la propriété. Que les deux sexes s’unissent : aussitôt de cette union mystique, de toutes les institutions humaines la plus étonnante, naît, par un inconcevable prodige, la propriété, la division du patrimoine commun en souverainetés individuelles.

Le ménage, voilà donc pour toute femme, dans l’ordre économique, le plus désirable des biens ; la propriété, l’atelier, le travail à son compte, voilà, avec la femme, ce que tout homme souhaite le plus. Amour et mariage, travail et ménage, propriété et domesticité, que le lecteur, en faveur du sens, daigne ici suppléer à la lettre : tous ces termes sont équivalents, toutes ces idées s’appellent, et créent pour les futurs auteurs de la famille une longue perspective de bonheur, comme elles révèlent au philosophe tout un système.

Sur tout cela le genre humain est unanime, moins cependant le socialisme, qui seul, dans le vague de ses idées, proteste contre l’unanimité du genre humain. Le socialisme veut abolir le ménage, parce qu’il coûte trop cher ; la famille, parce qu’elle fait tort à la patrie ; la propriété, parce qu’elle préjudicie à l’état. Le socialisme veut changer le rôle de la femme ; de reine que la société l’a établie, il veut en faire une prêtresse de Cotytto. Je n’entrerai pas dans une discussion directe des idées socialistes à cet égard. Le socialisme, sur le mariage comme sur l’association, n’a point d’idées ; et toute sa critique se résout en un aveu très-explicite d’ignorance, genre d’argumentation sans autorité et sans portée.

N’est-il pas évident, en effet, que si les socialistes croyaient possible, à l’aide des moyens connus, de donner l’aisance et même le luxe à chaque ménage, ils ne se soulèveraient pas contre le ménage ? que s’ils pouvaient accorder les sentiments civiques avec les affections domestiques, ils ne condamneraient pas la famille ? que s’ils avaient le secret de rendre la richesse, non pas seulement commune, ce qui n’est rien, mais universelle, ce qui est tout autre chose, ils laisseraient les citoyens vivre en particulier aussi bien qu’en commum, et ne fatigueraient pas le public de leurs querelles de ménage ? De l’aveu des socialistes, le mariage, la famille, la propriété, sont choses qui contribuent puissamment au bonheur : le seul reproche qu’ils aient à faire, c’est qu’ils ne savent comment accorder ces choses avec le bien général. Est-ce là, je le demande, une argumentation sérieuse ? Comme s’ils pouvaient conclure de leur ignorance particulière contre le développement ultérieur des institutions humaines ! comme si le but du législateur n’était pas de réaliser pour chacun, non d’abolir, le mariage, la famille, la propriété !

Pour ne pas trop m’étendre, je me contenterai de traiter la question sous l’un de ses principaux aspects, l’hérédité. Nous généraliserons ensuite, Ab uno disce omnes, comme dit le poëte.

L’hérédité est l’espoir du ménage, le contrefort de la famille, la raison dernière de la propriété. Sans l’hérédité, la propriété n’est qu’un mot ; le rôle de la femme devient une énigme. A quoi bon, dans l’atelier commun, des ouvriers mâles et des ouvriers femelles ? Pourquoi cette distinction de sexes, que Platon, corrigeant la nature, tâchait de faire disparaître de sa république ? Comment rendre raison de cette duplicité de l’être humain, image de la dualité économique, véritable superfétation hors du ménage et de la famille ? Sans l’hérédité, non-seulement il n’y a plus d’époux ni d’épouses, il n’y a plus ni ancêtres ni descendants. Que dis-je ? il n’y a pas même de collatéraux, puisque, malgré la sublime métaphore de la fraternité citoyenne, il est clair que si tout le monde est mon frère, je n’ai plus de frère. C’est alors que l’homme, isolé au milieu de ses compagnons, sentirait le poids de sa triste individualité, et que la société, privée de ligaments et de viscères par la dissolution des familles et la confusion des ateliers, pareille à une momie desséchée, tomberait en poussière…

Mais le socialisme a bon courage, il ne s’étonne pas pour si peu. M. Louis Blanc, semi-socialiste, qui veut la famille sans hérérédité, comme le socialisme pur veut l’humanité sans la patrie et sans la famille, s’écrie dans son Organisation du travail :

« La famille vient de Dieu, l’hérédité vient des hommes ! »

Cela ne prouve pas assurément que la famille en soit meilleure, ni l’hérédité pire. Mais tout le monde connaît le style de M. Blanc. Ses perpétuelles réclames en faveur de la Divinité ne sont qu’un superlatif poétique, comme on dit en langue hébraïque du pain des dieux pour du pain de gruau. C’est du reste ce que M. Blanc donne clairement à entendre :

« La famille est comme Dieu, sainte et immortelle ; l’hérédité est destinée à suivre la même pente que les sociétés qui se transforment, et que les hommes qui meurent. »

Comparaison, antithèse, période carrée, élégance du ton, rien n’y manque, hors l’idée qui, j’en suis fâché pour M. Blanc, est juste à rebours du sens commun. C’est parce que les hommes meurent et que les sociétés se transforment, que l’hérédité est nécessaire ; c’est parce que la famille ne doit jamais périr, qu’au mouvement qui emporte incessamment les générations il faut opposer un principe d’immortalité qui les soutienne. Que deviendrait la famille, si elle était sans cesse divisée par la mort, si chaque matin elle devait se reconstituer, parce que rien ne rattacherait le père aux enfants ? Ce qui vous choque dans l’hérédité, je le vois : l’hérédité, selon vous, n’est bonne qu’à entretenir l’inégalité. Mais l’inégalité ne vient pas de l’hérédité ; elle résulte des conflits économiques. L’hérédité prend les choses comme elle les trouve : créez l’égalité, et l’hérédité vous rendra l’égalité.

Le.saint-simonisme avait vu la connexité de l’hérédité et de la famille ; il les proscrivit l’une et l’autre. La démocratie avancée, qui n’ose s’avouer ni socialiste, ni communiste, a cru faire preuve de génie en séparant l’hérédité de la famille, le moyen de la fin, et en se jetant dans un éclectisme aussi puéril que celui du gouvernement dont elle se moque. Il est curieux de voir M. Blanc se pavaner d’une si belle découverte.

« On avait dit aux saint-simoniens : sans hérédité, pas de famille. Ils répondirent : Eh bien ! détruisons la famille et l’hérédité. Les saint-simoniens et leurs adversaires se trompaient également en sens inverse. La vérité est que la famille est un fait naturel qui, dans quelque hypothèse que ce soit, ne saurait être détruit ; tandis que l’hérédité est une convention sociale, que les progrès de la société peuvent faire disparaître. »

Ceux-là se trompent tous à la fois, qui voient dans la famille et dans l’hérédité qui la protège un obstacle à l’association, et qui s’imaginent qu’une convention sociale, aussi spontanée, aussi universelle que l’hérédité, n’est pas un fait naturel. Les démocrates, grands parleurs de choses divines, grands amateurs de Requiem, n’ont pas l’air de se douter que ce qui sort de la conscience humaine est aussi naturel que la cohabitation et la génération ; la nature, pour eux, c’est la matière. A les croire, l’humanité, en obéissant à la spontanéité de ses inclinations, a dévié de la nature ; il faut l’y ramener. Et comment cela ? Par des faits naturels ? Non, les démocrates ne se piquent point d’être si conséquents ; mais par des conventions ! Car quoi de plus conventionnel que le système de mainmorte que les démocrates parlent de substituer à l’hérédité ?

« Peut-on bien rendre compte des causes qui ont fait jusqu’ici regarder comme absolument connexes la question de la famille et celle de l’hérédité ? Que dans l’ordre social actuel, l’hérédité soit inséparable de la famille, nul doute à cela. Et la raison en est précisément dans les vices de cet ordre social que nous combattons. Car, qu’un jeune homme sorte de sa famille pour entrer dans le monde ; s’il s’y présente sans fortune et sans autre recommandation que son mérite, mille dangers l’attendent : à chaque pas il trouvera des obstacles ; sa vie s’usera au sein d’une lutte perpétuelle et terrible, dans laquelle il triomphera peut-être, mais dans laquelle il court grand risque de succomber. Voilà ce que l’amour paternel est tenu de prévoir »

Eh bien ! si l’amour paternel cesse de pourvoir à cela, qui y pourvoira pour lui ? C’est, disent les démocrates, cet être invisible, impalpable, immortel, tout-puissant, tout bon, tout sage, qui voit tout, qui fait tout, qui répond de tout ; c’est l'État !

« Changez le milieu où nous vivons ; faites que tout individu qui se présente à la société pour la servir soit certain d’y trouver le libre emploi de ses facultés et le moyen d’entrer en participation du travail collectif ; la prévoyance paternelle est, dans ce cas, remplacée par la prévoyance sociale. Et c’est ce qui doit être : pour l’enfant, la protection de la famille ; la protection de la société pour l’homme. » Oui, changez…, faites que…, remplacez par la prévoyance sociale la prévoyance paternelle ! Si je ne vous avais lu, je vous attendrais à l’œuvre. Quel malheur aussi que vous ne puissiez remplacer encore le travail des individus par le travail de l’état ! quelle calamité que l’état ne puisse, à la place des particuliers, se marier, faire des enfants, les nourrir et les pourvoir ! Mais que dis-je ? Le travail libre et la production des enfants par des couples ne sont-ils pas choses naturelles, et l’hérédité chose de convention !

Mais que répondrez-vous à ce père, qui vient vous dire : Lorsque je fait mon testament, je ne le fais pas seulement pour ceux que j’institue mes héritiers, je le fais aussi pour moi. L’acte de mes dernières volontés est une forme par laquelle je continue à jouir de mes biens après que j’ai cessé de vivre, une manière de rester dans la société que je quitte, une prolongation de mon être parmi les hommes. C’est le lien de solidarité qui m’unit à mes enfants, qui rend entre nous les affections, les obligations communes. Vous me vantez votre prévoyance, en échange de laquelle vous me demandez mon bien. Je compte plus sur moi-même que sur un fondé de pouvoirs. Vous avez trop de soins pour penser à tout et en temps utile : d’ailleurs, je ne vous connais pas. Qui donc êtes-vous, vous qui vous appelez l’état ? qui vous a vu ? où demeurez-vous ? quelles garanties sont les vôtres ? Ah ! vous ressemblez au dieu de vos prêtres, vous promettez le ciel, à condition qu’on vous donne la terre. Montrez-vous donc enfin, montrez-vous une fois dans votre sagesse et votre souveraine puissance !…

L’abolition de l’hérédité procède, comme toutes les rêveries républicaines, de cette idéologie absurde qui consiste à remplacer partout l’action libre de l’homme par la force d’initiative du pouvoir, l’être réel par un être de raison, la vie et la liberté par une chimère dont la triste influence a été la cause de presque toutes les calamités sociales.

« L’abus des successions collatérales est universellement reconnu, continue M. Blanc ; ces successions seront abolies, et les valeurs qui les composent déclarées propriétés communales. »

Mais, pour abolir les successions collatérales, il faut commencer par abolir la propriété : sans cela je vous défie de toucher aux successions collatérales. Défendrez-vous les fidéi-commis, les fonds perdus, les rémérés, les dotations ? Quoi ! j’aurai la faculté de laisser mon bien à tout le monde, à savoir l’état, et je ne pourrai le donnera quelqu’un ! Il me sera permis de travailler, de faire des épargnes, de former des capitaux, d’acquérir des immeubles, d’en jouir exclusivement à tout autre ; et quand il s’agira pour moi d’en disposer, d’accroître mon bien-être en me constituant une famille d’adoption à la place d’une famille naturelle que je n’ai point, je ne serai maître de rien ! A quoi donc me servira d’être propriétaire ? Êtes-vous communiste ? Osez le dire ; ne tergiversez pas ; ne nous fatiguez plus de vos fictions de divinité, de république, et de gouvernement, grands mots qui ne sont que des chevilles dans votre prose poétique, et des amorces pour les imbéciles.

« Le pauvre qui aujourd’hui n’a rien à laisser à ses enfants, le pauvre a-t-il une famille ? S’il en a une, la famille, dans l’impur milieu où nous sommes, peut donc jusqu’à certain point exister sans l’hérédité. S’il n’en a pas, justifiez vos institutions. Et hâtez-vous ; la famille ne saurait être un privilège »

Déclamation ! L’hérédité existe dans la famille du pauvre comme dans celle du riche : ce droit sacré et inaliénable, le prolétaire l’a définitivement conquis dans notre grande révolution, et l’a opposé comme une barrière infranchissable aux déprédations de la noblesse. Tel autrefois le plébéien de Rome s’affranchit de la tyrannie du patricien en obtenant le jus connubii, le droit de famille, réservé pendant longtemps aux seuls nobles. Ce qui manque au pauvre, ce n’est plus l’hérédité, c’est l’héritage. Au lieu d’abolir l’hérédité, songez plutôt à faire cesser la déshérence. Car, c’est vous-même qui le dites : La famille ne saurait être un privilège. Et c’est pour cela que le droit de famille est universel, non commun ; que l’hérédité lui est nécessaire, et conséquemment l’héritage. Proscrire l’hérédité parce qu’elle n’est pas encore effective pour tout le monde, c’est raisonner dans un sens matérialiste et contre-révolutionnaire ; c’est comme si on condamnait la France à ne manger que des pommes de terre et boire de l’eau, par compassion pour la malheureuse Irlande.

« Conduisez la famille jusqu’à l’hérédité : aussitôt vous voyez entre l’intérêt social et l’intérêt domestique se creuser un abîme… »

Mais, encore une fois, d’où vient cet antagonisme ? Est-ce de l’hérédité en elle-même, ou de l’inégalité des héritages ?

— Avec l’hérédité, dites-vous, l’héritage ne peut être longtemps, à plus forte raison ne peut devenir une réalité pour tout le monde. — Qui vous l’a dit ? que savez-vous si l’hérédité, comme la propriété, le monopole et la concurrence, ne pourrait pas être retournée par le travail contre le capital, après avoir servi si longtemps le capital contre le travail ? Mais vous avez si peu l’intelligence des contradictions économiques que l’idée ne vous viendra pas de leur faire produire, en les combattant l’une par l’autre, des résultats opposés à ceux qu’elles donnent aujourd’hui : loin de là, toute votre idéologie ne tend qu’à les effacer. Effacer de la science sociale les principes de la société, retrancher de la civilisation les organes civilisateurs, telle est donc votre philosophie ! Aussi bien les démocrates n’y regarderont pas de si près ; les socialistes seront ravis des concessions que vous leur aurez faites ; la presse patriotique célèbrera votre éloquence, et tout ira au mieux dans la plus sage des démocraties possibles.

Les socialistes mitigés attaquent le droit de succession, parce qu’ils ne savent pas en faire un moyen conservateur de l’égalité ; les fouriéristes et saint-simoniens attaquent la famille, parce que leurs systèmes sont incompatibles avec l’industrie privée, la vie intérieure et le libre échange ; les communistes attaquent la propriété, parce qu’ils ignorent comment la propriété cessera d’être abusive par la mutualité des services. Confession d’ignorance ! c’est l’argument de toutes ces sectes prétendues réformatrices, argument qui porte en soi sa réfutation, et suffit seul à nous dégoûter des prédications humanitaires.

3° Le crédit garanti, la famille constituée, le droit de succession accordé à tous, restait donc à distribuer la propriété, afin que chacun pût, à son tour, devenir chef de famille, et que personne ne fût destitue d’héritage. Mais comment partager la terre ? comment délimiter les lots ? comment maintenir l’égalité des héritages ? La terre suffira-t-elle à tant de patrimoines ? ou bien sera-t-elle réservée au cultivateur, et l’indusfriel, l’improductif, le commerçant, etc., seront-ils exclus de la propriété ! Comment se feront les mutations, les compensations, les liquidations ? comment se réglera le travail ? comment le partage des fruits, etc. ? On le voit, les questions économiques se reproduisent toutes dans la propriété.

Et c’est à toutes ces questions, si effrayantes par leur nombre, leur profondeur, leurs difficultés, leurs immenses détails, que la société répond par ce seul mot, la rente.

Afin de ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur, je procéderai pour la rente comme j’ai fait dans le premier volume pour l’impôt. Je ferai voir que l’idée organique renfermée dans la constitution de la rente, se développe en trois moments consécutifs, dont le dernier, nécessairement lié aux deux autres, se résout en une opération de nivellement.

Et d’abord, qu’est-ce que la rente ?

La rente, avons-nous dit au chapitre VI, a la plus grande affinité avec l’intérêt. Toutefois elle en diffère essentiellement, en ce que l’intérêt n’affecte que les capitaux nés du travail et accumulés par l’épargne, tandis que la rente porte sur la terre, matière universelle du travail, substratum primordial de toute valeur.

Le propre du capital est de ne rendre qu’un intérêt à temps suffisant pour le reconstituer avec bénéfice ; la progression décroissante de l’intérêt, en dehors de toute démonstration théorique, l’atteste suffisamment. Ainsi, lorsque le capital est rare, que l’hypothèque est sans valeur et sans garantie, l’intérêt est perpétuel, et porte quelquefois à un taux exorbitant. A mesure que le capital abonde, l’intérêt diminue ; mais comme il ne peut jamais disparaître, comme il ne se peut que le prêt d’argent devienne un simple échange dans lequel tous les risques seraient pour les capitalistes et les bénéfices pour l’emprunteur, l’intérêt, arrivé à un certain taux, cesse de décroître et se transforme. De revenu perpétuel qu’il était, il devient remboursement avec prime et par annuités, et c’est alors que l’intérêt rentre dans le rôle que lui assigne la théorie.

Si donc le capital ou l’objet prêté se consomme ou périt par l’usage qu’on en fait, comme il arrive pour le blé, le vin, l’argent, etc., l’intérêt s’éteindra avec la dernière annuité ; si au contraire le capital ne périt pas, l’intérêt sera perpétuel.

La rente est l’intérêt payé pour un capital qui ne périt jamais, savoir, la terre. Et comme ce capital n’est susceptible d’aucune augmentation quant à la matière, mais seulement d’une amélioration indéfinie quant à l'usage, il arrive que, tandis que l’intérêt ou le bénéfice du prêt (mutuum) tend à diminuer sans cesse par l’abondance des capitaux, la rente tend à augmenter toujours par le perfectionnement de l’industrie, duquel résulte l’amélioration dans l’usage de la terre. D’où il suit, en dernière analyse, que l’intérêt se mesure à l’importance du capital, tandis que, relativement à la terre, la propriété s’apprécie par la rente.

Telle est, dans son essence, la rente : il s’agit de l’étudier dans sa destination et ses motifs.

Au point de départ de l’institution, la rente est l’honoraire de la propriété : c’est l’émolument payé au propriétaire pour la gestion que lui confère son nouveau droit. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit dans le premier numéro de ce paragraphe, touchant la nécessité où s’est trouvée la société, dans l’intérêt du travail et du crédit, de changer la condition du privilégié. Je me borne à rappeler qu’à la septième époque de l’évolution économique, la fiction ayant fait évanouir la réalité, l’activité humaine menaçant de se perdre dans le vide, il était devenu nécessaire de rattacher plus fortement l’homme à la nature : or, la rente a été le prix de ce nouveau contrat. Sans elle la propriété ne serait qu’un titre nominal, une distinction purement honorifique : or, la raison souveraine qui mène la civilisation ne fait point usage de ce ressort de l’amour-propre ; elle paye, acquitte ses promesses, non avec des mots, mais avec des réalités. Dans les prévisions du destin, le propriétaire remplit la plus importante fonction de l’organisme social : c’est un foyer d’action autour duquel gravitent, se groupent et s’abritent ceux qu’il appelle à faire valoir sa propriété, et qui, de salariés insolents et jaloux, doivent devenir ses enfants.

Du reste il faut le dire, dussions-nous déplaire, on se fait généralement de grandes illusions sur la félicité et la sécurité des rentiers, comparativement au bien-être dont jouissent les classes travailleuses. L’ouvrier à 30 sous par jour, qui voit passer la voiture du propriétaire riche à 100,000 livres de rente, ne peut s’empêcher de croire qu’un tel homme est cent fois plus heureux que lui. On n’aperçoit dans la rente qu’un moyen de vivre sans travail et de se procurer toutes les jouissances, et l’on applaudit à la morale des grands qui se font une espèce de devoir social de dépenser tous leurs revenus. De là, chez l’homme du peuple, un principe de jalousie et de haine aussi injuste qu’immoral, et une cause active de dépravation et de découragement.

Cependant, pour qui envisage les choses de haut et dans leur vérité inflexible, le rentier, dans une société en voie d’organisation, n’est pas autre chose que le gardien des économies sociales, le curateur des capitaux formés par la rente. D’après la théorie que tout travail doit laisser après lui un excédant, destiné, partie à augmenter le bien-être du producteur, partie à améliorer le fonds productif, le capital peut se définir une extension par le travail du domaine que nous a donné la nature. La terre exploitable est renfermée dans d’étroites limites ; le globe entier ne nous paraît déjà que comme une cage où nous sommes détenus, sans savoir pourquoi ; une certaine quantité de provisions et de matériaux nous sont donnés, au moyen desquels nous pouvons embellir, étendre, chauffer et assainir notre étroite habitation. Toute formation de capital équivaut donc pour nous à la conquête d’un terrain ; or, le propriétaire, comme chef d’expédition, est le premier qui profite de l’aventure. En résultat, et malgré les immenses déperditions de capitaux qui arrivent par l’imprévoyance, la lâcheté ou la débauche des détenteurs, c’est ainsi que les choses se passent dans la société : la grande majorité des rentes est employée à ne nouvelles exploitations. La France va dépenser deux milliards en canaux et chemins de fer : c’est comme si elle ajoutait à son territoire la moitié d’un département. D’où vient cette extension merveilleuse ? de l’épargne collective, de la rente.

Il ne sert à rien de citer quelques exemples de fortunes colossales dont les revenus sont consommés improductivement par les titulaires, et qui s’effacent d’ailleurs devant la masse des fortunes moyennes : ces exemples, dont le scandale révolte le travail et fait murmurer l’indigence, mais dont la punition se fait rarement attendre, confirment la théorie. Le propriétaire qui, méconnaissant sa mission, vit seulement pour détruire sans prendre aucune part à la gestion de ses biens, ne tarde pas à se repentir de son indolence ; comme il ne met rien à l’épargne, bientôt il emprunte, il s’endette, il perd la propriété, et tombe à son tour dans la misère. La Providence outragée se venge à la fin d’une manière cruelle. J’ai vu des fortunes se faire et d’autres se défaire : et j’ai toujours observé que c’est un travail presque aussi difficile de conserver la propriété que de l’acquérir ; que cette conservation implique abstinence et économie, et qu’en définitive le sort du propriétaire, bon administrateur et sage économe, n’est guère au-dessus de celui du travailleur qui, à égalité de revenu, joint le même esprit de prévoyance et d’ordre. Consommation intégrale de la rente et conservation de la propriété sont choses qui s’excluent : pour conserver, le propriétaire est forcé d’épargner, de capitaliser et de s’ëtendre, c’est-à-dire de fournir toujours plus d’espace et de latitude au travail, en autres termes, de lui rendre en capitaux ce qu’il en reçoit en produits. Dans les prévisions du législateur, le propriétaire n’est pas plus digne d’envie que de pitié ; et l’homme qui sait se rendre utile, qui comprend que le travail fait partie intégrante de notre bien-être et que toute consommation abusive et désordonnée traîne à sa suite douleur et remords, qui voit la propriété, passant de main en main, accomplir sa loi sans égard pour le propriétaire qu’elle tue aussitôt qu’il lui est infidèle ; cet homme, dis-je, s’il ne considère en soi que le consommateur et n’aspire qu’à la justice, ne désire ni ne regrette la propriété.

C’est le mauvais usage de la rente qui, bien plus que les barbares, a perdu la société romaine et dépeuplé l’Italie. C’est cet abus qui a préparé au moyen âge la dépossession de la noblesse, dont le crédit fut ensuite l’instrument. C’est encore la même inintelligence de la propriété qui opère tous les jours tant de ruines, et transporte incessamment de l’un à l’autre la propriété. Ainsi, dès le premier moment de son évolution, la théorie de la rente acquiert une certitude mathématique inéluctable : la loi est impérieuse, malheur à qui ne sait la reconnaître ! La rente comme l’hérédité est fondée en raison et en droit : ce n’est point un privilège qu’il faut songer à détruire, c’est une fonction qu’il s’agit de rendre universelle. Les abus de consommation qu’on lui reproche, et dont elle n’est que le moyen, ne peuvent lui être attribués : ils viennent du libre arbitre de l’homme, et tombent sous le blâme du moraliste ; l’économie sociale n’a point à s’en occuper. Le désordre ici accuse l’homme : l’institution est irréprochable.

Nous touchons la seconde face de la question.

Si la rente est l’honoraire de la propriété, elle est une exaction sur la culture ; car, en conférant une rétribution sans travail, elle déroge à tous les principes de l’économie sociale sur la production, la répartition et l’échange. L’origine de la rente, comme de la propriété, est, pour ainsi dire, extra-économique : elle réside dans des considérations de psycologie et de morale, qui ne tiennent que de fort loin à la production de la richesse ; qui même renversent la théorie de la richesse ; c’est un pont jeté sur un autre monde en faveur du propriétaire, et sur lequel il est défendu au colon de le suivre. Le propriétaire est un demi-dieu ; le colon n’est toujours qu’un homme.

C’est là, c’est dans cette opposition logique, ainsi que nous le démontrerons plus tard, qu’est le véritable abus, la contradiction inhérente à la propriété. Mais, comme nous l’avons appris, cette contradiction est l’annonce d’une conciliation prochaine ; et c’est ce que nous allons prouver en anticipant d’une période ou deux sur l’histoire, et faisant immédiatement connaître la destination ultérieure de la rente.

Puisque, dans l’adjudication faite au propriétaire par la société d’un revenu perpétuel, l’intérêt du maître est en sens inverse de celui du fermier, de même que la valeur en échange est en sens inverse de la valeur utile, il s’ensuit que la rente à payer au propriétaire s’étabit par une série d’oscillations, qui toutes doivent se résoudre en une formule d’équilibre. Qu’est-ce donc, au point de vue supérieur de l’institution, que le fermier doit au propriétaire ? quelle doit être la quotité de la rente ? Car il appert déjà que le problème de la rente n’est toujours, sous une forme nouvelle, que le problème de la valeur.

La théorie de Ricardo répond à cette question.

Au début de la société, lorsque l’homme, nouveau sur la terre, n’avait devant lui que l’immensité des forêts, que la terre était vaste, et que l’industrie commençait à naître, la rente dut être nulle. La terre, non encore façonnée par le travail, était objet d’utilité ; ce n’était pas une valeur d’échange. Elle était commune, non sociale. Peu à peu la multiplication des familles et le progrès de l’agriculture firent sentir le prix de la terre. Le travail vint donner au sol sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la même quantité de services, un champ put rendre de fruits, plus il fut estimé : aussi la tendance des propriétaires fut-elle toujours de s’attribuer la totalité des produits du sol, moins le salaire du fermier, c’est-à-dire, moins les frais de production.

Ainsi la propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n’est plus, dans les prévisions de la Providence, qu’un travailleur respon<able, qui doit rendre compte à la société de tout ce qu’il recueille en sus de son salaire légitime ; et les systèmes de fermage et métayage, baux à cheptel, baux emphytéotiques, etc., sont les formes oscillatoires du contrat qui se passe alors, au nom de la société, entre le propriétaire et le fermier. La rente, comme toutes les valeurs, est assujettie à l’offre et à la demande ; mais, comme toutes les valeurs aussi, la rente a sa mesure exacte, laquelle s’exprime, au bénéfice du propriétaire et au préjudice du laboureur, par la totalité du produit, déduction faite des frais de production.

Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justice distributive, l’un des mille moyens que le génie économique met en œuvre pour arriver à l’égalité. C’est un immense cadastre exécuté contradictoirement par les propriétaires et fermiers, sans collusion possible, dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d’égaler la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels. La rente, en un mot, est cette loi agraire tant désirée, qui doit rendre tous les travailleurs, tous les hommes, possesseurs égaux de la terre et de ses fruits. Il ne fallait pas moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l’excédant de produit qu’il ne se peut empêcher de regarder comme sien, et dont il se croit exclusivement l’auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l’égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n’aurait fait naître. Par la propriété, l’égalité entre tous les hommes devient définitivement possible ; la rente opérant entre les individus comme la douane entre les nations, toutes les causes, tous les prétextes d’inégalité disparaissent, et la société n’attend plus que le levier qui doit donner l’impulsion à ce mouvement. Comment au propriétaire mythologique succédera le propriétaire authentique ? Comment, en détruisant la propriété, les hommes deviendront-ils tous propriétaires ? Telle est désormais la question à résoudre, mais question insoluble sans la rente.

Car le génie social ne procède point à la façon des idéologues et par des abstractions stériles ; il ne s’inquiète ni d’intérêts dynastiques, ni de raison d’état, ni de droits électoraux, ni de théories représentatives, ni de sentiments humanitaires ou patriotiques. Il personnifie ou réalise toujours. ses idées : son système se développe en une suite d’incarnations et de faits, et pour constituer la société, il s’adresse toujours à l’individu. Après la grande époque du crédit, il fallait rattacher l’homme à la terre : le génie social institue la propriété. Il s’agissait ensuite d’exécuter le cadastre du globe : au lieu de publier à son de trompe une opération collective, il met aux prises les intérêts individuels, et de la guerre du colon et du rentier résulte pour la société le plus impartial arbitrage. A présent, l’effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la distribution de la rente. Gardez-vous de convoquer des assemblées primaires, d’appeler vos orateurs et vos tribuns, de renforcer votre police, et, par cet appareil dictatorial, d’effaroucher le monde. Une simple mutualité d’échange, aidée de quelques combinaisons de banque, suffira… Aux grands effets les plus simples moyens : c’est la loi suprême de la société et de la nature.

La propriété est le monopole élevé à sa deuxième puissance ; c’est, comme le monopole, un fait spontané, nécessaire, universel. Mais la propriété a la faveur de l’opinion, tandis que le monopole est regardé avec mépris : nous pouvons juger, par ce nouvel exemple, que comme la société s’établit par la lutte, de même la science ne marche que poussée par la controverse. C’est ainsi que la concurrence a été tour à tour exaltée et bafouée ; que l’impôt, reconnu nécessaire par les économistes, déplaît pourtant aux économistes ; que le prêt à intérêt a été successivement condamné et applaudi ; que la balance du commerce, les machines, la division du travail ont excité tour à tour l’approbation et la malédiction publique. La propriété est sacrée, le monopole est flétri : quand verrons-nous la fin de nos préjugés et de nos inconséquences ?


§ III. — Comment la propriété se déprave.


Par la propriété, la société a réalisé une pensée utile, louable, d’ailleurs fatale : je vais prouver qu’en obéissant à une nécessité invincible, elle s’est jetée dans une hypothèse impossible. Je crois n’avoir oublié ou affaibli aucun des motifs qui ont présidé à l’établissement de la propriété ; j’ose dire même que j’ai donné à ces motifs un ensemble et une évidence jusqu’à ce moment inconnus. Que le lecteur supplée, du reste, ce qu’involontairement j’aurais pu omettre : j’accepte d’avance toutes ses raisons, et ne me propose nullement d’y contredire. Mais qu’ensuite il me dise, la main sur la conscience, ce qu’il trouve à répliquer à la contre-épreuve que je vais faire.

Sans doute la raison collective, obéissant à l’ordre du destin qui lui prescrivait, par une série d’institutions providentielles, de consolider le monopole, a fait son devoir ; sa conduite est irréprochable, et je ne l’accuse pas. C’est le triomphe de l’humanité de savoir reconnaître ce qu’il y a en elle de fatal, comme le plus grand effort de sa vertu est de savoir s’y soumettre. Si donc la raison collective, en instituant la propriété, a suivi sa consigne, elle ne mérite point de blâme : sa responsabilité est à couvert.

Mais cette propriété, que la société, forcée et contrainte, si j’ose ainsi dire, a mise au jour, qui nous garantit qu’elle durera ? Ce n’est point la société, qui l’a conçue d’en-haut, et n’a pu y ajouter, retrancher ou modifier quoi que ce soit. En la conférant à l’homme, elle a laissé à la propriété ses qualités et ses défauts ; elle n’a pris aucune précaution ni contre ses vices constitutifs, ni contre les forces supérieures qui peuvent la détruire. Si la propriété en elle-même est corruptible, la société n’en sait rien, elle n’y peut rien. Si cette propriété est exposée aux attaques d’un principe plus puissant, la société n’y peut pas davantage. Comment, en effet, la société remédierait-elle au vice propre de la propriété, puisque la propriété est fille du destin ? et comment la protégerait-elle contre une idée plus haute, alors qu’elle-même ne subsiste que par la propriété, ne conçoit rien au-dessus de la propriété ?

Voici donc quelle est la théorie propriétaire.

La propriété est de nécessité providentielle ; la raison collective l’a reçue de Dieu et l’a donnée à l’homme. Que si maintenant la propriété est corruptible de sa nature, ou attaquable par force majeure, la société est irresponsable ; et quiconque, armé de cette force, se présentera pour combattre la propriété, la société lui doit soumission et obéissance.

Il s’agit donc de savoir, d’abord, si la propriété est en soi chose corruptible et qui donne prise à la destruction ; en second lieu, s’il existe quelque part, dans l’arsenal économique, un instrument qui la puisse vaincre.

Je traiterai la première question dans ce paragraphe ; nous chercherons ultérieurement quel est l’ennemi qui menace d’engloutir la propriété.

La propriété est le droit d’user et d’abuser, en un mot le despotisme. Non pas que le despote soit présumé avoir jamais l’intention de détruire la chose : ce n’est pas là ce qu’il faut entendre par droit d’user et d’abuser. La destruction pour la destruction ne se préjuge point de la part du propriétaire ; on suppose toujours, quelque usage qu’il fasse de son bien, qu’il y a pour lui motif de convenance et d’utilité. Par abus, le législateur a voulu dire que le propriétaire a le droit de se tromper dans l’usage de ses biens, sans qu’il puisse jamais être recherché pour ce mauvais usage, sans qu’il soit responsable devant personne de son erreur. Le propriétaire est toujours censé agir dans son plus grand intérêt ; et c’est afin de lui laisser plus de liberté dans la poursuite de cet intérêt, que la société lui a conféré le droit d’user et d’abuser de son monopole. Jusque-là donc le domaine de propriété est irrépréhensible.

Mais rappelons-nous que ce domaine n’a pas été concédé seulement au respect de l’individu : il existe, dans l’exposé des motifs de la concession, des considérations toutes sociales ; le contrat est synallagmatique entre la société et l’homme. Cela est tellement vrai, tellement avoué même des propriétaires, que toutes les fois qu’on vient attaquer leur privilège, c’est au nom et seulement au nom de la société qu’ils le défendent.

Or, le despotisme propriétaire donne-t-il satisfaction à la société ? Car s’il en était autrement, la réciprocité étant illusoire, le pacte serait nul, et tôt ou tard ou la propriété ou la société périrait. Je réitère donc ma demande. Le despotisme propriétaire remplit-il son obligation envers la société ? le despotisme propriétaire use-t-il en bon père de famille ? est-il, par son essence, juste, social, humain ? Voilà la question.

Et c’est à quoi je réponds sans craindre de démenti :

S’il est indubitable, au point de vue de la liberté individuelle, que la concession de la propriété ait été nécessaire ; au point de vue juridique, la concession de la propriété est radicalement nulle, parce qu’elle implique de la part du concessionnaire certaines obligations qu’il lui est facultatif de remplir ou de ne remplir pas. Or, en vertu du principe que toute convention fondée sur l’accomplissement d’une condition non obligatoire n’oblige pas, le contrat tacite de propriété, passé entre le privilégié et l’état, aux fins que nous avons précédemment établies, est manifestement illusoire ; il s’annulle par la non-réciprocité, par la lésion d’une des parties. Et comme, en fait de propriété, l’accomplissement de l’obligation ne peut être exigible sans que la concession elle-même soit par cela seul révoquée, il s’ensuit qu’il y a contradiction dans la définition et incohérence dans le pacte. Que les contractants, après cela, s’obstinent à maintenir leur traité, la force des choses se charge de leur prouver qu’ils font œuvre inutile : malgré qu’ils en aient, la fatalité de leur antagonisme ramène entre eux la discorde.

Tous les économistes signalent les inconvénients pour la production agricole du morcellement du territoire. D’accord en cela avec les socialistes, ils verraient avec joie une exploitation d’ensemble qui, opérant sur une large échelle, appliquant les procédés puissants de l’art et faisant d’importantes économies sur le matériel, doublerait, quadruplerait peut-être le produit. Mais le propriétaire, Veto, dit-il, je ne veux pas. Et comme il est dans son droit, connue personne au monde ne sait le moyen de changer ce droit autrement que par l’expropriation, et que l’expropriation c’est le néant, le législateur, l’économiste, le prolétaire, reculent avec effroi devant l’inconnu, et se contentent de saluer de loin les moissons promises. Le propriétaire est, par caractère, envieux du bien public : il ne pourrait se purger de ce vice, qu’en perdant la propriété.

La propriété fait donc obstacle au travail et à la richesse, obstacle à l’économie sociale : il n’y a plus guère que les économistes et les gens de loi que cela étonne. Je cherche comment je pourrais le leur faire entrer dans l’esprit d’un seul coup, sans phrases…

N’est-il pas vrai que nous sommes pauvres, n’ayant chacun que cinquante-six centimes et demi à dépenser par jour ?

— Oui, c’est la réponse de M. Chevalier. N’est-il pas vrai qu’un meilleur système agricole économiserait neuf dixièmes sur les frais de matériel, et donnerait quadruple produit ? — Oui, c’est la réponse de M. Arthur Young.

N’est-il pas vrai qu’il y a en France six millions de propriétaires, onze millions de cotes foncières, et cent vingt-trois millions de parcelles de terrain ? — Oui, c’est la réponse de M. Dunoyer.

Donc il s’en faut de six millions de propriétaires, onze millions de cotes foncières, et cent vingt-trois millions de parcelles, que l’ordre ne règne dans l’agriculture, et qu’au lieu de 56 centimes et demi par tête et par jour nous ayons 2 fr. 25 c, ce qui nous rendrait tous riches.

Et pourquoi ces cent quarante millions d’oppositions à la richesse publique ? Farce que le concert dans le travail détruirait le charme de la propriété ; parce que hors de la propriété notre œil n’a rien vu, notre oreille rien entendu, notre cœur rien compris ; parce qu’enfin nous sommes propriétaires.

Supposons que le propriétaire, par une libéralité chevaleresque, cède à l’invitation de la science, permette au travail d’améliorer et multiplier ses produits. Un bien immense en résultera pour les journaliers et campagnards, dont les fatigues, réduites de moitié, se trouveront encore, par l’abaissement du prix des denrées, payées double. Mais le propriétaire : Je serais bien sot, dit-il, d’abandonner un bénéfice si net ! Au lieu de cent journées de travail, je n’en payerai plus que cinquante : ce n’est pas le prolétaire qui profitera, c’est moi. — Mais alors, observez-vous, le prolétaire sera encore plus malheureux qu’auparavant, puisqu’il chômera une fois plus. — Cela ne me regarde pas, réplique le propriétaire. J’use de mon droit. Que les autres achètent du bien, s’ils peuvent, ou qu’ils aillent autre part chercher fortune, fussent-ils des milliers et des millions !

Tout propriétaire nourrit, au fond du cœur, cette pensée homicide. Et comme par la concurrence, le monopole et le crédit, l’invasion s’étend toujours, les travailleurs se trouvent incessamment éliminés du sol : la propriété est la dépopulation de la terre.

Ainsi donc la rente du propriétaire, combinée avec les progrès de l’industrie, change en abîme la fosse creusée sous les pieds du travailleur par le monopole ; le mal s’aggrave avec le privilège. La rente du propriétaire n’est plus le patrimoine des pauvres, je veux dire cette portion du produit agricole qui reste après que les frais de culture ont été acquittés, et qui devait servir toujours comme d’une nouvelle matière d’exploitation au travail, d’après cette belle théorie qui nous montre le capital accumulé comme une terre sans cesse offerte à la production, et qui, plus on la travaille, plus elle semble s’étendre. La rente est devenue pour le propriétaire le gage de sa lubricité, l’instrument de ses solitaires jouissances. Et notez que le propriétaire qui abuse, coupable devant la charité et la morale, demeure sans reproche devant la loi, inattaquable en économie politique. Manger son revenu ! quoi de plus beau, de plus noble, de plus légitime ? Dans l’opinion du peuple comme dans celle des grands, la consommation improductive est la vertu par excellence du propriétaire. Tous les embarras de la société proviennent de cet égoïsme indélébile.

Pour faciliter l’exploitation du sol, et mettre les différentes localités en rapport, une route, un canal est nécessaire. Déjà le tracé est fait ; on sacrifiera une lisière de ce côté, une languette de l’autre ; quelques hectares de mauvais terrain, et la voie est ouverte. Mais le propriétaire : Je ne veux pas, s’écrie-t-il de sa voix retentissante ; et devant ce formidable veto, le préteur autrefois n’osait passer outre. Pourtant, à la fin, l’état a osé répliquer, Je veux ! Mais que d’hésitations, que de frayeurs, quel trouble, avant de prendre cette résolution héroïque ! que d’arbitrages ! que de procès ! Le peuple a payé cher ce coup d’autorité, dont les promoteurs furent encore plus étourdis que les propriétaires. Car il venait de s’établir un précédent dont les conséquences paraissaient incalculables ! … On se promit qu’après avoir passé ce Rubicon les ponts seraient rompus, qu’on s’en tiendrait là. Faire violence à la propriété, quel présage ! L’ombre de Spartacus eût paru moins terrible.

Dans les profondeurs d’un sol naturellement peu fertile, le hasard, et puis la science, née du hasard, découvrent des trésors de combustible. C’est un présent gratuit de la nature, déposé sous le sol de l’habitation commune, et dont chacun a droit de réclamer sa part. Mais arrive le propriétaire, le propriétaire à qui la concession du sol a été faite seulement en vue de la culture. Vous ne passerez pas, dit-il ; vous ne violerez pas ma propriété ! À cette sommation inattendue, grand débat parmi les doctes. Les uns disent que la mine n’est pas la même chose que la terre arable, et doit appartenir à l’état ; les autres soutiennent que le propriétaire a la propriété du dessus et du dessous, Cujus est solum, ejus est usque ad inferos. Car si le propriétaire, nouveau cerbère préposé à la garde des sombres royaumes, peut mettre l’interdit sur l’entrée, le droit de l’état n’est qu’une fiction. Il faudrait revenir à l’expropriation : où cela mènerait-il ? L’état cède : « Affirmons-le hardiment, dit-il par la bouche de M. Dunoyer, appuyé de M. Troplong ; il n’est pas plus juste et plus raisonnable de dire que les mines sont la propriété de la nation, qu’il ne l’était autrefois de prétendre qu’elles étaient la propriété du roi. Les mines font essentiellement partie du sol. C’est avec uu parfait bon sens que la loi commune a dit que la propriété du dessus implique celle du dessous ? Où fetait-on cesser, en effet, la séparation ? »

M. Dunoyer est en peine pour peu de chose. Qui donc empêche de séparer la mine de la superficie, de même qu’on sépare quelquefois, dans une succession, le rez-de-chaussee du premier étage ? C’est ce que font très-bien les propriétaires des terrains houillers dans le département de la Loire, où la propriété des tréfonds a été presque partout séparée de la propriété superficiaire, et s’est transformée en une espèce de valeur circulante comme les actions d’une société anonyme. Qui empêche encore de regarder la mine comme une terre nouvelle pour laquelle il faut un chemin de défruitement ?… Mais quoi ! Napoléon, l’inventeur du juste-milieu, le prince des doctrinaires, l’a voulu autrement ; le conseil d’état, M. Troplong et M. Dunoyer applaudissent : il n’y a plus à revenir. Une transaction a eu lieu sous je ne sais quelles insignifiantes réserves ; les propriétaires ont été nantis par la munificence impériale : comment ont-ils reconnu cette faveur ?

J’ai eu plus d’une fois déjà l’occasion de parler de la coalition des mines de la Loire. J’y reviens pour la dernière fois. Dans ce département, le plus riche du royaume en gisements houillers, l’exploitation fut d’abord conduite de la manière la plus dispendieuse et la plus absurde. L’intérêt des mines, celui des consommateurs et des propriétaires, exigeait que l’extraction fût faite avec ensemble : Nous ne voulons pas, ont répété pendant je ne sais combien d’années les propriétaires. Et ils se sont fait une concurrence horrible, dont la dévastation des mines a payé les premiers frais. Étaient-ils dans leur droit ? si fort, qu’on va voir l’état trouver mauvais qu’ils en soient sortis.

Enfin les propriétaires, du moins la plupart, sont parvenus à s’entendre : ils s’associent. Sans doute ils ont cédé à la raison, à des motifs de conservation, de bon ordre, d’intérêt général autant que privé. Dorénavant, les consommateurs auront le combustible à bon marché, les mineurs un travail régulier et le salaire garanti. Quel tonnerre d’acclamations dans le public ! quels éloges dans les académies ! que de décorations pour ce beau dévouement ! On ne s’informera pas si la réunion est conforme au texte et à l’esprit de la loi, qui défend de réunir les concessions ; on ne verra que l’avantage de la réunion, et l’on saura bien prouver que le législateur n’a ni voulu, ni pu vouloir autre chose que le bien-être du peuple : Salus populi suprema lex esto.

Déception ! D’abord, ce n’est pas la raison que suivent les propriétaires en se coalisant : ils ne se soumettent qu’à la force. A mesure que la concurrence les abîme, ils se rangent du côté du vainqueur, et accélèrent par leur masse croissante la déroute des dissidents. Puis, l’association se constitue en un monopole collectif : le prix de la marchandise augmente, voilà pour la consommation ; le salaire est réduit, voilà pour le travail. Alors, le public se plaint ; le législateur songe à intervenir ; le ciel menace d’un coup de foudre ; le parquet invoque l’article 419 du Code pénal qui défend les coalitions, mais qui permet à tout monopoleur de s’associer, et ne prescrit aucune mesure pour le prix des marchandises ; l'admmistration fait appel à la loi de 1810 qui, voulant favoriser l’exploitation, tout en divisant les concessions, est plutôt favorable que contraire à l’unité ; et les avocats prouvent par mémoires, arrêts, arguments, ceux-ci que la coalition est dans son droit, ceux-là que la coalition n’est pas dans son droit. Cependant le consommateur se dit : Est-il juste que je paye les frais de l’agiotage et de la concurrence ? est-il juste que ce qui a été donné pour rien au propriétaire dans mon plus grand intérêt me revienne si cher ? Qu’on établisse un tarif ! Nous n’en voulons pas, répondent les propriétaires. Et je défie l’état de vaincre leur résistance autrement que par un coup d’autorité, ce qui est ne rien résoudre ; ou bien par une indemnité, ce qui est abandonner tout.

La propriété est insociale, non-seulement dans la possession, mais aussi dans la production. Maîtresse absolue des instruments de travail, elle ne rend que des produits imparfaits, frauduleux, détestables. Le consommateur n’est plus servi, il est volé pour son argent. — N’auriez-vous su, dit-on au propriétaire rural, attendre quelques jours de cueillir ces fruits, émonder ce blé, sécher ce foin, ne point mettre d’eau dans ce lait, rincer vos futailles, soigner davantage vos récoltes, embrasser moins et faire mieux ? Vous êtes surchargé : remettez une partie de vos héritages. — Quelque sot ! répond d’un air narquois le propriétaire. Vingt arpents mal façonnés rendent toujours plus que dix qui prendraient autant de temps, et doubleraient les frais. Avec votre système, la terre nourrirait une fois plus d’hommes : mais que me fait qu’il y ait plus d’hommes ? il s’agit de mon revenu. Quant à la qualité de mes produits, ils seront toujours assez bons pour ceux qui les mangent. Vous vous croyez habile, mon cher conseiller, et vous n’êtes qu’un enfant. A quoi servirait d’être propriétaire, si l’on ne vendait que ce qui mérite d’être porté à la vente, et à juste prix encore ?… Je ne veux pas.

Eh bien, direz-vous, que la police fasse son devoir !… La police ! vous oubliez que son action commence juste quand le mal est accompli. La police, au lieu de surveiller la production, inspecte le produit : après avoir permis au propriétaire de cultiver, récolter, fabriquer sans conscience, elle se présente pour faire main-basse sur les fruits verts, répandre les terrines de lait mélangé, les tonneaux de bière et de vin sophistiqués, jeter à la voirie les viandes prohibées : le tout aux applaudissements des économistes et de la populace, qui veulent qu’on respecte la propriété, mais ne souffrent pas que l’échange soit libre. Hé, barbares ! c’est la misère du consommateur qui provoque le débit de ces impuretés. Pourquoi, si vous ne pouvez empêcher le propriétaire de mal agir, empêchez-vous le pauvre de mal vivre ? Ne vaut-il pas mieux qu’il ait la colique que de mourir de faim ?

Dites à cet industriel que c’est une chose lâche, immorale, de spéculer sur la détresse du pauvre, sur l’inexpérience d’enfants et de jeunes filles : il ne vous comprendra seulement pas. Prouvez-lui que par une surproduction téméraire, par des entreprises mal calculées, il compromet, avec sa propre fortune, l’existence de ses ouvriers ; que si son intérêt ne le touche, celui de tant de familles, groupées autour de lui, mérite considération ; que par l’arbitraire de ses faveurs il crée autour de lui le découragement, la servilité, la haine. Le propriétaire s’offense : Ne suis-je pas le maître ? dit-il en parodiant la légende ; et parce que je suis bon pour quelques-uns, prétendez-vous faire de ma bonté un droit pour tous ? Faut-il que je rende compte à qui doit m’obéir ? Cette maison est la mienne ; ce qu’il convient que je fasse pour la direction de mes affaires, moi seul en suis juge. Est-ce que mes ouvriers sont mes esclaves ? Si mes conditions leur déplaisent, et qu’ils trouvent mieux, qu’ils aillent ! Je serai le premier à leur faire compliment. Très-excellents philanthropes, qui donc vous empêche d’ouvrir des ateliers ? Faites, donnez l’exemple ; au lieu de cette vie délicieuse que vous menez en prêchant la vertu, montez une fabrique, mettez-vous à l’œuvre. Qu’on voie enfin par vous l’association sur la terre ! Quant à moi je repousse de toutes mes forces une telle servitude. Des associés ! plutôt la banqueroute, plutôt la mort !

Ainsi la propriété sépare l’homme de l’homme cent fois plus que ne faisait le monopole. Le législateur, dans une vue éminemment sociale, avait cru devoir donner à la possession de plus fortes garanties : et il se trouve qu’il a enlevé au travailleur jusqu’à l’espérance, en garantissant au monopoleur, à perpétuité, le fruit quotidien de ses rapines. Quel grand propriétaire n’abuse de sa force pour contraindre le petit ? Quel savant, constitué en dignité, ne retire un lucre de son influence et de son patronage ? Quel philosophe, accrédité dans les conseils, ne trouve moyen, sous prétexte de traduction, révision ou commentaire, de lever impôt sur la philosophie ? Quel inspecteur d’écoles n’est marchand d’abécédaires ? L’économie politique est-elle pure de tout commerce d’actions, et la religion de toute simonie ? J’ai eu l’honneur d’être chef d’imprimerie, et je vendais la douzaine de catéchismes, cinq feuilles in-12, trente sous. Depuis, l’évêque du lieu s’est attribué le monopole des livres de religion, et le prix du catéchisme est monté de quinze centimes à quarante : monseigneur réalise chaque année, sur ce seul article, un bénéfice net de 50, 000 fr. Telle question n’a été mise au concours par l’académie que pour donner l’occasion d’un triomphe à monsieur tel ; telle composition n’a obtenu le prix que parce qu’elle venait de monsieur tel, professant les bonnes doctrines, c’est-à-dire exerçant l’art de la flagornerie auprès de messieurs tels, tels, tels. La science titrée barre le chemin à la science roturière ; le chêne oblige le roseau à lui faire la révérence ; la religion et la morale s’exploitent par privilège, comme le plâtre et la houille ; le privilège atteint jusqu’aux prix de vertu, et les couronnes décernées au théâtre Mazarin, pour l’encouragement de la jeunesse et le progrès de la science, ne sont plus que l’insigne de la féodalité académique.

Et tous ces abus d’autorité, ces concussions, ces vilenies, proviennent, non de l’abus illégal, mais de l’usage légal, très-légal de la propriété. Sans doute le fonctionnaire dont le contrôle est requis pour le libre écoulement d’une marchandise, ou l’acceptation d’une fourniture, n’a pas le droit de trafiquer de ce contrôle. Aussi n’est-ce point ainsi qu’ils s’y prennent. Un pareil acte répugnerait à la vertu des agents de l’autorité, tomberait sous la vindicte du Code pénal, et je ne m’en occuperais pas. Mais on conviendra que celui qui approuve, no peut rien approuver de mieux que ce qu’il sait faire, puisque son approbation est nécessairement en raison de ses moyens. Or, comme il n’est point interdit aux inspecteurs et contrôleurs de l’autorité de faire par eux-mêmes ce qu’ils sont chargés d’approuver chez les autres, et à plus forte raison de prendre part et de s’intéresser à ce qui doit être soumis à leur approbation, et comme en toute espèce de service, le salaire et le bénéfice sont légitimes, il s’ensuit que la mission attribuée, par exemple, à l’université et aux évêques, d’approuver ou désapprouver certains ouvrages, constitue au profit des évêques et des universitaires un monopole. Et si la loi, se contredisant elle-même, prétend l’empêcher, plus puissante que la loi, la force des choses le ramène sans cesse, et au lieu d’un gouvernement, nous n’avons plus que la vénalité et la fiction…

Un pauvre ouvrier ayant sa femme en mal d’enfant, la sage-femme, au désespoir, fut réclamer l’assistance d’un médecin. — Il faut 200 fr., dit le docteur, ou je ne bouge. — Mon Dieu ! repartit l’ouvrier, mon ménage ne vaut pas 200 fr. ; il faudra donc que ma femme meure, ou bien que nous allions tout nus, son enfant, elle et moi !

Cet accoucheur, que Dieu réjouisse ! était pourtant un digne homme, bienveillant, mélancolique et doux, membre de plusieurs sociétés savantes et charitables : sur sa cheminée un bronze d’Hippocrate, refusant les présents d’Artaxerce. Il était incapable de chagriner un enfant, et se serait sacrifié pour sont chat. Son refus ne venait pas de dureté : c’était tactique. Pour un médecin qui entend les affaires, le dévouement n’a qu’une saison : la clientèle acquise, la réputation une fois faite, on se réserve pour les riches payants, et, sauf les occasions d’apparat, on écarte les indiscrets. Où en serait-on, s’il fallait comme cela guérir les malades à tort et à travers ? Le talent, la réputation, sont des propriétés précieuses, qu’il faut exploiter, non gaspiller.

Le trait que je viens de citer est des plus bénins ; que d’horreurs, si je pénétrais à fond cette matière médicale ! Qu’on ne me dise pas qu’il est des exceptions : j’excepte tout le monde. Je fais la critique de la propriété, non des hommes. La propriété, dans Vincent de Paul comme dans Harpagon, est toujours atroce ; et jusqu’à ce que le service de la médecine soit organisé, il en sera du médecin comme du savant, comme de l’avocat, comme de l’artiste : ce sera un être dégradé par son propre titre, par le titre de propriétaire.

C’est ce que ne comprit pas ce juge, trop homme de bien pour son temps, qui, cédant à l’indignation de sa conscience, s’avisa un jour d’exprimer un blâme public sur la corporation des avocats. C’était une chose immorale, suivant lui, scandaleuse, que la facilité avec laquelle ces messieurs accueillent toutes sortes de causes. Si ce blâme, parti de haut, avait été soutenu et commenté par la presse, c’était fait peut-être du métier d’avocat. Mais l’honorable compagnie ne pouvait périr par un blâme, pas plus que la propriété ne peut mourir d’une diatribe, pas plus que la presse ne peut crever de son propre venin. D’ailleurs, la magistrature n’est-elle pas solidaire de la corporation des avocats ? n’est-elle pas, comme celle-ci, instituée par et pour la propriété ? Que deviendrait Perrin-Dandin, s’il lui était interdit de juger ? et sur quoi plaiderait-on, sans la propriété ? L’ordre des avocats s’est donc soulevé ; le journalisme, l’avocasserie de plume, est venu au secours de l’avocasserie de paroles ; l’émeute est allée grondant et grossissant jusqu’à ce que l’imprudent magistrat, organe involontaire de la conscience publique, eût fait amende honorable au sophisme, et rétracté a vérité qui par lui s’était fait jour spontanément.

Un jour, un ministre annonce qu’il va réformer le notariat. — Nous ne voulons pas qu’on nous réforme, s’écrient les tabellions. Nous ne sommes pas les hommes de la chicane ; parlez aux avocats. Le notaire est, par excellence, l’homme probe et sans reproche. Étranger à l’usure, gardien des dépôts, interprète fidèle de la volonté des mourants, arbitre impartial dans tous les contrats, son étude est le sanctuaire de la propriété. Et c’est en lui que la propriété serait violée ! Non, non… — Et le gouvernement, dans la personne de son ministre, en eut le démenti.

Je voudrais, dit timidement un autre, rembourser les créanciers auxquels je paye 5 p. 100 d’intérêts, et les remplacer par d’autres à qui je ne payerais que 4. — Y pensez-vous, hurlent avec effroi les rentiers ? Les intérêts dont vous parlez sont des rentes ; ils ont été constitués comme rentes ; et quand vous proposez de les réduire, c’est comme si vous proposiez une expropriation sans indemnité. Expropriez, si cela vous plaît ; mais il faut une loi, plus l’indemnité préalable. Quoi donc ! quand il est notoire que l’argent perd continuellement de sa valeur ; quand 10,000 francs de rente aujourd’hui ne valent pas plus que 8,000 au temps de l’inscription ; quand, par une conséquence irréfutable, ce serait au rentier, dont la propriété diminue tous les jours, à demander une augmentation de revenu, afin de conserver sa rente, puisque cette rente ne représente pas un capital métallique, mais un immeuble, c’est alors qu’on parle de conversion ! La conversion, c’est la banqueroute ! Et le gouvernement, convaincu, d’une part, qu’il avait le droit, ainsi que tout débiteur, de se libérer par le remboursement, mais incertain, d’un autre côté, sur la nature de sa dette et intimidé par la clameur propriétaire, ne sut que résoudre.

Ainsi la propriété devient plus insociale à mesure qu’elle se distribue sur un plus grand nombre de têtes. Ce qui semble devoir adoucir, humaniser la propriété, le privilège collectif, est précisément ce qui montre la propriété dans sa hideur : la propriété divisée, la propriété impersonnelle, est la pire des propriétés. Qui ne s’en aperçoit aujourd’hui que la France se couvre de grandes compagnies, plus redoutables, plus avides du butin, que les bandes fameuses dont le brave Duguesclin délivra la France !…

Gardons-nous de prendre pour association la communauté de propriété. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte ; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords. C’est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain. Ce n’est point en devenant commune que la propriété peut devenir sociale : on ne remédie point à la rage, en faisant mordre tout le monde. La propriété finira par la transformation de son principe, non par une co-participation indéfinie. Et c’est pourquoi la démocratie, que quelques hommes, aussi intraitables qu’aveugles, s’obstinent à prêcher au peuple, système de la propriété universelle, est impuissante à créer la société.

De toutes les propriétés la plus détestable est celle qui a pour prétexte le talent.

Prouvez à un artiste, par la comparaison des temps et des hommes, que l’inégalité des œuvres d’art, aux différents siècles, provient surtout des mouvements oscillatoires de la société, du changement des croyances et de l’état des esprits ; que tant vaut la société, tant vaut l’artiste ; qu’entre lui et ses contemporains il existe une communauté de besoins et d’idées, de laquelle résulte le système de leurs obligations et de leurs rapports, tellement que le mérite comme le salaire peut être toujours rigoureusement défini ; qu’un temps viendra où les règles du goût, les lois de l’invention, de la composition et de l’exécution étant découvertes, l’art perdra son caractère divinatoire et cessera d’être le privilège de quelques natures exceptionnelles : toutes ces idées vont paraître à l’artiste excessivement ridicules.

Dites-lui : Vous avez fait une statue, et vous me proposez de l’acheter. Je le veux bien. Mais cette statue, pour être vraiment statue et pour que j’en donne le prix, doit réunir certaines conditions de poésie et de plastique qu’au seul aspect je saurai découvrir, bien que je n’aie jamais vu de statue, et que je sois du tout incapable d’en faire une. Si ces conditions ne sont pas remplies, quelque difficulté que vous ayez vaincue, quelque supérieur à ma profession que paraisse votre art, vous avez fait une œuvre inutile. Votre travail ne vaut rien : il ne remplit pas le but, et ne sert qu’à exciter mes regrets en manifestant votre impuissance. Car ce n’est point une comparaison de vous à moi qu’il s’agit d’établir ; c’est une comparaison entre votre travail et votre idéal. Me demanderez-vous, après cela, à quel prix vous devez prétendre en cas de réussite ? Je vous réponds que ce prix est nécessairement proportionné à mes facultés, et déterminé comme partie aliquote de mes dépenses. Or, quelle est cette proportion ? juste l’équivalent de ce que vous aura coûté la statue.

S’il était possible que l’artiste à qui l’on tiendrait un pareil langage en sentît la force et la justesse, c’est qu’alors la raison remplacerait en lui l’imagination ; il commencerait à n’être plus artiste.

Ce qui choque particulièrement cette classe d’hommes est qu’on ose mettre à prix leurs talents. A les entendre, le poids et la mesure sont incompatibles avec la dignité de l’art : cette manie de tout marchander est le signe d’une société en décadence, dans laquelle il ne se produira plus de chefs-d’œuvre, parce qu’on ne sait pas les reconnaître. Et c’est sur quoi je voudrais éclairer l’esprit des hommes d’art, non par des raisonnements et des théories qu’ils ne pourraient suivre, mais par un fait.

A la dernière exposition, 4,200 objets d’art ont été envoyés par environ 1,800 artistes. En portant à 300 fr., en moyenne, la valeur commerciale de chacun de ces objets (statues, tableaux, portraits, gravures, etc.), on est certain de ne pas rester fort au-dessous de la vérité. Soit donc une valeur totale de 1,260,000 fr., produit de 1,800 artistes. Supposez le déboursé pour marbre, toile, dorure, cadre, modèles, études, exercices, méditations, etc., à 100 fr. en moyenne, et le travail à trois mois, reste net 840,000 fr., soit 466 fr. 63 cent, par tête pour 90 jours.

Mais si l’on réfléchit que les 4,200 articles envoyés à l’exposition, et dont-près de moitié ont été éliminés par le jury, forment, au jugement des auteurs mêmes, le meilleur et le plus beau de la production artistique pendant l’année ; qu’une grande partie de ces produits consiste en portraits, dont la récompense toute gracieuse surpasse de beaucoup le prix courant des objets d’art ; qu’une quantité considérable des valeurs exposées est restée invendue ; qu’en dehors de cette foire une foule de fabricants travaillent à des prix fort inférieurs à la mercuriale de l’exposition ; que des observations analogues s’appliquent à la musique, à la danse, et à toutes les catégories de l’art : on trouvera que le salaire moyen de l’artiste n’atteint pas 1,200 fr., et que, pour la population artistique comme pour l’industrielle, le bien-être s’exprime par la formule écrasante de M. Chevalier, cinquante-six centimes par jour et par tête.

Et comme la misère ressort davantage par le contraste, et que la fonction de l’artiste est toute de luxe, il a passé en proverbe que nulle misère n’est égale à la sienne : Si est dolor, sicut dolor meus !

Et pourquoi cette égalité devant l’économie sociale des travaux d’art et d’industrie ? C’est que hors de la proportionnalité des produits il n’est pas de richesse, et que l’art, expression souveraine de la richesse qui est essentiellement égalité et proportion, est par cela même le symbole de l’égalité et de la fraternité humaine. En vain, l’orgueil se révolte, et crée partout ses distinctions et ses privilèges : la proportion reste inflexible. Les travailleurs demeurent entre eux solidaires, et la nature se charge de punir leurs infractions. Si la société consomme en choses de luxe 5 p. 100 de son produit, elle occupera à cette production le vingtième de ses travailleurs. La part des artistes, dans la société, sera donc nécessairement égale à celle des industrieux. Quant à la répartition individuelle, la société l’abandonne aux corporations : car la société qui réalise tout par l’individu, ne fait rien pour l’individu sans son consentement. Lors donc qu’un artiste prélève pour lui seul cent parts sur la rétribution générale, il y a quatre-vingt-dix-neuf de ses confrères qui se prostituent pour lui ou qui meurent sur la paille : ce calcul est aussi certain, aussi avéré, qu’une liquidation de la bourse.

Que les artistes le sachent donc : ce n’est pas, comme ils disent, l’épicier qui marchande, c’est la nécessité même qui a fixé le prix des choses. Si, à quelques époques, les produits de l’art ont été à la hausse, comme aux siècles de Léon X, des empereurs romains et de Périclès, cela tenait à des causes spéciales de favoritisme qui ont cessé d’exister. C’était l’or de la chrétienté, le tribut des indulgences, qui payait les artistes italiens ; c’était l’or des nations vaincues, qui, sous les empereurs, payait les artistes grecs ; c’était le travail des esclaves qui les payait sous Périclès. L’égalité est venue : est-ce que les arts libéraux veulent ramener l’esclavage, et abdiquer leur nom ?

Le talent est d’ordinaire l’attribut d’une nature disgraciée, en qui l’inharmonie des aptitudes produit une spécialité extraordinaire, monstrueuse. Un homme n’ayant point de mains écrit avec son ventre, voilà l’image du talent. Aussi nous naissons tous artistes : notre âme, comme notre visage, s’éloigne toujours plus ou moins de son idéal ; nos écoles sont des établissements orthopédiques où, en dirigeant la croissance, on corrige les difformités de la nature. Voilà pourquoi l’enseignement tend de plus en plus à l’universalité, c’est-à-dire à l’équilibre des talents et des connaissances ; pourquoi aussi l’artiste n’est possible qu’entouré d’une société en communauté de luxe avec lui. En matière d’art, la société fait presque tout : l’artiste est bien plus dans le cerveau de l’amateur que dans l’être mutilé qui excite son admiration.

Sous l’influence de la propriété, l’artiste, dépravé dans sa raison, dissolu dans ses mœurs, plein de mépris pour ses confrères dont la propagande le fait seule valoir, vénal et sans dignité, est l’image impure de l’égoïsme. Chez lui le beau moral n’est qu’affaire de convention, matière à figures. L’idée du juste et de l’honnête glisse sur son cœur sans prendre racine ; et de toutes les classes de la société, celle des artistes est la plus pauvre en âmes fortes et en nobles caractères. Si l’on rangeait les professions sociales selon l’influence qu’elles ont exercée sur la civilisation par l’énergie de la volonté, la grandeur des sentiments, la puissance des passions, l’enthousiasme de la vérité et de la justice, et abstraction faite de la valeur des doctrines : les prêtres et les philosophes paraîtraient au premier rang ; viendraient après les hommes d’état et les capitaines ; puis les commerçants, les industriels, les laboureurs ; finalement, les savants et les artistes. Tandis que le prêtre, dans sa langue poétique, se regarde comme le temple vivant de Dieu ; tandis que le philosophe se dit à lui-même. Agis de telle sorte que chacune de tes actions puisse servir de modèle et de règle : l’artiste demeure indifférent à la signification de son œuvre ; il ne cherche point à personnifier en lui le type qu’il veut rendre, il s’en abstrait ; il exploite le beau et le sublime, il ne l’adore pas ; il met le Christ sur la toile, il ne le porte pas, comme saint Ignace, dans sa poitrine.

Le peuple, dont l’instinct est toujours si sûr, conserve la mémoire des législateurs et des héros ; il s’inquiète peu du nom des artistes. Longtemps même, dans sa rude innocence, il ne sent pour eux que répulsion et mépris, comme s’il avait reconnu dans ces enlumineurs de la vie humaine les instigateurs de ses vices, les complices de son oppression. Le philosophe a consigné dans ses livres cette méfiance du peuple pour les arts de luxe ; le législateur les a dénoncés au magistrat ; la religion, obéissant au même sentiment, les a frappés de ses anathèmes. L’art, c’est-à-dire le luxe, le plaisir, la volupté, ce sont les œuvres et les pompes de Satan, qui livrent le chrétien à la damnation éternelle. Et sans vouloir incriminer une classe d’hommes que la corruption générale a rendue aussi estimable qu’aucune autre, et qui après tout use de ses droits, j’ose dire que le mythe chrétien est justifié. Plus que jamais l’art est un outrage perpétuel à la misère publique, un masque à la débauche. Par la propriété ce qu’il y a de meilleur en l’homme devient incessamment ce que l’homme a de pire, corruptio optimi pessima.

Travaillez, répètent sans cesse au peuple les économistes ; travaillez, épargnez, capitalisez, devenez à votre tour propriétaires. Comme s’ils disaient : Ouvriers, vous êtes les recrues de la propriété. Chacun de vous porte dans son sac la verge qui sert à le corriger, et qui peut lui servir un jour à corriger les autres. Élevez-vous par le travail jusqu’à la propriété ; et quand vous aurez goûté de la chair humaine, vous ne voudrez plus d’autre viande, et vous réparerez vos longues abstinences.

Tomber du prolétariat dans la propriété ! de l’esclavage dans la tyrannie, c’est-à-dire, suivant Platon, toujours dans l’esclavage ! quelle perspective ! Et pourtant il le faut, la condition de l’esclave n’est plus tenable. Il faut marcher, s’affranchir du salariat, devenir capitaliste, devenir tyran ! Il le faut, entendez-vous, prolétaires ? La propriété n’est point chose d’élection dans l’humanité, c’est l’ordre absolu du destin. Vous ne serez libres qu’après vous être rachetés, par l’asservissement de vos maîtres, de la servitude qu’ils font peser sur vous.

Par un beau dimanche d’été, le peuple des grandes villes quitte sa sombre et humide demeure, et a chercher l’air vigoureux et pur de la campagne. Mais quoi ! il n’y a plus de campagne ! La terre, divisée en mille cellules closes, traversée de longues galeries, la terre ne se trouve plus ; l’aspect des champs n’existe pour le peuple des villes qu’au théâtre et au musée : les oiseaux seuls contemplent du haut des airs le paysage réel. Le propriétaire qui paye bien cher une loge sur cette terre écharpée, jouit, égoïste et solitaire, du lambeau de gazon qu’il nomme sa campagne : hormis ce coin, il est expatrié du sol comme le pauvre. Que de gens peuvent se vanter de n’avoir jamais vu leur terre natale ! Il faut aller loin, dans le désert, pour retrouver cette pauvre nature, que nous violons d’une manière brutale, au lieu de jouir, chastes époux, de ses divins embrassements.

La propriété qui devait nous rendre libres, la propriété nous fait donc prisonniers. Que dis-je ? elle nous dégrade, en nous rendant valets et tyrans les uns des autres.

Sait-on bien ce que c’est que le salariat ? Travailler sous un maître, jaloux de ses préjugés autant et plus que de son commandement ; dont la dignité consiste surtout à vouloir, sic volo, sic jubeo, et à ne s’expliquer jamais ; que souvent on mésestime, et dont on se raille ! n’avoir à soi aucune pensée, étudier sans cesse la pensée des autres, ne connaître de stimulant que le pain quotidien, et la crainte de perdre un emploi ?

Le salarié est un homme à qui le propriétaire qui loue ses services tient ce discours : Ce que vous aurez à faire ne vous touche en rien : vous n’avez point à le contrôler, vous n’en répondez pas. Toute observation vous est interdite ; nul profit pour vous à espérer hormis votre salaire, nulle chance à courir, nul blâme à craindre.

Ainsi l’on dit au journaliste : Prêtez-nous vos colonnes, et même, si cela vous convient, votre ministère. Voici ce que vous avez à dire, et voici ce que vous avez à taire. Quoi que vous pensiez de nos idées, de nos fins et de nos moyens, défendez toujours notre parti, faites valoir nos opinions. Cela ne peut vous compromettre, ne doit point vous inquiéter : le caractère du journaliste, c’est l’anonyme. Voici, pour vos honoraires, dix mille francs et cent abonnements. Cela vous va-t-il ? Et le journaliste, comme le jésuite calomniateur, répond en soupirant : Il faut que je vive !

On dit à l’avocat : Cette affaire présente du pour et du contre ; c’est une partie dont je suis décidé à courir la chance, et pour laquelle j’ai besoin d’un homme de votre profession. Si ce n’est vous, ce sera votre confrère, votre rival ; et il y a mille écus pour l’avocat si je gagne mon procès, cinq cents francs si je le perds. Et l’avocat de s’incliner avec respect, disant à sa conscience qui murmure : Il faut que je vive !

On dit au prêtre : Voici de l’argent pour trois cents messes. Vous n’avez point à vous inquiéter de la moralité du défunt : il est probable qu’il ne verra jamais Dieu, étant mort dans l’hypocrisie, les mains pleines du bien d’autrui, et chargé de la malédiction du peuple. Ce ne sont pas vos affaires : nous payons, dites toujours. Et le prêtre, levant les yeux aux ciel, Amen, dit-il, il faut que je vive.

On dit au fournisseur : Il nous faut trente mille fusils, dix mille sabres, mille quintaux de plomb, cent barils de poudre. Ce que l’on en peut faire ne vous regarde point ; il est possible que tout cela passe à l’ennemi : mais il y aura deux cent mille francs de bénéfice. C’est bien, répond le fournisseur : chacun son métier, il faut que tout le monde vive !… Faites le tour de la société ; et après avoir constaté l’absolutisme universel, vous aurez reconnu l’indignité universelle. Quelle immoralité dans ce système de valetage ! quelle flétrissure dans ce machinisme !

Plus l’homme approche de la tombe, plus le propriétaire se montre irréconciliable. C’est ce que le christianisme a figuré dans son mythe effrayant de l’impénitence finale.

Représentez à ce vieillard libidineux ou dévot que la gouvernante qu’il se propose d’avantager au préjudice de ses proches est indigne de ses soins ; que l’église est assez riche, et qu’un honnête homme n’a pas besoin de prières ; que sa parenté est pauvre, laborieuse, honnête ; qu’il y a là de braves garçons à établir, des jeunes filles à doter ; qu’en leur laissant sa fortune, il s’assure leur reconnaissance, et fait le bien de plusieurs générations ; que c’est l’esprit de la loi que les testaments servent à l’union et à la prospérité des familles. Je ne veux pas ! répond sèchement le propriétaire, et le scandale des testaments surpasse l’immoralité des fortunes. Or, essayez de modifier ce droit d’apanager et de transmettre, qui est un démembrement de l’autorité souveraine, et vous retombez à l’instant dans le monopole. Vous changez la propriété en usufruit, la rente en pension viagère ; vous remplacez le despotisme propriétaire par l’absolutisme de l’état, et alors de deux choses l’une : ou bien revenant à la propriété féodale et inaliénable, vous arrêtez la circulation des capitaux et faites rétrograder la société ; ou vous tombez dans la communauté, dans le néant.......

La contradiction propriétaire ne finit pas pour l’homme au testament, elle passe à la succession. La mort saisit le vif, dit la loi ; ainsi la funeste influence de la propriété passe du testateur à l’héritier.

Un père de famille laisse en mourant sept fils, élevés par lui dans l’antique manoir. Comment s’opérera la transmission de ses biens ? Deux systèmes se présentent, essayés tour à tour, corrigés, modifiés, mais toujours sans succès. La redoutable énigme est encore à résoudre.

Sous le droit d’aînesse, la propriété est dévolue à l’aîné : les six autres frères reçoivent un trousseau, et sont expulsés du domaine paternel. Le père mort, ils sont étrangers sur la terre, sans avoir et sans crédit. De l’aisance ils passent sans transition à la pauvreté : enfants, ils avaient dans leur père un nourricier ; frères, ils ne peuvent voir dans leur aîné qu’un ennemi… Tout a été dit contre le droit d’aînesse : voyons le revers du système.

Avec l’égalité de partage, tous les enfants sont appelés à la conservation du patrimoine, à la perpétuité de la famille. Mais comment posséder à sept ce qui ne suffit que pour un ? La licitation a lieu, la famille héritière est dépossédée. C’est un étranger qui, moyennant espèces, se trouve héritier. Au lieu de patrimoine, chacun des enfants reçoit de l’argent, quatre-vingt-dix-neuf chances contre une de n’avoir bientôt plus rien. Tant que le père vécut, il y avait une famille ; à présent, il n’y a plus que des aventuriers. Le droit d’aînesse assurait du moins la perpétuité du nom : c’était pour le vieillard une garantie que le monument fondé par ses pères et conservé par ses mains resterait dans sa race. L’égalité de partage a détruit le temple de la famille ; il n’y a plus de dieux pénates. Avec la propriété sédentaire, les civilisés ont trouvé le secret de vivre en nomades : à quoi donc a servi l’hérédité ?

Supposons qu’au lieu de vendre la succession, les héritiers la divisent. La terre est morcelée, tronquée, échancrée. On plante des bornes, on creuse des fossés, on se barricade, on fait un semis de procès et de haines. La propriété coupée par morceaux, l’unité est rompue : quelque part que l’on regarde, la propriété aboutit à la négation de la société, à la négation de sa fin.

Ainsi la propriété, qui devait consommer l’union sainte de l’homme et de la nature, n’aboutit qu’à une infâme prostitution. Le sultan use et abuse de son esclave : la terre est pour lui un instrument de luxure… Je trouve ici plus qu’une métaphore, je découvre une profonde analogie.

Qu’est-ce qui, dans les rapports des sexes, distingue le mariage du concubinage ? Tout le monde sent la différence de ces deux choses ; peu de gens seraient en état d’en rendre compte, tant la question est devenue obscure par la licence des mœurs et l’effronterie des romans.

Est-ce la progéniture ? On voit des commerces illicites produire autant et aussi bien que les unions légitimes les plus fécondes. — Est-ce la durée ? Nombre de célibataires gardent dix et vingt ans une maîtresse, qui, d’abord humiliée et avilie, subjugue à son tour et avilit son indigne amant. D’ailleurs, la perpétuité du mariage peut très-bien d’obligatoire devenir facultative au moyen du divorce, sans que le mariage perde rien de son caractère. La perpétuité est le vœu de l’amour et l’espoir de la famille, sans doute : mais elle n’est point essentielle au mariage ; elle peut toujours, sans offenser le sacrement, être, pour certaines causes, interrompue. — Est-ce, enfin, la cérémonie nuptiale, quatre mots prononcés devant un adjoint et un prêtre ? Quelle vertu peut avoir une pareille formalité pour l’amour, la constance, le dévouement ? Marat, comme Jean-Jacques, avait épousé sa gouvernante au bois, à la face du soleil. Le saint homme avait contracté de très-bonne foi, et ne se doutait pas que son alliance ne fût aussi décente et respectable que si elle avait été contre-signée du municipal. Marat, dans l’acte le plus important de la vie, avait jugé à propos de se passer de l’intervention de la république : il mettait, suivant les idées de M. Louis Blanc, le fait naturel au-dessus de la convention. Qui donc empêche que nous n’en usions tous comme Marat ? et que signifie ce mot de mariage ?

Ce qui constitue le mariage, c’est que la société y est présente, non pas seulement à l’instant des promesses, mais tant que dure la cohabitation des époux. La société, dis-je, reçoit seule pour chacun des époux le serment de l’autre ; seule elle leur donne des droits, puisque seule elle peut rendre ces droits authentiques ; et tout en semblant n’imposer aux contractants que des devoirs mutuels, elle stipule en réalité pour elle-même. « Nous sommes unis en Dieu, dit Tobie à Sara, avant que nous le soyons entre nous ; les enfants des saints ne se peuvent joindre à la façon des bêtes et des barbares. » Dans cette union consacrée par le magistrat, organe visible de la société, et en présence de témoins qui la représentent, l’amour est supposé libre et réciproque et la postérité prévue comme dans les unions fortuites ; la perpétuité de l’amour est souhaitée, provoquée, mais non garantie ; la volupté même est permise : toute la différence, mais cette différence est un abîme, est que dans le concubinage l’égoïsme seul préside à l’union, tandis que dans le mariage l’intervention de la société purifie cet égoïsme.

Et voyez les conséquences. La société, qui venge l’adultère et punit le parjure, ne reçoit pas la plainte du concubinaire contre sa concubine : de telles amours ne la regardent non plus que les accouplements des chiens, foris canes et impudici ! elle s’en détourne avec dégoût. La société rejette la veuve et l’orphelin du concubinaire, et ne les admet point à la succession ; à ses yeux la mère est prostituée, l’enfant, bâtard. Comme si elle disait à l’une : Vous vous êtes livrée sans moi ; vous pouvez vous défendre et vous pourvoir sans moi. À l’autre : Votre père vous a engendré pour son plaisir ; il ne me plaît pas de vous adopter. Celui qui fait injure au mariage ne peut réclamer la garantie du mariage : telle est la loi sociale, loi rigoureuse, mais juste, qu’il n’appartenait qu’à l’hypocrisie socialiste, à ceux qui veulent à la fois l’amour chaste et l’amour obscène, de calomnier.

Ce sentiment de l’intervention sociale dans l’acte le plus personnel et le plus volontaire de l’homme, ce respect indéfinissable d’un Dieu présent, qui augmente l’amour en le rendant chaste, est pour les époux une source d’affections mystérieuses, hors de là inconnues. Dans le mariage, l’homme est amant de toutes les femmes, parce que dans le mariage seul il ressent le véritable amour, qui l’unit sympathiquement à tout le sexe ; mais il ne connaît que son épouse, et en ne connaissant qu’elle il l’aime davantage, parce que sans cette exclusion charnelle le mariage disparaîtrait, et l’amour avec lui. La communauté platonique, redemandée avec un surcroît de facilités par les réformateurs contemporains, ne donne pas l’amour, elle n’en présente que le caput mortuum ; parce que, dans ce communisme des corps et des âmes, l’amour, ne se déterminant pas, reste à l’état d’abstraction et de rêve.

Le mariage est la vraie communauté des amours et le type de toute possession individuelle. Dans tous ses rapports avec les personnes et les choses, l’homme ne contracte véritablement qu’avec la société, c’est-à-dire, en définitive, avec luimême, avec l’être idéal et saint qui vit en lui. Détruisez ce respect du moi, de la société, cette crainte de Dieu, comme dit la Bible, qui est présent à toutes nos actions, à toutes nos pensées ; et l’homme, abusant de son âme, de son esprit, de ses facultés, abusant de la nature, l’homme souillé et pollu, devient, par une dégradation irrésistible, libertin, tyran, misérable.

Or, de même que par l’intervention mystique de la société l’amour impur devient amour chaste, et que la fornication désordonnée se transforme en un mariage paisible et saint ; de même, dans l’ordre économique et dans les prévisions de la société, la propriété, la prostitution du capital, n’est que le premier moment d’une possession sociale et légitime. Jusque-là le propriétaire abuse plutôt qu’il ne jouit ; sa félicité est un songe lubrique ; il étreint, il ne possède pas. La propriété est toujours cet abominable droit du seigneur qui souleva jadis le serf outragé, et que la révolution française n’a pu abolir. Sous l’empire de ce droit, tous les produits du travail sont immondes : la concurrence est une excitation mutuelle à la débauche ; les privilèges accordés au talent, le salaire de la prostitution. En vain par sa police l’état voudrait obliger les pères à reconnaître leurs enfants, et à signer les fruits honteux de leurs œuvres : la tache est indélébile ; le bâtard, conçu dans l’iniquité, annonce la turpitude de son auteur. Le commerce n’est plus qu’un trafic d’esclaves destinées, celles-ci aux plaisirs des riches, celles-là au culte de la Vénus populaire ; et la société un vaste système de proxénétisme où chacun découragé de l’amour, l’honnête homme parce que son amour est trahi, l’homme à bonnes fortunes parce que la variété des intrigues lui est un supplément de l’amour, se précipite et se roule dans l’orgie.

Abus ! s’écrient les légistes, perversité de l’homme ! Ce n’est pas la propriété qui nous rend envieux et cupides, qui fait bondir nos passions, et arme de ses sophismes notre mauvaise foi. Ce sont nos passions, ce sont nos vices, au contraire, qui souillent et corrompent la propriété.

J’aimerais autant qu’on me dit que ce n’est pas le concubinage qui souille l’homme, mais que c’est l’homme qui, par ses passions et ses vices, souille et corrompt le concubinage. Mais, docteurs, les faits que je dénonce sont-ils, ou non, de l’essence de la propriété ? ne sont-ils pas, au point de vue légal, irrépréhensibles, placés à l’abri de toute action judiciaire ? Pm&-je déférer au juge, faire assigner devant les tribunaux, ce journaliste qui prostitue sa plume pour de l’argent ? cet avocat, ce prêtre, qui vendent à l’iniquité, l’un sa parole, l’autre ses prières ? ce médecin qui laisse périr le pauvre, si le pauvre ne dépose à l’avance l’honoraire exigé ? ce vieux satyre qui frustre ses enfants pour une courtisane ? Puis-je empêcher une licitation qui abolira la mémoire de mes pères, et rendra leur postérité sans aïeux, comme si elle était de souche incestueuse ou adultérine ? Puis-je contraindre le propriétaire, sans le dédommager au delà de ce qu’il possède, c’est-à-dire sans ruiner la société, de se prêter aux besoins de la société ?…

La propriété, dites-vous, est innocente du crime du propriétaire ; la propriété est en soi bonne et utile : ce sont nos passions et nos vices qui la dépravent.

Ainsi, pour sauver la propriété, vous la distinguez de la morale ! Pourquoi ne pas la distinguer tout de suite de la société ? C’est tout à fait le raisonnement des économistes. L’économie politique, dit M. Rossi, est en soi bonne et utile ; mais elle n’est pas la morale ; elle procède abstraction faite de toute moralité ; c’est à nous à ne pas abuser de ses théories, à profiler de ses enseignements, selon les lois supérieures de la morale. Comme s’il disait : L’économie politique, l’économie de la société n’est pas la société ; l’économie de la société procède abstraction faite de toute société ; c’est à nous à ne pas abuser de ses théories, à profiter de ses enseignements, selon les lois supérieures de la société ! Quel chaos !

Je soutiens non-seulement avec les économistes que la propriété n’est ni la morale ni la société ; mais encore qu’elle est par son principe directement contraire à la morale et à la société, de même que l’économie politique est antisociale, parce que ses théories sont diamétralement opposées à l’intérêt social.

D’après la définition, la propriété est le droit d’user et d’abuser, c’est-à-dire le domaine absolu, irresponsable, de l’homme sur sa personne et sur ses biens. Si la propriété cessait d’être le droit d’abuser, elle cesserait d’être la propriété. J’ai pris mes exemples dans la catégorie des actes abusifs permis au propriétaire : que s’y passe-t-il qui ne soit d’une légalité, d’une propriété irréprochable ? Le propriétaire n’a-t-il pas le droit de donner son bien à qui bon lui semble, de laisser brûler son voisin sans crier à l’incendie, de faire opposition au bien public, de gaspiller son patrimoine, d’exploiter et rançonner l’ouvrier, de mal produire et de mal vendre ? Le propriétaire peut-il être judiciairement contraint à bien user de sa propriété ? peut-il être troublé dans l’abus ? Que dis-je ? La propriété, précisément parce qu’elle est abusive, n’est-elle pas pour le législateur tout ce qu’il y a de plus sacré ? conçoit-on une propriété dont la police déterminerait l’usage, réprimerait l’abus ? Et n’est-il pas évident, enfin, que si l’on voulait introduire la justice dans la propriété, on détruirait la propriété ; comme la loi, en introduisant l’honnêteté dans le concubinage, a détruit le concubinage ?

La propriété, par principe et par essence, est donc immorale : cette proposition est désormais acquise à la critique. Conséquemment le code, qui, en déterminant les droits du propriétaire, n’a pas réservé ceux de la morale, est un code d’immoralité ; la jurisprudence, cette prétendue science du droit, qui n’est autre que la collection des rubriques propriétaires, est immorale. Et la justice, instituée pour protéger le libre et paisible abus de la propriété ; la justice, qui ordonne de prêter main-forte contre ceux qui voudraient s’opposer à cet abus ; qui afflige et marque d’infamie quiconque est assez osé que de prétendre réparer les outrages de la propriété, la justice est infâme. Qu’un fils, supplanté dans l’affection paternelle par une indigne maîtresse, détruise l’acte qui le déshérite et le déshonore, il répondra devant la justice. Accusé, convaincu, condamné, il ira au bagne faire amende honorable à la propriété, pendant que la prostituée sera envoyée en possession. Où donc est ici l’immoralité ? où est l’infamie ? n’est-ce pas du côté de la justice ? Continuons à dérouler cette chaîne, et nous saurons bientôt toute la vérité que nous cherchons. Non-seulement la justice instituée pour protéger la propriété, même abusive, même immorale, est infâme ; mais la sanction pénale est infâme, la police infâme, le bourreau et le gibet, infâmes. Et la propriété, qui embrasse toute cette série, la propriété, de qui est sortie cette odieuse lignée, la propriété est infâme.

Juges armés pour la défendre, magistrats dont le zèle est une menace permanente à ceux qui l’accusent, je vous interpelle. Qu’avez-vous vu dans la propriété, qui ait pu de la sorte subjuguer votre conscience et corrompre votre jugement ? Quel principe, supérieur sans doute à la propriété, plus digne de votre respect que la propriété, vous la rend si précieuse ? Alors que ses œuvres la déclarent infâme, comment la proclamez-vous sainte et sacrée ? Quelle considération, quel préjugé vous touche ?

Est-ce l’ordre majestueux des sociétés humaines, que vous ne connaissez pas, mais dont vous supposez que la propriété est l’inébranlable fondement ? — Non, puisque la propriété, telle quelle, est pour vous l’ordre même ; puisque d’ailleurs il est prouvé que la propriété est de sa nature abusive, c’est-à-dire désordonnée, antisociale.

Est-ce la Nécessité, ou la Providence, dont vous ne comprenez pas les lois, mais dont vous adorez les desseins ? — Non, puisque d’après l’analyse la propriété étant contradictoire et corruptible, est par cela même une négation de la Nécessité, une injure à la Providence.

Est-ce une philosophie supérieure, considérant de haut les misères humaines, et cherchant par le mal à procurer le bien ? — Non, puisque la philosophie est l’accord de la raison et de l’expérience, et qu’au jugement de la raison comme à celui de l’expérience, la propriété est condamnée. Serait-ce point la religion ? — Peut-être !...


§ IV. — Démonstration de l’hypothèse de Dieu par la propriété.


Si Dieu n’existait pas, il n’y aurait point de propriétaires : c’est la conclusion de l’économie politique.

Et la conclusion de la science sociale est celle-ci : La propriété est le crime de l’Être suprême. Il n’y a pour l’homme qu’un seul devoir, une seule religion, c’est de renier Dieu. Hoc est primum et maximum mandatum.

Il est prouvé que l’établissement de la propriété parmi les hommes n’a point été chose d’élection et de philosophie : son origine, comme celle de la royauté, comme celle des langues et des cultes, est toute spontanée, mystique, en un mot, divine. La propriété appartient à la grande famille des croyances instinctives, qui, sous le manteau de la religion et de l’autorité, règnent partout encore sur notre orgueilleuse espèce. La propriété, en un mot, est elle-même une religion : elle a sa théologie, l’économie politique ; sa casuistique, la jurisprudence ; sa mythologie et ses symboles, dans les formes extérieures de la justice et des contrats. L’origine historique de la propriété, comme de toute religion, se cache dans les ténèbres : interrogée sur elle-même, elle répond par le fait de son existence ; elle s’explique par des légendes, et donne des allégories pour des preuves. Enfin la propriété, comme toute religion encore, est soumise à la loi de développement. Ainsi on la voit tour à tour simple droit d’usage et d’habitation, comme chez les Germains et les Arabes ; possession patrimoniale, inaliénable à perpétuité, comme chez les Juifs ; féodale et emphytéotique, comme au moyen âge ; absolue et circulable à la volonté du propriétaire, telle à peu près que la connurent les Romains, et que nous l’avons aujourd’hui. Mais déjà la propriété, parvenue à son apogée, tourne vers son déclin : attaquée par la commandite, par les nouvelles lois d’hypothèque, par l’expropriation pour y cause d’utilité publique, par les innovations du crédit agricole, par les nouvelles théories sur le louage[12], etc., le moment approche où elle ne sera bientôt plus que l’ombre d’elle-même.

À ces traits généraux, on ne peut méconnaître le caractère religieux de la propriété.

Ce caractère mystique et progressif se montre surtout dans l’illusion singulière que la propriété cause à ses propres théoriciens, et qui consiste en ce que plus on développe, réforme et améliore la propriété, plus on en avance la ruine, et qu’on s’imagine toujours y croire davantage alors qu’en réalité l’on y croit moins : illusion qui, du reste, est commune à toutes les religions.

C’est ainsi que le christianisme de saint Paul, le plus philosophe des apôtres, n’est déjà plus le christianisme de saint Jean ; la théologie de Thomas d’Aquin n’est pas la même que celle d’Augustin et d’Athanase ; et le catholicisme de MM. Bautain, Buchez et Lacordaire n’est point le catholicisme de Bourdaloue et de Bossuet. La religion, pour les mystiques modernes, qui s’imaginent agrandir les vieilles idées alors qu’ils les étranglent, n’est presque plus que la fraternité humaine, l’unité des peuples, la solidarité et l’harmonie dans la gestion du globe. La religion, c’est surtout l’amour, toujours l’amour. Pascal se fût scandalisé des aspirations érotiques des dévots de notre temps. Dieu, au dix-neuvième siècle, c’est l'amour le plus pur ; la religion, c’est l’amour ; la morale, encore l’amour. Tandis que pour Bossuet le dogme était tout, parce que du dogme devaient découler la charité et les œuvres de charité ; la charité est mise par les modernes au premier rang, et le dogme se réduit à une formule par elle-même insignifiante et qui tire toute sa valeur de son contenu, savoir l’amour, ou plus décemment, la morale.

C’est pourquoi les vrais ennemis de la religion, ceux qui dans tous les temps travaillèrent le mieux à sa ruine, furent toujours ceux qui l’interprétaient avec le plus de zèle, lui cherchant un sens philosophique, et s’efforçant de la rendre raisonnable selon le vœu de saint Paul, l’un des premiers qui se livrèrent à cette œuvre impossible de l’accord de la raison avec la foi. Les vrais ennemis de la religion, dis-je, sont ces quasi-rationalistes qui prétendent la ramener à ce qu’ils nomment ses principes, sans s’apercevoir qu’ils la poussent à la tombe, et qui, sous prétexte d’affranchir la religion de la lettre qui tue, c’est-à-dire du symbolisme qui est son essence, et de l’enseigner selon l’esprit qui vivifie, en autres termes selon la raison qui doute et la science qui démontre, remaniant sans cesse la tradition, travestissant la foi, tordant le sens des écritures, arrivent, par une dégradation insensible du dogme, à la négation formelle du dogme. La religion, disent ces faux logiciens sur la foi d’une étymologie de Cicéron, la religion est le lien de l’humanité ; tandis qu’ils devraient dire, la religion est le signe, l’emblème de la loi sociale. Or, cet emblème s’effaçant tous les jours par les frottements de la critique, il ne reste que l’expectative d’une réalité, que la science positive seule peut déterminer et atteindre.

De même la propriété, une fois qu’on a cessé de la défendre dans sa brutalité originelle, et qu’on parle de la discipliner, de la soumettre à la morale, de la subordonner à l’état, en un mot de la socialiser, la propriété périclite, elle périt. Elle périt, dis-je, parce qu’elle est progressive ; parce que son idée est incomplète et que sa nature n’a rien de définitif, parce qu’elle est le moment principal d’une série dont l’ensemble seul peut donner une idée vraie, en un mot parce qu’elle est une religion. Ce qu’on a l’air de conserver, et qu’en réalité l’on poursuit sous le nom de propriété, n’est plus la propriété ; c’est une forme nouvelle de possession, sans exemple dans le passé, et que l’on s’efforce de déduire des principes ou motifs présumés de la propriété, en suite de cette illusion de logique qui nous fait toujours supposer à l’origine ou à la fin d’une chose ce qu’il faut chercher dans la chose même, savoir, sa signification et sa portée.

Mais si la propriété est une religion, et si, comme toute religion, elle est progressive, elle a, comme toute religion aussi, son objet propre et spécifique. Le christianisme et Je bouddhisnie sont les religions de la pénitence, ou de l’éducation de l’humanité ; le mahométisme est la religion de la fatalité ; la monarchie et la démocratie sont une seule et même religion, la religion de l’autorité ; la philosophie elle-même est la religion de la raison. Quelle est donc cette religion particulière, la plus tenace des religions, qui doit entraîner toutes les autres dans sa chute et toutefois ne périra que la dernière, à laquelle déjà ses spectateurs ne croient plus, la propriété ?

Puisque la propriété se manifeste par l’occupation et l’exploitation, qu’elle a pour but de fortifier et d’agrandir le monopole par le domaine et l’hérédité, qu’au moyen de la rente elle recueille sans travail, et par l’hypothèque compromet sans caution, qu’elle est réfractaire à la société, que sa règle est le bon plaisir, et qu’elle doit périr par la justice, la propriété est la religion de la force.

Les fables religieuses en portent témoignage. Caïn, le propriétaire, selon la Genèse, conquiert la terre par sa lance, l’entoure de pieux, s’en fait une propriété, et tue Habel, le pauvre, le prolétaire, fils comme lui d’Adam, l’homme, mais de caste inférieure, de condition servile. Ces étymologies sont instructives : elles en disent plus par leur naïveté que tous les commantaires[13]. Les hommes ont toujours parlé la même langue ; le problème de l’unité du langage est démontre par l’identité des idées qu’il exprime : il est ridicule de disputer sur des variantes de sons et de caractères.

Ainsi d’après la grammaire, comme d’après la fable et d’après l’analyse, la propriété, religion de la force, est en même temps religion de la servitude. Suivant qu’elle s’empare à main-armée, ou qu’elle procède par exclusion et monopole, elle engendre deux sortes de servages : l’un, le prolétariat antique, résultat du fait primitif de la conquête ou de la division violente d’Adam, l’humanité, en Caïn et Habel, patriciens et plébéiens ; l’autre, le prolétariat moderne, la classe ouvrière des économistes, amené par le développement des phases économiques, qui toutes se résument, comme on a vu, dans le fait capital de la consécration du monopole par le domaine, l’hérédité et la rente.

Or la propriété, c’est-à-dire dans son expression la plus simple, le droit de la force, ne pouvait longtemps garder sa grossièreté originelle ; dès le premier jour, elle commença de composer sa physionomie, de se contrefaire, de se dissimuler sous une multitude de déguisements. Ce fut au point que le nom de propriétaire, synonyme, dans le principe, de brigand et voleur, est devenu à la longue, par la transformation insensible de la propriété, et par une de ces anticipations de l’avenir si fréquentes dans le style religieux, précisément le contraire de voleur et de brigand. J’ai raconté dans un autre ouvrage cette dégradation de la propriété : je vais la reproduire avec quelques développements.

Le rapt du bien d’autrui s’exerce par une infinité de moyens, que les législateurs ont soigneusement distingués et classés, selon leur degré de brutalité ou de finesse, comme s’ils eussent voulu tantôt punir, tantôt encourager le larcin. Ainsi l’on vole en assassinant sur la voie publique, isolément ou en bande, par effraction, escalade, etc. ; par soustraction simple, par faux en écriture publique ou privée, par fabrication de fausse monnaie.

Cette espèce comprend tous les voleurs qui exercent sans autre moyen que la force ou la fraude ouverte : bandits, brigands, pirates, écumeurs de terre et de mer. Les anciens héros se glorifiaient de ces noms honorables, et regardaient leur profession comme aussi noble que lucrative. Nemrod, Thésée, Jason et ses argonautes, Jephthé, David, Cacus, Romulus, Clovis et ses successeurs mérovingiens, Robert Guiscard, Tancrède de Hauteville, Bohémond et la plupart des aventuriers normands, furent brigands et voleurs. Le brigandage fut toute l’occupation, le seul moyen d’existence des nobles au moyen âge ; c’est à lui que l’Angleterre doit toutes ses colonies. On connaît la haine des peuples sauvages pour le travail ; l’honneur, à leurs yeux, n’est pas de produire, c’est de prendre. Puisses-tu cultiver un champ ! se disent-ils entre eux par forme de malédiction. Le caractère héroïque du voleur est exprimé dans ce vers d’Horace, parlant d’Achille : Jura neget sibi nata, nihil nmi arroget armis, et par ces mots du testament de Jacob, que les Juifs appliquent à David, et les Chrétiens mystiquement au Christ : Manus ejus contra omnes. Cette disposition à la rapine a été de tout temps inhérente au métier des armes, et si Napoléon a succombé à Waterloo, on peuJ dire que justice était faite en lui des brigandages de ses héros. J’ai de l’or, du vin et des femmes, avec ma lance et mon bouclier, disait naguère encore le général de Brossard.

Aujourd’hui le voleur, le fort armé de la Bible, est poursuivi comme les loups et les hyènes ; la police a tué sa noble industrie ; aux termes du code il est passible, selon sa spécialité et qualité, de peines afflictives et infamantes, depuis la réclusion jusqu’à l’échafaud. Le droit de conquête, chanté par Voltaire, n’est plus toléré : les nations sont devenues les unes vis-à-vis des autres, à cet égard, d’une susceptibilité extrême. Quant à l’occupation individuelle, faite en dehors d’une concession ou du concours de l’état, l’on n’en voit plus d’exemple.

On vole par escroquerie, abus de confiance, loterie et jeux.

Cette deuxième espèce de vol fut estimée à Sparte et approuvée de Lycurgue, en vue d’aiguiser la finesse d’esprit, et d’exciter le génie de l’invention chez les jeunes gens. C’est la catégorie des Dolon, des Sinon, des Ulysse, des Juifs anciens et modernes, depuis Jacob jusqu’à Deutz, des Bohémiens, des Arabes et de tous les sauvages. Le sauvage vole sans honte et sans remords, non parce qu’il est dépravé, mais parce qu’il est ingénu. Sous Louis XIII et Louis XIV on n’était pas déshonoré pour tricher au jeu : cela faisait partie des règles ; les honnêtes gens ne se faisant point scrupule de corriger, par un adroit artifice, les outrages de la fortune. Aujourd’hui encore, et par tout pays, c’est un genre de mérite fort considéré chez les paysans dans le haut et le petit commerce, de savoir faire un marché, ce qui veut dire duper son monde. La première vertu de la mère de famille est de savoir voler ceux qui lui vendent ou qu’elle occupe, en retenant sans cesse sur le salaire et sur le prix ; et si nous ne sommes tous fils de coquettes, comme disait Paul-Louis, nous sommes du moins tous fils de coquines. On sait avec quelle peine le gouvernement s’est résigné à l’abolition des loteries : il venait de perdre une de ses propriétés les plus chères. Il n’y a pas encore soixante ans que la confiscation a cessé de déshonorer nos lois : de tout temps la première pensée du magistrat qui punit, comme celle du brigand qui assassine, fut de dépouiller sa victime. Tous nos impôts, toutes nos lois de douane, ont pour point de départ le vol.

Le filou, l’escroc, le charlatan, celui qui parle au nom de Dieu oa qui représente la société, comme celui qui vend des amulettes, fait surtout usage de la dextérité de sa main, de la subtilité de son esprit, du prestige de l’éloquence et d’une grande fécondité d’imagination. Son talent consiste à savoir à propos exciter la cupidité. Aussi le législateur, voulant montrer son estime pour le talent et la gentillesse, a créé au-dessous de la catégorie des crimes, où l’on ne fait usage que de vive force et de guet-apens, et qui entraîne les peines les plus terribles, la catégorie des délits, passibles seulement de peines correctionnelles, non infamantes. Quel drôle de spiritualisme !

On vole par usure.

Cette espèce, si odieuse autrefois dans l’Église et punie si sévèrement encore de notre temps, ne se distingue point du prêt à intérêt, l’un des ressorts les plus énergiques de la production, et forme la transition entre les vols défendus et les vols autorisés. Aussi donne-t-elle lieu, par sa nature équivoque, à une foule de contradictions dans les lois et dans la morale, contradictions fort habilement exploitées par les gens de palais, de finance et de commerce. Ainsi l’usurier qui prête à 10 pour 100 sur hypothèque encourt une amende énorme, s’il est surpris ; le banquier qui perçoit le même intérêt, non, il est vrai, à titre de prêt, mais à titre de commission, est protégé par privilège royal, il serait trop long d’énumérer toutes les sortes de vols qui se commettent par la finance : qu’il suffise de dire que chez tous les peuples anciens la profession de changeur, banquier, publicain ou traitant était réputée peu honorable. Aujourd’hui les capitalistes qui placent leurs fonds soit sur l’état, soit dans le commerce, à intérêt perpétuel de 3, 4, 5 pour 100, c’est-à-dire qui perçoivent en sus du prix légitime du prêt un intérêt moins fort que les banquiers et usuriers, sont la fleur de la société. C’est toujours le même système : la modération dans le vol fait notre vertu.

On vole par constitution de rente, fermage, loyer, amodiation.

La rente, considérée dans son principe et sa destination, est la loi agraire par laquelle tous les hommes doivent devenir propriétaires garantis et inamovibles du sol ; quant à son importance, elle représente la portion de fruits qui excède le salaire du producteur, et qui appartient à la communauté. Durant la période d’organisation cette rente est payée, au nom de la société qui se manifeste toujours par l’individualisation comme elle s’explique par des faits, au propriétaire. Mais le propriétaire fait plus que toucher la rente, il en jouit seul ; il ne rend rien à la communauté, il ne partage point avec ses comparsonniers, il dévore, sans y mettre du sien, le produit du travail collectif Il y a donc vol, vol légal, si l’on veut, mais vol réel.

Il y a vol, dans le commerce et l’industrie, toutes les fois que l’entrepreneur retient à l’ouvrier quelque chose sur le salaire, ou perçoit une bonification en sus de ce qui lui revient.

J’ai prouvé, en traitant de la valeur, que tout travail doit laisser un excédant ; de sorte qu’en suposant la consommation du travailleur toujours la même, son travail devrait créer, en sus de sa subsistance, un capital toujours plus grand. Sous le régime de propriété l’excédant du travail, essentiellement collectif, passe tout entier, comme la rente, au propriétaire : or, entre cette appropriation déguisée et l’usurpation frauduleuse d’un bien communal, où est la différence ?

La conséquence de cette usurpation est que le travailleur, dont la part dans le produit collectif est sans cesse confisquée par l’entrepreneur, est toujours en débine, tandis que le capitaliste est toujours en bénéfice ; que le commerce, l’échange de valeurs essentiellement égales, n’est plus que l’art d’acheter 3 fr. ce qui en vaut 6, et de vendre 6 fr. ce qui en vaut 3 ; et que l’économie politique, qui soutient et prône ce régime, est la théorie du vol, comme la propriété, dont le respect entretient un pareil état de choses, est la religion de la force. Il est juste, disait récemment M. Blanqui à l’Académie des sciences morales dans un discours sur les coalitions, que le travail participe aux richesses qu’il produit. Si donc il n’y participe pas, c’est injuste ; et si c’est injuste, c’est volerie, et les propriétaires sont des voleurs. Parlez donc clairs, économistes !…

La justice, au sortir de la communauté négative, appelée par les anciens poètes âge d’or, est donc le droit de la force. Dans une société qui naît à l’organisation, l’inégalité des facultés réveille l’idée de valeur ; celle-ci conduit à l’idée de proportion entre le mérite et la fortune ; et comme le premier et le seul mérite alors reconnu est la force, c’est le plus fort, aristos (superlatif d’ares, fort, nom propre du dieu Mars), qui étant le plus méritant, le meilleur, aristos, a droit à la plus grosse part ; et si cette part lui est refusée, tout naturellement il s’en empare. De là à s’arroger le droit de propriété sur toutes choses il n’y a qu’un pas.

Tel fut le droit héroïque, conservé, du moins en souvenir, chez les Grecs et les Romains, jusqu’aux derniers temps de leurs républiques. Platon, dans le Gorgias, introduit un nommé Calliclès qui, par des raisons spécieuses, soutient le droit de la force, et que Socrate, défenseur de l’égalité, tou isou, réfute avec plus d’éloquence que de logique. On raconte du grand Pompée qu’il rougissait volontiers, et que cependant il lui échappa de dire un jour : Que je respecte les lois, quand je porte des armes ! Ce trait peint l’homme en qui l’ambition et la conscience sont en lutte, et qui cherche à justifier sa passion par une maxime héroïque, un proverbe de voleur.

Au droit de la force succéda le droit de la ruse, qui n’était qu’une dégradation du premier, et une nouvelle manifestation de la justice : droit détesté des héros qui n’y brillaient pas et y perdaient trop. L’histoire si connue d’Œdipe et du Sphinx est une allusion à ce droit de la subtilité, d’après lequel le vainqueur était maître, comme à la guerre, de la vie du vaincu. L’adresse à tromper un rival par des propositions insidieuses parut mériter aussi sa récompense ; mais, par une réaction qui décelait déjà le vrai sentiment du juste, et qui n’était cependant qu’une inconséquence, les forts vantèrent toujours la bonne foi et la simplesse, pendant que les habiles méprisaient les forts, les appelant brutaux et barbares.

En ce temps-là, le respect de la parole et l’observation du serment étaient d’une rigueur littérale plutôt que logique : Uti lingua nunoupâssit, ita jus esto, comme la langue aura parlé, ainsi sera le droit, dit la loi des douze tables. La raison naissante s’attache moins au fond qu’à la forme ; elle sent d’instinct que c’est la forme, la méthode, qui fait toute sa certitude. La ruse, disons mieux, la perfidie, fit presque toute la politique de l’ancienne Rome. Entre autres exemples Vico cite celui-ci, rapporté aussi par Montesquieu : Les Romains avaient assuré aux Carthaginois la conservation de leurs biens et de leur ville, employant à dessein le mot civitas, qui signifie la société, l’état. Les Carthaginois, au contraire, qui avaient entendu la ville matérielle, urbs, s’étant mis à relever leurs remparts, furent attaqués pour cause d’infraction au traité par les Romains, qui, suivant en cela le droit héroïque, ne crurent pas, après avoir trompé leurs ennemis par une équivoque, soutenir une guerre injuste. La diplomatie moderne n’a rien changé à ces antiques habitudes.

Dans le vol, tel que la loi l’interdit, la force et la ruse sont employées seules et sans accessoires. Dans le vol autorisé elles se déguisent sous une utilité quelconque, dont elles se servent comme d’un engin pour dépouiller leur victime.

Le recours direct à la violence et à la fourberie a été de bonne heure, et d’une voix unanime, repoussé ; c’est cet accord des peuples à renoncer à la force qui constitue et qui distingue la civilisation. Aucune nation n’est parvenue encore à se délivrer du vol déguisé en travail, talent et possession.

Le droit de la force et le droit de la ruse, célébrés par les rapsodes dans les poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée, inspirèrent les républiques grecques et remplirent de leur esprit les lois romaines, desquelles ils ont passé dans nos mœurs et dans nos codes. Le christianisme n’y a rien changé : le christianisme s’étant posé en religion, hostile dès le début à la philosophie et contempteur de la science, ne pouvait manquer d’accueillir tout ce qui serait d’essence religieuse. C’est ainsi qu’après avoir fait profession d’égalité et de sens commun dans saint Mathieu et dans saint Paul, il rallia peu à peu autour de lui les superstitions qu’il avait d’abord proscrites : le polythéisme, le dualisme, le trinitarisme, la magie, la nécromancie, la hiérarchie, la monarchie, la propriété, toutes les religions et abominations de la terre.

L’ignorance des pontifes et des conciles, sur tout ce qui regarde la morale, a égalé celle du forum et des préteurs ; et cette ignorance profonde de la société et du droit est ce qui a perdu l’Église et qui déshonore à jamais son enseignement. Du reste, l’infidélité a été générale ; toutes les sectes chrétiennes ont méconnu le précepte du Christ ; toutes ont erré dans la morale, parce qu’elles erraient dans la doctrine : toutes sont coupables de propositions fausses, pleines d’iniquité et d’homicide. Qu’elle demande pardon à la société, cette Église qui s’est dite infaillible, et qui n’a pas su conserver le dépôt ; que ses sœurs prétendues réformées s’humilient… et le peuple, désabusé mais clément, avisera.

Ainsi la propriété, le droit conventionnel, aussi différent de la justice que l’éclectisme diffère de la vérité, et la valeur de la mercuriale, se constitue par une suite d’oscillations entre les deux extrêmes de l’injustice, la force brutale et la ruse perfide, entre lesquelles les contendants s’arrêtent toujours à une convention. Mais la justice vient à la suite du compromis ; la convention exprimera tôt ou tard la réalité ; le droit vrai se dégage incessamment du droit sophistique et arbitraire ; la réforme s’opère par la lutte de l’intelligence et de la force ; et c’est à ce vaste mouvement, dont le point de départ est dans les ténèbres de la sauvagerie, et qui expire le jour où la société s’élève à l’idée synthétique de la possession et de la valeur ; c’est cet ensemble de transformations et de révolutions instinctivement accomplies et qui cherche sa solution scientifique et définitive, que j’appelle la religion de la propriété.

Mais si la propriété, spontanée et progressive, est une religion, elle est comme la monarchie et le sacerdoce, de droit divin. Pareillement l’inégalité des conditions et des fortunes, la misère, est de droit divin ; le parjure et le vol sont d’institution divine ; l’exploitation de l’homme par l’homme est affirmation, que dis-je ? manifestation de Dieu. Les vrais théistes sont les propriétaires ; les défenseurs de la propriété sont tous les hommes craignant Dieu ; les condamnations à la mort et à la gêne, qu’ils exécutent les uns sur les autres par suite de leurs malentendus sur la propriété, sont des sacrifices humains offerts au dieu de la force. Ceux-là, au contraire, qui annoncent la fin prochaine de la propriété, qui provoquent avec Jésus-Christ et saint Paul l’abolition de la propriété ; qui raisonnent sur la production, la consommation et la distribution des richesses, sont les anarchistes et les athées ; et la société, qui marche visiblement à l’égalité et à la science, la société est la négation incessante de Dieu.

Démonstration de l’hypothèse de Dieu par la propriété, et nécessité de l’athéisme pour le perfectionnement physique, moral et intellectuel de l’homme, tel est l’étrange problème qui nous reste à résoudre. Peu de mots suffiront : les faits sont connus, notre preuve est faite.

L’idée dominante du siècle, l’idée aujourd’hui la plus vulgaire et la plus authentique est l’idée de progrès. Depuis Lessing, le progrès, devenu la base des croyances sociales, joue dans les esprits le même rôle qu’autrefois la révélation, qu’on dirait qu’il nie, tandis qu’il ne fait en réalité que la traduire. Le latin revelatio, de même que le grec apokalupsis, signifie mot à mot déroulement, progrès : mais l’antiquité religieuse voyait ce déroulement dans une histoire racontée, avant l’événement, par Dieu même, tandis que le raison philosophique des modernes le voit dans la succession des faits accomplis. La prophétie n’est pas l’opposé, elle est le mythe de la philosophie de l’histoire.

Le développement de l’humanité, telle est donc, mais avec une conscience de plus en plus large, notre idée la plus profonde et la plus compréhensive : développement du laugage et des lois ; développement des religions et des philosophies ; développement économique et industriel ; développement de la justice, par la force, la ruse et les conventions ; développement des sciences et des arts. Et le christianisme, qui embrasse toute religion, qui s’oppose à toute philosophie, qui s’appuie d’un côté sur la révélation, de l’autre sur la pénitence, c’est-à-dire qui croit à l’éducation de l’homme par la raison et l’expérience, le christianisme, dans son entier, est la symbolisation du progrès.

En face de cette idée sublime, féconde et hautement rationnelle du progrès, persiste et semble se raviver encore une autre idée, gigantesque, énigmatique, impénétrable à nos instruments dialectiques comme sont au télescope les profondeurs du firmament : c’est l’idée de Dieu.

Qu’est-ce que Dieu ?

Dieu est, hypothétiquement, l’éternel, le tout-puissant, l’infaillible, l’immuable, le spontané, en un mot, l’infini en toutes facultés, propriétés et manifestations. Dieu est l’être en qui l’intelligence et l’activité, élevées à une puissance infinie, deviennent adéquates et identiques à la fatalité même : Summa lex, summa libertas, summa necessitas. Dieu donc est par essence antiprogressif et antiprovidentiel : Dictum factum, voilà sa devise, sa seule et unique loi. Et comme en lui l’éternité exclut la providence, de même l’infaillibilité exclut l’aperception de l’erreur, et par conséquent l’aperception du mal : Sanctus in omnibus operibus suis. Mais Dieu, par sa qualité d’infini en tout sens, acquiert une spécification propre, par conséquent une possibilité d’existence résultant de son opposition à l’être fini, progressif et providentiel, qui le conçoit comme son antagoniste. Dieu, en un mot, n’ayant dans son concept rien de contradictoire, est possible, et il y a lieu de vérifier cette hypothèse involontaire de notre raison.

Toutes ces notions nous ont été fournies par l’analyse de l’être humain, considéré dans sa constitution morale et intellectuelle ; elles se sont présentées, à la suite d’une dialectique irréfutable, comme le postulat nécessaire de notre nature contingente et de notre fonction sur le globe.

Plus tard, ce que nous n’avions d’abord conçu que comme simple possibilité d’existence, s’est élevé par la théorie du dualisme irréductible et de la progression des êtres, à l’importance d’une probabilité. Nous avons constaté que le fait désormais acquis à la science d’une création progressive, qui se déroule sur une substance dualiste, et dont la raison et le dernier terme nous sont déjà donnés, impliquait à son origine un autre fait, celui d’une essence infinie en spontanéité, efficacité et certitude, dont les attributs, par conséquent, seraient inverses de ceux de l’homme.

Reste donc à mettre au jour ce fait probable, cette existence sine quâ non que la raison exige, que l’observation suggère, mais que rien encore ne démontre, et que, dans tous les cas, son infinité et sa solitude nous ôtent l’espoir de comprendre. Reste à démontrer l’indémontrable, à pénétrer l’inaccessible, à mettre, eh un mot, sous le regard de l’homme mortel, l’infini.

Ce problème, insoluble au premier coup d’œil, contradictoire dans les termes, se réduit, si l’on prend la peine d’y réfléchir, au théorème suivant, dans lequel toute contradiction disparaît : Faire équation entre la fatalité et le progrès, de telle manière que l’existence infinie et l’existence progressive, adéquates l’une à l’autre, mais non pas identiques, et tout au contraire inverses, se pénétrant mais ne se confondant pas, se servant mutuellement d’expression et de loi, nous apparaissent à leur tour, ainsi que l’esprit et la matière qui les constituent, mais sur une autre dimension, comme les deux faces inséparables et irréductibles de l’être.

On a vu, et nous avons eu soin d’en faire plus d’une fois la remarque, que dans la science sociale les idées sont toutes également éternelles et évolutives, simples et complexes, aphoristiques et subordonnées. Pour une intelligence transcendante, il n’y a dans le système économique ni principe, ni conséquence, ni démonstration, ni déduction : la vérité est une et identique, sans condition d’enchaînement, parce qu’elle est vérité partout, sous une infinité d’aspects, et dans une infinité de théories et de systèmes. C’est seulement par l’exposition didactique que la série des propositions se manifeste. La société est comme un savant qui, ayant la science logée dans son cerveau, l’embrasse dans son ensemble, la conçoit sans commencement ni fin, la saisit simultanément et distinctement dans toutes ses parties, et leur trouve à chacune évidence et priorité égales. Mais ce même homme veut-il produire la science ? il est forcé de la dérouler en paroles, propositions et discours successifs, c’est-à-dire de présenter comme une progression ce qui lui apparaît comme un tout indivisible.

Ainsi, les idées de liberté, d’égalité, de tien et de mien, de mérite et démérite, de crédit et débit, de serviteur et maître, de proportion, de valeur, de concurrence, de monopole, d’impôt, d’échange, de division du travail, de machines, de douanes, de rente, d’hérédité, etc., etc., toutes les catégories, toutes les oppositions, toutes les synthèses nommées dès l’origine du monde dans le vocabulaire économique, sont contemporaines dans la raison. Et cependant, pour constituer une science qui nous soit accessible, ces idées ont besoin d’être échelonnées selon une théorie qui nous les montre s’engendrant l’une l’autre, et qui ait son commencement, son milieu et sa fin. Pour entrer dans la pratique humaine et se réaliser d’une manière efficace, ces mêmes idées doivent se poser en une série d’institutions oscillantes, accompagnées de mille accidents imprévus et de longs tâtonnements. En un mot, comme dans la science il y a la vérité absolue et trancendentale et la vérité théorique, de même dans la société il y a tout à la fois fatalité et providence, spontanéité et réflexion, la seconde de ces deux puissances travaillant constamment à supplanter la première, mais ne faisant toujours en réalité que la même besogne.

La fatalité est donc une forme de l’être et de l’idée ; la déduction, le progrès, une autre forme.

Mais fatalité, progrès, ce sont des abstractions de langage que ne connaît point la nature, en qui tout est réalisé ou n’est pas. Il y a donc, dans l’humanité, l’être fatal et l’être progressif, inséparables, mais distincts ; opposés, antagonistes, mais à jamais irréductibles.

En tant que créatures douées d’une spontanéité irréfléchie et involontaire, soumises aux lois d’un organisme physique et social, ordonné de toute éternité, immuable dans ses termes, irrésistible dans son ensemble, et qui s’accomplit et se réalise par développement et croissance ; en tant que nous vivons, grandissons et mourons, que nous travaillons, échangeons, aimons, etc., nous sommes l’être fatal, in quo vivimus, movemur et sumus. Nous sommes sa substance, son âme, son corps, sa figure, au même titre et ni moins ni plus que les animaux, les plantes et les pierres.

Mais en tant que nous observons, réfléchissons, apprenons et agissons en conséquence ; que nous nous soumettons la nature et devenons maîtres de nous-mêmes, nous sommes l’être progressif, nous sommes hommes. Dieu, natura naturans, est la base, la substance éternelle de la société ; et la société, natura naturata, est l’être fatal en perpétuelle émission de lui-même. La physiologie représente, quoique imparfaitement, cette dualité, dans sa distinction si connue de la vie organique et de la vie de relation. Dieu n’existe pas seulement dans la société, il est dans toute la nature : mais c’est seulement dans la société que Dieu est aperçu, par son opposition avec l’être progressif ; c’est la société, c’est l’homme qui par son évolution fait cesser le panthéisme originel, et c’est pourquoi le naturaliste qui se plonge et s’absorbe dans la physiologie et la matière, sans étudier jamais ni la société ni l’homme, perd peu à peu le sentiment de la divinité. Tout est Dieu pour lui, c’est-à-dire, il n’y a point de Dieu.

Dieu et l’homme, divers de nature, se distinguent donc par leurs idées et leurs actes, en un mot, par leur langage.

Le monde est la conscience de Dieu. Les idées ou faits de conscience, en Dieu, sont l’attraction, le mouvement, la vie, le nombre, la mesure, l’unité, l’opposition, la progression, la série, l’équilibre : toutes ces idées conçues et produites éternellement, par conséquent sans succession, prévoyance ni erreur. Le langage de Dieu, les signes de ses idées, sont tous les êtres et leurs phénomènes.

Les idées ou faits de conscience, chez l’homme, sont l’attention, la comparaison, la mémoire, le jugement, le raisonnement, l’imagination, le temps, l’espace, la causalité, le beau et le sublime, l’amour et la haine, la douleur et la volupté. Ces idées, l’homme les produit au dehors par des signes spécifiques : langues, industrie, agriculture, sciences et arts, religions, philosophies, lois, gouvernements, guerres, conquêtes, cérémonies joyeuses et funèbres, révolutions, progrès.

Les idées de Dieu sont communes à l’homme, qui vient de Dieu comme la nature ; qui n’est même que la conscience de la nature ; qui prend les idées de Dieu pour principes et matériaux de toutes les siennes, et convertit en son être et s’assimile incessamment la substance divine. Mais les idées de l’homme sont étrangères à Dieu, qui ne comprend pas notre progrès, et pour qui tous les produits de notre imagination sont des monstres, des néants. C’est pourquoi l’homme parle la langue de Dieu comme la sienne propre, tandis que Dieu est impuissant à parler la langue de l’homme ; et nulle conversation, nul pacte entre eux, n’est possible. C’est pourquoi tout ce qui dans l’humanité vient de Dieu, s’arrête à Dieu ou retourne à Dieu, est hostile à l’homme, nuisible à son développement et à sa perfection.

Dieu crée le monde, chasse, pour ainsi dire, l’homme de son sein, parce qu’il est puissance infinie, et que son essence est d’engendrer éternellement le progrès : Pater ob œvo se videns parem sibi gignit natum, dit la théologie catholique. Dieu et l’homme sont donc nécessaires l’un à l’autre, et l’un des deux ne peut être nié sans que l’autre disparaisse en même temps. Que serait le progrès sans une loi absolue et immuable ? Que serait la fatalité, si elle ne se déroulait au dehors ? Supposons, par impossible, que l’activité en Dieu cesse tout à coup : la création rentre dans l’existence chaotique ; elle revient à l’état de matière sans formes, d’esprit sans idées, de fatalité inintelligible. Dieu cesse d’agir, Dieu n’est plus.

Mais Dieu et l’homme, malgré la nécessité qui les enchaîne, sont irréductibles ; ce que les moralistes ont appelé, par une pieuse calomnie, la guerre de l’homme avec lui-même, et qui n’est au fond que la guerre de l’homme contre Dieu, la guerre de la réflexion contre l’instinct, la guerre de la raison qui prépare, choisit et temporise, contre la passion impétueuse et fatale, en est la preuve irrécusable. L’existence de Dieu et de l’homme est prouvée par leur antagonisme éteinel : voilà ce qui explique la contradiction des cultes, qui tantôt supplient Dieu d’épargner l’homme, de ne le point livrer à la tentation, comme Phèdre conjurant Vénus d’arracher de son cœur l’amour d’Hippolyte ; tantôt demandent à Dieu la sagesse et l’intelligence, comme le fils de David en montant sur le trône, comme nous faisons encore dans nos messes du Saint-Esprit. Voilà ce qui explique, enfin, la plupart des guerres civiles et de religion, la persécution faite aux idées, le fanatisme des coutumes, la haine de la science, l’horreur du progrès, causes premières de tous les maux qui affligent notre espèce.

L’homme, en tant qu’homme, ne peut jamais se trouver en contradiction avec lui-même ; il ne sent de trouble et de déchirement que par la résistence de Dieu qui est en lui. En l’homme se réunissent toutes les spontanéités de la nature, toutes les instigations de l’Être fatal, tous les dieux et les démons de l’univers. Pour soumettre ces puissances, pour discipliner cette anarchie, l’homme n’a que sa raison, sa pensée progressive : et voilà ce qui constitue le drame sublime dont les péripéties forment, par leur ensemble, la raison dernière de toutes les existences. La destinée de la nature et de l’homme est la métamorphose de Dieu : mais Dieu est inépuisable, et notre lutte éternelle.

Ne soyons donc pas surpris si tout ce qui fait profession de mysticité et de religion, tout ce qui relève ou se réclame de Dieu, tout ce qui s’efforce de rétrograder vers l’ignorance primitive, tout ce qui préconise la satisfaction de la chair et le culte des passions, se montre partisan de la propriété, ennemi de l’égalité et de la justice. Nous sommes à la veille d’une bataille où tous les ennemis de l’homme seront conjurés contre lui, les sens, le cœur, l’imagination, l’orgueil, la paresse, le doute : Astiterunt reges terræ adversus Christum ! … La cause de la propriété est la cause des dynasties et des sacerdoces, de la démagogie et du sophisme, des improductifs et des parasites. Nulle hypocrisie, nulle séduction ne sera épargnée pour la défendre. Pour entraîner le peuple, on commencera par s’apitoyer sur sa misère ; on excitera en lui l’amour et la tendresse, tout ce qui peut relâcher le courage et fléchir la volonté ; on élèvera au-dessus de la réflexion philosophique et de la science son heureux instinct. Puis on lui prêchera les gloires nationales ; on échauffera son patriotisme ; on lui parlera de ses grands hommes, et peu à peu, au culte de la Raison toujours proscrite, on substituera le culte des exploiteurs, l’idolâtrie des aristocrates.

Car le peuple, comme la nature, aime à réaliser ses idées : aux questions théoriques, il préfère les questions de personnes. S’il se révolte contre Ferdinand, c’est pour obéir à Mazaniello. Il lui faut un Lafayette, un Mirabeau, un Napoléon, un demi-dieu. Il n’acceptera pas son salut des mains d’un commis, à moins qu’il ne l’habille en général. Aussi voyez comme le culte des idoles prospère ! Voyez les fanatiques de Fourier et du bon Icar, grands hommes qui veulent organiser la société, et n’ont jamais pu établir une cuisine ; voyez les démocrates, faisant consister la grandeur et la vertu dans un succès de tribune, toujours prêts à courir sur le Rhin, comme les Athéniens à Chéronée, à la voix de quelque Démosthène qui la veille aura reçu l’or de Philippe, et jettera son bouclier dans la bataille.

Des idées, des principes, de l’intelligence des faits accomplis, personne ne s’occupe : il semble que nous ayons déjà de la sagesse antique. La démocratie en est à Rousseau ; les dynastiques et les légitimistes rêvent de Louis XIV ; les bourgeois remontent jusqu’à Louis le Gros ; les prêtres ne s’arrêtent qu’à Grégoire VII, et les socialistes à Jésus : c’est à qui reculera le plus loin. Dans cet affaissement universel, l’étude n’est plus, comme le travail parcellaire, qu’une manière de s’abrutir ; la critique se réduit à d’insipides pantalonades ; toute philosophie expire.

N’est-ce point là ce que nous avons vu, il y a quelques mois, quand, pour n’en citer que ce seul exemple, un savant, ami du peuple, faisant profession d’enseigner l’histoire et le progrès, à travers un déluge de phrases élégiaques et dithyrambiques, n’a su exprimer sur la question sociale que ce pitoyable jugement :

« Quant au communisme, un mot suffit. Le dernier pays où la propriété sera abolie, c’est justement la France. Si, comme disait quelqu’un de cette école, La propriété c’est le vol, il y a ici vingt-cinq millions de propriétaires qui ne se dessaisiront pas demain. »

L’auteur de ce persiflage est M. Michelet, professeur au collège de France, membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; et le Quelqu’un auquel il fait allusion, c’est moi. M. Michelet pouvait me nommer sans que je rougisse : la définition de la propriété est mienne, et toute mon ambition est de prouver que j’en ai compris le sens et l’étendue. La propriété c’est le vol ! il ne se dit pas, en mille ans, deux mots comme celui-là. Je n’ai d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété : mais je la tiens plus précieuse que les millions des Rothschild, et j’ose dire qu’elle sera l’événement le plus considérable du gouvernement de Louis-Philippe.

Mais qui donc a dit à M. Michelet que la négation de la propriété impliquât nécessairement le communisme ? Comment sait-il que la France est le dernier pays du monde où la propriété sera abolie ? Pourquoi, au lieu de vingt-cinq millions de propriétaires, n’a-t-il pas dit trente-quatre ? a-t-il vu que nous accusions les personnes, comme nous accusons les institutions ? Et lorsqu’il ajoute que les vingt-cinq millions de propriétaires qui possèdent la France ne se dessaisiront pas demain, qui lui donne le droit de supposer qu’on ait besoin pour cela de leur consentement ? En cinq lignes M. Michelet a eu le talent d’être cinq fois absurde : il tenait sans doute à réaliser la prédiction que j’ai faite autrefois contre quiconque essaierait à l’avenir de défendre la propriété. Mais que répondre à un homme qui, après quarante ans d’études sur l’histoire, en est venu, pour toute science, à prêcher au dix-neuvième siècle l’affranchissement par l’Instinct ?… Qu’un autre discute avec M. Michelet : quant à moi, je le renvoie à la chronologie.


CHAPITRE XII.


NEUVIÈME ÉPOQUE. — LA COMMUNAUTÉ.
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A mon ami Villegardelle, communiste.


Mon cher Villegardelle,

J’ai reçu, chacune en leur temps, vos deux dernières publications, et je vous en remercie.

J’ai lu l’Accord des intérêts avec le charme que devaient me procurer votre esprit si fin, votre pensée vive et légère, votre expression toujours sceptique et narquoise. Que chercher, en effet, en un écrit communiste, si ce n’est l’imagination et le talent de l’écrivain ?…

Ce qui m’a frappé dans l’Histoire des idées sociales, est le sous-titre : Les socialistes modernes devancés et dépassés par les anciens penseurs et philosophes. Je trouve à cela, je vous l’avoue, beaucoup moins de malice que de naïveté. La belle recommandation pour notre cause, je vous prie, de faire savoir à un public imbu des idées de progrès, que l’invention faiblit parmi nous à mesure que la civilisation se développe sur sa base propriétaire, et de crier sur les toits, chose vraie du reste, que le socialisme est en décadence depuis Platon et Pythagore ! Et quel avertissement au lecteur, en tête d’une publication communiste ! Vous avez fréquenté le phalastère, mon cher Villegardelle, et vous êtes si peu habile !…

Mais je goûte fort le nom d’utopie, que vous donnez en général à tout projet de réforme conçu en sens contraire de la propriété. En fait et en droit, le socialisme, protestant éternellement contre la raison et la pratique sociale, ne peut être rien, n’est rien. Au rebours de ces entraves au libre commerce, dont les économistes espèrent triompher avec le temps et qui reviennent toujours, le socialisme ne vient jamais. Il n’y a point d’heure marquée pour lui ; il est condamné à un perpétuel ajournement. Je vous félicite, mon cher Villegardelle, de cette heureuse découverte.

Vous dites encore, et avec infiniment de raison, à mon avis, que le public rattache toutes les branches du socialisme à l’antique tronc de la communauté. C’est pour cela que vous-même, après avoir examiné d’abord l’utopie de Saint-Simon, plus tard celle de Fourier, trouvant que ces gens-là ou n’étaient pas de bonne foi, ou s’arrêtaient à moitié chemin, vous vous êtes fait communiste. Contre quoi, en effet, se sont élevés de tout temps les réformateurs ? contre la propriété. Or, la négation de la propriété, c’est le communisme. Le plus pauvre icarien peut, comme un Aristote, arriver à cette conséquence, et votre profession de foi actuelle dépend tout entière de la fatalité de ce raisonnement.

Pourquoi donc, pensez-vous sans doute, pourquoi moi, qui proteste si haut contre la propriété, n’imité-je pas votre exemple ? Et comment, malgré la négation la plus décidée, me trouvé-je encore le moins avancé des socialistes modernes, qui tous sont moins avancés que les anciens ? Démolir la propriété, c’était beau, sublime : mais repousser ensuite, au nom de je ne sais quelle métaphysique, la communauté, se pouvait-il rien de plus inconséquent ? Depuis six ans je persiste dans cette déclaration ambiguë : qu’ai-je à répondre au socialisme déconcerté et méfiant ?

Je vous rends grâce, mon cher Villegardelle, d’avoir reconnu hautement mon insolidarité vis-à-vis du communisme. Ma justification en deviendra plus facile, d’autant mieux que j’en trouve tous les éléments dans vos ouvrages. C’est vous-même qui le dites : Le socialisme, ou la communauté, déchoit d’une manière continue, déchoit parce qu’il est utopie, c’est-à-dire néant. Le socialisme s’en va à mesure que la société vient, qu’elle affirme et réalise ses idées intimes, et prend position dans l’expérience ; de même que la propriété se modifie à mesure que le législateur découvre les lois du juste, et que la pure essence de l’humanité se manifeste. Voilà ce que le socialisme et l’économie politique ont constaté tour à tour, et que nous acceptons, vous et moi, de l’un comme de l’autre.

Je suis donc communiste, ainsi que vous, mon cher Villegardelle, mais seulement par hypothèse, et tant que je nie la propriété. La propriété abattue, il s’agit de vérifier l’hypothèse communiste. Trouvant alors que le communisme est, comme la propriété, en décadence continue ; qu’il est utopique, c’est-à-dire égal à rien ; que chaque fois qu’il essaie de se reproduire, il se résout en une caricature de la propriété, je suis forcé, pour être d’accord avec moi-même, fidèle à la raison ainsi qu’à l’expérience, de conclure contre la communauté comme j’ai fait auparavant contre la propriété, et si je me trouve aujourd’hui le moins avancé des socialistes, c’est parce que je sors de l’utopie, tandis qu’ils y restent.

Cette double négation vient-elle d’erreur ou de chicane ? Je crois fermement, mon cher Villegardelle, que c’est la nature même de la société qui est ainsi faite ; et je ne désespère pas de vous en convaincre, pour peu que vous veuilliez descendre avec moi de la sublimité des oracles socialistes à l’examen pratique des choses. Souvenez-vous seulement que lorsque je vous expose mes raisons, ce n’est pas mon opinion que je soutiens : c’est vous-même que j’explique, c’est votre titre que je justifie, ce sont vos insinuations et vos médisances que je concilie avec votre profession de foi. Nous vivons sur deux mensonges !… Il est étrange, parce que je passe ma vie à démontrer cette contradiction de notre nature, que ce soit moi qu’on accuse de contradiction !


§ I. — La communauté procède de l'économie politique.


La première chose qui m’ait tenu en garde contre l’utopie communiste, mais dont les partisans plus ou moins accusés de cette utopie ne se doutent pas, c’est que la communauté est une des catégories de l’économie politique, de cette prétendue science que le socialisme a pour mission de combattre, et que j’ai définie la Description des routines propriétaires. Comme la propriété est le monopole élevé à sa deuxième puissance, ainsi la communauté n’est autre chose que l’exaltation de l’état, la glorification de la police. Et de même que l’état s’est posé, à la cinquième époque, en réaction au monopole ; tout de même, à la phase ou nous sommes parvenus, le communisme apparaît pour faire échec à la propriété.

Le communisme reproduit donc, mais sur un plan inverse, toutes les contradictions de l’économie politique. Son secret consiste à substituer l’homme collectif à l’individu dans chacune des fonctions sociales, production, échange, consommation, éducation, famille. Et comme cette nouvelle évolution ne concilie et ne résout toujours rien, elle aboutit fatalement, aussi bien que les précédentes, à l’iniquité et à la misère. Ainsi la destinée du socialisme est toute négative : l’utopie communiste, sortie de la donnée économique de l’état, est la contre-épreuve de la routine égoïste et propriétaire ! À ce point de vue elle ne manque pas, il est vrai, d’une certaine utilité : elle sert à la science sociale, comme sert à la philologie l’opposition de rien à quelque chose. Le socialisme est une logomachie : je suis surpris que les économistes ne s’en soient pas aperçus. La communauté, comme la concurrence, l’impôt, la douane, la banque, est du ressort de l’économie politique ; la communauté est au fond des théories de la division du travail, de la force collective, des frais généraux, des sociétés anonyme et en commandite, des caisses d’épargne et d’assurances, des banques de circulation et de crédit, etc., etc., etc. : la communauté, en un mot, est partout, comme l’espace, et n’est rien.

Toutes les utopies sociales, depuis l’Atlantide de Platon jusqu’à l’Icarie de Cabet, pressées dans leur signification, se réduisent à cette substitution d’une antinomie à une autre antinomie. Le mérite, chez toutes, quant à l’invention, est zéro ; la broderie n’y est qu’un insignifiant accessoire ; et pour ce qui regarde la décadence de la faculté utopique signalée par vous chez les auteurs, elle vient uniquement des corrections que l’expérience leur impose, et qui sont autant d’apostasies de leur part. Du reste ces écrivains, dont je n’ai garde de méconnaître les intentions, sont tous d’insipides plagiaires des économistes, des propriétaires travestis qui, tandis que l’humanité gravit péniblement la montagne où elle doit se transfigurer, se donnent l’originalité de la redescendre.

Et c’est pour cela que je me ferais communiste ! Mais ce serait me jeter dans le chimérique pour échapper à l’impossible, et par peur de Loyola, embrasser Cagliostro.


§ II. — Définition de ce qui est propre et de ce qui est commun.


Si jamais homme a bien mérité du communisme, c’est assurément l’auteur du livre publié en 1840, sous ce titre : Qu’est-ce que la propriété ? Adversaire de la propriété plus que personne, plus que personne j’ai le droit d’exprimer une opinion sur la possibilité d’une organisation communiste. Convenons donc des faits et des termes, et procédons par ordre.

C’est à regret, mon cher Villegardelle, qu’aux questions les plus délicates de la société, je mêle sans cesse les formes anguleuses de la métaphysique ; et cette lourde et scolastique allure, qui rappelle certain personnage de Molière, me paraît autant qu’à vous ridicule. Mais quoi ! tandis que votre intelligence prime-sautière saisit au vol les idées les plus rapides, je suis, pour mon malheur, du plus tardif entendement. L’intuition et la spontanéité me manquent ; l’improvisation est nulle avec moi, et mon esprit ne peut faire un pas sans les béquilles du raisonnement.

Le soleil, l’air et la mer sont communs : la jouissance de ces objets présente le plus haut degré de communisme possible. Personne ne peut y planter de bornes, les diviser et délimiter. On a remarqué, non sans raison, que l’immensité de la distance, la profondeur impénétrable, l’instabilité perpétuelle, avaient pu seules les soustraire à l’appropriation. Telle et si grande est la force de cet instinct qui nous pousse à la division et à la guerre ! Il résulte donc de cette première observation, chose précieuse pour la science, que la propriété est tout ce qui se définit, la communauté tout ce qui ne se définit pas !… Quel peut être, après cela, le point de départ du communisme ?

Les grands travaux de l’humanité participent à ce caractère économique des puissances de la nature. L’usage des routes, des places publiques, des églises, musées, bibliothèques, etc., est commun. Les frais de leur construction sont faits en commun, bien que la répartition de ces frais soit loin d’être égale, chacun y contribuant en raison précisément inverse de sa fortune. Par où l’on voit, chose précieuse à noter, qu’égalité et communauté ne sont pas méme chose !… Certains économistes prétendent même que les travaux d’utilité publique devraient être exécutés par l’industrie privée, plus active, selon eux, plus diligente et moins chère : toutefois on n’est point d’accord sur ce point. Quant à l’usage des objets, il reste invariablement commun : l’idée n’est jamais venue à personne que ces sortes de choses dussent être appropriées.

Les soldats mangent la soupe en commun ; ils sont rationnés pour le pain et la viande, et reçoivent à part le fourniment, dont chacun est, pour ce qui le regarde, responsable. La salle de police et la chambrée, l’exercice et les manœuvres, leur sont aussi communs. Si quelqu’un parmi eux reçoit une gratification de sa famille, une avance du maquignon qui l’a vendu, il n’est point obligé d’en faire part à ses camarades. La vie militaire, d’un communisme assez prononcé, est mêlée ça et là de certains traits d’appropriation. C’est ainsi que dans un restaurant où vivent cent personnes, les commensaux se touchent et cependant restent isolés. D’où je déduis cet autre principe, que la communauté qui ne tient qu’à la matière n’est pas une communauté. Pour triompher du communisme, il suffit que je me sépare mentalement de ce qui m’environne : fait grave, et qui donne de sérieuses inquiétudes pour l’avenir de l’utopie !

La vie conventuelle était d’un communisme plus profond. Là, le dortoir, le réfectoire, la prière, le travail, tous les biens, acquêts et conquêts, étaient communs. D’après un passage souvent cité des Actes des apôtres et l’esprit général des institutions cénobitiques, le comble de la perfection était l’entier détachement, la désappropriation absolue. On peut lire dans les Vies des pères du désert les exercices auxquels ils se livraient pour arriver à cet idéal. Mais, par une contradiction digne de remarque, certains instituteurs de communauté, tels que saint Pacôme et saint Antoine, en étaient venus, à force de raffiner sur le détachement, à isoler les frères, c’est-à-dire à faire renaître de la renonciation communiste l’individualité. C’est ce qui fit donner aux frères ainsi disciplinés le nom de moines, ou solitaires. Nouvelle observation plus inquiétante encore : la communauté touche à l’égoïsme !

Le mariage est de tous les états celui qui offre le plus de ressources pour une communauté. Mais, par un cas particulier, cette aptitude du mariage pour la vie commune tient essentiellement à la distinction des sexes, en sorte que l’identité complète d’organisation semble moins avantageuse au système. Ce qui le confirme est que l’espèce de communauté formée par le mariage, et que l’on désigne sous le nom de famille, est essentiellement exclusive de toute personne étrangère, supportant à peine, à côte du mari, de la femme et des enfants, les pères et mères des conjoints : ce qui a fait dire en proverbe que l’affection descend, mais ne remonte pas. Ainsi la communauté ne serait applicable qu’en une certaine mesure ; loin d’être le principe formateur de la société, elle ne jouerait dans la société qu’un rôle secondaire : du moins tel est le témoignage de la théorie et de la pratique matrimoniale. C’est en conséquence de cette idée que le législateur a distingué dans les contrats de mariage le régime dotal d’avec celui de communauté, et, dans ce dernier, spécifié encore divers degrés de comnumisme. Quelle est donc la mesure d’application du principe communiste ? Voilà ce qu’il est indispensable de connaître, et que personne encore n’a su dire.

Enfin, le mariage a fourni l’occasion de distinguer la communauté d’avec l’association, tellement que deux époux, parfaitement unis de cœur et d’intelligence, peuvent être à la fois séparés de biens, communistes quant à l’habitation et au ménage, plus associés pour leur commerce. Que tout cela soit plus ou moins irrégulier ou abusif, ce n’est pas en ce moment ce dont il s’agit : l’important poumons est de bien voir comment la vie sociale oscille entre ses extrêmes, la propriété et la communauté, cherchant, à ce qu’il parait, un troisième terme, aussi éloigné du socialisme que de l’économie politique.

Dans les établissements d’éducation pour les deux sexes, les repas, les heures de travail et de récréation sont communs. Mais, ceci est plus grave que tout ce que nous avons eu déjà l’occasion d’observer, le travail est individuel ; car s’il n’était pas individuel, l’éducation serait nulle.

Tout le monde sait ce qu’était la lecture, c’est-à-dire l’enseignement dans les maisons religieuses. Pour accomplir ce devoir, un seul livre suffisait, un seul lecteur. Dans le système de la révélation, la foi venant par l’ouïe, fides ex auditu, l’intelligence reste passive ; l’instruction est commune au plus haut degré. Le communisme s’exprime alors par le silence. Le supérieur, organe de la pensée d’en-haut, parle ; le néophyte écoule et obéit. La perfection de l’institut religieux est d’inculquer au sujet une doctrine uniforme, de la présenter toujours dans les mêmes termes et avec les mêmes formules, de diriger son esprit, si par hasard il s’y manifestait quelque trouble, de manière à le faire arriver invariablement à la conclusion prévue. C’est cet esprit de discipline communiste que l’on a si niaisement reproché aux jésuites, en cela disciples fidèles de la tradition catholique, et scrupuleux observateurs de la règle essentielle à toute communauté, à toute religion.

Quelle différence dans nos écoles ! Depuis l’école primaire jusqu’à la normale, on ne cesse d’exercer les élèves à travailler seuls. Si parfois on donne à tous la même composition, on exige que chacun la traite à part, et en concurrence ; on s’attache à faire penser le jeune homme par lui-même ; tout en lui enseignant le fonds commun de la science, on exige qu’il se l'approprie ; on excite sa faculté inventive ; on le provoque, pour ainsi dire, à l’égoïsme du génie, à la propriété des opinions. Et plus son érudition imberbe acquiert de formes originales, personnelles, factieuses, plus on applaudit à ses succès, plus on se félicite d’avoir produit un homme. Les parents et les maîtres se réjouissent de n’avoir pas perdu leurs avances ; et l’on dit de cet élève, dont les idées téméraires bouleverseront peut-être un jour la communauté, qu’il a payé les dépenses de sa jeunesse. Or, que l’éducation, de littéraire et scientifique, devienne encore professionnelle, il est clair qu’avec cette manie de faire des jeunes gens autant d’hommes originaux capables d’initiative et de découverte, on s’éloigne de plus en plus du principe communiste, et qu’au lieu de travailleurs fraternellement unis, nous n’aurons à la fin que des sujets ambitieux et d’indomptables caractères. J’appelle sur cette effrayante question les méditations des penseurs communistes.

A mesure que nous avançons dans cette enquête rapide, nous voyons que les hommes ont mélangé en proportions très-diverses, dans leurs établissements politiques, religieux, industriels, militaires et pédagogiques, les principes de propriété et de communauté. Et tout cela s’est fait spontanément, tantôt par nécessité, tantôt par égoïsme, on dirait môme quelquefois par accident, du moins sans intention appréciable.

Ainsi, les salariés de l’état, recevant leur salaire de la communauté qui prend leurs services, vivent chacun à part, malgré les avantages qu’ils pourraient trouver à se réunir. La vie de ménage, si chère, si onéreuse, est préférée par les improductifs, qui cependant avec leurs traitements fixes auraient plus de facilité pour grouper leurs dépenses que les industrieux, dont le revenu est si précaire, si inégal. Peut-être un jour les salariés de l’état s’entendront-ils pour centraliser leur consommation ; en attendant, il est certain qu’ils répugnent, comme tout le monde, au régime communiste, et qu’ils regardent la vie de famille comme la plus agréable de toutes. Ce peut être l’effet d’un tempérament dépravé et barbare, comme d’un sentiment de dignité et de noblesse : j’admets à cet égard toutes les conjectures, en attendant que je trouve des raisons suffisantes d’émettre un jugement.

L’homme, que nous venons de voir dans la période de son éducation, dans l’accomplissement de ses devoirs civiques et religieux, et dans l’exercice des fonctions publiques, semi-communiste, l’homme devient dans l’industrie, le commerce, l’agriculture, tout à fait propriétaire. Il produit, échange et consomme d’une manière exclusivement privative, et ne conserve que de rares relations avec la communauté. Par l’effet d’un instinct irrésistible ou d’un préjugé fascinateur qui remonte aux temps les plus reculés de l’histoire, tout ouvrier aspire à entreprendre, tout compagnon veut passer maître, tout journalier rêve de mener train, comme autrefois tout roturier de devenir noble. Et remarquez, chose qui doit exciter votre impatience autant qu’elle m’étonne, que personne n’ignore le désavantage du morcellement, les charges du ménage, l’imperfection de la petite industrie, les dangers de l’isolement. La personnalité est plus forte que toutes les considérations ; l’égoïsme préfère les risques de la loterie à la sujétion de la communauté, et se rit des théorèmes de l’économie politique.

Au résumé, la communauté nous saisit à l’origine et s’impose fatalement à nous à l’égard des grandes puissances de a nature. Quant à son essence, la communauté répugne à la définition ; elle n’est pas la même chose que l’égalité ; elle ne tient nullement à la matière, et dépend tout entière du libre arbitre ; elle se distingue de l’association, et touche à l’égoïsme. A peine l’industrie commence à naître, et le travail produit ses premières ébauches, la personnalité entre en lutte avec la communauté, qui nous apparaît dès lors, sur le seuil domestique et jusqu’au lit conjugal, déjà imparfaite et décroissante. Plus tard, nous la trouvons incompatible avec une éducation libérale et vigoureuse ; enfin, elle décline rapidement dans les fonctions salariées, et disparait tout à fait dans le travail libre. Tout cela résulte de la nécessité des choses, autant que de la spontanéité de notre nature : les économistes l’avaient reconnu depuis longtemps.

« Est-il dans l’esprit de la société humaine, s’écrie avec infiniment de raison M. Dunoyer, de supprimer toute individualité, toute existence collective intermédiaire, et de ne laisser subsister qu’une grande existence générale, dans laquelle toutes les autres viennent nécessairement s’abîmer ? Comment concilier la liberté, qu’on prétend défendre pourtant, avec cette concentration violente ? comment même concilier avec cette concentration les progrès et l’unité qu’on se propose d’obtenir ? N’hésitons pas à le dire, s’il est des choses qui doivent être accomplies par la grande unité sociale ou nationale, il en est d’autres, en beaucoup plus grand nombre, qui doivent être faites par des unités collectives d’un ordre inférieur, par l’unité départementale, par l’unité communale, par l’unité des associations industrielles et commerciales, par les nombreuses unités de familles, et surtout par les unités isolées, par les innombrables unités individuelles. Il ne suffit pas qu’une grande nation, pour être vraiment grande et vraiment une, sache agir nationalement ; il faut aussi, et avant tout, que les hommes dont elle se compose soient actifs et expérimentés comme individus, comme familles, comme associations, comme communautés d’habitants, comme provinces. Plus ils ont acquis de valeur sous ces divers aspects, plus ils en ont comme corps de nation. »

J’engage le socialisme à méditer ces paroles, dans lesquelles y a plus de philosophie, plus de véritable science sociale, que dans tous les écrits des utopistes. Quant aux avantages spéciaux de la vie en commun, voici quelle paraît être, sur ce point, l’opinion générale.

A égalité de bien-être, si le travail, l’échange et la consommation s’effectuent dans une complète indépendance, la condition est jugée la meilleure possible ;

Si le travail est exécuté en commun, et que la consommation reste privée, la condition paraît déjà moitis bonne, mais encore supportable : c’est celle de la plupart des ouvriers et fonctionnaires subalternes ;

Si tout est rendu commun, travail, ménage, recette et dépense, la vie devient insipide, fatigante et odieuse.

Tel est le préjugé anticommuniste, préjugé qu’aucune éducation n’ébranle, qui se fortifie même par l’éducation, sans qu’on puisse découvrir comment cette éducation pourrait changer de principe ; préjugé, enfin, dont les communistes paraissent tout aussi imbus que les propriétaires. Comment expliquer, sans cela, leurs hésitations ? Qui donc les empêche de réaliser entre eux leur idée, et qu’est-ce qu’ils attendent ? Pour soumettre ma raison au principe communiste, je ne demande qu’une épreuve : qu’on me montre deux familles, maris, femmes, enfants, vivant ensemble confondus dans une parfaite communauté.

Mais le communisme ne s’entend pas lui-même : le communisme est encore à comprendre quel doit être son rôle dans le monde. L’humanité, comme un homme ivre, hésite et chancelle entre deux abîmes, d’un côté la propriété, de l’autre la communauté : la question est de savoir comment elle franchira ce défilé, où la tête est saisie de vertiges et les pieds se dérobent. Que répondent là-dessus les écrivains communistes ?


§ III. — Position du problème communiste.


Quelques disciples de M. Cabet, ayant entendu parler de l’existence ou de la possibilité d’une science sociale, écrivirent un jour à leur maître pour le prier d’exposer le dogme communautaire scientifiquement. Ils trouvaient que le roman d’Icarie, non plus que la Cité du soleil ou le Phalanstère, n’avait rien de scientifique. M. Cabet leur répondit par le Populaire de novembre 1844 :

« Mon priocipe, c^est la fraternité.
» Ma théorie, c’est la fraternité.
» Mon système, c’est la fraternité.
» Ma science, c’est la fraternité. »

M. Cabet commentait ensuite cette litanie : c’était touchant, c’était sublime.

La fraternité ! voilà donc, suivant M. Cabet, le fonds, la forme et la substance de l’enseignement communiste. Car, il est juste de le reconnaître. M. Cabet, comme Saint-Simon et Fourier, est chef d’école. Saint Paul, répondant aux juifs incrédules qui l’interrogeaient sur sa doctrine, leur disait avec une magnifique ironie : Je ne sais qu’une chose, c’est Jésus crucifié. M. Cabet parle comme saint Paul ; il dit à ses néophytes : Je ne sais qu’une chose, c’est la fraternité.

J’ignore si les citoyens qui s’étaient permis d’interroger ainsi à brûle-pourpoint M. Cabet ont été satisfaits de sa réponse ; mais je puis dire que leur question était au moins fort rationnelle. Ils sentaient, sans doute pour l’avoir appris de vous, mon cher Villegardelle, que « La possession individuelle a dans toute société son emploi plus ou moins limité, et que le droit d’user et môme d’abuser peut être toléré à l’égard des choses fongibles ou tout à fait personnelles à l’individu. » Ils demandaient donc, et fort sensément, ce semble, quelle est la ligne de démarcation qui sépare les choses communes de choses propres ou personnelles, et comment on doit procéder dans cette séparation. Car si, comme vous dites quelque part, « Le droit de possession exclusive a ses limites, qui du reste peuvent être plus resserrées qu’on ne croit généralement, sans gêner la liberté des individus, ou plutôt afin d’assurer la liberté du plus grand nombre ; » la communauté de possession a aussi ses limites, qui peuvent être également restreintes sans gêner la liberté du grand nombre, ou plutôt alin d’assurer la liberté de chacun. Quelle est donc la limite de la communauté et de la possession individuelle ? Voilà ce que demandaient à M. Cabet ses consultants.

Mais voilà précisément aussi à quoi M. Cabet ne pouvait répondre sans mentir à son principe et sans déserter son drapeau. Car, si la communauté est mêlée ou pénétrée de possession individuelle, si elle est limitée par la propriété, elle cesse d’être la communauté ; et l’on demande en vertu de quel principe s’opérera ce mélange ou cette pénétration, d’après quelle théorie on en fixera les proportions ou les doses. Aussi M. Cabet s’est-il montré profond diplomate en opposant aux curieux cette fin de non-recevoir : Mon principe, ma théorie, mon système, ma science, ma méthode, ma doctrine, etc., c’est la fraternité, M. Cabet n’avait rien à dire que cela ; et j’admire avec quelle puissance de coup d’œil, quel bonheur d’expression, il l’a trouvé du premier coup.

Or, à ce mot de fraternité, qui contient tant de choses, substituez, avec Platon, la république, qui de dit pas moins ; ou bien avec Fourier, l’attraction, qui dit encore plus ; ou bien avec M. Michelet, l’amour et l’instinct, qui comprennent tout ; ou bien avec d’autres, la solidarité, qui rallie tout ; ou bien enfin avec M. Louis Blanc, la grande force d’initiative de l’état, synonyme de la toute-puissance de Dieu : et vous verrez que toutes ces expressions sont parfaitement équivalentes, de sorte que M. Cabet, répondant du haut de son Populaire à la question qui lui est posée, Ma science, c’est la fraternité, a parlé pour tout le socialisme.

Nous prouverons, en effet, que toutes les utopies socialistes, sans exception, se réduisent à l’exposé si court, si catégorique et si explicite de M. Cabet, Ma science, etc., c’est la fraternité ; que quiconque oserait y ajouter un seul mot de commentaire tomberait aussitôt dans l’apostasie et l’hérésie ; ce qui veut dire que ni Platon, ni les gnostiques, ni les premiers Pères, ni les vaudois, ni Morus, ni Campanella, ni Babeuf, ni Owen, ni Saint-Simon, ni Fourier, ni leur continuateur M. Cabet, ne sont en mesure, à l’aide de leur principe, d’expliquer la société, bien moins encore de lui donner des lois.

Mais comment, parmi toutes ces expressions, fraternité, amour, attraction, etc., que nous prétendons être d’égale force, M. Cabet a-t-il préféré la première ?

Ceci mérite explication.


§ IV. — La communauté prend sa fin pour son commencement.


La première chose à laquelle doive travailler la communauté, aussi bien que la religion, c’est d’étouffer l’esprit de controverse, avec lequel aucune institution n’est sûre et définitive. Je conseille donc à M. Cabet, lorsqu’il aura reçu des mains du peuple les rênes de l’état, que tous les partis se seront fusionnés sous sa dictature paternelle, de changer de fond en comble le système d’éducation universitaire, ce système abominable, où les jeunes gens apprennent à devenir douteurs, questionneurs, argumenteurs, sans merci ni miséricorde.

On demande pourquoi M. Cabet, expliquant le principe social aux communistes de Nantes, n’a pas dit, par exemple : Mon principe, c’est l’attraction ; ma théorie, c’est l’attraction ; ou bien. Mon système, c’est l’amour, etc., etc. ; en un mot, pourquoi il a choisi la fraternité ?

Or, afin que M. Cabet ne s’imagine pas que je le veuille surprendre, et qu’il n’aille mal à propos faire du syncrétisme et répliquer : Mon système, c’est toutes ces choses à la fois, l’amour, l’attraction, l’instinct, la fraternité, etc. ; je vais prouver que la définition contenue dans le Populaire de novembre 1844 procédait d’une conception véritablement transcendante, qu’elle contenait à elle seule, non-seulement la science communautaire, mais toute la science socialiste, et que c’est avec infiniment de raison que M. Cabet a dit : Mon principe, mon système, ma science, c’est la fraternité.

Si, comme vous l’avez très-bien aperçu, mon cher Villegardelle, depuis les temps fabuleux la communauté a progressivement disparu des institutions humaines, il est démontré par ce fait que la communauté, soit qu’on l’étudie dans Platon, soit qu’on la préfère en Morus, dans la Basiliade ou en Icarie, est une forme qui ne se peut établir et conserver par elle-même, et qu’elle a besoin de quelque chose, comme qui dirait d’un principe, qui la fasse vivre. Cet ingrédient, ce ferment vivificateur, selon M. Cabet, est la fraternité. Mais comment est-ce que la fraternité engendre la communauté ? C’est ici qu’apparaît la science profonde du socialisme.

Si j’interroge les divers entrepreneurs de réformes sur les moyens dont ils se proposent de faire usage pour la réalisation de leurs utopies, tous vont me répondre, dans une synthèse unanime : Pour régénérer la société et organiser le travail, il faut remettre aux hommes qui possèdent la science de celle organisation, la fortune et l’autorité publique. Sur ce dogme essentiel, tout le monde est d’accord : il y a universalité d’opinions. Les interminables appels des sectes socialistes à la bourse de leurs chalands partent de cette idée. Mais, pour que les réformateurs, devenus maîtres des affaires, usent avec efficacité du pouvoir, il convient de donner à ce pouvoir une grande force d’initiative : système de M. Blanc. Or, à quelle condition le pouvoir acquiert-il sa plus grande force ? à la condition d’être constitué démocratiquement, ou en république : système de Platon, de Rousseau, du National, etc. La réforme politique est le préliminaire obligé de la réforme sociale. Mais pourquoi la démocratie plutôt que la monarchie constitutionnelle, plutôt qu’un sénat d’aristocrates ? parce que les hommes étant solidaires, il convient de les rendre politiquement et juridiquement égaux : système des Solidaires-Unis, institués, je crois, par M. Cherbuliez. D’où vient que les hommes sont solidaires ? de ce qu’ils vivent sous l’empire d’une loi commune, qui enchaîne l’un à l’autre leurs mouvements, l’attractum : système de Fourier. Quelle est cette attraction que nous ne connaissons que d’hier ? c’est précisément l’amour, c’est la charité, que nous connaissons depuis si longtemps : système de M. Michelet. Comment se fait-il que les hommes s’aiment et se haïssent, s’attirent et se repoussent les uns les autres, comme les pôles d’un aimant ? c’est que tous les hommes sont frères : système de M. Cabet.

La fraternité, tel est donc le fait primordial, le grand fait naturel et cosmique, physiologique et pathologique, politique et économique, auquel se rattache, comme l’effet à sa cause, la communauté. L’analogie des mots, telle est la méthode, la théorie, la dialectique du socialisme. Vous pouvez dire, mon cher Villegardelle, si les douze passions cardinales et la série de groupes contrastés y ajoutent quelque chose. On pourrait trouver peut-être, à cette série de mots vides, un plus grand nombre de moyens termes : ce qui est certain, c’est qu’elle aboutit toujours à la fraternité, laquelle nous est clairement manifestée par la différence des races humaines, principe et fondement de l’imité du genre. La fraternité ou la mort ! voilà ce que Robespierre aurait expliqué à la France, si les propriétaires de la Convention l’eussent laissé faire ; voilà ce que M. Cabet, héritier de ce grand homme, a lu en caractères flamboyants dans le livre des destinées. Nul, quoi que vous disiez, parmi les utopistes anciens et modernes, n’a pénétré plus avant les secrets de la science.

Comment donc, avec cette intelligence merveilleuse des causes premières, secondes et finales ; comment, avec cette habileté sans égale à enfiler des phrases, le socialisme n’a-t-il jamais abouti qu’à inquiéter le monde, sans pouvoir rendre les hommes ni meilleurs, ni plus heureux ? Car enfin, si l’économie politique a pu être jugée par ses œuvres, le socialisme court grand risque aujourd’hui d’être apprécié par son impuissance : il importe donc de nous rendre compte de la stérilité de l’utopie, comme nous avons fait des anomalies de la routine.

Pour quiconque a réfléchi sur le progrès de la sociabilité humaine, la fraternité effective, cette fraternité du cœur et de la raison, qui seule mérite les soins du législateur et l’attention du moraliste, et dont la fraternité de race n’est que l’expression charnelle ; cette fraternité, dis-je, n’est point, comme le croient les socialistes, le principe des perfectionnements de la société, la règle de ses évolutions ; elle en est le but et le fruit. La question n’est pas de savoir comment, étant frères d’esprit et de cœur, nous vivrons sans nous faire la guerre et nous entre-dévorer ; cette question n’en serait pas une ; mais comment, étant frères par la nature, nous le deviendrons encore par les sentiments ; comment nos intérêts, au lieu de nous diviser, nous réuniront. Voilà ce que le simple bon sens révèle à tout homme que l’utopie n’a pas rendu myope. Car, ainsi que nous l’avons démontré par le tableau des contradictions économiques, le développement des institutions civilisatrices ayant pour résultat inévitable de jeter le trouble dans les passions, d’enflammer chez les hommes l’appétit concupiscible et l’appétit irascible, et de faire de ces anges de Dieu autant de bêtes féroces, il arrive que de pauvres créatures, destinées au plaisir, à l’amour, se livrent de furieux combats, se font d’horribles blessures ; et ce n’est pas chose facile de poser entre elles les bases d’un traité de paix. Comment donc sera distribué le travail ? quelle est la loi d’échange ? quelle est la sanction de la justice ? où commence la possession exclusive, où finit-elle ? jusqu’où s’étend la communauté ? dans quelle proportion cet élément fait-il partie de l’organisme collectif, sous quelle forme et selon quelle loi ? comment, en un mot. deviendrons-nous frères ? Telle est à la fois la question préalable et le but final de la communauté.

Ainsi la fraternité, la solidarité, l’amour, l’égalité, etc., ne peuvent résulter que d’une conciliation des intérêts, c’est-à-dire d’une organisation du travail et d’une théorie de l’échange. La fraternité est le but, non le principe de la communauté, comme de toutes les formes d’association et de gouvernement ; et Platon, Cabet, et ceux qui à la suite de ces deux sommités du socialisme, au lieu de nous enseigner les lois de la production et de l’échange, nous demandent du pouvoir et de l’argent, débutant dans l’utopie par la fraternité, la solidarité et l’amour, tous ces gens-là, dis-je, prennent l’effet pour la cause, la conclusion pour le principe ; ils commencent, comme dit le proverbe, leur maison par les lucarnes. Car encore une fois qui empêche les socialistes de s’associer entre eux, si la fraternité suffit ? est-il besoin pour cela d’une permission du ministre, d’une loi des chambres ? Un si touchant spectacle édifierait le monde et ne compromettrait que l’utopie : ce dévouement serait-il au-dessus des courages communistes ?

Voilà, sans qu’ils fussent en état de s’en rendre compte, ce que sentaient au fond du cœur les citoyens qui se hasardèrent à interpeller M. Cabet. Mais ce fut aussi avec une grande supériorité de tactique que le maître leur répondit : Mon principe, c’est la fraternité ; parce que, sans ce renversement, il n’y avait plus de communisme. M. Cabet était sûr qu’après ce coup décisif on ne lui demanderait point quel était le principe de la fraternité, puisque c’eût été se jeter dans une suite de questions à l’infini, et qu’il fallait en finir.


§ V. — La communauté est incompatible avec la famille, image et prototype de la communauté.


Nous avons dit l’origine de la communauté, comment elle se manifeste dans la civilisation, quel problème lui est donné à résoudre, et de quelle dialectique elle sait faire usage. Nous allons présentement la montrer à l’œuvre, à l’exposition de son utopie.

Il est prouvé, d’une part, que comme la communauté de certaines choses est physiquement nécessaire, de même la communauté de certaines autres est physiquement impossible. Il est avéré, d’ailleurs, que l’envahissement de la propriété et le maintien des institutions communistes, en trèspetit nombre, qui survécurent à la sauvagerie primitive, ont été le résultat de certaines dispositions d’esprit et de tempérament, comme aussi de certaines nécessités économiques, dans lesquelles la spéculation n’est entrée absolument pour rien. Ce n’est qu’après plusieurs siècles d’expérience et de mûres réflexions que l’antagonisme de la propriété et de la communauté se détermina d’une manière précise, et que l’on vit certains hommes, s’élevant au-dessus des considérations vulgaires, et foulant aux pieds, ceux-ci l’esprit qui avait suscité les institutions nouvelles, ceux-là les réminiscences de l’âge d’or, commencer à combattre systématiquement l’une ou l’autre tendance, et prétendre, les premiers, qu’il fallait ramener à la communauté tout ce qui en était sorti ; les seconds, qu’il fallait continuer à approprier tout ce qui pouvait être approprié. De là, deux utopies contradictoires, celle de la communauté, qui fuyait toujours, et celle de la propriété, qui grandissait sans cesse. Jamais la propriété ne fut ce qu’elle aspirait à devenir, entière et absolue ; jamais aussi la communauté ne fut complète : et le vrai communiste, comme le vrai propriétaire, est un être de raison.

Assurément je suis favorable au communisme, lorsque je lui suppose le désir de pousser son principe, dans l’application, jusqu’aux limites du possible : mais cela ne suffit point à une raison sévère. Qu’est-ce que le possible ? qui le déterminera, entre la communauté qui oblige et la personnalité qui oblige en môme temps ? Qui me prouvera que je doive, en aucun cas, céder à l’une plutôt qu’à l’autre, et comment le prouvera-t-il ? Si communiste que je sois, ne me faut-il pas toujours un principe pour reconnaître quelles sont les choses dont l’appropriation ou la communauté répugne ? Dès lors, n’est-il pas vrai que la communauté n’est rien par elle-même, non plus que la propriété, puisqu’elle a besoin d’un principe qui la constitue et la détermine ?

Venons aux faits. Je commence par celui de tous que l’opinion générale s’accorde à regarder comme l’écueil de la communauté, la famille.

Un journal communiste, l’Humanitaire, s’était prononcé nettement pour la communauté des femmes. M. Cabet déclara qu’il maintenait provisoirement le mariage et la famille, réservant, sans la repousser ni l’admettre, la question de communauté. M. Pecqueur de son côté se prononce sans arrière-pensée pour la monogamie ; et je vous crois trop médiocre compagnon, mon cher Villegardelle, in venerem segnis nocturnaque bella, pour supposer que vous exigiez rien de plus. N’ai-je pas droit de m’étonner de ce désaccord ? M. Pecqueur, sur l’article mariage, est moins communiste que M. Cabet, qui l’est moins que l’Humanitaire, qui est certainement le plus logicien de tous. Qui faut-il que je croie ? Si je ne consulte que le raisonnement, plus un certain appétit glouton très-prononcé parmi les socialistes, je suis avec l’Humanitaire contre la famille et le mariage. Si je réfléchis que la promiscuité des sexes détruit l’amour, je suis contraint d’admettre en sa faveur une exception qui en entraîne mille autres. Me voilà désorienté, livré sans défense à l’arbitraire. Quoi ! les communistes ne se peuvent déjà réunir en une idée commune ! Ils sont, comme nos représentants politiques, divisés en modérés et en ultras ! Il y a parmi eux une gauche, une droite, et des doctrinaires ! Qui donc est le Guizot de la communauté ?

Les communistes les plus raisonnables, les plus pratiques, par conséquent les moins avancés, et vous, mon cher Villegardelle, êtes de ce nombre, croient se tirer d’affaire sur la question matrimoniale en observant que la communauté tombe sur les choses, non sur les personnes. Omnia communia, dites-vous après Carpocrate, non omnes communes.

Il faut avouer que Platon, votre grand révélateur, et les gnostiques, et les manichéens, et les saint-simoniens, et Fourier, qui crurent possible d’assaisonner d’un peu de variété la monotonie du mariage, furent de pauvres raisonneurs, s’ils oublièrent à ce point l’inviolabilité du moi. Mais, pensaient-ils, faire l’amour est un bien, le plus grand des biens pour beaucoup de gens ; et là gît précisément la difficulté. Car si je dois respect à la personne de la femme, comment peut-elle me refuser la communauté de la chose ? ne suis-je pas son frère ? n’est-elle plus ma sœur ?…

Considérez, je vous prie, l’importance pour moi d’une solution, et réfléchissez aux conséquences, car je vous les promets inflexibles. Comment la communauté sera-t-elle appliquée en matière d’amour, et quelle sera, sur les rapports des sexes, la loi des convenances ? Pourra-t-il, en aucun cas, y avoir crime ou délit, et pourquoi ? Un homme, chez les premiers chrétiens, passant pour avoir épousé une jolie femme qu’il ne conduisait point à l’église, fut accusé d’égoïsme. Il s’excusa, et confondit les calomniateurs, en mettant sa femme à la discrétion de la communauté. Or, si la communauté pouvait contraindre le mari, elle pouvait contraindre aussi la femme : le premier venu pouvait même, en l’absence de la communauté, exiger de cette femme le devoir… fraternel, et, à son refus, se faire justice de ses propres mains. Dans le communisme peut-il jamais y avoir viol, séduction, inceste ou adultère ? Songez encore une fois que sur tout cela il me faut la preuve, et la preuve de la preuve.

’Si vous embrassez dans sa plénitude le principe platonique, et que vous vous déclariez pour l’entière communauté des sexes, vous voilà contraint de rendre obligatoire la chose du monde la plus libre, l’amour, et de remplacer la prostitution par le viol. Où est alors la fraternité, l’urbanité, l’affection mutuelle ?

Si vous réservez que le consentement des personnes devra précéder toujours la jouissance, la communauté n’est plus que facultative : nous tombons dans les préférences, la vénalité, l’accaparement. Polygamie pour les uns, agamie pour les autres, trahison pour tous : c’est le régime actuel, canonisé sous un autre nom par Fourier. Les sectes socialistes qui admettent la communauté facultative des sexes sont encore les mêmes qui, copiant la civilisation, maintiennent le droit du talent et du capital, ou en dernière analyse, le droit de la force. Inégalité dans le partage des biens, inégalité dans le partage des amours : voilà ce que veulent ces réformateurs hypocrites, à qui la justice, la raison, la science ne sont rien, pourvu qu’ils commandent aux autres et qu’ils jouissent. Ce sont, on tout, des partisans déguisés de la propriété : ils commencent par prêcher le communisme, puis ils confisquent la communauté au profit de leur ventre.

Enfin, si vous maintenez l’inviolabilité du mariage, vous créez par cela seul, au sein de la grande communauté, une communauté nouvelle, imperium in imperio ; vous intronisez la famille, et comme attributs inséparables de la famille, le ménage, la propriété, l’hérédité, toute une série d’incompatibilités et de contradictions.

La communauté, dites-vous, tombe sur les choses, non sur les personnes. C’est là, permettez que je le dise, un tour d’escamotage. La communauté ou communion des personnes a lieu par l’intermédiaire des choses : à moins que les hommes ne se mangent, la communauté s’établit entre eux par l’usage des mêmes objets. Ainsi la communauté de ma chambre, de mon lit, de mes vêtements, obtenue malgré ma volonté, rend ma personne commune, c’est-à-dire, dans le langage de la Bible, la souille et l’opprime. Il en est de même de tout ce qui tient à mon travail, à mes affections, à mes plaisirs. Je suis d’autant plus pur, plus libre, plus inviolé, que je suis avec mes semblables en communauté plus éloignée, comme, par exemple, en communauté de soleil, en communauté de pays ou de langue. Au contraire, je me sens d’autant plus profane et moins digne, qu’ils sont avec moi en communauté plus prochaine, comme à la manière de Platon. En amour, observez-vous, le consentement réciproque est nécessaire : c’est sur ce principe qu’est fondée la communauté des époux. Or, si cette femme, qui est mienne, se communique, même volontairement, à un autre ; si, dans le temps qu’elle se prostitue, elle partage ma couche et dort sur mon sein, n’est-il pas vrai qu’elle me prostitue et me déshonore ? Fœda lupanaria tulit ad pulvinar odorem ! Rien que la mort de la coupable ne peut me venger d’un tel affront, et si la communauté l’autorise, je m’insurge contre la communauté. L’haleine de l’homme, dit le comte de Maistre, est mortelle à son semblable, au physique et au moral ; la communauté des femmes est l’organisation de la peste. Loin de moi, communistes ! votre présence m’est une puanteur, et votre vue me dégoûte.

Passons vite sur les constitutions des saint-simoniens, fouriéristes, et autres prostitués se faisant forts d’accorder l’amour libre avec la pudeur, la délicatesse, la spiritualité la plus pure. Triste illusion d’un socialisme abject, dernier rêve de la crapule en délire. Donnez, par l’inconstance, l’essor à la passion : aussitôt la chair tyrannise l’esprit ; les amants ne sont plus l’un à l’autre qu’instruments de plaisir : à la fusion des cœurs succède le prurit des sens, et pour toute volupté, une friction. Il n’est pas besoin, pour juger ces choses-là, d’avoir passé comme Saint-Simon par les étamines de la Vénus populaire.

Ou point de communauté, ou point de famille, partant point d’amour : il faut en revenir là.

Avec la famille, que tout nous montre comme l’élément organique des sociétés, la personnalité de l’homme prend son caractère définitif, acquiert toute son énergie, et tourne de plus en plus à l’égoïsme. Ce n’est pas l’exemple isolé d’un Régulus, ou de quelque fou s’intitulant apôtre et abandonnant à la charité publique ses enfants et sa femme, qui diminuera l’autorité du fait. L’homme qui fait souche devient aussitôt, par la paternité même, concentré et féroce : il est ennemi de l’univers ; ses semblables lui paraissent tous étrangers, hostes. Le mariage et la paternité, qui semblaient devoir augmenter en l’homme l’affection du prochain, ne font qu’animer sa jalousie, sa méfiance et sa haine. Le père de famille est plus âpre au gain, plus impitoyable, plus insociable que le célibataire : pareil à ces dévots qui, à force d’aimer Dieu, en viennent à détester les hommes. C’est qu’il n’y avait pas trop de cette énergie de vouloir et d’égoïsme chez le père de famille pour protéger l’enfance de ceux qui devaient lui succéder un jour, et continuer après lui la série des générations. Un jour ne suffit pas pour former un homme : il faut des années, de pénibles travaux, de longues épargnes. L’homme est en lutte pour sa subsistance avec la nature, et pour l’avenir de ses enfants avec la société tout entière. La communauté, dites-vous, détruira cet antogonisme. Comment y parviendrait-elle, si elle ne sait jamais que détruire la famille, et par conséquent l’espèce, ou tolérer la famille, le dissolvant de la communauté ?

Le caractère anticommuniste, j’ai presque dit antisocial de la famille, se montre dans toute sa naïveté chez les enfants et les femmes. J’ai vu les fils du propriétaire dédaigner les jeux de leur âge et se condamner au séquestre, plutôt que d’avoir rien de commun avec les petits de l’ouvrier, comme si le soleil qui éclaire le manœuvre ternissait l’éclat des nobles races. Quant aux femmes, c’est une vérité vulgaire qu’elles n’aspirent à se marier que pour devenir souveraines d’un petit état qu’elles appellent leur ménage. Otez à la femme son ménage, objet de son administration pacifique, point de départ de ses excursions conquérantes ; dès ce moment elle n’a plus de raison de vous rester fidèle, elle cesse de vous appartenir. Le mariage, ayant perdu son attribut extérieur, devient pour la femme une abstraction, un lien fortuit, qui, ne s’appuyant sur rien de réel, se dissoudra au premier dégoût. La communauté, bonne tout au plus pour les prostituées et les religieuses, est antipathique à la mère de famille. Entre la ménagère commune et la courtisane, la différence n’est que dans l’expression : le même mot, dans l’antiquité, servait à les désigner l’une et l’autre[14].

En Icarie (c’est avec un plaisir toujours nouveau que je reviens à M. Cabet), chaque maison, ayant cour et jardin, est occupée par une famille. Voici donc, d’un trait de plume, trois exceptions à la règle : 1° séparation de la famille, 2° séparation du domicile, 3° séparation du ménage. Ce n’est pas tout. Sur quatre repas que M. Cabet fait faire aux Icariens (Fourier en promettait sept !), deux se prennent à l’atelier, ce sont le coup du matin et le déjeuner ; le troisième a lieu en commun au restaurant de la république ; le quatrième, collation du soir, se fait en famille. Pourquoi cette distinction ? pourquoi des repas de confrérie, des repas civiques, et des repas domestiques ? Pourquoi ne pas manger toujours en commun, ou toujours en particulier ?

Vous décidez-vous pour la consommation privée ? Comme l’agrément du ménage tient surtout au talent de la femme, et que l’art de jouir n’est guère moins difficile que celui de produire, tel qui possédera une ménagère excellente trouvera chez lui, à égalité de revenu, le double de bien-être et d’agrément. Les conditions ne seront donc plus égales : cela sera-t-il juste ? Si vous êtes pour l’affirmative, je vous demande alors pourquoi vous n’appliquerez pas au travail la même règle qu’à la consommation, puisque après tout consommation et production sont même chose ; pourquoi, en un mot, le bien-être de chacun ne serait pas en raison de sa diligence à produire, comme de son habileté à jouir ?

Mais cette conséquence d’une exception si imprudemment faite serait l’abolition de la communauté même. Donc il faut rentrer dans la règle, et, pour conserver la vie commune, proscrire la vie privée ?... Mais je vous rappelle qu’alors la communauté passe des choses aux personnes ; qu’avec ce système de nivellement tout le monde devient esclave et impur ; et je vois s’élever contre vous un ennemi terrible, la liberté ! Quoi ! nous aurons supprimé les douanes, les octrois et toutes les barrières ; brûlé les titres de propriété, renversé les clôtures, arraché les bornes des héritages, détruit tout ce qui gênait la liberté : et nous ne pourrons nous réunir pour travailler, causer ou boire, au nombre de moins de vingt personnes, ailleurs qu’à l’hôtel de la république, sous l’œil des sergents de ville de la république ! Oh ! je souhaite de vous voir bientôt dictateur, patriarche même, si vous voulez : mais je vous défie de mettre votre théorie à exécution.

Que servirait de dire : La communauté, ou le socialisme, n’est pas responsable des erreurs de M. Cabet ; s’il est démontré que tous ceux qui parlent autrement que lui raisonnent cependant toujours comme lui ? Au phalanstère, par exemple, le travail s’accomplit en commun, en dehors de l’initiative individuelle, puisqu’au lieu de propriétaires il n’y a plus que des actionnaires, au lieu d’entrepreneurs de simples exécutants, au lieu de chantres des choristes. L’habitation est commune, le ménage commun, les repas communs, nonobstant la tolérance des cabinets particuliers ; le mariage demeure facultatif, exposé à tous les accidents du parjure et de l’inconstance. D’autres utopistes détruisent les villes, isolent les familles sur la terre comme les ascètes de la Thébaïde, affectent à chaque ménage un petit domaine qu’il cultive et dont il doit rendre compte. D’autres encore préfèrent entasser la population dans de vastes capitales, d’où les escouades de travailleurs s’élancent avec la locomotive sur tous les points du territoire. Tout cela, plus ou moins raisonné, plus ou moins communiste et social, n’a pas droit de nous occuper : il est clair que la méthode, la science, n’y entre absolument pour rien.

A quel degré d’abaissement intellectuel faut-il que nous soyons parvenus, pour que la critique se croie obligée, en l’an 1846, de remuer tout ce fumier ! Mais, patience ! Ces misères sont la vermine dont la société se purifie aux flammes de la controverse. Si le camphre, la salsepareille, le mercure, devenus par l’art du pharmacien les agents les plus précieux de la santé publique, honorent à jamais le génie médical ; la critique des erreurs humaines, l’art de guérir les gangrènes intellectuelles, peut avoir aussi sa valeur, si absurde que soit du reste le préjugé, si dégoûtante que se produise l’utopie.


§ VI. — La communauté est impossible sans une loi de répartition, et elle périt par la répartition.


Avec la communauté périt donc la famille ; et avec la famille disparaissent les noms d’époux et d’épouse, de pères et de mères, de fils et de filles, de frères et de sœurs : les idées de parenté et d’alliance, de société et de domesticité, de vie publique et de vie privée, s’effacent ; tout un ordre de relations et de faits s’évanouit. Le socialisme, de quelque façon qu’il s’exprime, aboutit facilement à cette simplicité ! Étrange théorie, qui, au lieu d’expliquer les idées, de déterminer les rapports, de formuler les droits, principes des obligations, les abroge ! Le communisme, ce n’est pas la science, c’est l’annihilation !

Le savant auteur d’Icarie accorde, pour certains cas, la permission de manger chez soi, en famille, le dîner servi par les fourgons et sommeliers de la république.

Pourquoi, demanderai-je encore, ne pas permettre à chaque ménage de cuire ses aliments, au lieu de les lui envoyer tout préparés de l’officine commune ? La communauté tient-elle à la chair cuite ou à la chair crue ? au pâté chaud ou au pâté froid ? Ou bien serait-ce quelque motif d’économie ? En ce cas, dirai-je au législateur : Faites mon décompte, et donnez-moi, en nature et à mon choix, valeur égale à celle de mon repas. Qu’y aurait-il à redire ?

Nous voici donc revenus aux comptes-courants, à la nécessité d’une règle de répartition et d’évaluation des produits, ce qui veut dire à la dissolution de la communauté. Car tout compte courant se balance par doit et avoir, en autres termes par tien et mien ; toute répartition est synonyme d’individualisme. Say avait raison de dire que les richesses naturelles qui restaient communes n’étaient pas distribuées, dans le sens économique du mot ; et que s’il en était de même de tous les produits de la nature et du travail, la valeur vénale serait nulle, les conséquences qui en découlent disparaîtraient avec elle, il n’y aurait plus d’économie politique. Aussi les économistes ne répartissent point ; leur science ne va pas jusque-là : ils rationnent. C’est une nouvelle catégorie de la science sociale qu’ils abolissent : valeur, échange, égalité, justice, achats et ventes, commerce, circulation, crédit, etc., etc. Le communisme, pour subsister, supprime tant de mots, tant d’idées, tant de faits, que les sujets formés par ses soins n’auront plus besoin de parler, de penser ni d’agir : ce seront des huîtres attachées côte à côte, sans activité ni sentiment, sur le rocher… de la fraternité. Quelle philosophie intelligente et progressive que le communisme !

Pourtant, dans une communauté bien ordonnée, on devra connaître avec exactitude, et pour toute espèce de produit, les besoins de la consommation et les limites de la production. La proportionnalité des valeurs est la condition suprême de la richesse, autant pour les sociétés communistes que pour les sociétés fondées sur la propriété ; et si l’homme refuse de tenir ses comptes, la fatalité comptera pour lui, et ne laissera passer aucune erreur. Chaque corporation industrielle devra donc fournir un contingent proportionné à son personnel et à ses moyens, et déduction faite des sinistres et avaries : réciproquement chaque manufacture et corps d’état recevra des autres foyers de production ses fournitures de tout genre, calculées au prorata de ses besoins. Telle est la condition sine quâ non du travail et de l’équilibre : c’est, aurait dit Kant, l’impératif catégorique, le commandement absolu de la valeur.

Ainsi nous aurons à établir, au moins pour les ateliers, corporations, villes et provinces, une comptabilité. Pourquoi cette comptabilité, expression pure de la justice, ne s’appliquerait-elle pas aux individus aussi bien qu’aux masses ? Pourquoi la répartition, commencée aux grands corps de l’état, ne descendrait-elle pas aux personnes ? Est-ce que les travailleurs ont entre eux moins besoin de justice que la société ? Pourquoi s’arrêter dans la détermination du droit, alors que, pour rendre cette détermination complète, il ne reste plus à faire qu’une sous-division ? La raison de cet arbitraire, s’il vous plaît ? C’est, je répondrai pour vous, car vous n’oseriez pas l’avouer, c’est qu’avec une pareille comptabilité tout le monde étant libre, il n’y aurait plus de communauté. Qu’est-ce en effet qu’une communauté où le travail individuel s’apprécie, et la consommation par tête se compte ? Ainsi la communauté, comme toute société de commerce, ne peut se dispenser d’avoir des livres ; mais elle n’ouvre de comptes qu’aux corporations, elle n’en a pas pour les personnes. Un peu de justice lui est nécessaire, beaucoup de justice lui est funeste. La république fera ses inventaires ; ce sera un crime contre la sûreté de l’état de dresser le bilan d’un citoyen ! La nation et les provinces feront leurs échanges selon les lois absolues de la valeur : mais quiconque essaierait d’appliquer à lui-même et aux autres le même principe, serait considéré comme faux monnayeur et puni de mort. En personnifiant en lui la justice sociale, il aurait aboli la communauté !

Mais que dis-je ? le socialisme ne compte pas, il se refuse à compter. Ni plus ni moins que l’économie politique, il affirme l’incommensurabilité de la valeur. Sans cela, il comprendrait que ce qu’il poursuit à travers ses utopies est donné par la loi d’échange ; il chercherait la formule de cette loi ; et comme la théologie après qu’elle a découvert le sens de ses mythes, comme la philosophie après qu’elle a construit sa logique, le socialisme ayant trouvé la loi de la valeur, se connaîtrait lui-même et cesserait d’exister. Le problème de la répartition n’a été jusqu’à présent abordé de front par aucun écrivain socialiste : la preuve, c’est que tous ont conclu, comme les économistes, contre la possibilité d’une règle de répartition. Les uns ont adopté pour devise, A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ; mais se sont bien gardés de dire ni quelle était, selon eux, la mesure de la capacité, ni quelle était la mesure du travail. Les autres ont ajouté au travail et à la capacité un nouvel élément d’évaluation, le capital, autrement dit le monopole ; et ils ont prouvé une fois de plus qu’ils n’étaient que de vils plagiaires de la civilisation, bien qu’ils se fissent le plus remarquer par leurs prétentions à l’imprévu. Enfin, il s’est formé une troisième opinion qui, pour échapper à ces transactions arbitraires, substitue à la répartition la ration, et prend pour épigraphe : A chacun selon ses besoins, dans la mesure des ressources sociales. Par là, le travail, le capital et le talent se trouvent éliminés de la science ; du même coup, la hiérarchie industrielle et la concurrence sont supprimées ; puis la distinction des travailleurs en productifs et improductifs, tout le monde étant fonctionnaire public, s’évanouit ; la monnaie est définitivement proscrite, et avec elle tout signe représentatif de la valeur ; le crédit, la circulation, la balance du commerce, ne sont plus que des mots dépourvus de sens sous ce règne de la fraternité universelle ! Et je connais des gens, d’un véritable mérite, qui se sont laissés prendre à cette simplicité du néant !…

Vous l’avez dit, mon cher Villegardelle, la communauté est le terme fatal du socialisme ! Et c’est pour cela que le socialisme n’est rien, n’a jamais rien été, no sera jamais rien ; car la communauté, c’est la négation dans la nature et dans l’esprit, la négation au passé, au présent et au futur.


§ VII.— La communauté est impossible sans une loi d’organisation, et elle périt par l’organisation.


Rien de plus aisé à faire qu’un plan de communisme.

La république est maîtresse de tout : elle distribue ses hommes, défriche, laboure, construit des magasins, des caves et des laboratoires ; bâtit des palais, des ateliers, des écoles ; fabrique toutes les choses nécessaires au vêtement, à la nourriture, au logement ; donne l’instruction et le spectacle, le tout gratis, à ce qu’on croit, et dans la mesure de ses ressources. Chacun est ouvrier national, et travaille au compte de l’état, qui ne paie personne, mais qui prend soin de tout le monde, comme un père de famille fait de ses enfants. Telle est à peu près l’utopie de cet excellent M. Cabet, utopie renouvelée, avec de légères modificalions, des rêveurs grecs, égyptiens, syriaques, hindous, latins, anglais, français, américains ; reproduite avec des variantes par M. Pecqueur, et vers laquelle gravite malgré lui, mais non pas tout à fait à son insu, le représentant de notre jeune démocratie, M. Louis Blanc. Simple et péremptoire, on ne peut nier que ce mécanisme n’ait au moins l’avantage d’être à la portée de tout le monde. Aussi l’on s’aperçoit, en lisant les auteurs, qu’ils n’attendent de controverse que sur les heures de travail, le choix des costumes et autres détails de fantaisie, qui ne font, ajoutent-ils, rien au système.

Mais ce système, si simple au dire des utopistes, devient tout à coup d’une inextricable complication, si l’on réfléchit que l’homme est un être libre, réfractaire à la police et à la communauté, et que toute organisation qui fait violence à la liberté individuelle, périra par la liberté individuelle. Aussi voit-on, dans les utopies socialistes, l’appropriation revenir toujours, et, sans respect pour la fraternité, troubler l’ordre communautaire.

On a vu M. Cabet permettre, le soir, la collation en famille. À cette concession M. Cabet en ajoute une autre : le dimanche tout le monde est libre ! Chacun dîne où il veut, chez soi, au restaurant ou à la campagne, ad libitum. Comme une bonne et indulgente mère, le législateur d’Icarie a senti la nécessité de se relâcher de temps à autre de la rigueur communiste : il a voulu rappeler aux citoyens qu’ils n’étaient pas seulement des frères, qu’ils étaient aussi des personnes. Le dimanche il leur donne la liberté !

M. Cabet fait plus : à l’égard de l’agriculture, il réhabilite la petite exploitation, j’ai presque dit la petite propriété. En Icarie, l’agriculteur, fermier de la république, habite seul avec sa femme et ses enfants dans sa maisonnette et son coin de terre. Je sais que bon nombre de communistes réprouvent ce système, sur lequel les économistes ne sont pas non plus d’accord. Mais je soutiens que si M. Cabet est hérétique, tous ses détracteurs le sont aussi ; car vous n’admettrez pas qu’il y entre eux différence de principe, si je prouve qu’il existe seulement différence de forme. Prouvons donc, pour couper court, que toute organisation, communiste ou autre, implique nécessairement liberté et individualité du travail, de même que toute répartition implique proportionnalité et individualité de salaire, ce qui aboutit toujours à l’impossibilité de la communauté.

Le premier et le plus puissant ressort de l’organisation industrielle est la séparation des industries, autrement dite division du travail. La nature, par la différence des climats, a préludé à cette division et en a déterminé à priori toutes les conséquences ; le génie humain a fait le reste. Ainsi l’humanité ne satisfait à ses besoins généraux qu’en appliquant cette grande loi de division, de laquelle naît la circulation et l’échange. De plus, c’est de cette division primordiale que les différents peuples reçoivent leur originalité et leur caractère. La physionomie des races n’est point, comme on le pourrait croire, un trait indélébile conservé par la génération : c’est une empreinte de la nature, capable seulement de disparaître par l’effet de l’émigration et le changement des habitudes. La division du travail n’agit donc pas simplement comme organe de production, elle exerce une influence essentielle sur l’esprit et le corps ; elle est la forme de notre éducation autant que de notre travail. Sous tous ces rapports on peut dire qu’elle est créatrice de l’homme aussi bien que de la richesse, qu’elle est nécessaire à l’individu autant qu’à la société, et qu’à l’égard du premier, comme de la seconde, la division du travail doit être appliquée avec toute la puissance et l’intensité dont elle est susceptible.

Mais, appliquer la loi de division, c’est fomenter l’individualisme, c’est provoquer la dissolution de la communauté : il est impossible d’échapper à cette conséquence. En effet, puisque dans une communauté bien dirigée la quantité de travail à fournir par chaque industrie est connue, et le nombre des travailleurs également connu ; que d’ailleurs le travail n’est exigé de chacun que comme condition de salaire et garantie vis-à-vis de tous, quelle raison aurait la communauté de résister à une loi de nature, d’en restreindre l’action, d’en empêcher l’effet ? Et qu’aurait-on à répondre au citoyen qui viendrait faire cette proposition au gouvernement :

« La somme des services à fournir par le groupe dont je fais partie est 1,000 ;

» Le nombre des jours de travail pour l’année 300 ;

» Nous sommes 50 compagnons :

» Je prends l’engagement, et je prouve par le mémoire ci-annexé que ma proposition ne peut qu’être avantageuse, en toute manière, à la république ; je m’engage, dis-je, sous caution de la part qui me revient dans la consommation générale, à fournir jour par jour, mois par mois, année par année, à la convenance du gouvernement, la fraction, augmentée d’un dixième, du travail collectif qui peut m’être assignée, et je demande en retour à devenir libre, à mes risques et périls, et à travailler seul. »

Ce citoyen, venant demander l’émancipation du travail et s’obligeant à payer la dîme de la liberté, serait-il déclaré suspect ? La liberté individuelle devrait-elle être proscrite au nom de la liberté générale, laquelle se compose de la somme des libertés individuelles ? Quel serait le motif de cette proscription ? Liberté, charme de mon existence, sans qui le travail est torture, et la vie une longue mort ! c’est pour loi que l’humanité combat dès l’origine, c’est pour ton règne que nous sommes en travail de cette nouvelle et grande révolution. Ne serais-tu donc que la mort de la conscience sous le despotisme de la société ; et, par peur de te perdre, faudra-t-il chaque jour que je t’immole ?

Dira-t-on que la liberté du travail ne se peut accorder, parce qu’elle implique l’appropriation, et avec l’appropriation, le monopole, l’usure, la propriété, l’exploitation de l’homme par l’homme ? — Je réplique aussitôt que si la liberté engendre ces abus, c’est faute d’une loi d’échange, faute d’une constitution de la valeur et d’une théorie de répartition qui maintienne entre les consommateurs l’égalité, entre les fonctions l’équilibre. Or, qui est-ce qui s’oppose ici à la répartition ? qui est-ce qui repousse de toutes ses forces la théorie de la valeur et la loi de l’échange ? le communisme. En sorte que le communisme repoussse la liberté du travail, parce qu’il lui faudrait une loi de répartition, et rejette ensuite la répartition, afin de conserver la communauté du travail : quel galimatias !

Organisation du travail, division ou liberté du travail, séparation des industries ; tous ces termes sont synonymes. Or la communauté périt par la séparation des industries ; donc la communauté est essentiellement organique, elle ne peut exister, elle ne renaîtra sur la terre que par la désorganisation. Car comment concevoir une séparation des industries qui ne sépare pas les industrieux, une division du travail qui ne dise pas les intérêts ? Comment sans responsabilité, et par conséquent sans liberté individuelle, assurer l’efficacité du travail et la fidélité du rendement ? Le travail, dites-vous, sera divisé ; le produit seul sera commun. — Cercle vicieux, pétition de principe, logomachie, absurdité. J’ai prouvé tout à l’heure que le travail ne pouvait être divisé sans que la consommation le fût, en autres termes que la loi de division impliquait une loi de répartition, et que cette répartition, précédant par doit et avoir, synonymes de tien et de mien, était destructive de la communauté. Ainsi l’individualisme existe fatalement au sein de la communauté, dans la distribution des produits et dans la division du travail : quoi qu’elle fasse, la communauté est condamnée à périr ; elle n’a que le choix d’abdiquer entre les mains de la justice en résolvant le problème de la valeur, ou de créer, sous le couvert de la fraternité, le despotisme du nombre à la place du despotisme de la force.

Tout ce que le socialisme a jamais débité, depuis le meurtre d’Abel jusqu’aux fusillades de Rive-de-Gier, sur ce grand problème de l’organisation, n’a été qu’un cri de désespoir et d’impuissance, pour ne pas dire une déclamation de charlatan. Personne, aujourd’hui plus qu’hier, ni dans le socialisme, ni dans le parti propriétaire, n’a résolu les contradictions de l’économie sociale ; et tous ces apôtres d’organisation et de réforme, je ne fais que rapporter ici ce dont nous sommes mille fois convenus ensemble, mon cher Villegardelle, sont des exploiteurs de la crédulité publique, escomptant, au nom de la science à venir, le bénéfice d’une vérité vieille comme le monde, et dont ils ne savent pas même articuler le nom.

Le producteur sera-t-il libre ou non dans son travail ? A cette question si simple, le socialisme n’ose répondre : de quelque côté qu’il se tourne, il est perdu. La division du travail est enchaînée d’un lien indissoluble à la répartition mathématique des produits, la liberté du producteur à l’indépendance du consommateur. Otez la division du travail, la proportionnalité des valeurs, l’égalité des fortunes ; et le globe, capable de nourrir dix milliards d’hommes riches et forts, suffit à peine à quelques millions de sauvages ; ôtez la liberté, et l’homme n’est qu’un misérable forçat, traînant jusqu’au tombeau la chaîne de ses espérances trompées ; ôtez l’individualisme des existences, et vous faites de l’humanité un grand polypier.

Mais affirmez la division du travail, et la communauté disparaît avec l’uniformité ; affirmez la liberté, et les mystères de la police tombent avec la religion de l’état ; affirmez l’organisation, et la communauté des biens, dont l’inévitable conséquence est la communauté des personnes, n’est plus qu’un hideux cauchemar.

La communauté avec la division du travail, la communauté avec la liberté, la communauté avec l’organisation, grand Dieu ! c’est le chaos avec les attributs de la lumière, de la vie et de l’intelligence. Et vous demandez pourquoi je ne suis pas communiste ! Consultez, s’il vous plaît, le dictionnaire des antonymes, et vous saurez pourquoi je ne suis pas communiste.


§ VIII. — La communauté est impossible sans la justice, et elle périt par la justice.


Le non-moi, disait un philosophe, est le moi qui s’objective, qui s’oppose à lui-même et qui se prend pour autre ; le sujet et l’objet sont identiques, A égale A.

Ce principe, qui sert de base à tout un système de philosophie, et que dans la spéculation l’on peut encore regarder comme vrai, est aussi le point de départ de la science économique, le premier axiôme de la justice distributive. Dans cet ordre d’idées, A égale A, c’est-à-dire le travail réalisé est mathématiquement égal au travail pensé ; conséquemment le salaire de l’ouvrier est égal à son produit, la consommation égale à la production. Cela est vrai de l’individu qui échange avec d'autres producteurs, comme du travailleur collectif qui n’échange qu’avec lui-même, comme de l’homme séquestré de ses semblables, et qui devient alors à lui seul toute l’humanité. Le salaire, dans le travailleur collectif, est égal au produit ; conséquemment les produits de tous les travailleurs sont égaux entre eux, et leurs salaires encore égaux : là est le principe de l’égalité des conditions et des fortunes.

Ainsi l’égalité, dans l’homme collectif, n’est autre que l’égalité du tout à la gomme des parties ; elle s’établit ensuite, au moyen de la liberté, entre les corporations industrielles et les classes de citoyens ; elle se constitue enfin, lentement et par des oscillations infinies, entre les individus. Mais l’égalité doit être à la fin universelle parce que chaque individu représente l’humanité, et qu’ainsi l’homme étant égal à l’homme, le produit doit devenir entre tous égal au produit.

Tel n’est pas le point de vue de la communauté. La communauté a horreur des chiffres, l’arithmétique lui est mortelle. Elle n’accorde pas que la loi de l’univers, Omnia in pondere, et numero, et mensurâ, soit aussi la loi de la société : la communauté, en un mot, n’accepte point l’égalité, et nie la justice. Quel est donc le principe auquel elle donne la préférence ? Nous l’ayons dit, d’après M. Cabet, la fraternité. Et il faut bien que je l’avoue, cette niaiserie compte parmi ses apologistes des hommes de beaucoup moins d’innocence que l’honorable M. Cabet.

L’égalité et la justice, à ce qu’assurent ces profonds théoriciens, ne sont que des rapports de propriété et d’antagonisme, qui doivent disparaître sous la loi d’amour et de dévouement. Dans ce nouvel état, donner est synonyme de recevoir ; le bonheur consiste à se prodiguer ; à l’émulation des égoïsmes succède l’émulation des dévouements. Telle est l’idée supérieure du socialisme, idée qu’il est de notre devoir d’approfondir ; car, grâce à cette idée supérieure, nous perdons toutes les idées inférieures de juste, d’injuste, de droit et de devoir, d’obligation et de dommage, etc., etc. D’idée supérieure en idée supérieure, nous finirons par n’avoir plus d’idée.

Il est constant que l’homme primitif, livré à ses inclinations matérielles, éprouve médiocrement cet amour mystique du semblable que Jésus-Christ lui-même, selon Pierre Leroux, n’aurait qu’imparfaitement connu, et que les communistes ont pris pour base de leur doctrine. L’état de guerre est l’état primordial du genre humain. Avant de s’entre-dévouer, les hommes commencent par s’entre-dévorer ; le sacrifice du prochain précède toujours le sacrifice au prochain ; l’anthropophagie et la fraternité sont les deux extrêmes de l’évolution économique. Ajoutons que chaque individu reproduit dans sa vie, et à chaque instant de sa vie, cette double face de l’humanité.

Ainsi la fraternité, par laquelle s’exprime en nous le triomphe de l’ange sur la brute, est moins un sentiment spontané qu’un sentiment développé, fruit de l’éducation et du travail. Quel est donc le système d’éducation de la fraternité ? Il est étrange que nous soyons encore réduits à nous adresser cette question, après tant d’homélies fraternelles.

Les communistes raisonnent comme si la fraternité devait naître uniquement de la persuasion. Jésus-Christ et les apôtres prêchaient la fraternité : on nous prêche la fraternité. Soyez frères, nous dit-on, parce qu’autrement vous seriez ennemis ; votre choix n’est pas libre. La fraternité ou la mort ! Devant ce dilemme l’homme n’a jamais hésité, il a choisi la mort. Est-ce sa faute ?

Il m’est impossible de comprendre comment la conviction que j’ai de la nécessité d’une chose, peut devenir la cause efficiente de cette chose. Je suis libre, non parce que l’excellence de la liberté m’est prouvée, bien que cette démonstration ait pu servir à me faire vouloir la liberté ; mais parce que je réunis les conditions qui font l’homme libre. De même, les hommes passeront de la discorde à l’harmonie, non pas seulement en vertu de la connaissance qu’ils auront acquise de leur destinée, mais grâce aux conditions économiques, politiques, ou autres, qui dans la société constituent l’harmonie. A la voix du Christ, l’humanité tressaillit d’amour et pleura de tendresse ; une sainte ferveur s’empara des âmes : c’était un effet de réaction, le résultat d’un long épuisement. Cette émotion fut de courte durée. Los discordes chrétiennes surpassèrent les haines de l’idolâtrie ; la fraternité se dissipa comme un rêve, parce que rien n’étant prévu pour la soutenir, elle manquait, à vrai dire, d’aliment. La situation est encore la même ; la fraternité, aujourd’hui comme toujours, attend pour exister un principe qui la produise : le socialisme pense-t-il qu’il suffise, pour remplir cette condition, de prêcher la fraternité ?

Ainsi, nous bâtissons sur le vide ; nous périssons misérablement en vue de la terre promise, que nous voulons atteindre à travers les airs au lieu de suivre la route désignée et d’aller d’étape en étape. La fraternité n’existe pas, cela est universellement reconnu ; et le socialisme, au lieu d’en chercher les éléments, s’imagine qu’il lui suffit de parler. Que la fraternité soit ! dit-il… Mais la fraternité ne peut être.

Quelques-uns, prenant les formes de la fraternité pour la fraternité même, assurent que la bienséance, le bon ton, les sentiments qu’inspire une éducation généreuse, les mœurs polies et affectueuses des générations futures, ne permettent pas de supposer que personne, abusant de la confiance sociale, trahisse la loi du dévouement et de la fraternité. Ceux-là ressemblent aux économistes qui, remplaçant le numéraire par des billets, le gage par le signe, s’imaginent avoir aboli l'usage du numéraire. Mais les billets ne valent qu’autant qu’ils sont nantis ; de même, l’urbanité, la bienséance, les protestations de dévouement, n’ont de valeur qu’à la condition d’une hypothèque qui les soutienne : qu’on me dise donc où est cette hypothèque ! Ce qui fait naître l’amitié, l’estime, la confiance, l’empressement à obliger, c’est la certitude de la réciprocité, ou ce qui revient au même, c’est le sentiment de la dignité et de l’indépendance personnelle, d’un bien-être individuellement et légitimement acquis. Le patelinage des couvents, d’où la religion avait eu soin d’exclure tout sentiment de personnalité et de propriété, était-il donc de la fraternité ? Non, non, ces frères-là étaient par eux-mêmes trop peu de chose pour qu’ils fissent estime les uns des autres ; et l’on a pu voir, par l’exemple des communautés religieuses, où l’humilité et l’abnégation étaient de règle, que la dégradation du moi entraîne toujours la ruine de la charité. Telle fut la grande erreur de ces instituteurs d’ordres, à qui Dieu fasse paix en considération de leur bon vouloir, mais dont le système est désormais jugé. La grossièreté, la fainéantise, la crapule des moines ont depuis des siècles passé en proverbe : tous ces vices des communautés religieuses, de celles-là même qui avaient fait du travail la partie essentielle de leur discipline, procédèrent de cette fausse théorie qui cherche la fraternité en dehors de la justice.

Au témoignage de l’histoire, la théorie ajoute ses preuves. Pour qu’une société de travailleurs pût se passer de justice et se soutenir uniquement par l’essor des affections, une chose serait nécessaire, sans laquelle la fraternité périrait à l’instant, savoir, l’infaillibilité et l’impeccabilité individuelle. Un homme a le projet de publier un livre. Qui fera les avances de papier, de composition, d’impression, de brochure, de vente et de port ? la communauté, sans doute, puisque rien n’appartient qu’à la communauté, que tous les instruments de travail, toutes les matières premières, tous les produits et les bénéfices sont à la communauté. Mais la communauté en imprimant cet écrit, s’expose à une dépense inutile : qui la garantira ? Nommera-t-on des censeurs pour l’examen des manuscrits ? La presse alors n’est plus libre. Soumettra-t-on l’impression aux suffrages ? Cela suppose que les votants connaissent le livre qu’il s’agit précisément de leur faire lire. Attendra-t-on que l’auteur ait recueilli un nombre suffisant d’abonnés ? Nous rentrons dans le système de la vente et de l’échange, du doit et de l’avoir y dans la négation de la communauté.

Que de difficultés insolubles ! que de contradictions ! Si la communauté est prudente, elle doit exiger pour elle-même une garantie, c’est-à-dire reconnaître une possession hors d’elle et prononcer sa propre dissolution. Si l’auteur est vraiment loyal est dévoué, il doit assumer sur lui seul la responsabilité de son œuvre, c’est-à-dire se séparer, par dévouement, de la communauté. Mais ce dévouement même, comment en produirait-il les actes, s’il ne possède rien, ni en lui ni hors de lui, qu’il puisse sacrifier et dévouer ? Nemo dat quod non habet, c’est l’Évangile, c’est Jésus-Christ même qui le dit. Où vous n’avez rien mis, vous ne pouvez rien prendre ; et de tous les hommes le plus capable de sacrifice, ce n’est pas le communiste, c’est, faut-il que je donne comme neuve une vérité si triviale ? c’est le propriétaire.

La communauté aboutit donc par toutes ses voies au suicide. Constituée sur le type de la famille, elle se dissout avec la famille ; ne pouvant se passer de répartition, elle périt par la répartition ; forcée de s’organiser, l’organisation la tue. Enfin la communauté suppose le sacrifice ; et, supprimant à la fois la matière et la forme du sacrifice, bien loin qu’elle puisse constituer la série nécessaire à son existence, elle ne peut pas même poser le premier terme de son évolution.

Donnez-moi quelque chose qui s’accorde avec quelque chose, une idée dont l’objet se saisisse, un fait qui s’analyse et que je puisse entendre ; et je reconnaîtrai ce fait, je souscrirai à cette idée. Mais que voulez-vous que je dise d’une communauté qui ne se conçoit que dans le néant, ne se concilie qu’avec le néant, ne subsiste que par le néant ?


§ IX. — La communauté éclectique, inintelligente et inintelligible.


Nous l’avons dit dès le commencement : il n’y a rien dans l’utopie socialiste qui ne se retrouve dans la routine propriétaire, conformément au principe de l’école, Nihil est in intellectu, quod priùs tion fuerit in sensu. Le socialisme ne possède rien qui lui soit propre : ce qui le distingue, le constitue, le fait être ce qu’il est, c’est l’arbitraire et l’absurdité de ses emprunts.

Ainsi, qu’est-ce que la communauté ? c’est l’idée économique de l’état, poussée jusqu’à l’absorption de la personnalité et de l’initiative individuelle. Or, le communisme n’a pas même compris la nature et la destination de l’état. En s’emparant de cette catégorie, afin de se donner à lui-même corps et visage, il n’a saisi de l’idée que le côté réactionnaire ; il s’est manifesté dans son impuissance, en prenant pour type de l’organisation industrielle l’organisation de la police. L’état, s’est-il dit, dispose souverainement du service de ses employés, qu’en revanche il nourrit, loge et pensionne ; donc l’état peut aussi exercer l’agriculture et l’industrie, nourrir et pensionner tous les travailleurs. Le socialisme, plus ignorant mille fois que l’économie politique, n’a pas vu qu’en faisant rentrer dans l’état les autres catégories du travail, par cela seul il changeait les producteurs en improductifs ; il n’a pas compris que les services publics, précisément parce qu’ils sont publics, ou exécutés par l’état, coûtent fort au delà de ce qu’ils valent ; que la tendance de la société doit être d’en diminuer incessamment le nombre ; et que bien loin de subordonner la liberté individuelle à l’état, c’est l’état, la communauté, qu’il faut soumettre à la liberté individuelle.

Le socialisme a procédé de même dans tous ses plagiats. La famille lui offrait le type d’une communauté fondée sur l’amour et le dévouement : aussitôt il s’est hâté de transporter la famille, comme l’industrie et l’agriculture, dans l’état ; et la distinction des familles a fait place à la communauté de famille, comme la distinction des monopoles avait fait place à la communauté du monopole.

Qu’y avait-il dans la famille, avant que le socialisme l’eût absorbée dans l’indivision ? Il y avait le mariage, l’union de l’homme avec lui-même par la séparation des sexes, la société dans la solitude, un dialogue dans un monologue. C’était la consommation de la personnalité humaine. Le socialisme n’a vu là-dedans qu’une dérogation à son principe : s’autorisant de la lasciveté des sauvages et de la fréquence des adultères dans une civilisation en crise, il a remédié à tout en supprimant le mariage, et remplaçant l’inviolabilité de l’amour par la licence des accouplements.

La personnalité de l’homme ainsi réprimée dans l’amour et dans le travail, la route semblait facile à l’organisation du travail et à la répartition des produits.

Organiser, distribuer le travail, quoi de plus facile ? Sans doute la division du travail est anticommuniste, en ce qu’elle approprie, à un degré si faible qu’on voudra, les fonctions a des groupes, et dans les groupes à des individus. Sans doute encore la communauté serait plus parfaite, si elle pouvait éviter une pareille distribution. Mais cet inconvénient de l’appropriation du travail disparaîtra dans la désappropriation des produits. Nul ne pouvant s’attribuer exclusivement la possession des instruments de travail, ni les produits du travail, ni leur circulation, ni leur distribution, la communauté reste intacte, et tous les soins du gouvernement consistent dès lors à produire le plus, et avec le moins de frais possible.

Mais, avait observé l’économie politique, le problème de la division du travail ne consiste pas seulement à réaliser la plus grande somme de produits ; il consiste encore à réaliser cette quantité sans préjudice physique, moral, ou intellectuel pour le travailleur. Or, il est prouvé que l’intelligence du travailleur est d’autant plus inclinée vers l’idiotisme, que le travail est plus divisé ; et réciproquement que plus l’homme embrasse de choses dans ses combinaisons, en reportant sur d’autres les dégoûts de l’exécution et le soin des détails, plus sa raison se fortifie, plus son génie s’élève et domine. Comment donc concilier la nécessité d’une division parcellaire avec le développement intégral des facultés, développement qui pour chaque citoyen est un droit et un devoir, et pour tous une condition d’égalité ; mais développement qui, par l’exaltation de la personnalité, est la mort du communisme ?

Sur ce point, le socialisme s’est montré aussi pauvre logicien que méprisable charlatan. A la division parcellaire il a ajouté la coupure des séances, jetant parcelles sur parcelles, incisions sur incisions, le trouble sur l’ennui, le tumulte sur l’insipidité. Il ne veut pas que les travailleurs aspirent tous à devenir généralisateurs et synthétiques ; il réserve cette distinction pour les natures privilégiées, dont il fait, tantôt des exploiteurs à la manière des propriétaires, A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ; tantôt des esclaves, Les premiers seront comme, les derniers, et les derniers comme les premiers. Le socialisme n’a pas vu, ou plutôt il a trop bien vu que la division du travail était l’instrument du progrès et de l’égalité des intelligences en même temps que du progrès et de l’égalité des fortunes ; il repousse de toutes ses forces cette égalité qui lui répugne, parce qu’elle substitue au sacrifice obligatoire le sacrifice libre ; et c’est pour cela que tantôt il place la capacité au-dessus du travail parcellaire, tantôt il la rejette au-dessous. En Icarie, comme dans Platon, comme au phalanstère, partout enfin dans les livres socialistes, la science et l’art sont traités comme spécialités et corps de métiers : nulle part on ne les voit apparaître comme des facultés que l’éducation doit développer chez tous les hommes. Vous connaissez le socialisme, mon cher Villegardelle, dans son personnel aussi bien que dans ses livres. Rendez témoignage à la vérité : le socialisme croit-il à l’égalité des intelligences ? Le socialisme, qui exige le dévouement, veut-il l’égalité des conditions ? Avez-vous rencontré dans le socialisme, je parle du socialisme dogmatique, autre chose que de la vanité et de la bêtise ? Dites si je calomnie ?

Le socialisme pourtant a fait une découverte, celle du travail attrayant.

L’économie politique, en se révélant au monde comme science d’observation et d’expérience, avait du premier mot proclamé la sainteté du travail. Contre l’autorité des religions elle avait dit que le travail n’était point une malédiction de Dieu, mais une condition de vie aussi nécessaire pour nous que le manger et le boire, l’amour, le jeu et l’étude. Les ouvrages de Say, Destutt de Tracy, Droz, Adam Smith, etc., sont pleins de cette idée. L’économie politique est la protestation de la pensée philosophique en faveur du travail, contre l’inertie barbaresque et la mythologie judaïque. Il suivait de là, et les économistes l’ont bien aperçu, que le travail, nécessaire à la société et à l’homme, fortifiant l’esprit et le corps, gardien des mœurs et de la santé, producteur de la richesse, principe du progrès et manifestation de l’activité humaine, n’avait en soi, à parte subjecti, rien d’affligeant, et que si quelquefois il se trouvait accompagné de fatigue et de dégoût, cela provenait uniquement de la qualité des choses, à parte rei, auxquelles s’applique le travail, ou d’un défaut de mesure dans l’exécution. La division parcellaire et l’uniformité d’action qui en est la suite, si énergiquement signalées par les économistes, sont des exemples bien connus de travail devenu répugnant. Que s’agissait-il donc de faire ? supprimer ou couvrir ce que la matière du travail pouvait offrir de disgracieux, et diriger les exercices d’une manière qui satisfit à la fois le corps et l’esprit. Au lieu de cela, le socialisme a inventé le travail attrayant.

D’abord le travail, rendu plus agréable et plus facile, à ce qu’il dit, par l’extrême division, se changera en une fête perpétuelle par la musique, le chant, les conversations galantes, la lecture, la courte durée des séances, les évolutions et les joutes. Tel est le régime établi en Icarie par M. Cabet, d’accord en cela avec tous les grands maîtres, Platon, Campanella, Mably, Morelly, Fourier, etc. Le socialisme, qui connaît merveilleusement ses bêtes, leur ménage toutes sortes de récréations : il en use avec le travail comme ; les donneurs de sérénades avec l’amour, lorsqu’à minuit, sous les fenêtres de la nouvelle épousée, ils réveillent par le jeu de leurs instruments ses sens assoupis. À ces agréments divers, la Fraternité, n° de janvier 1845, joint la considération attachée au travail, plus la surveillance mutuelle ! Il est clair que le socialisme ne demanderait pas mieux que de se débarrasser tout à fait du travail, et que c’est dans l’impossibilité absolue où il se trouve d’arriver à cet idéal du labeur attrayant, qu’il l’abrège, l’amoindrit, le varie, l’édulcore, l’asssaisonne, finalement le rend obligatoire, sous peine de censure et de prison ! Quels formidables génies que les inventeurs du travail attrayant !

Mais, chers maîtres, puisque vous voilà si fort en veine d’imitation, prenez donc note de ce que je vais vous dire et qui est vieux, comme le monde : c’est que le travail, de même que l’amour dont il est une forme, porte en soi son attrait ; qu’il n’a besoin ni de variété, ni de courte séance, ni de musique, ni de confabulations, ni de processions, ni de doux propos, ni de rivalités, ni de sergents de ville, mais seulement de liberté et d’intelligence ; qu’il nous intéresse, nous plaît et nous passionne, par l’émission de vie et d’esprit qu’il exige ; et que son plus fort auxiliaire est le recueillement, comme son plus grand ennemi est la distraction. Publiez partout, pour l’encouragement de la paresse et l’édification de l’oisiveté, que bien qu’elle doive diminuer jamais, la somme du travail pour chacun de nous augmente sans cesse. Annoncez, enfin, que par le travail, comme par le mariage, la personnalité de l’homme est incessamment portée à son maximum d’énergie et d’indépendance, ce qui élimine la dernière probabilité du communisme. Toutes ces vérités sont l’A B C de la science économique, la philosophie pure du travail, la partie la mieux démontrée de l’histoire naturelle de l’homme.

Combien le socialisme, avec ses utopies de dévouement, de fraternité, de communauté, de travail attrayant, est encore au-dessous de l’antagonisme propriétaire, qu’il se flatte de détruire, et que cependant il ne cesse de copier !

Le socialisme, à le bien prendre, est la communauté du mal, l’imputation faite à la société des fautes individuelles, la solidarité entre tous les délits du chacun. La propriété, au contraire, par sa tendance, est la distribution commutative du bien et l’insolidarité du mal, en tant que le mal provient de l’individu. À ce point de vue, la propriété se distingue par une tendance à la justice, qu’on est loin de rencontrer dans la commuinauté. Pour rendre insolidaires l’activité et l’inertie, créer la responsabilité individuelle, sanction suprême de la loi sociale, fonder la modestie des mœurs, le zèle du bien public, la soumission au devoir, l’estime et la confiance réciproque, l’amour désintéressé du prochain, pour assurer toutes ces choses, le dirai-je ? l’argent, cet infâme argent, symbole de l’inégalité et de la conquête, est un instrument cent fois plus efficace, plus incorruptible et plus sûr que toutes les préparations et les drogues communistes.

Les déclamateurs ont parlé de la monnaie, comme le fabuliste parlait de la langue : ils lui ont attribué en même temps tous les biens et tous les maux de la société. C’est l’argent, ont dit les uns, qui bâtit les villes, qui gagne les batailles, qui fait le commerce, qui encourage les talents, qui rémunère le travail, et qui règle les comptes de la société. C’est l’argent, la rage de l’argent, auri sacra fames, ont répliqué les autres, qui est le ferment de tous nos vices, le principe de toutes nos trahisons, le secret de toutes nos bassesses. Si cet éloge et ce blâme étaient vrais, l’invention de la monnaie, la plus étonnante selon M. de Sismondi, la plus heureuse dans mon opinion, qu’ait faite le génie économique, présenterait à l’analyse une contradiction ; elle devrait en conséquence être rejetée et remplacée par une conception supérieure, plus morale et plus vraie. Mais il n’en est rien : les métaux précieux, le numéraire et les papiers de banque ne sont par eux-mêmes cause ni de bien ni de mal ; la véritable cause est dans l’incertitude de la valeur, dont la constitution nous apparaît symboliquement dans la monnaie comme la réalisation de l’ordre et du bien-être, et dont l’oscillation irrégulière, dans les autres produits, est le principe de toute spoliation et de toute misère.

L’argent, la première valeur socialement déterminée, se montre donc, jusqu’au jour de la constitution générale des valeurs, de laquelle doit naître pour tout travailleur la garantie parfaite du travail et du salaire, comme l’organe le plus parlait de la solidarité du bien et de l’insolidarité du mal, en autres termes, de la responsabilité individuelle et de la justice.

Vous voulez que je prenne confiance dans le travail, la diligence, la délicatesse de mes frères. Pas n’est besoin d’organiser une poilce, de créer un espionnage mutuel, d’ailleurs injurieux, impossible. Faites que pour chacun de nous le bien-être résulte exclusivement du travail, de telle sorte que la mesure du travail devienne la mesure exacte du bien-être, et que le produit du travail soit comme une seconde et incorruptible conscience, dont le témoignage punisse ou rémunère, selon le mérite ou le démérite, chacune des actions de l’homme. Dressez une échelle ou tableau comparatif des valeurs, qui montre tout à la fois les oscillations antérieures et les oscillations futures, et au moyen de laquelle le producteur puisse toujours diriger ses opérations de la manière la plus avantageuse, sans craindre jamais ni surproduction ni désastre. Donnez, enfin, à toutes les valeurs une expression commune, déduite de leur comparaison avec l’une d’elles, et qui serve de mètre pour toutes les transactions. N’est pas sensible que dans de telles conditions le travailleur, livré à lui-même et jouissant de la plus complète indépendance, donnerait encore la plus parfaite garantie ?

Qu’on prenne, ensuite, toutes les mesures de prévoyance et de charité qu’appelle l’infirmité de la nature, et que l’honneur de l’humanité commande ; on n’aurait fait que suppléer par l’amour ce qu’aurait refusé le droit : et qui donc songerait à l’empêcher ? Mais qu’on se souvienne qu’un tel supplément tire toute sa moralité, et par conséquent sa possibilité, de la reconnaissance préalable du droit, et que sans la justice, sans une exacte définition du tien et du mien, la charité devient une exaction, et la fraternité est impossible.

Le règne de l’argent est la transition à cette démocratie des valeurs, fondement de la justice et de la fraternité. L’argent, et les institutions de crédit qu’il engendre, élevant à la dignité de numéraire les valeurs industrielles, ont fait baisser le chiffre de la criminalité ; l’argent et les institutions de crédit, ouvrant partout le débouché et facilitant la circulation, ont diminué les chances aléatoires, et augmenté, avec la sécurité, la bienveillance et le dévouement…

Pourquoi Dieu, au lieu de créer l’homme, un individu, a-t-il mis au monde l’humanité, une espèce ? Cette question intéresse le philosophe, à quelque opinion qu’il appartienne. Or, le communisme ne peut y répondre, parce qu’à son point de vue la création de l’humanité est absurde.

L’auteur d’Icarie, qui, soit préjugé de catholicisme, soit respect pour la coutume de l’Europe, a conservé, à l’exemple de Fénélon, la monogamie dans sa république, s’est compensé de cette exception sur d’autres points. M. Cabet crée partout l’immobilité, chasse la spontanéité et la fantaisie. L’art de la modiste, celui du bijoutier, du décorateur, etc. sont anticommunautaires. M. Cabet prescrit, comme Mentor, l’invariabilité du costume, l’uniformité du mobilier, la simultanéité des exercices, la communauté des repas, etc., etc. D’après cela, on ne conçoit pas pourquoi, en Icarie, il existerait plus d’un homme, plus d’un couple, le bonhomme Icar, ou M. Cabet, et sa femme. A quoi bon tout ce peuple ? à quoi bon cette répétition interminable de marionnettes, taillées et habillées de la même manière ? La nature, qui ne tire pas ses exemplaires à la façon des imprimeurs, et qui, en se répétant, ne fait jamais deux fois la même chose, fait naître, pour produire l’être progressif et prévoyant, des millions de milliards d’individus divers, et de cette infinie diversité résulté pour elle un sujet unique, l’homme. Le communisme impose des bornes à cette variété de la nature. Il lui dit, comme l’Éternel à l’Océan : Tu viendras jusqu’ici, tu n’iras pas plus loin. L’homme de la communauté une fois crée, est créé pour toujours… N’est-ce point ainsi que le fouriérisme a prétendu immobiliser la science ? Ce que Cabet fait pour le costume, Fourier l’avait fait pour le progrès : lequel des deux mérite davantage la reconnaissance de l’humanité ?

Pour arriver à ses fins avec plus de certitude, l’Icarien réglemente l’esprit public, prend ses mesures contre les idées nouvelles. En Icarie, il y a un journal communal, un provincial et un national : c’est comme dans l’Église, un catéchisme, un évangile, une liturgie. La liberté de penser, c’est le droit de proposition à l’assemblée. L’opinion de la majorité est réputée opinion publique : de même que dans nos chambres la raison se compte, elle ne se discute pas. Le journal, imprimé aux frais de l’état et distribué gratis, rend compte des délibérations, fait connaître le chiffre de la minorité, analyse ses raisons : après quoi tout est dit. Les livres de science et de littérature sont faits et publiés par délégation : la publicité n’est acquise à rien autre. En effet, tout appartenant à la communauté, personne n’ayant rien en propre, l’impression d’un livre non autorisé est impossible. D’ailleurs qu’aurait-on à dire ? Toute idée factieuse se trouve donc arrêtée dans sa source, et nous n’avons jamais de délits de presse : c’est l’idéal de la police préventive. Ainsi le communisme est conduit par la logique à l’intolérance des idées. Mais, miséricorde ! l’intolérance des idées est comme l’intolérance des personnes : c’est l’exclusion, c’est la propriété !

La communauté, c’est la propriété ! Ceci ne se comprend plus, et pourtant c’est indubitable : vous allez voir.

De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout : tel est le dogme qui plane, comme la nuée sur le Sinaï, sur l’utopie icarienne, La révolution sociale, M. Cabet ne la conçoit pas comme effet possible du développement des institutions et du concours des intelligences : cette idée est trop métaphysique pour son grand cœur. D’accord avec Platon et tous les révélateurs ; d’accord avec Robespierre et Napoléon ; d’accord avec Fourier, ce dictateur de la science sociale, qui n’a rien laissé à découvrir ; d’accord enfin avec M. Blanc et la démocratie de juillet, qui veut procurer le bonheur du peuple malgré lui, et donner au pouvoir la plus grande force d’initiative possible, M. Cabet fait venir la réforme par le conseil, la volonté, la haute mission d’un personnage, héros, messie et représentant des Icariens. M. Cabet se garde bien de faire naître la loi nouvelle des discussions d’une assemblée régulièrement issue de l’élection populaire : moyen trop lent, et qui compromettrait tout. Il lui faut un Homme. Après avoir supprimé toutes les volontés individuelles, il les concentre dans une individualité suprême, qui exprime la pensée collective, et, comme le moteur immobile d’Aristote, donne l’essor à toutes les activités subalternes. Ainsi, par le simple développement de l’idée, l’on est invinciblement amené à conclure que l’idéal de la communauté est l’absolutisme. Et vainement on alléguerait pour excuse que cet absolutisme sera transitoire ; puisque si une chose est nécessaire un seul instant, elle le devient à jamais, la transition est éternelle.

Le communisme, emprunt malheureux fait à la routine propriétaire, est le dégoût du travail, l’ennui de la vie, la suppression de la pensée, la mort du moi, l’affirmation du néant. Le communisme, dans la science comme dans la nature, est synonyme de nihilisme, d’indivision, d’immobilité, de nuit, de silence : c’est l’opposé du réel, le fond noir sur lequel le Créateur, Dieu de lumière, a dessiné l’univers.


§ X. — La communauté est la religion de la misère.


À ce mot de religion, et pour rendre à chacun la justice qui lui est due, je regarde comme un devoir de déclarer ici qu’en fait d’opinions religieuses je ne connais personne de plus pur et de plus irréprochable que l’auteur de l’Histoire des idées sociales, le restaurateur de Morelly, le traducteur de Campanella ; et qu’il est impossible de s’exprimer sur le compte de Dieu avec plus de liberté et moins de prévention que vous ne faites, mon cher Villegardelle. S’ensuit-il, parce que le communisme compte en vous un esprit fort, que le communisme soit exempt de superstition ?

La communauté, vous l’avez le premier reconnu, mon cher Villegardelle, est en progrès ; c’est-à-dire que plus les temps de la communauté s’éloignent, plus les utopistes qui la rappellent s’efforcent, par d’incessantes modifications, de la faire revenir ; comme les théoriciens de la propriété, à mesure que l’expérience la condamne, s’efforcent de l’améliorer et de la rendre accommodante. Ainsi, la rétrogradation du communisme n’est, pour ainsi dire, marquée qu’en théorie ; le progrès de la propriété, au contraire, s’exprime à la fois dans la théorie et dans la pratique. Mais, dès lors qu’il y a progrès, il y a nécessairement transformation, avènement de l’idée positive et synthétique, par conséquent élimination de l’idée mythologique, abolition de la foi religieuse. À ce premier caractère, il est impossible de ne pas reconnaître dans la communauté, comme dans la propriété, une religion.

Les faits viennent à l’appui de ce préjugé légitime.

Un épais brouillard de religiosité pèse aujourd’hui sur toutes les têtes réformistes, soit qu’elles prêchent la réforme afin de conserver mieux, comme les dynastiques et les économistes ; soit qu’elles veuillent d’abord tout détruire afin de tout recréer, comme les communistes. Votre ami Cabet, persiflant le paradis et le Père éternel, vante néanmoins la fraternité comme l’essence de la religion, l’appelant céleste et divine ; et nous avons vu quel profond mystère c’est chez lui que la fraternité. M. Pecqueur, déclarant impies toutes les religions positives (qu’est-ce qu’une religion négative ?), nomme sa communauté République de Dieu. Nous avons ensuite les néochrétiens et les antichrétiens ; ceux-ci, d’après P. Leroux, sont les saint-simoniens et fouriéristes. La démocratie semi communiste s’en tient à la confession de Robespierre, Dieu et l’immortalité de l’âme. Le National, organe avancé du juste-milieu, fait des homélies sur les intérêts spirituels du peuple : c’est la question où il montre le moins d’esprit. Les économistes se réfugient dans le giron de la foi, qu’ils interprètent et modifient au sens des théories malthusiennes ; les magistrats rendent grâce à Dieu de l’élection surnaturelle et providentielle de Pie IX, tout en protestant de leur dévouement aux libertés gallicanes ; l’opposition dynastique et le parti conservateur, M. de Lamartine entre deux, ne respirent que religion et piété ; l’Univereité dit son Credo, et se prétend plus fidèle que l’Église ; on dit même que l’homme rouge se remontre aux Tuileries,

Baisant la terre, et puis ensuite
Mettant un chapeau de jésuite !…

La communauté est donc une religion : mais quelle religion ?

En philosophie, le communisme ne pense ni ne raisonne ; il a horreur de la logique, de la dialectique et de la métaphysique ; il n’apprend pas, il croit. En économie sociale, le communisme ne compte ni ne calcule ; il ne sait ni organiser, ni produire, ni répartir ; le travail lui est suspect, la justice lui fait peur. Indigent par lui-même, incompatible avec toute spécification, toute réalisation, toute loi ; empruntant ses idées aux plus vieilles traditions, vague, mystique, indéfinissable ; prêchant l’abstinence en haine du luxe, l’obéissance en crainte de la liberté, le quiétisme en horreur de la prévoyance : c’est la privation partout, la privation toujours. La continuité, lâche et énervante, pauvre d’invention, pauvre d’exécution, pauvre de style, la communauté est la religion de la misère.

Je viens de nommer le luxe. L’économie politique n’ayant rien donné de précis à cet égard, l’utopie n’avait rien à prendre, et M. Cabet s’est trouvé au dépourvu. M. Cabet donc, nouvel Alexandre tranchant le nœud gordien, a pris bravement son parti : il a proscrit le luxe. Point de luxe ! à bas les modes et les parures ! Les femmes porteront des plumes artificielles ; les diamants seront remplacés par des verroteries ; les riches tapis, les meubles précieux, comme les chevaux et les voitures, appartiendront à l’état : ce qui ne fera pas de jaloux. Le costume sera réglé une fois pour toutes par conseil souverain. Les habits, taillés sur une vingtaine de patrons, seront élastiques comme caoutchouc, afin de dessiner la taille et de conserver en tout temps la juste mesure. A quoi bon perdre le travail et la fortune publique à ces fantaisies indécentes, créées |)our l’orgueil et la corruption ?…

Ainsi raisonnèrent Pythagore, Lycurgue, Platon, Zénon, Diogène, Jésus et les esséniens, les gnostiques et ébionites, Sénèque, tous les Pères, tous les moralistes, les trappistes, les owénistes, etc., etc., etc.

Il faut dire pourtant que sur cette question du luxe la tradition socialiste n’est pas demeurée unanime. Quelques-uns ont fait schisme, comme les épicuriens, desquels sont issus les saint-simoniens, auteurs de la réhabilitation de la chair, et les fouriéristes, partisans du luxe et de la luxure, in omi modo, genere et casu. Ceux-ci ont trouvé d’une tactique meilleure, plus engageante et plus lucrative, de promettre à leurs néophytes en richesse, luxe, somptuosité, plaisirs, magnificence, tout ce que ceux-là menacent de faire pour la modestie et la médiocrité. Cette scission n’a rien de surprenant : il en fallait pour tous les goûts, et, d’un côté comme de l’autre, on ne risquait guère. Les souscriptions viendraient toujours : on pouvait môme se flatter d’obtenir, tant le monde est bête, les honneurs de la critique !...

L’erreur du socialisme, tant épicurien qu’ascétique, relativement au luxe, provient d’une fausse notion de la valeur. D’après la loi de proportionnalité des produits, le luxe est une expression purement relative, servant à désigner les objets auxquels la production arrive en dernier lieu, et qui entrent en plus faible quantité dans la composition de la richesse. D’après cette notion élémentaire d’économie sociale, il est aussi absurde de parier de rendre le luxe commun et facile que de le vouloir interdire : puisque d’un côté l’on méconnaît la série des valeurs, ce qui aboutit à une mystification ; de l’autre on mutile cette série, ce qui revient à décréter la misère.

Ce qui embarrasse les adversaires du luxe, et à quoi ses appologistes n’on répondu qu’en désertant la fraternité et affichant le plus intraitable égoïsme, c’est la manière dont se fera la distribution. Dans une société où toutes les personnes sont égales et ne peuvent avoir rien en propre, une parure de diamants, un bracelet de perles, serait un objet qui, ne pouvant se diviser, créerait pour le propriétaire un privilège nouveau, une sorte d’aristocratie. Or, ce que nous disons des pierres précieuses, on peut le dire de mille autres choses : le luxe, bien qu’il ait pour principe la rareté, est par la variété infini. Le moyen de tolérer dans une communauté un pareil abus ? Et maintenant, je vous le demande, à vous tous qui riez de l’ineptie communautaire : comment, si le ciel vous eût appelé à faire la constitution des Icariens, vous fussiez-vous tiré de cette position ? Songez à la coquetterie des femmes, à la galanterie des jeunes gens, au désir effréné de plaire, qui possède toutes les âmes, et qui, s’il n’est déjà la propriété, a besoin, pour se satisfaire, de propriété. Certes, si les diamants ne coûtaient pas plus que les grains de verre, le bon Icar n’en eût refusé à personne ; mais des bagatelles rares et difficiles, quel sujet inépuisable de prétentions, de jalousies ! de discordes ! En abandonnez-vous la distribution à la loterie ? C’est fomenter la contrebande : les bijoutiers, les orfèvres, les modistes, artisans de luxe et de perdition, de toutes parts sollicités, formeront bientôt une corporation anticommuniste. Le seul moyen de salut est l’interdiction : les richesses de l’impure Babylone seront jetées aux flammes, ou confisquées pour servir aux parades de la république.

Il y avait pourtant un moyen, facile et simple, de sortir d’embarras : c’était, au lieu de la distribution en nature, d’adopter le système de répartition par équivalences. Que chaque travailleur, en livrant son produit, reçoive un Bon de…, valeur reçue de lui en marchandises, et devienne, par ce moyen, seul arbitre de sa consommation ; il est évident qu’alors la dépense variant selon les goûts, la répartition des objets de luxe s’opère d’elle-même et sans nulle envie, parce que tout se paye, et qu’il n’y a de préférence pour personne. Si la vogue s’attache à un objet, la hausse s’ensuit aussitôt ; et la société frappant cet objet d’un droit fiscal, le luxe devient un principe d’économie. Tel est au fond l’esprit des droits d’octroi, de régie, de circulation et de débit, relativement aux produits vinicoles et industriels. Partout, quand nous y regardons de près, se montre dans la société la tendance à l’équilibre, tendance toujours contrariée et étouffée par l’inertie communiste et l’anarchie propriétaire.

Malheureusement ce système de répartition, que la monnaie, depuis un temps immémorial, a rendu si populaire, la communauté ne peut y avoir recours sans se déchirer, comme Caton, de ses propres mains. Toute mesure de la valeur est l’expression pure de l’individualité, la déclaration officielle de l’appropriation : la monnaie est l’extrait mortuaire du communisme…

La communauté est la religion de la misère : les utopistes sont forcés d’en convenir ; les économistes l’enseignent à haute voix.

« J’ai montré dans mon Cours d’Économie politique, dit M. Rossi, comment chaque famille d’ouvriers pouvait améliorer sa condition par un système équitable de secours mutuels et de dépenses en commun : c’est là ce qu’il est raisonnable de demander à l’esprit d’association et de confraternité. Dans ces limites (dans les limites de l’indigence), l’exemple des communautés religieuses, des monastères, est très-bon à proposer. Car l’isolement est funeste à ceux qui ont très-peu à dépenser, à ceux qui ne peuvent pas faire d’avances, acheter leurs provisions en gros et en temps utile, consacrer beaucoup de soins, beaucoup de temps à leur économie domestique. La multiplication des ménages pour les pauvres est une duperie ; et sans rêver une vie absolument commune, qui ne convient pas à des hommes ayant femmes et enfants, et qui tendrait à détruire l’esprit de famille, il est une communauté partielle, une communauté d’achats, d’approvisionnements, de chauffage, de repas, de secours, qui n’a rien d’impossible ni d’immoral, et qui ne passe nullement par ses combinaisons, l’intelligence des classes laborieuses. Si, au lieu de prêter l’oreille aux rêveries des hommes à systèmes, elles ne prennent conseil que de leur équité et de leur bon sens naturel, elles pourront multiplier et étendre sans peine les essais déjà réalisés dans cet ordre de faits. Cela ne fait point de bruit, cela ne fait point d’éclat, et n’a pas besoin, pour s’accomplir, d’un Josué qui arrête le cours de la société ; mais aussi sont-ce là des voies qui ne conduisent pas à la cour d’assises, ni à Charenton. Des associations volontaires, temporaires, de cinq, six, dix familles, plus ou moins, pour mettre en commun, non leur travail, non leur vie tout entière, non ce qu’il y a de plus personnel dans l’homme et de plus intime dans la famille, mais une partie de leurs gains, de leurs dépenses, de leur consommation, de leur vie domestique, matérielle et extérieure, dans une vue de secours mutuel, ne seraient pas seulement pour les travailleurs un moyen de bien-être, mais un moyen d’éducation et de moralité... »

L’avez-vous entendu ? La communauté, comme application de la théorie de réduction des frais généraux, n’est admissible que dans les limites de la misère, n’est bonne que pour le pauvre ; encore n’y doit-il mettre ni son travail, ni sa vie entière, ni sa famille, ni sa liberté, ni son gain, mais seulement une partie de sa dépense. Mais, une fois mis à l’aise par l’épargne, fuyez, vous dit-il, la communauté, parce que la communauté, c’est la forme du prolétariat.

Oui, vous êtes dans le vrai, M. Rossi, lorsque, recommandant aux pauvres, et seulement aux pauvres, la mise en commun de certaines dépenses, vous donnez à entendre que si le principe de la réduction des frais est un instrument puissant d’économie, il est dans une mesure égale un instrument invincible de misère. Qui ne voit en effet que cette théorie, cet art de réduire indéfiniment le prix des choses, n’est autre, dans le système de la communauté, comme dans celui de la propriété, que la négation même de la richesse ?

Ce que la société cherche dans la réduction des frais, c’est l’économie du prix de revient, non par motif d’accumulation stérile, mais en vue d’une création nouvelle, c’est-à-dire d’une production et d’une consommation toujours plus grande. La propriété, au contraire, n’y voit qu’un moyen d’étendre infiniment sa domination exclusive et jalouse, et de créer autour d’elle le désert et le vide. C’est ce qui a donné lieu à la distinction du produit net et du produit brut, le premier exprimant le bénéfice, c’est-à-dire l’exclusion propriétaire ; le second indiquant le bien-être collectif. Ainsi les propriétaires de l’agro romano, dont Sismondi a fait une si lamentable peinture, et qui pourrait nourrir trois ou quatre cent mille habitants, ont trouvé qu’il y avait plus de profits pour eux à mettre la terre en pâture qu’à la faire labourer : comme les industriels, leur avantage consiste à se passer d’ouvriers. Ils ne se posent pas pour problème : Faire produire et consommer le plus possible, par le plus grand nombre possible d’hommes, ce qui est vraiment le problème économique ; ils prennent pour règle cette maxime antisociale, Réaliser le plus grand produit net possible, c’est-à-dire, éliminer autour d’eux le travail et le salaire.

La communauté, s’emparant de cette routine propriétaire avec le fanatisme qui la distingue, raisonne exactement comme la propriété : elle ne voit dans la théorie de la réduction des frais qu’un moyen de diminuer le travail pour tout le monde, sans s’apercevoir qu’une pareille diminution n’aurait point de terme, et aboutirait nécessairement à l’inaction, à l’indigence absolue.

l’omnibus à coup sûr est un véhicule économique, tout à fait dans le goût communiste. Supposons la société assez riche pour donner à chaque famille cheval et cabriolet : quelle serait la raison d’existence, et que signifierait l’économie de l’omnibus ? N’est-il pas sensible que, malgré son utilité relative, l’omnibus, substitué à la voiture particulière, loin d’être un progrès de la richesse, signalerait, au contraire, une diminution de la richesse ? Or, voilà justement ce que fait le communisme. Prenant à la propriété ses sophismes, il vous dit : A quoi bon ces millions de ménages, ayant chacun pendule, montres en or, armoires, chaises, tables, tableaux, gravures, bibliothèque, poêles, lampes et flambeaux, vaisselle et batterie de cuisine, provision de linge pour six mois, habits et manteaux de rechange, des bijoux et des ustensiles de toute espèce ? A quoi bon cette profusion, cette débauche ? Tandis que, si nous vivions en communauté, nous aurions une horloge superbe, sonnant majestueusement dans le cénacle les heures en faux-bourdon, des lustres éblouissants comme à l’Opéra, une table de cinq cents couverts, un pot au feu de trente hectolitres, et les séances de la Convention, avec les victoires de la République, peintes à l’huile sur les murailles !…

Eh ! bonnes gens dont on se moque sous couleur de vous émanciper, à quoi bon des bijoutiers, des horlogers, des fondeurs, des graveurs, des ébénistes, des lampistes, des poêliers, des verriers, des imprimeurs, des modistes ; … à quoi bon le travail, si vous proscrivez la richesse ? à quoi bon le genre humain ? Ou plutôt, à quoi bon la communauté ? n’êtes-vous pas, sans elle, assez dépourvus, assez misérables !…

Je suis loin d’avoir épuisé mes griefs contre le communisme. Je n’ai rien dit du secours inattendu qu’il prête en ce moment à la conspiration anglo-économiste contre la liberté industrielle des peuples : d’un côté la Démocratie pacifique, ne voyant dans l’abolition des barrières qu’un acheminement au phalanstère ; de l’autre le Populaire racontant à ses ouailles l’invention faite à Cobden par Louis-Philippe, et tirant de ce fait, menaçant pour l’indépendance de notre patrie, la conclusion que le jour approche où les puissants et les riches feront quelque chose pour la classe ouvrière

Mais je ne pourrais tout rapporter : d’ailleurs ce que j’ai dit suffira pour la théorie. Quant aux faits et gestes du socialisme, tant dans notre siècle que dans les siècles précédents, je renonce à vous en entretenir, mon cher Villegardelle. La tâche serait au-dessus de ma patience, et ce serait à dévoiler trop de misères, trop de turpitudes. Comme critique, ayant dû procéder à la recherche des lois sociales par la négation de la propriété, j’appartiens à la protestation socialiste : sous ce rapport je n’ai rien à désavouer de mes premières assertions, et je suis, grâce à Dieu, fidèle à mes antécédents. Comme homme de réalisation et de progrès, je répudie de toutes mes forces le socialisme, vide d'idées, impuissant, immoral, propre seulement à faire des dupes et des escrocs. N’est-ce pas ainsi qu’il se montre depuis vingt ans, annonçant la science et ne résolvant aucune difficulté ; promettant au monde le bonheur et la richesse, et lui-même ne subsistant que d’aumônes et dévorant, sans rien produire, d’énormes capitaux ?...

Pour moi, je le déclare, en présence de cette propagande souterraine, qui au lieu de chercher le grand jour et de défier la critique, se cache dans l’obscurité des ruelles ; en présence de ce sensualisme éhonté, de cette littérature fangeuse, de cette mendicité sans frein, de cette hébétude d’esprit et de cœur qui commence à gagner une partie des travailleurs, je suis pur des infamies socialistes, et voici, en deux mots, sur toutes les utopies d’organisation passées, présentes et futures, ma profession de foi et mon critérium :

Quiconque pour organiser le travail fait appel au pouvoir et au capital a menti,

Parce que l’organisation du travail doit être la déchéance du capital et du pouvoir.


CHAPITRE XIII.


DIXIÈME ÉPOQUE. LA POPULATION.


§ I. — Destruction de la société par la génération et le travail.


« Epithersès, père de Emilian, rhéteur, naviguant de Grèce en Italie dedans une nauf chargée de divers marchandises et plusieurs voyagiers, sus le soir cessant le vent auprès des isles Echinades, lesquelles sont entre la Morée et Tunys, feut leur nauf portée près de Paxès. Estant là abourdée, aulcuns des voyagiers dormans, autres veiglans, aultres beuvans et souppans, feut de l’isle de Paxès ouye une voix de quelqu’ung qui haultement appelloit Thamoun : auquel cry tous feurent espouvantez. Cestuy Thamous estoit leur pilot, natif d’Egypte, mais non congneu de nom, fors à quelques-ungs des voyagiers. Feut secondement ouye ceste voix, laquelle appelloit Thamoun en cris horrificques. Personne ne respondant, mais tous restans en silence et trépidation, en tierce foys ceste voix feut ouye, plus terrible que duvant. Dont advint que Thamous respondit : Je suis icy, que me demandes tu, que veulx tu que je face ? Lors feut icelle voix plus haultement ouye, luy disant et commandant, quand il seroit en Palodès, publier et dire que Pan, le grand Dieu, estoit mort !

» Ceste parolle entendue, disoit Epithesès tous les nauchiers et voyagiers s’estre esbahys et grandement effrayez : et entre eulx délibérans quel soroit meilleur, ou taire ou publier ce que avoit esté commandé, dict Thamous son advis estre, advenent que lors ilz eussent vent en pouppe, passer oultre sans mot dire, advenent qu’il feust calme en mer, signifier ce qu’ilz avoyent ouy. Quand donc feurent près Palodès, advint qu’ilz n’eurent ne vent ne courant. Adoncques Thamous montant en prore, et en terre projectant sa veue, dict, ainsi qu’il lui estoit commandé, que Pan le grand estoit mort. Il n’avoit encores achevé ce dernier mot, quand feurent entenduz grandz souspirs, grandes lamentations et effroys en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble.

» Ceste nouvelle, parce que plusieurs avoyent esté présens, feut bientôt divulguée en Romme. Et envoya Tibère César, lors empereur de Romme, quérir cesluy Thamous. El après l’avoir entendu parler, adjousta foy à ses parolles. Et se guémentant es gens doctes, qui pour lors estoyent en sa cour et en Romme, et en bon nombre, qui estoit cestuy Pan, trouva par leur rapport qu’il avoit esté fils de Mercure et de Pénélope. Ainsi auparavant l’avoyent escript Hérodote et Cicéron, on tiers livre de la Nature des dieux.

» Toutes foys je le interpréteroys de celluy grand Servateur des fidèles, qui feut en Judée ignominieusement occiz par l’envie et iniquité des pontifes, docteurs, prebstres et moynes de la loy mosaïcque. Et ne me semble l’interprétation abborrente. Car à bon droict peult-il estre en languaige grégeoys dict Pan. Veu qu’il est le nostre Tout : tout ce que sommes, tout ce que nous vivons, tout ce que avons, tout ce que espérons, est luy, en luy de luy, par luy. C’est le bon Pan, le grand pasteur, qui, comme atteste le bergier passionné Corydon, non-seulement ha en amour et affection ses brebis, mais aussi les bergiers. A la mort duquel furent plainctz, souspirs, effroys et lamentations en toute la machine de l’univers, cieulx, terre, mers, enfers. A ceste mienne interprétation compète le temps. Car cestuy très-bon, très-grand Pan, nostre unique Servateur, mourut lez Hiérusalem, régnant en Romme Tibère César. »

Qui croirait que cet admirable récit, fait d’un ton si grave, et terminé par une réflexion si pieuse, sorte de la plume de Rabelais, qui en avait pris le fond dans Plutarque ? Mais qui pourrait méconnaître dans l’application faite à Jésus-Christ de l’oracle publié par Thamous, l’emblème de la société mise à mort par ses éternels ennemis, le monopole et l’utopie, et dans ce même Thamous, l’homme dont les écrits ont semé le plus d’épouvante et fait douter davantage de la Providence, Malthus ?

L’histoire ancienne est la figure de l’humanité moderne, comme le Christ est la personnification de l’humanité. Quand la société, portée, comme le vaiseau de Thamous, de barbarie en civilisation par les souffles économiques, après avoir traversé l’archipel propriétaire, vient s’égarer sur les bas-fonds du communisme, Malthus est le pilote qui nous crie : La société se meurt, la société est morte ! Les âmes qui pleurent le dieu Pan, parce qu’elles n’ont point encore reçu la foi de sa résurrection, sont tous nos orateurs et nos écrivains, expressions vivantes de l’humanité, organes de ses pressentiments et de ses douleurs : c’est un Lamennais, un Lamartine, un Michelet ; ce sont nos économistes, nos politiques et nos mystiques, Sismondi, Blanqui, Buret, Guizot, Thiers, Cormenin, O. Barot, Buchez, les RR. PP. Ravignan et Lacordaire, messeigneurs de Lyon et de Chartres, E. Sue, etc., etc.

Oui, vraiment, la société touche à sa fin. Pan, le grand dieu, est mort ; que les ombres des héros se lamentent, et que les enfers en frémissent. Pan est mort : la société tombe en dissolution. Le riche se clot dans son égoïsme, et cache à la clarté du jour le fruit de sa corruption ; le serviteur improbe et lâche conspire contre le maître : plus de dignité chez le riche, plus de modestie chez le pauvre, de fidélité nulle part. Le savant regarde la science comme une galerie souterraine qui le conduit à la fortune : il ne se soucie point de la science. L’homme de loi, doutant de la justice, n’en comprend plus les maximes ; le prêtre n’opère plus de conversions, il se fait séducteur ; le prince a pris pour sceptre la clef d’or ; et le peuple, l’âme désespérée, l’intelligence assombrie, médite et se tait. Pan est mort : je vous le dis comme Thamous et Malthus. La société est arrivée au bas : dépêchez vos pleurs ; et nous, disséqueurs, à qui est livré ce cadavre, procédons à l’autopsie.

Le phénomène le plus étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l’expérience et le moins compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement, plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l’analyse logique, historique, physique et morale ; on l’a divisé par familles, genres, espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation, de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique : les titres seuls des livres qui en ont été écrits empliraient un volume. À force d’en parler, on est parvenu à en nier l’existence ; et c’est à peine si, à la suite de cette longue investigation, l’on commence maintenant de s’apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses indéfinissables, des choses qui ne s’entendent pas.

Ainsi la misère, comme une divinité impénétrable, mais toujours présente, a ses incrédules et ses dévots ; elle a même, et ce n’est pas ce qui sert le moins ses progrès, elle a ses indifférents. Étrange destinée que celle de l’homme, d’être toujours conduit par sa raison à nier ce dont il n’est informé que par le sentiment ou par les sens, fût-ce la douleur et la mort ! L’école d’Elée, si ma mémoire ne me trompe, niait le mouvement ; les stoïciens niaient la douleur ; les partisans de la résurrection et de la métempycose nient la mort ; les spiritualistes nient la matière ; les matérialistes nient Dieu. Les sceptiques ont prétendu se railler des uns et des autres : mais malgré les dénégations et les rires, les mondes n’en ont pas moins continué leur course majestueuse à travers l’espace ; la douleur et la mort n’ont pas moins fait de victimes, le culte des dieux n’a pas moins obtenu de succès. Que les philanthropes rient de la misère, et nous sommes sûrs d’une recrudescence. Tâchons donc de déchiffrer cet hiéroglyphe, si nous ne voulons attirer sur nous de nouveaux désastres.

La misère est le dernier fantôme que la philosophie doive éliminer de la raison, si elle veut l’expulser après de la société. Mais qu’est-ce qu’un fantôme ? comment est-il possible de le saisir, de l’expliquer, de s’en défendre ? comment parler des causes, de l’essence du développement, des accidents, des modes, d’un fantôme ?

La misère est, dans l’ordre de la société, le mal. Mais qu’est-ce que le mal ? Le mal, dit M. de Lamennais, c’est la limite. Or, qu’est-ce encore que la limite ? une conception de l’esprit, sans réalité objective. C’est, comme le point et la ligne géométriques, un être de raison. La limite n’est lien, parce qu’elle est elle-même sans limite, parce que la définition est la seule chose qui ne se définisse pas. Donc le mal, dans le système de M. de Lamennais, est une entité logique, un rapport dénué de substance : affirmer l’existence du mal, c’est affirmer la réalité d’une négation, la réalité du néant. Comment alors expliquer la douleur ? comment rendre raison de cette expérience continuelle qui nous fait crier et nous plaindre, qui excite en nous le dégoût et l’horreur, souvent même nous donne la mort ? Que dis-je ? Si le mal n’est autre que la limite, il est la détermination même de l’être ; ce par quoi les choses deviennent sensibles et intelligibles, et sans quoi il n’y a ni beauté ni existence ; c’est la condition suprême de nos sensations et de nos idées, c’est l’être nécessaire, en un mot le mal c’est le bien. Singulière définition !

La misère, selon E. Buret, qui a préféré généraliser moins afin de saisir mieux, la misère est la compensation de la richesse. Fiat lux ! Que de plus habiles expliquent cela, s’ils peuvent : quant à moi, ma conviction est que l’auteur ne s’est pas lui-même compris.

La cause du paupérisme, c’est l’insuffisance des produits ; c’est-à-dire le paupérisme : opinion de M. Chevalier. La cause du paupérisme, c’est la trop grande consommation ; c’est-à-dire encore le paupérisme : opinion de Malthus. Je pourrais à l’infini multiplier les textes sans tirer jamais des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au premier verset du Koran ? Dieu est Dieu ; la misère est la misère, et le mal est le mal. N’est-il pas vrai que la misère est quelque chose d’antiphilosophique, d’irrationnel comme une religion ; que c’est un fantôme, un mythe ?

La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production, restreindre la consommation, et faire moins d’enfants, en un mot être riches, et non pas pauvres : voilà, pour combatte la misère, tout ce que savent nous dire ceux qui l’ont le mieux étudiée ; voilà les colonnes d’Hercule de l’économie politique !…

Mais, sublimes économistes, vous oubliez qu’augmenter la richesse sans accroître la population, c’est chose aussi absurde que de vouloir réduire le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s’il vous plaît, puisqu’à moins déraisonner, nous n’avons plus même le sens commun. La famille n’est-elle pas le cœur de l’économie sociale, l’objet essentiel de la propriété, l’élément constitutif de l’ordre, le bien suprême vers lequel le travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N’est-ce pas la chose sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier d’industrie et voleur ; avec laquelle au contraire il subit le joug de votre police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le monopole, s’endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son existence, semblable au Créateur, dont on a dit qu’il est patient parce qu’il est éternel, ne sent plus l’injustice commise contre sa personne ? Point de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle est, d’après la donnée économique, notre première position. Et si vous n’en découvrez pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du monopole, du crédit et de la propriété.

Maintenant, le but de la famille n’est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n’est-elle pas l’effet nécessaire du développement vital de l’homme ? n’est-elle pas en raison de la force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse, le travail et le bien-être ? Donc, c’est une conséquence inévitable de la multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la proportion relative des subsistances, loin de s’accroître par l’élimination des bouches inutiles, tendrait invinciblement à diminuer, s’il est vrai, comme j’espère le démontrer bientôt, qu’une semblable élimination ne puisse s’effectuer que par la destruction de la famille, objet suprême, condition sine quâ non du travail.

Ainsi la production et la population sont l’une à l’autre effet et cause ; la société se développe simultanément, et en vertu du même principe, en richesse et en hommes : dire qu’il faut changer ce rapport, c’est comme si dans une opération où le dividende et le diviseur croîtraient et diminueraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le quotient. Que prétendez-vous ? Que les jeunes gens cessent de faire l’amour ; que le prolétaire ne se marie qu’à cinquante ans, ou plutôt jamais, et que la famille soit un privilège ? En ce cas, prenez d’efficaces mesures pour la garde de vos propriétés, doublez le nombre de vos soldats, augmentez celui des filles publiques, créez des primes pour la prostitution, poussez à la polygamie, à la phanérogamie, voire même à la sodomie, à toutes les espèces d’amours que le préjugé réprouve, mais que la science doit accueillir, en considération de leur stérilité. Car avec la famille il est impossible d’arrêter le progrès de la misère, par la raison même qu’il est impossible d’arrêter le progrès de la richesse : ces deux termes sont enchaînés l’un à l’autre par l’indissoluble lien du mariage ; il y a contradiction à les vouloir séparer.

Ainsi la misère est une chose mystique et nécessaire, une chose dont nous ne concevons ni la présence ni l’absence ; le mal comme le bien est un des principes de l’univers : nous voilà dans le manichéisme !

Mais enfin comment s’exprime le mal dans la société ? quelle est la formule de la misère ?

Malthus, s’appuyant sur une masse de documents authentiques, a prouvé en premier lieu que la population, si elle ne rencontrait aucun obstacle, tel par exemple que le manque de subsistances, pourrait facilement doubler tous les vingt-cinq, et même tous les dix-huit ans.

Say raccourcit encore cette période : il trouve que la population, si rien ne la réprimait, triplerait tous les vingt-six ans.

M. Rossi exprime la même idée dans cette élégante formule : « Si un produit deux, et que les nouveaux produits aient chacun la même force productive qu’avait la première unité, deux produiront quatre, quatre produiront huit, et ainsi de suite. Abstractivement parlant, Malthus posait donc un principe incontestable »

A côté de ce premier fait, désormais hors de doute, Malthus en pose un autre, non moins certain : c’est que, tandis que la population tend à s’accroître selon la progression géométrique :—: 2. 4. 8. 16. 32. etc., la production des subsistances augmente seulement selon la progression arithmétique 1. 2. 3. 4. 5. 6. etc. ; ce qui mène invinciblement à cette conclusion, qu’en tout pays une partie de la population périt incessamment faute de pain.

Malthus ayant prétendu qu’il suffisait que cette seconde proposition fût énoncée pour qu’elle parût immédiatement démontrée, et, s’étant dispensé en conséquence d’en faire la preuve, je vais suppléer à son silence en montrant comment a progression arithmétique des subsistances 1. 2. 3. 4... est le corollaire de la progression géométrique de la population 2. 4. 8. 16. 32. 64...

A quoi tient la génération d’un homme ? à l’émission d’un germe, émission que le géniteur est incessamment excité à permettre, qui n’exige de lui aucun effort, qui tout au contraire est le bien suprême de sa vie, le but de son travail, le besoin de sa destinée. Mais jusqu’au jour où il sera capable de pourvoir par lui-même à sa subsistance, ce germe coûtera, pour frais d’incubation, allaitement, nourriture, etc., pendant une période de dix, quinze, vingt et même vingt-cinq ans, 12, 15, 20 et même 50 pour 100 de ce que consomment ses auteurs. Or, admettant que le même couple conduise à bien quatre, six, dix ou douze enfants, il s’ensuit, avec une évidence mathématique et sans qu’il soit besoin de dresser une statistique immense, de compulser les récits des voyageurs et de fouiller les chroniques, que le bien-être de ces époux diminuera par la raison même qui devait y mettre le comble, de 12, 15, 20, 30, 50 et même 80 pour 100.

Et comme chacun des enfants, à peine sorti de l’école et délivré de l’apprentissage, est en état de faire pour son propre compte ce qu’avait fait son père ; comme tous ses désirs, tous ses vœux le poussent à cette imitation ; comme l’abstinence n’aurait d’autre résultat que de lui ôter le cœur au travail et de lui faire perdre l’esprit d’ordre et d’économie, il résulte que la procréation des hommes gagne, gagne incessamment sur la production de la richesse, laquelle reste toujours, toujours en arrière, et que la puissance de développement de l’humanité par la génération, et sa puissance de développement par le travail, sont entre elles comme les progressions :

 :—: 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. 128. 256.  .  .  .  .

 :—: 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.  .  .  .  .

Malthus, je le répète, isolait l’une de l’autre ces deux progressions ; du moins il ne m’a point paru qu’il en comprit nettement la solidarité et l’identité, et c’est à quoi, dans l’intérêt de sa théorie, il était utile de suppléer. Les faits, au surplus, c’est-à-dire la misère humaine manifestée sous mille formes effrayantes, terribile visu formæ, famine, guerre, peste, maladie, débauche, etc., confirment tous les jours, ainsi que l’a prouvé avec une immense érudition Malthus, l’exactitude de cette loi. Vit-on jamais énigme, fiction ou fantôme, s’exprimer avec une telle énergie, et se démontrer avec une puissance de faits aussi irrésistible ?

Dans l’ordre de la société, comme dans celui de la nature, la misère est donc chose fatale : vouloir s’en préserver, c’est vouloir que la loi des logarithmes change à notre convenance, et que l’arithmétique cesse d’être une vérité. Les deux progressions étant enchaînées l’une à l’autre par un rapport nécessaire, exprimant au fond la même idée, traduisant le même fait, la même loi éternelle portée dès le commencement Croissez et multipliez, il est inévitable que, si nous laissons agir la nature, nous tombions dans la misère par la surproduction des enfants ; et si nous résistons à la nature ou si nous la trompons par des suppléments illusoires, d’abord nous nous dérobions à notre destinée la plus impérieuse, bientôt nous prenions en horreur la famille et avec elle le travail, et nous nous précipitions dans une série inverse de maux.

Voilà, dans son expression la plus claire et la plus obscure, la plus décisive et la plus désespérante, le mythe final de l’économie politique, la couronne de la propriété, l’allégorie du travail et de la famille. L’humanité se consume et périt par l’exercice de ses facultés vivifiques ; s’il pouvait y avoir un terme à son suicide, elle cesserait d’exister.

Lors donc que la théorie économique, suivant de loin l’expérience, a prononcé le mot de misère, elle a exprimé par ce mot la loi intime de notre développement, l’essence de notre être, la forme de notre vie. Accroissement rapide de la population, accroissement plus lent des subsistances, sont les deux faces d’une même idée, d’un seul et unique phénomène. C’est la formule mystérieuse d’une loi aussi certaine que toutes celles qui président aux mouvements des corps célestes, d’une loi par conséquent inflexible et immiséricordieuse comme une équation d’algèbre. Combien, à ce point de vue, la plainte du misérable et les palliatifs du philanthrope nous doivent sembler puérils, mesquins ! La fatalité nous fait vivre, la fatalité nous emporte ; le plaisir qu’elle nous donne, elle se le fait payer : qu’avons-nous à crier et à gémir ? et que nous veulent ces économistes qui, incapables de saisir le lien de leurs propres idées, tantôt nous disent de produire davantage, tantôt nous recommandent de faire moins d’enfants ; comme si ces deux formes de la génération humaine n’étaient pas irrévocablement enchaînées l’une à l’autre, et qu’il y eût avantage à remplacer par la misère de notre prévoyance, la misère qui résulte pour nous de l’imprévoyance de la nature !…

Mais, me dira-t-on, sans doute il n’y aurait rien à répliquer à la double loi de Malthus, et nous n’élèverions aucune plainte, nous adorerions en silence l’arrêt de la fatalité économique, si cette inégalité du développement humanitaire en population et en richesse était d’une irréprochable certitude, si elle portait le caractère d’une idée complète et définitive, tel qu’il convient à une idée vraie ; si cette loi, en un mot, n’était pas une évidente contradiction. Or, le principe de Malthus tombe manifestement dans le cas de toutes les antinomies ; et, d’après vos propres principes, d’après cette théorie des contraires réputée infaillible, l’antagonisme du progrès dans la population et la production prouve uniquement qu’il existe un principe d’équilibre, et que ce principe, c’est à la science de le découvrir.

Quoi ! l’homme seul entre les animaux, par la distinction la plus glorieuse, aurait été créé travailleur ; la Providence lui aurait commandé de posséder la terre, de s’organiser par familles ; le bonheur aurait été placé pour lui dans l’exercice de cette double fonction du travail et de l’amour ; c’est par là qu’il lui était réservé d’augmenter incessamment son énergie, de multiplier ses moyens, de développer sa fécondité industrielle et de donner l’essor à toutes ses sympathies : et quand arrive l’heure de réaliser ces promesses magnifiques, la Providence, qui jamais ne mentit, se changerait tout à coup en une déception hideuse ! Pour goûter le bonheur, l’humanité, comme Saturne, devrait dévorer ses enfants ! L’amour irait trop vite, le travail trop lentement ! L’organisme social serait si faussement réglé, si mal conçu, que l’homme ne pourrait se soutenir que par la déperdition continuelle de sa chair et de son sang ! Il lui faudrait périr pour vivre, à moins qu’il ne préférât s’abstenir de se reproduire, ce qui est toujours perdition et misère ! La Mort serait le grand prévôt de l’économie politique, chargé de rétablir l’équilibre entre la population et les subsistances, et de soumettre les œuvres de l’amour à la mesure des œuvres du travail, le nombre des créatures raisonnables à la proportionnalité des valeurs ? Qui donc empêchait la nature, qui empêchait la Providence, en augmentant à notre intention la fécondité de la terre, de limiter en même temps la fécondité de notre espèce, et, par un enraiement fait à temps utile de notre faculté génitale, d’arrêter cette affreuse extermination ?…

Mais, vous réplique le matérialiste utilitaire, cette loi de mort qui saisit l’homme et la brute, et qui vous révolte, qu’est-elle autre chose que la grande évolution de la nature figurée par la trinité hindoue, Brahma, Siva, Vichnou, le Créateur, le Destructeur, le Réparateur ; évolution reconnue authentiquement par la science, et qui, émanant directement du dualisme éternel et irréductible, n’a plus de synthèse à espérer ? Votre espoir est donc sans fondement, l’antinomie reste ici sans solution. La création est un vaste champ de bataille où la vie est jetée en pâture à la vie, et renaît à perpétuité de la mort. Le règne végétal, planté sur le règne inorganique qu’il absorbe et s’assimile sans relâche, fournit à son tour à la subsistance du règne animal, dont les innombrables espèces auraient bientôt dénudé la terre, si elles n’étaient incessamment détruites les unes par les autres, et par l’homme. L’homme, à son tour, n’ayant rien au-dessus de lui, ni ange, ni démon, qui le mange, l’homme se dévore lui-même. L’anthropophagie est la sanction de la loi naturelle ; et c’est pour en procurer l’accomplissement que la Providence a institué le monopole et l’état, garanti la propriété, et soumis les humains à un ordre hiérarchique qui permet aux forts de consommer les faibles, sans péril et sans remords.

Ainsi tout sort de la substance infinie, tout y rentre : l’acte par lequel s’effectue l’émission des êtres vivants est la génération ; l’acte par lequel rentrent au réservoir commun les éléments que l’organisation entraîne, est la mort. Pourquoi murmurer contre cette loi ? Si nos réclamations pouvaient être entendues, après avoir obtenu pour tous l’avantage d’une vieillesse fortunée, nous devrions demander encore une vie et une efflorescence perpétuelle ; périr par décrépitude étant chose, en effet, tout aussi déplaisante et inconcevable que périr par misère. Mais il n’en peut être ainsi : l’immortalité, avec la faculté de multiplier à l’infini, est absurde ; et quant à la prolongation de la vie moyenne jusqu’aux confins de l’extrême vieillesse, comme elle exigerait l’ajournement de passions qui ne souffrent point de remise, elle est incompatible avec notre constitution et compromettrait notre existence. Le sang des misérables que la Providence a voués à l’holocauste est le ciment de l’édifice social, l’huile qui fait rouler sur ses pignons le mécanisme humain. Couronnez de fleurs et de bandelettes le front des victimes ; applaudissez à leur sacrifice, à la grâce de leur trépas ; qu’ils emportent en mourant le juste tribut de votre admiration et de vos éloges. Mais gardez-vous de les vouloir racheter de l’autel, parce que s’ils se fatiguaient de mourir pour vous, c’est vous qui devriez mourir pour eux.

Vous dites : La Providence, au lieu de nous assassiner, ne pouvait-elle à l’occasion suspendre, réfréner cette ardeur génitale ?… Imprudent, qui demandez l’émasculation du travailleur ! Quel produit en tireriez-vous, après avoir tari en son corps et en son âme la source même de l’activité et du génie ? Vous perdriez bientôt par le découragement de l’ouvrier le bénéfice d’une production plus forte, et, sans affaiblir l’intensité de la misère, vous compromettriez l’existence de l’espèce. Écoutez à ce propos ce que nous dit le maître :

« La passion est forte et générale, et il est probable qu’elle serait insuffisante, si elle venait à s’affaiblir. Les maux qu’elle entraîne sont l’effet nécessaire de cette généralité et de cette énergie. Tout nous porte à croire que le but du Créateur a été de peupler la terre ; mais il paraît que ce but ne pouvait être atteint qu’en donnant à la population un accroissement plus rapide qu’aux subsistances. Et puisque la loi d’accroissement que nous avons reconnue n’a pas répandu les hommes trop rapidement sur la face du globe, il est assez évident qu’elle n’est pas disproportionnée à son objet. Le besoin de subsistance ne serait point assez pressant, et ne donnerait pas assez de développement aux facultés humaines, si la tendance qu’a la population à croître rapidement, sans mesure, n’en augmentait l’intensité[15]. »

J’ignore quel effet produiront sur l’esprit du lecteur ces diverses considérations. Quant à moi, je déclare qu’au point de vue de l’économie politique et au terme où nous sommes parvenus, ayant d’un côté la propriété qui nous égorge, de autre la communauté qui nous étouffe, je ne vois absolument rien à répondre. Les faits parlent trop haut pour qu’il soit permis de se faire illusion : la misère existe, c’est-à-dire que la subsistance est insuffisante, et le nombre des bouches à nourrir trop grand. Cela est incompréhensible, mais enfin cela est. Ce que nous venons d’ajouter n’en est que le commentaire.

Ainsi donc l’Être infini, en procédant à la création, s’est trouvé engagé dans une impasse ; et nous, l’Être progressif et prévoyant, nous portons la peine de son impuissance. La nécessité n’a pu se passer du hasard ; l’ordre se conserve par le désordre ; les êtres organisés ne jouissent pas, comme le monde inorganique, de la perpétuité du mouvement ; et bien qu’il n’y ait pas contradiction dans l’idée d’un bien-être permanent, par une inexplicable infirmité de la nature cette permanence est impossible. Notre joie se nourrit de pleurs ; la garantie de notre bien-être, c’est la misère. Que ce contraste semble impliquer pour la raison la nécessité d’un accord, on ne le nie pas ; mais cet accord, cette condition où le bien et le mal se résoudraient en un fait supérieur, où la découvrir ? comment la concevoir ? et que pouvons-nous imaginer au delà de ce dualisme, Souffrir ou jouir, Être ou n’être pas ? Le bonheur et la souffrance, de même que le moi et le non-moi, de même que l’esprit et la matière, sont les deux pôles du monde, au-dessus desquels il n’est plus de synthèse, plus d’idée, puisque sans eux le monde lui-même n’est pas. S’il est ainsi, qu’avons-nous à faire de chercher encore le secret de notre destinée ? À quoi bon le travail, et quel peut être notre espoir ? Notre destinée, c’est misère ; notre travail, c’est misère ; notre espérance, c’est misère. Le socialisme n’a rempli que la moitié de sa tâche : après avoir aboli, comme causes de misère, l’argent, la concurrence, le monopole, le mariage, la famille, la propriété, la liberté et la justice, au lieu de s’arrêter à cette hypocrisie de communauté, il devait proscrire encore le travail et prêcher le désespoir ; le socialisme a pour dogme final le suicide. Car si c’est une loi de l’humanité de se développer toujours dans l’industrie, la science et l’art, c’est aussi une nécessité pour l’homme de sceller de son sang chacun de ses pas dans la carrière ; c’est une nécessité qu’il subisse une mort de plus en plus amère, qui lui fasse expier la délicatesse de ses sentiments, la vivacité de ses affections, la fécondité de ses travaux, la profondeur de son enthousiasme, la joie de ses voluptés ; une mort qui, prenant autant de formes que la vie, atteigne l’homme dans le cœur, dans les sens et dans la raison, et l’anéantisse des millions de fois. La mort ! voilà notre raison dernière, voilà le dieu du monde ! Finis est homininis sicut jumenti. Ou, si c’est uniquement pour mourir que nous avons été tirés du néant, où était la nécessité pour nous, pour l’univers, d’en sortir ? La création, la vie, la nécessité, la Providence, Dieu et l’homme, tout est absurde.

Quelle déraison ! reprennent à ce propos les économistes chrétiens, quelle démence impie ! Oui, disent-ils, la fin de l’homme sur la terre est comme celle des brutes, et la loi de Malthus ne fait aucune acception des personnes. Mais cette loi n’embrasse que la vie présente ; notre véritable vie n’est point ici-bas. Celle imperfection de notre destinée, qui nous fait paraître et disparaître, distribuant inégalement les biens et les maux, et frappant l’espèce comme l’individu, n’est et ne peut être autre chose que l’essai, la préparation, le prélude d’une vie ultérieure. Nous en avons pour garant la parole de Celui qui ne ment pas, et qui a mis au fond de nos entrailles, avec le désir du bonheur, le pressentiment de l’immortalité. La permanence de l’âme après le dernier soupir, la résurrection dans un monde meilleur, voilà le complément de la nature, le but de la vie, la justification de la Providence.

Que je recevrais avec amour, que j’embrasserais avec transport cette consolante utopie, s’il était possible, je ne dis pas de m’en faire voir quelque chose, mais seulement de la rendre accessible à ma raison ! Mais que peut-il y avoir hors de l’univers, hors de la série des créatures ? Où voulez-vous que je place ce monde de félicité, si le monde de malédiction dont je fais partie égale l’infini ? où trouver un temps hors du temps, un espace hors de l’espace, une raison hors de la nécessité ? Comment concevoir un bien que la douleur n’irrite, ne stimule plus ? comment me figurer une immortalité qui implique la séparation absolue du moi et du non-moi, la scission de la matière et de l’esprit, et qui choque tous les principes de mon entendement ? L’hypothèse de l’immortalité de l’âme renverse les fondements de la certitude. Comment, enfin, une preuve aussi éclatante de l’impuissance divine que la création disloquée dont je fais partie, deviendrait-elle pour moi le gage d’une rénovation inintelligible, fondée sur une existence impossible ?

Accroissement de la population, selon une progression géométrique ; augmentation des subsistances, selon une progression arithmétique : ce théorème est aussi bien démontré que tous ceux de l’algèbre. D’un mot, l’économie politique a prononcé l’arrêt de mort de l’humanité, condamné la Providence, démontré l’erreur de la nécessité, flétri la nature. Voilà ce que ma raison me force d’avouer, ce que mes sens me font voir, toucher, sentir. Tout ce qu’on essaie de me dire pour adoucir ma peine ne sert qu’à la rendre plus poignante ; et ma désolation renaît plus profonde de toutes les raisons imaginées pour la vaincre. Ou bien l’économie politique a calomnié ; et comment l’établir ? où trouver des arguments qui la réfutent, quand la loi des nombres la justifie ? des témoignages qui la démentent, quand les faits sont pour elle ?… Ou bien la nature, la nécessité, Dieu et l’homme ne sont que les rêves du néant ; l’univers est un cauchemar. Quelle inconcevable logique dans cette nuit ! quelle philosophie dans cette mort !…

J’essaierai, pourtant, une dernière analyse, ne fût-ce que pour jouir, comme le coupable condamné au supplice, de la lecture de mon arrêt. Je cherche comme si je pouvais trouver encore, comme s’il était un tribunal où il fût possible d’appeler des aphorismes de la science, du témoignage de cent siècles, d’un fait qui au dedans me saisit, et qui au dehors m’écrase. In spem contrâ spem ! Raidis-toi, malheureux, contre le désespoir. L’économie politique m’a trompé tant de fois, que je lui dois cette preuve de méfiance. Il y a là-dessous du mystère ; et il suffit que l’économie politique s’en prévaille, pour que je revienne à la charge. L’économie politique a besoin que la mort lui vienne en aide : ne serait-ce point qu’elle-même vient ici en aide à la mort ? Or, si la mort, privée de cet auxiliaire, reculait seulement d’un pas, qui sait l’avantage que la mort me donnerait sur elle par cette marche rétrograde ?…

L’économie politique nous dit : Je ne puis vous donner du pain à tous, parce que vous venez plus vite que je ne saurais vous servir. C’est pourquoi il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus !…

Avant de s’excuser sur le trop grand nombre de ses nourrissons, il faut que l’économie politique prouve qu’elle a rempli son devoir. Nous sommes dévoués à la mort, à la bonne heure ! L’économie politique n’aurait-elle point préparé, sollicité, accéléré notre exécution ? Cette misère qui lui sert à pallier ses fautes, ne serait-elle pas, en partie, son ouvrage ? Is fecit cui prodest ! L’économie politique est intéressée à nous faire périr, l’économie politique a menti.


§ II. — La misère est le fait de l’économie politique.


Je ne sais point encore ce que c’est que la misère : mais je suis certain d’une chose, c’est qu’elle anticipe sur la production, et qu’elle nous frappe avant que la stérilité du travail l’y autorise. Ce fait, aussi bien prouvé qu’aucun de ceux rapportés par Malthus, est le seul que je veuille opposer à la théorie de cet écrivain : il me suffira pour la renverser de fond en comble.

Je distingue d’abord, dans l’existence de l’humanité, deux périodes principales : l’état sauvage, essentiellement stationnaire, où l’homme, ignorant du travail, vit seulement des produits naturels du sol et de la chair crue des animaux ; et la civilisation, essentiellement progressive, où l’homme, devenu industrieux et transformant la matière, subsiste du produit de ses mains.

Dans la première période, la misère, c’est-à-dire l’épuisement des provisions et le manque des objets de première nécessité, a pour cause directe et immédiate la paresse, l’inertie générale des facultés de l’homme. Comme il était possible, sinon d’éliminer tout à fait, du moins d’ajourner, par un travail productif, cette misère née de l’inertie ; comme elle arrive longtemps avant que l’homme, s’emparant des forces naturelles, leur ait fait rendre tout ce qu’elles sont susceptibles de donner, il est clair qu’une telle misère est prématurée, qu’elle anticipe sur l’heure légitime, conséquemment qu’elle est anormale. Et puisque dans l’état sauvage l’apathie de l’homme est permanente, il y a permanence aussi dans l’anticipation, et partant dans l’anomalie de la misère.

Voilà ce que l’économie politique dirait, et avec toute raison, pour sa défense, si nous l’accusions d’être cause de la misère qui tue et décime les peuples sauvages. Il est possible, répondrait-elle, qu’un peu plus tard, et malgré l’énergie et l’intelligence de ses efforts, la misère ressaisisse l’homme civilisé : mais tant qu’il n’aura pas fait tout ce qui dépend de lui pour l’éloigner, tant que par son travail il n’aura pas mis, pour ainsi dire, la Providence en demeure, l’homme n’a pas le droit d’accuser la science et de proférer une plainte. Il souffre d’un malheur qui est son propre fait, et contre lequel la nature et la Providence protestent. En moins d’un siècle les Européens des États-Unis ont créé plus de richesse et de bien-être que tous les indigènes de ce vaste continent n’en avaient recueilli pendant des milliers d’années : et comme la nouvelle population des États-Unis n’a cessé de doubler et double encore tous les vingt-cinq ans, on peut dire que cette population, par sa prodigieuse activité, a fait plus d’heureux que la barbarie des Peaux-Rouges n’avait auparavant créé de misérables. Les trésors de richesse et de bonheur que recelait l’Amérique valaient bien la peine que l’homme s’en emparât ; et si pendant trente siècles il s’est abstenu, ce n’est point à l’économie politique, pas plus qu’à la Providence, d’en répondre.

Il y a donc dans la misère humaine une part que sans injustice on ne peut rejeter sur la nature, et qui, nonobstant la rapidité des générations, provient exclusivement de l’inertie de l’homme.

Il s’agit actuellement de savoir si la misère qui saisit le civilisé n’est pas aussi, comme la misère du sauvage, nécessairement et toujours prématurée ; s’il n’est pas vrai qu’elle anticipe sur son heure légitime, et qu’elle ait pour cause unique, non plus l’absence du travail, mais un vice d’organisation dans le travail. Dans ce cas, il en serait du civilisé comme du sauvage : sa misère n’appartiendrait qu’à lui seul ; il ne pourrait en accuser la nature tant qu’il n’aurait pas lui-même fait le nécessaire, et sommé par sa diligence la nécessité de le secourir. Car s’il était vrai que, comme la misère du sauvage dépend tout entière de l’engourdissement de ses facultés, la misère du civilisé eût pour cause unique un défaut d’ordre, il se pourrait alors que dans un état d’organisation parfaite, non-seulement la misère fût ajournée de nouveau pour un temps, mais qu’il existât une vertu spécifique qui rétablirait le niveau entre la population et la production, sans que la prudence humaine eût besoin d’intervenir d’aucune autre manière, et, par un artifice quelconque, de ramener l’équilibre.

On sent de quelle importance il est pour l’humanité de vérifier cette hypothèse. Si une telle hypothèse devenait vérité, la misère, et celle qui provient de l’inertie de l’homme, et celle qui a pour cause les vices de l’organisation industrielle, se trouverait indéfiniment écartée, et le problème de notre destinée, le problème de la destinée du monde, se présenterait sous une toute autre face.

Or, cette vérification importante, nous l’avons faite dans cet ouvrage, dont le sous-titre, Philosophie de la Misère, rappelle suffisamment l’esprit.

Le travail, avons-nous dit, est le principe de la richesse, la force qui crée, mesure et proportionne les valeurs. Mesurer et proportionner, c’est encore distribuer : le travail porte donc en soi une puissance d’équilibre en même temps que de fécondité, qui paraît devoir assurer l’homme contre toutes les chances de dénument.

Mais, pour devenir efficace, le travail a besoin de se déterminer et de se définir, c’est-à-dire de s’organiser : car, ainsi que nous l’avons remarqué mainte fois, il n’est pour les choses qu’une condition d’efficacité et de durée, comme il n’est pour les idées qu’une condition d’intelligibilité et de manifestation, c’est d’être définies. Tant que le travail n’est pas défini, tant que son organisation n’a pas reçu la dernière main, c’est une force vague et stérile, une idée inintelligible.

Quels sont donc les organes du travail ? En autres termes, quelles sont les formes par lesquelles le travail humain produit et constitue la valeur, et chasse la misère ? Car il appert suffisamment aujourd’hui que travail et misère sont opposés entre eux comme ordre et désordre, justice et spoliation, existence et néant.

Or, ces formes ou catégories du travail, nous en avons fait l’énumération et donné la critique. Ce sont : la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole, l’état ou la centralisation, le libre échange, le crédit, la propriété et la communauté. Il est résulté de notre analyse que si le travail possède en lui-même les moyens de créer la richesse, ces moyens, par l’antagonisme qui leur est propre, sont susceptibles de devenir autant de causes nouvelles de misère ; et comme l’économie politique n’est autre chose que l’affirmation de cet antagonisme, il est avéré par là même que l’économie politique est l’affirmation et l’organisation du paupérisme. La question n’est donc plus de savoir comment le travail chassera la misère primitive, elle a dès longtemps disparu ; mais comment nous éliminerons le paupérisme qui résulte du vice propre du travail, ou, pour mieux dire, de la fausse organisation du travail, de l’économie politique.

Au premier moment de l’évolution industrielle apparaît la division ou séparation des industries. La terre cesse d’être vide et vague ; elle se couvre de travailleurs, et par l’appropriation elle se féconde. Le travail acquiert par la division une fécondité surnaturelle : mais en même temps, par la manière dont s’effectue cette division, le travail abrutissant l’ouvrier tombe rapidement au-dessous de lui-même, et ne rend plus qu’une valeur insuffisante. Après avoir sollicité la consommation par l’abondance des produits, il lui fait défaut par la ténuité des salaires : au lieu de chasser la misère, il la ramène. La division du travail agit sur l’être collectif comme les industries malfaisantes sur ceux qui les exercent : en lui procurant l’abondance elle l’empoisonne, et après l’avoir convié à la vie, le replonge dans la mort.

Ici donc la misère est le vice propre du travail. Ce n’est ni la nature ni la Providence qui fait défaut, c’est la routine économique qui manque d’équilibre ; c’est elle seule qu’il faut accuser, et avec d’autant plus de raison que rien ne démontre que la contradiction qui résulte de la division parcellaire ne puisse être vaincue par une plus haute combinaison.

L’économie politique elle-même l’a senti : et c’est pour cela qu’elle s’est empressée d’appeler à son aide un nouvel organe, les machines.

Avec le secours des machines joint à la division, cent mille travailleurs, habitant un canton de cinquante lieues carrées, produisent plus qu’un milliard de sauvages qui, n’ayant que leurs ongles pour gratter la terre, leurs mains pour saisir une proie et leurs pieds pour l’atteindre, auraient besoin encore pour subsister d’une surface de terrain dix fois aussi grande que celle du globe. Et comme la limite des inventions industrielles est inassignable, il est certain encore que de ce côté le travail jouit d’une fécondité illimitée, susceptible, par conséquent, de s’accélérer dans un degré inconnu.

Il semble donc que les machines aillent réparer le déficit causé par la division, et triompher de la misère. Il n’en est rien. Avec les machines commence la distinction de maîtres et de salariés, de capitalistes et de travailleurs. L’ouvrier, que la mécanique devait tirer de l’abrutissement où l’avait réduit le travail parcellaire, s’y enfonce de plus en plus : il perd avec le caractère d’homme la liberté, et tombe dans la condition d’un outil. Le bien-être augmente pour les chefs, le mal pour les subalternes ; la distinction des castes commence, et une tendance monstrueuse se déclare, celle qui consiste, en multipliant les hommes, à vouloir se passer d’hommes. Ainsi la gêne universelle s’aggrave : annoncée déjà par la division parcellaire, la misère entre officiellement dans le monde ; à partir de ce moment elle devient l’âme et le nerf de la société.

Est-ce donc la surproduction des hommes qui cause ici la misère, ou celle-ci n’est-elle pas plutôt le résultat d’une fausse manœuvre ? Le travail ne manque pas, puisque sur tous les points le besoin de subsister, par conséquent de travailler, se fait sentir, et que l’offre du travail est surpassée par la demande. Les subsistances ne manquent pas non plus, puisque de toutes parts on se plaint de l’engorgement des produits qui s’avilissent faute de débouchés, faute de gens qui les paient, faute de salaires.

Donc l’humanité, en revêtant sa barbarie vagabonde de formes civilisatrices, n’a fait que changer la misère de son inertie contre la misère de ses combinaisons ; l’homme périt par la division du travail qui décuple ses forces, et par la mécanique qui les centuple, comme il périssait jadis par le sommeil et la paresse. La cause première de son mal est toujours en lui ; or c’est cette cause qu’il faut vaincre, avant de crier contre le destin.

À ses tendances aristocratiques, la société oppose la liberté, la concurrence. Que se passe-t-il alors ? Ne le perdons pas de vue : ceux qui ont pris soin de nous en instruire, ce sont les économistes, les apôtres de la misère. La concurrence émancipant le travailleur produit un accroissement de richesse incalculable. On a vu, à la suite d’une révolution qui avait eu la liberté du travail pour objet, la misère, chez un peuple nombreux, refoulée pour toute une génération. Preuve alors, ferai-je observer aux économistes, que la misère venue à la suite des machines, après l’institution du capital et du salariat, ne tenait point à une cause invincible, de même que la misère engendrée par la division parcellaire et réprimée jusqu’à certain point par la mécanique, n’avait rien aussi de fatal. Plus nous avançons, plus la misère nous apparaît avec un caractère de contingence et d’anomalie, avec des intermittences et des redoublements qui témoignent, non pas de l’inhumanité de la nature, mais de notre maladresse.

Qu’est-ce en effet que la concurrence, considérée de haut, dans les masses ? C’est une force pour ainsi dire toute métaphysique, par laquelle les produits du travail diminuent sans cesse de prix, ou ce qui revient au même, augmentent en quantité continuellement. Et comme les ressources de la concurrence, aussi bien que les améliorations mécaniques et les combinaisons distributives, sont infinies, on peut dire encore que la puissance productive de la concurrence, en intensité et en étendue, est sans bornes.

Une chose à considérer surtout, c’est que par la concurrence la production des richesses prend décidément le devant sur la procréation des hommes, ce qui fait du rapport établi par Malthus entre le progrès des subsistances et le progrès de la population un contresens économique, une théorie prise à rebours.

J’invoque sur ce point toute l’attention du lecteur.

Par la concurrence, chaque producteur est forcé de produire toujours à meilleur marché, ce qui veut dire toujours plus que le consommateur ne demande, par conséquent de fournir chaque soir garantie à la société de la subsistance du lendemain. Comment donc, dans un semblable système, est-il possible que la somme des subsistances tombe au-dessous des besoins de la population ?

Je suppose que deux hommes, isolés, sans instruments, disputant aux bêtes leur chétive nourriture, rendent une valeur égale à 2. Que ces deux misérables changent de régime et unissent leurs efforts par la division, par la mécanique qui en résulte, et par l’émulation qui vient à la suite. Leur produit ne sera plus comme 2, il sera comme 4, puisque chacun ne produit plus seulement pour lui, mais aussi pour son compagnon. Si le nombre des travailleurs est doublé, la division devenant en raison de ce doublement plus profonde qu’auparavant, les machines plus puissantes, la concurrence plus active, ils produiront 16 ; si leur nombre est quadruplé, 64. Cette multiplication du produit par la division du travail, les machines, la concurrence, etc., a été démontrée maintes fois par les économistes ; là est le côté positif de leur théorie, le point sur lequel ils sont tous unanimes, mais que la pratique ne saurait rendre tel que la théorie le fait espérer, aussi longtemps que la société, par une dernière réforme, n’aura pas résolu ses contradictions.

Donc, si la puissance de reproduction génitale de l’espèce humaine s’exprime par la progression 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. etc., la puissance de reproduction industrielle devra s’exprimer par la progression i. 4. 16. 64. 256. 1024. 4096. En autres termes, dans une société organisée, la production s’accroît comme le carré du nombre des travailleurs. C’est l’économie politique elle-même qui nous l’enseigne : tous ses livres en sont pleins ; et si Mallhus, préoccupé d’une idée fixe, celle du doublement de la population, l’avait oublié, pourquoi ses confrères ne s’en sont-ils pas souvenus ? Car il est évident que le rapport d’accroissement déterminé par Malthus entre la population et les subsistances ne peut s’entendre que d’une société inorganique, où l’industrie, c’est à-dire la division, la mécanique, la concurrence, l’échange, etc., sont absolument nuls ; où la force collective n’existe pas : nullement d’une société engrenée, fondée sur la séparation des industries et sur l’échange, et où chaque homme, produisant pour des millions de consommateurs, est servi à son tour par des millions de producteurs.

C’est ainsi qu’il faut entendre ce que certains agronomes, et à leur suite certains socialistes moutonniers, ont voulu dire par quadruple produit. Il n’est pas vrai qu’un pays, dont la population et le degré de développement sont donnés, puisse produire le double, ni le triple, ni le quadruple de ce qu’il produit. Le produit est nécessairement en raison de la population, laquelle détermine à son tour le degré de division, la force des machines, l’activité de la circulation, etc. Mais ce qui est vrai, ce que la science reconnaît et démontre, c’est que si l’accroissement de la population est double, l’accroissement de la population est quadruple, et cela à l’infini, aussi longtemps que la société obéira aux lois économiques, aussi loin que la surface du globe comportera cet accroissement

Malheureusement l’antagonisme des institutions économiques ne permet pas qu’elles produisent sans froissements leur effet : de là les mécomptes du travail, de là les surprises de la misère. Ainsi, la concurrence, par son côté positif et social, a bien pour but de réduire indéfiniment le prix des choses, conséquemment d’augmenter sans cesse la somme des valeurs et de mettre la production en avance de la population ; mais, par son côté négatif et égoïste, la concurrence tourne de richesse à pauvreté, puisque la réduction de prix qu’elle entraîne, d’un côté ne profite qu’aux vainqueurs, de l’autre laisse les vaincus sans travail et sans ressource. La concurrence, dit la théorie, doit enrichir tout le monde. Mais, par l’imperfection de l’organisme social, la pratique prouve que là où la concurrence est devenue générale, il y a juste autant de malheureux que d’enrichis : c’est ce dont il est impossible de douter, après la critique que nous avons faite.

Ce qu’il faut accuser ici est donc le vice propre de l’institution, l’insuffisance de l’idée. Il est prouvé désormais que cette nécessité de la misère, qui tout à l’heure nous a plongés dans la consternation, n’est point absolue ; c’est, comme dit l’école, une nécessité de contingence. Contre toute probabilité,la société souffre de cela même qui devait faire son salut. Toujours la misère est prématurée, toujours le paupérisme anticipe : à l’encontre du sauvage, à qui la disette vient par l’inertie, elle nous vient à nous par l’action, et notre travail ajoute sans cesse à notre indigence. Que les économistes, avant d’accuser la nécessité, commencent par reformer leurs routines : Medice, cura te ipsum.

Qu’est-il besoin de continuer cette revue, et dans ce chapitre où il doit me suffire d’exprimer une conclusion générale, de faire rentrer tout mon ouvrage ? J’ai montré la société cherchant de formule en formule, d’institution en institution, cet équilibre qui lui échappe, et toujours, à chaque tentative, faisant croître en proportion égale son luxe et sa misère. Une fois parvenue à la communauté, la société se retrouve à son point de départ : l’évolution économique est accomplie, le champ de l’investigation est épuisé. L’équilibre n’ayant pu être atteint, il ne reste d’espoir que dans une solution intégrale qui, synthétisant les théories, rende au travail son efficacité, et à chacun de ses organes sa puissance. Jusque-là, le paupérisme reste aussi invinciblement attaché au travail que la misère l’est à la fainéantise, et toutes nos récriminations contre la Providence ne prouvent que notre imbécillité.

Singulière économie que la nôtre, en vérité, où le dénument résulte continuellement de l’abondance, où l’interdiction du travail est une conséquence perpétuelle du besoin de travailler ! Si par un décret du souverain, cinq cent mille parasites, rayés tout à coup de la liste des improductifs, étaient renvoyés aux ateliers et à la charrue, au lieu d’une augmentation de bien-être, nous aurions une augmentation d’indigence. Il y aurait, pour la classe des improductifs, cinq cent mille personnes sans emploi et sans revenu ; pour la classe des entrepreneurs, propriétaires et chefs d’industrie, cinq cent mille pratiques de moins à servir ; pour la classe des travailleurs, déjà si multipliée, et dont le salaire est si bas, cinq cent mille concurrents de plus. Baisse de prix dans la main-d’œuvre, augmentation dans la masse des produits, et restriction du marché : pour le prolétariat, progrès d’abstinence et de servitude ; pour la propriété, progrès de luxe et d’orgueil, telles seraient les conséquences d’une réforme que la raison nous signale comme une mesure de salut public. Nous serions plus pauvres précisément parce que nous serions devenus plus riches, et l’on verrait les économistes, qui ne comprennent rien à leur grimoire, accuser l’imprudence des mariages, l’inopportunité des amours, que sais-je ? la gaillardise des époux !

En vain les faits se pressent, s’accumulent et crient de toutes parts contre l’économie politique : il semble que les écrivains qui les rapportent, les développent et les commentent, n’aient d’yeux que pour ne point voir, d’oreilles que pour ne point entendre, d’intelligence que pour dissimuler la vérité. La propriété, l’usure, l’impôt, la concurrence, les machines, la division parcellaire, refoulent la population avant qu’elle surabonde : l’économiste, occupé seulement de ce que deviendrait un million d’hommes qui n’auraient pour subsister que la ration de cinq cent mille, ne se demande pas pourquoi cinq cent mille ne peuvent vivre avec ce qui suffirait à un million. Sous Jean-le-Bon la France comptait douze millions d’habitants ; sous Louis XIV, seize millions ; sous Louis XVI, vingt-cinq millions ; aujourd’hui, trente-quatre millions. Il est constant qu’à toutes ces époques il y a eu des pauvres, une immense quantité de pauvres : les lois atroces, portées contre les pauvres, en rendent témoignage. Or, à laquelle de ces époques peut-on dire que la société française avait épuisé ses moyens ? La France, il y a dix siècles, pouvait vingtupler sa production ; le tiers-état n’était pas suspect de paresse : d’où est venu le paupérisme ?

C’est l’Amérique qui a fourni aux économistes les exemples les plus frappants du doublement et même du triplement de la population en vingt-six ans. Or, si depuis un siècle ou un siècle et demi la population a doublé et triplé aux États-Unis tous les vingt-six ans, il est clair que la production a au moins doublé et triplé dans la même période ; et l’on peut dire que dans ce laps de temps la population n’a fait que suivre la production. Comment Malthus, qui a si bien exposé le progrès de la population américaine, n’a-t-il pas de même étudié les causes qui, dans d’autres circonstances, empêchent ou suspendent le progrès parallèle des subsistances ?

Oh ! répond l’économiste, le cas des États-Unis est exceptionnel : l’Amérique était pays vierge.

Pays vierge ! mais le pays était usé pour les Iroquois et les Hurons qui, avant la découverte, allaient déjà, ainsi que nous faisons aujourd’hui, plus vite en progéniture qu’en richesse, et qui, simples chasseurs, étaient depuis longtemps misérables, là où des Européens industrieux n’ont pas encore cessé, tout en multipliant, de s’enrichir. — Pays vierge ! dites plutôt que grâce à l’absence d’une hiérarchie industrielle, grâce à cette égalité des colons américains, protégée par les intervalles des forêts, et qui déjà commence à s’effacer sous l’action de vos procédés économiques, le travailleur jouissant partout de l’intégralité de son produit, faisant œuvre toujours utile, a pu devenir et se conserver riche, malgré le doublement en dix-huit ans. L’exemple de l’Amérique ne démontre pas seulement ce dont l’humanité, en fait de population, est capable ; il montre encore jusqu’où peut aller la puissance de l’homme en fait de production : pourquoi ce parallélisme, là-bas si évident, si authentique, n’a-t-il pu se soutenir ailleurs ? Car il ne s’agit pas tant ici de la rapidité du progrès que du progrès parallèle. — Pays vierge ! certes, ce n’est pas de l’incendie de ces forêts éternelles qu’a vécu et s’est multiplié le pionnier anglais, suisse, allemand ; c’est du travail, du travail, dis-je, d’abord convenablement divisé, puis s’assortissant peu à peu de capitaux et de machines, augmentant de valeur par la circulation, et non encore devenu stérile par le parasitisme et le monopole. Une preuve de cela, c’est que l’économie politique, importée d’Europe, s’étant mise à fonctionner un peu trop tôt dans ce pays où, la terre et l’espace ne manquant à personne, le travail se payait lui-même sans passer par la servitude du capital, l’entremise du banquier et la surveillance de la police, le peuple a dû laisser courir l’économie politique, et tourner seuls ses engrenages. Le crédit a coulé bas, les banques ont sauté, le capital exploitant a été englouti, et l’Américain a poursuivi, par le travail et l’égalité, sa fortune. Sans doute un jour viendra où ce merveilleux progrès ira d’un pas moins agile : mais sans doute aussi qu’alors la population, sans contrainte et sans misère, ralentira spontanément son essor, à moins que l’économie politique, la théorie de l’instabilité et du vol, ne vienne briser cet accord.

Depuis ciuquante ans, observe E. Burel et après lui M. Fix, la richesse nationale en France a quintuplé, tandis que la population ne s’est pas accrue de moitié. À ce compte la richesse aurait marché dix fois plus vite que la population : d’où vient qu’au lieu de se réduire proportionnellement, la misère s’est accrue ?

Ne confondez pas, nous dira l’économiste, la richesse avec les subsistances. La richesse se compose de tout ce qui, étant le produit du travail, a pour l’homme une valeur quelconque, de plaisir aussi bien que d’alimentation. Les subsistances sont la partie de cette richesse qui sert plus particulièrement au soutien de la vie. Or, c’est de cette portion de la richesse qu’il faut entendre la progression arithmétique de Malthus.

Distinction ridicule, réfutée d’avance par la théorie de la proportionnalité des valeurs. Les subsistances sont nécessairement en rapport avec les autres parties de la richesse, et il est rigoureusement vrai de dire que si depuis cinquante ans le revenu de la France a quintuplé, la France consomme cinq fois plus. Dans la société, toutes les valeurs se mesurent, c’est-à-dire s’acquittent les unes les autres, se soutiennent réciproquement. La production des objets de luxe prouve précisément que les subsistances sont en quantité suflisante, puisque en définitivec’estavec des subsistances que ce luxe a été payé, comme ces subsistances ont été payées à leur tour avec de l’argent ou d’autres valeurs. S’est-on aperçu que depuis cinquante ans le prix des choses de première nécessité se soit relativement accru ? Tout au contraire, le prix relatif a dû plutôt faiblir : et si les subsistances manquent au peuple, comme le vin, la faute n’en est pas au vignoble ni au vigneron, puisque le vigneron se plaint de ne pouvoir vendre ; la faute en est à l’économie politique.

Qui ne voit, du reste, que le bien-être de l’homme se composant d’abondance et de variété, ce que nous appelons luxe n’est au fond qu’une véritable épargne ? Le sauvage, qui vit de chair crue et de quelques boissons affreuses, épuisera eu un mois les ressources d’une lieue carrée de pays ; le civilisé, dont l’entretien exige un million de choses que ne connaît pas l’homme des bois, subsistera sur quatre hectares. Son luxe peut tenir dans un espace trois ou quatre mille fois plus petit qu’il ne le faut à la nudité du sauvage. Le luxe peut se définir physiologiquement l’art de se nourrir par la peau, par les yeux, par les oreilles, par les narines, par l’imagination, par la mémoire : l’indigence, c’est au contraire la vie réduite à une fonction unique, celle de l’estomac. Que dis-je ? il n’y a pas jusqu’à l’art culinaire, que Sénèque, dans son absurde hyperbole, appelait l’art de la gueule, qui, multipliant sous mille formes notre nourriture et nous enseignant à manger mieux, ne soit en réalité pour nous une source d’économies. La cuisine est, après le travail, notre plus précieux auxiliaire contre la disette ; et c’est justement parce que le prolétaire ne consomme pas assez qu’il mange trop, et se rend ainsi à charge à la grande famille.

J’ai donc le droit d’insister sur ma question : Comment notre richesse ayant quintuplé, notre population ne s’étant accrue que de 50 pour 100, y a-t-il encore parmi nous des pauvres ? Que l’on me réponde, avant de s’inquiéter de la postérité, et de chercher quel nombre d’habitants pourra tenir sur le globe !…

La taxe des pauvres en Angleterre était,

En 1801, de 4,078,891 liv. st, pour   8,872, 950 habit.
En 1818, de 7,870,801 —     — 11,978,875 —
En 1833, de 8,000,000 —     — 14,000,000 —

Est-il vrai, oui ou non, d’après cela, que le paupérisme anticipe ? Et la preuve que ces chiffres, d’ailleurs officiels, ont bien le sens que je leur donne, c’est que depuis 1833 on a essayé d’appliquer en Angleterre la théorie de Malthus, c’est-à-dire de laisser périr ceux qui ne possèdent ni revenu ni salaire ; qu’une première conséquence de cette idée a été la création des maisons de force, et finalement la réforme de la loi des céréales, c’est-à-dire la réduction arbitraire du prix du pain. On s’est imaginé que la suppression violente d’un monopole pouvait être d’un grand effet pour le soulagement de la misère : l’avenir dira ce que renfermait de rationnel et d’utile cette prestigieuse réforme. Mais les économistes, la plupart fauteurs de la ligue, n’en ont pas moins reconnu implicitement que la misère avait d’autres causes que la surproduction des enfants : puisqu’ils ont commencé, qu’ils achèvent donc de dresser le bilan des spoliations exercées par le monopole !

Je lis dans un article du Journal des Économistes (janvier 1846), sur la marche de la criminalité en France, que le nombre des crimes et délits de toute espèce a été, pour la période de

1826-28 88,751
1829-21 96,083
1832-33 106,149
1835-37 121,221
1838-40 146,062
1841-43 151,624

L’auteur de cette intéressante statistique conclut en ces termes :

« Le nombre des crimes et des délits augmente donc d’une manière rapide et accélérée. Ainsi, tandis que l’augmentation moyenne annuelle de la population n’est guère que de 5 sur 1,000, et tend à se ralentir, l’augmentation moyenne annuelle s’élève à :

» 5.7 pour les crimes et délits contre la chose publique ;

» 7.8 pour les crimes et délits contre les mœurs ;

» 3.0 pour les crimes et délits contre les personnes ;

» 5.6 pour les crimes et délits contre les propriétés ;

» 5.4 pour les contraventions autres que les délits forestiers, dont le nombre est incalculable ;

» 3.7 pour les suicides.

» Tandis que les progrès de la population tendent à se ralentir, le nombre des crimes et délits tend à s’augmenter ; et cette augmentation n’est pas particulière à la France ; elle est même moindre en France que dans plusieurs pays voisins. »

Les crimes et délits, comme le suicide, les maladies et l’abrutissement, sont les portes par où s’écoule la misère. D’après les chiffres officiels, l’accroissement moyen de la population étant 5 pour 1,000 ; celui de la criminalité, somme totale, 31.2, il s’ensuit que le paupérisme arrive sur nous six fois et un quart plus vite que d’après la théorie de Malthus on n’avait lieu de l’attendre : à quoi tient cette disproportion ?

La même chose se prouve d’une autre manière. En général les nations occupent, sur l’échelle du paupérisme, le même rang que sur l’échelle de la richesse. En Angleterre, on compte un indigent sur cinq personnes ; en Belgique et dans le département du Nord, un sur six ; en France, un sur neuf ; en Espagne et en Italie, un sur trente ; en Turquie, un sur quarante ; en Russie, un sur cent. L’Irlande et l’Amérique du Nord, l’une et l’autre placées dans des conditions exceptionnelles et tout opposées, présentent, la première, la proportion effrayante d’un et même plus sur deux ; la seconde, un et peut être encore moins sur mille. Ainsi, dans tous les pays de population agglomérée, où l’économie politique fonctionne régulièrement, la misère se compose exclusivement du déficit causé par la propriété à la classe travailleuse.

Avant 89, le nombre des enfants trouvés, entretenus dans les hôpitaux, était de

40,000
En 1800, il s’élevait à… 51,000
En 1805,   — 67,966
En 1819,   — 99,346
En 1834,   — 129,699

J’ignore quel est le chiffre de 1846. Le Journal des Économistes de cette année porte la moyenne annuelle des naissances illégitimes à 75,870 ; d’où il est permis de conclure, d’après la progression ci-dessus, que le nombre des enfants naturels, actuellement entretenus dans les hôpitaux, n’est pas moindre de 160,000. De 1789 à 1846, la population n’a pas augmenté de moitié ; par contre la richesse a quintuplé, les mœurs même se sont améliorées ; et le nombre des enfants naturels est quadruple ! Qu’est-ce à dire ? qu’il y a 320,000 garçons et filles à qui, chaque année, le droit à la famille, jus connubii, est enlevé, et que les envahissements de la propriété, la population demeurant stationnaire, font croître à vue d’œil le prolétariat.

J’ai fait mention ailleurs (chap. IV) de la diminution de la taille moyenne, observée par les économistes. Ce fait, qu’il n’est pas possible de révoquer en doute, témoigne, non pas d’une misère accidentelle, comme elle se produit tout à coup à la suite d’une mauvaise récolte, qui arrête le travail et fait disparaître les subsistances ; mais d’une misère constitutionnelle et chronique, qui frappe l’espèce entière, et atteint profondément toutes les parties du corps social. Certes, il y a quelque chose ici qui sollicite vivement la curiosité, et ne s’explique point du tout par le principe de Malthus. Il s’ensuivrait que la misère, non contente de frapper les individus sans moyens, et de retrancher les pauvres du nombre des vivants, affecte l’espèce dans sa collectivité et dans sa vie par une souffrance solidaire : preuve encore une fois que l’humanité se meurt d’un mal inconnu, d’un mal qui vient de plus haut que le manque de subsistances. Nous dira-t-on une fois quel est ce mal ?

On oppose à ce fait la prolongation de la vie moyenne, que d’habiles statisticiens prétendent aussi avoir constatée. J’ai montré ce que cette prolongation, relativement au peuple, avait d’illusoire : je n’ajouterai qu’un mot, qui concilie et qui explique les deux observations. S’il est vrai, comme je le soutiens, que dans notre organisation propriétaire le paupérisme anticipe continuellement sur le travail, peu importe que cette anticipation se manifeste par des morts subites et prématurées, ou bien seulement par des douleurs précoces et longuement souffertes. Il serait donc possible, d’après cela, que le chiffre de la vie moyenne se soutînt, qu’il se relevât même, la misère grandissant toujours : car il s’agit bien moins ici de l’âge des morts que du temps qu’ils ont vécu sans maladie. Faut-il encore que nous apprenions aux économistes à comprendre leurs statistiques ?

Il est superflu d’accumuler plus de preuves. Les faits sont connus de tout le monde : chacun peut les interroger et en déduire les conséquences. L’anticipation de la misère, voilà le trait signalétique du régime propriétaire comme de l’état sauvage, le fait capital, universel, que j’oppose à Malthus, et qui met à néant sa théorie.

D’après les données de la science, confirmées par une masse imposante de faits, tandis que la population tend à s’accroître selon une progression géométrique dont la raison est 2, la production de la richesse, œuvre de cette population, tend à s’augmenter selon une progression géométrique dont la raison est 4. Dans la pratique, au contraire, ce rapport est renversé : tandis que la puissance d’accroissement de la population s’exprime invariablement par la progression géométrique 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64...., la puissance d’accroissement de la production ne s’exprime plus que par la série arithmétique 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7....

Quoi donc ! économistes, vous osez nous parler de misère ! et quand on vous démontre, à l’aide de vos propres théories, que si la population se double la production se quadruple ; qu’en conséquence le paupérisme ne peut venir que d’une perturbation de l’économie sociale : au lieu de répondre, vous accusez ce qu’il est absurde d’appeler en cause, l’excédant de la population !

Vous nous parlez de misère ! et quand, vos statistiques à la main, on vous fait voir que le paupérisme s’accroît en progression beaucoup plus rapide que la population, dont l’excès, suivant vous, le détermine ; que par conséquent il existe là-dessous une cause secrète que vous n’apercevez pas : vous dissimulez, et ne cessez de mettre en avant la théorie de Malthus !

Vous vous faites contre le socialisme un bouclier de cette puissance d’accroissement de la population ! et quand nous, hommes d’hier, reprenant la tâche difficile, et par vous abandonnée, des A. Smith, des Ricardo, des J. B. Say, de Malthus même, nous dévoilons à vos regards le principe spoliateur ; quand nous vous démontrons que l’humanité est toujours frappée avant que le pain et la terre lui manquent ; quand nous développons en votre présence le mécanisme de l’usurpation propriétaire, de la fiction capitaliste et du vol mercantile, vous fermez vos yeux pour ne point voir, vos oreilles pour ne point entendre, votre cœur pour ne pas céder à la conviction ! L’iniquité du siècle vous est plus précieuse que le droit du pauvre, et vos intérêts de coterie passent avant ceux de la science !

Eh bien ! tant que vous crierez à l’imprudence et à la population, nous crierons de notre côté à l’hypocrisie et au brigandage ; nous vous signalerons à la méfiance des travailleurs, et c’est vous, vous seuls que nous rendrons responsables de l’exploitation qui nous assassine et de l’infamie qui nous souille. Nous redirons partout, avec un éclat de tonnerre : L’économie politique est l’organisation de la misère ; et les apôtres du vol, les pourvoyeurs de la mort, ce sont les économistes.

Qui est-ce qui soutient aujourd’hui, envers et contre tous, malgré la logique et malgré l’expérience, l’instabilité de la valeur, l’incommensurabilité des produits, le non-équilibre des forces industrielles ? les économistes. Qui est-ce qui défend l’inégalité de répartition, l’arbitraire de l’échange, le guet-apens de la concurrence, l’oppression du travail parcellaire, les brusques transitions des machines ? les économistes. Qui est-ce qui appuie la prépondérance de l’ordre improductif, le mensonge du libre commerce, la mystification du crédit, les abus de la propriété ? les économistes. Qui est-ce qui, à l’instigation de l’Angleterre, forme une ligue pour appliquer à l’univers ce système d’anarchie, d’escroquerie et de rapine ? toujours les économistes.

Et c’est vous qui, prenant le langage de la modération et de la paix, osez écrire :

« Ne dirait-on pas que les écoles les plus opposées conspirent pour égarer les travailleurs ? Les unes les irritent, en leur ôtant tout l’espoir d’un meilleur avenir ; les autres les excitent au désordre par de séduisantes et perfides théories. Enfin, il est des hommes qui, à la fois plus humains et plus sages, ne parlent aux travailleurs ni de droits chimériques, ni d’une nécessité fatale : ces hommes n’osent pas ou ne savent pas leur dire la vérité tout entière ! »

Dites-la donc, une fois, cette vérité : qu’elle sorte, pure et entière, de votre bouche.

« Oui, les salaires peuvent dépasser le strict nécessaire ; oui, les économies sont possibles au travailleur. S’il souffre dans quelques districts manufacturiers, il en est d’autres où il vit dans une honnête aisance… D’où vient la différence ? de deux causes essentielles, principales, de causes plus fortes que toutes les plaintes des neo-économistes et des soi-disant philanthropes. La différence vient de la conduite des ouvriers, et du rapport de la population avec le capital circulant. »

M. Rossi, je vous le dis en vérité, le cœur vous faut : vous n’êtes ni plus prudent ni plus hardi que les autres ; vous taisez la véritable cause.

On égare les ouvriers ! Cela ressemble aux factions de M. Guizot. Instruisez-nous, hommes de science, et nous ne serons point égarés ; mais prenez garde de ne rien dire que de vrai, parce que vos réticences retomberaient sur vos têtes.

La conduite de l’ouvrier est mauvaise ! C’est possible, et cela vient peut-être de ce qu’on ne lui rend pas justice. Et de vrai, il s’agit de la mesure de son salaire, et l’on nous parle de sa conduite ! Dites donc enfin, maître, ce que valent quatorze heures de travail par jour ? Et si vous craignez de faire erreur sur le travail de l’ouvrier, dites, la main sur le cœur, combien vous estimez le vôtre ? Nous prendrons votre chiffre pour étalon.

Le capital circulant n’est pas en rapport avec la population ! C’est vrai : la propriété empêche que le capital ne circule. Comment circulerait-il en effet, si le consommateur est obligé de payer cinq ce qu’il a lui-même livré pour quatre ?…

« L’ouvrier qui manque d’ordre, d’économie, de moralité, ne quittera jamais les haillons de la misère. Joignez à cela que la population… » Suivent les conseils de prudence matrimoniale.

Toujours des reproches, toujours la conduite de ce pauvre ouvrier ! Tartuffe vit donc encore ! C’est parce que nous sommes des bandits, incapables et indignes, que nos curateurs prennent notre bien ; c’est pour apprendre à vivre au travailleur, que l’oisif mange sa brasse ! Commencez donc par prêcher d’exemple, missionnaires de charité et de tempérance. Allons, que les fils quittent leurs maîtresses, et les pères leurs bonnes ; que l’âge du mariage et de la prostitution soit, sous des peines sévères, reculé pour tout le monde ; qu’on dresse un tarif pour tous les genres de service, depuis le roi jusqu’au goujat ; que l’intérêt de l’argent soit ramené au taux légitime, et la rente de la terre partagée entre tous ! Alors nous croirons au génie et à la bonne foi des économistes.

Malthus était sincère, lorsque répondant aux hypothèses de communisme de Wallace, Condorcet, Godwin, Owen, et n’y trouvant rien qui pût l’éclairer sur la cause immédiate de la misère, il revenait sans cesse à sa progression géométrique, et s’écriait, dans son honnête impatience : Mais comment, dans la communauté, la production se tiendra-t-elle au niveau de la population ? comment, sans un obstacle qui l’empêche de naître, l’humanité ne mourra-t-elle pas de faim ?

C’est tout autre chose aujourd’hui que nous avons démontré précisément ce que Malthus ne soupçonnait pas, savoir que, dans une société organisée, la production de la richesse et des subsistances est en progression plus rapide que la population elle-même. Il faut rendre raison de la misère, non plus comme Malthus par une tautologie qui n’aboutit qu’à une formule inintelligible, à un mythe ; mais en justifiant la routine propriétaire, cause, selon nous, immédiate et systématique du paupérisme. Croit-on nous réduire au silence avec cette niaiserie malthusienne de la progression arithmétique, parce qu’il a plu à tous nos économistes, anglais, français, chrétiens, matérialistes, éclectiques, de s’en faire les prôneurs et colporteurs depuis cinquante ans ?

Mais nous n’avons pas encore entendu le dernier argument de nos adversaires. Ne nous hâtons pas trop de chanter victoire.

« Que vient-on nous parler, dit en se redressant M. Rossi, des vices de nos institutions, de l’excessive inégalité des conditions, de la fécondité inépuisable du sol, des vides immenses qui restent sur la face du globe, et que les émigrations peuvent remplir ? Il est évident que tout cela ne touche pas au fond de la question ; car, après que nous aurons fait sur tous ces points les plus larges concessions, qu’en résultera-t-il ? ceci seulement que, dans plus d’un pays, d’autres causes de souffrance et de malheur viennent s’ajouter à la coupable imprévoyance des pères de famille, et que les populations excessives auraient pu souvent trouver un soulagement temporaire sous un gouvernement meilleur, dans une organisation sociale plus équitable, dans un commerce plus actif et plus libre, ou dans un large système d’émigrations. En est-il moins vrai que, si l’instinct de la reproduction n’était jamais refréné par la prudence et par une moralité haute et difficile, toutes ces ressources seraient enfin épuisées, et qu’alors le mal serait d’autant plus sensible qu’il n’y aurait plus ni remèdes temporaires pour le soulager, ni palliatif pour l’adoucir ? »

Tous les économistes se rallient à cette pensée de M. Rossi. « Nous regardons, dit le dernier éditeur de Malthus, cette observation comme capitale. Avis aux socialistes de toutes les nuances. Plus on perfectionnera l’état social, et plus l’excès de la population est à craindre, à moins qu’on ne renverse l’assertion de Malthus. »

Mais vous, qui nous promettez l’assistance du ciel, à la condition d’être sages, commencez donc par pratiquer vos maximes. La société est inharmonique, la concession que vous venez de faire le suppose. Rendez-lui d’abord l’équilibre, et, sans craindre de faire une œuvre inutile, attendez ce qui arrivera. Vous n’êtes occupés que d’une conjecture tout à fait hypothétique, et dont nul ne peut affirmer qu’elle se présente jamais, celle où la population surabonderait sur le globe ; et vous détournez sans cesse les yeux du mal réel qui vous décime. Commencez, vous dis-je, par guérir le présent, et si votre foi à la Providence n’est point une moquerie, prenez un peu moins souci de l’avenir. L’humanité, dites-vous, n’aura obtenu par là qu’un soulagement temporaire. Qui vous l’assure ? Comment savez-vous que, l’équilibre établi dans le travail, les conditions de développement de l’humanité, en population et en richesse, ne seront pas changées ?

Déjà l’on vous a fait voir que dans l’institution providentielle la production marche plus vite que la population : il est étonnant qu’au lieu de pleurer famine vous n’ayez point songé à tirer parti de cette loi pour votre thèse. En effet, sous un régime d’égalité, le travail allant plus vite que l’amour, vous eussiez pu demander comment, après quelques générations, la terre aurait-t-elle suffi à héberger les produits et loger tout le monde ? Peut-être, alors, nous fussions-nous contentés de répondre : Dieu est grand, et la Providence fertile en combinaisons. Il y a sans doute quelque chose qui en ce moment nous échappe : il serait étrange que notre sphère d’activité fût sans proportion avec notre pouvoir !… Faut-il donc qu’après avoir corrigé vos statistiques, nous redressions encore vos arguments ?

Ainsi l’économiste, qui tout à l’heure craignait de manquer de pain pour la population, rassuré de ce côté, va s’inquiéter pour le logement. Si pourtant, nous dira-t-il, faut-il mettre un terme à la population, puisqu’il est un terme à l’univers. Avec le doublement tous les vingt-cinq ans, il y aurait, dans moins de cinq siècles, un million de milliards d’hommes sur le globe, c’est-à-dire plus qu’il n’en faudra pour que, se tenant debout et se touchant tous, ils remplissent la terre ! Ne serait-ce point toujours une misère, misère plus intolérable peut-être que celle de la nudité et de la famine ?

Économiste, je vous arrête. La question que vous venez de poser, très-digne assurément des méditations du philosophe, n’est plus, comme tout à l’heure, entre la population et la production, elle est entre la population et le monde. Je prends acte de votre désistement. Convenons donc, avant d’aller plus loin :

Que le travail, ayant synthétisé et réglé tous ses organes, possède en lui-même la faculté de multiplier nos moyens d’existence en quantité toujours supérieure à nos besoins, et par conséquent d’accroître incessamment notre bien-être, quel que soit d’ailleurs l’accroissement de la population ;

Que la misère résulte exclusivement, dans l’état de civilisation, de l’antagonisme économique, de même qu’autrefois dans l’état sauvage elle résultait de la paresse ;

Qu’ainsi le paupérisme n’étant plus à craindre dans une société régulière, la seule question à résoudre est celle-ci : Quelle est la loi d’équilibre entre la population et le globe ?

Ces conclusions, et le problème qui les termine, sont l’acte de déchéance de l’économie politique.


§ III. — Principe d’équilibre de la population.


I.

Le problème de la population exigerait à lui seul deux volumes : l’espace me manque, et je ne puis, sans tromper le lecteur, ajourner davantage la solution. Qu’on m’excuse donc si, au lieu d’un livre, je n’ai pu présenter ici qu’un programme ; et puisse ce faible essai inspirer un plus éloquent ! Réformiste sincère, je ne songe point à m’approprier la vérité : je cherche, non des disciples, mais des auxiliaires.

Le problème de la population ayant été posé par les économistes entre les hommes et les subsistances, la solution ne pouvait être douteuse : c’était la mort. Tuer ou empêcher de naître, per fas et nefas, voilà où devait aboutir, bon gré, mal gré, la théorie de Malthus ; voilà quelle devait être la pratique des nations, l’antidote généralement adopté et préconisé contre la misère. Fidèle à son principe de propriété et d’arbitraire, l’économie politique devait finir comme toute législation fondée sur la propriété et l’autorité : après avoir donné sa charte, déroulé son code, ses rubriques, ses formules, il lui restait à trouver sa sanction, et cette sanction elle l’a demandée à la force, La théorie de Malthus est le code pénal de l’économie politique.

Que dit au contraire l’économie sociale, la véritable science économique ? C’est que tout organisme doit trouver son équilibre en lui-même, et n’avoir besoin contre l’anarchie de ses éléments ni de prévention ni de répression. Résolvez vos contradictions, nous crie-t-elle, établissez la proportion des valeurs, cherchez la loi de l’échange, cette loi qui est la justice même : et d’abord vous découvrirez le bien-être, et à la suite de ce bien-être une loi supérieure, l’harmonie du globe et de l’humanité…

Montrons d’abord comment, de l’arbitraire économique sur le problème de la population, est résultée la corruption de la morale.

Partant de l’hypothèse qu’il n’existe ni loi de proportion entre les valeurs, ni organisation du travail, ni principe de répartition ; forcée de dire que la justice est un mot, l’égalité une chimère, le bien-être pour tout le monde un rêve paradisiaque dont la réalité ne se trouve point ici-bas ; conduite enfin, par ces fausses données, à soutenir que le progrès dans la richesse reste toujours en arrière du progrès de la population, l’économie politique a été forcée de conclure par la prudence en l’amour, l’ajournement du mariage, et tous les moyens préventifs subsidiaires, sous peine, ajoutait-elle, de voir la nature elle-même suppléer, par une répression terrible, à l’imprévoyance de l’homme.

Or, quels étaient, au dire de l’économie politique, ces moyens de répression dont nous menaçait la nature ?

Au premier rang figurent, dans la société propriétaire et dans Malthus son interprète, la famine, la peste et la guerre, exécutrices des hautes-œuvres de la propriété. Que de gens, chrétiens et athées, économistes et philanthropes, sont convaincus, encore aujourd’hui, que tels sont en effet les émonctoires naturels de la population ! Ils acceptent, avec résignation, la justice sommaire du destin, et adorent en silence la main qui les frappe. C’est le quiétisme de la raison, soutenant de son inertie les arguments de l’égoïsme.

Cependant il est manifeste qu’un équilibre créé par de telles causes dénonce dans la société une profonde anomalie. Mais c’est précisément le point qui nous intéresse : En quoi, pourquoi, comment la famine, la guerre et la peste ne peuvent-elles être acceptées par la raison comme causes normales, naturelles et providentielles d’équilibre ? Qu’on daigne réfléchir avec nous une minute sur des choses en apparence si claires : la certitude de la théorie que nous aurons à produire à notre tour en dépend.

S’il est vrai que la société soit un être organisé, en qui la vie résulte du jeu libre et harmonique des organes, sans le secours d’aucune impulsion ni répulsion externe, il s’ensuit que la disette, les épidémies, les massacres, qui de temps à autre déciment la population, bien loin d’être des instruments d’équilibre, sont au contraire les symptômes d’une désharmonie intérieure, d’une perturbation de l’économie. La famine et l’engorgement sont à la société ce que la consomption et la pléthore sont au corps humain, et le terme d’obstacles dont s’est servi Malthus pour caractériser ces phénomènes, montre quelle fausse idée il se faisait de ce qui est organisme, économie et système.

Or, ce que nous disons de la famine et des autres prétendus moyens de répression de la nature, doit s’appliquer à tous les moyens analogues par lesquels l’homme s’efforce de venir en aide à la Providence dans cette œuvre de destruction : l’exposition des enfants, usitée chez tous les peuples de l’antiquité, et recommandée par plusieurs philosophes ; l’avortement et l’émasculation, consacrés jadis par la religion et les mœurs, et qui régnent encore en Orient et chez tous les barbares. Ces coutumes, aussi bien que les fléaux qui semblent leur avoir servi de modèles, ne sont que des témoignages de l’anarchie économique : le sens commun et la logique répugnent à y voir des instruments de la police éternelle, des moyens d’équilibre.

Ces principes établis, il est facile d’apprécier le mérite des divers systèmes d’assurance imaginés dansées derniers temps contre l’excès de la population et le manque de vivres, et par là de déterminer, d’une manière plus précise encore, le caractère spécifique de la loi que nous cherchons.

Je commence par Malthus.

Malthus, ayant analysé les causes naturelles qui selon lui préviennent ou répriment l’excès de population, trouvant que de toutes ces causes, les unes atroces, les autres immorales, aucune ne pouvait être attribuée à la Providence ni acceptée par la raison, appela de cette incapacité ou de cette violence inconcevable de la nature au libre arbitre de l’homme. Il prétendit qu’il était de la dignité comme de la destinée de notre espèce qu’elle se servît à elle-même de providence, qu’à l’homme il appartenait de renfermer dans de justes limites sa progéniture. L’ajournement du mariage jusqu’à la trentième ou quarantième année, voilà ce que Malthus, dans la candeur de son âme, imagina de plus utile, de plus philosophique et de plus moral, contre la population et ses débordements. La répression de l’amour, la famine du cœur, fut opposée par lui à la famine de l’estomac. C’est ce que dans son chaste langage il appela contrainte morale, par opposition à toutes les formes de contrainte physique, homicides ou obscènes, qu’il rejetait.

Les idées de Malthus ont été adoptées par les plus illustres d’entre les économistes, J. B. Say, MM. Rossi, Droz, et tous ceux qui, ne découvrant point d’issue à la difficulté, plaçaient toutefois l’héroïsme de la continence au-dessus des ravissements de la volupté. Au fond, l’on ne saurait disconvenir que la théorie de Malthus n’ait quelque chose de grand et d’élevé, qui la rend supérieure à tout ce que l’on a proposé depuis, ainsi que nous le ferons voir plus bas. Quant à présent, nous avons surtout à déterminer en quoi pèche cette théorie.

D’abord son grand et capital défaut, c’est d’être une contrainte : ce nom seul en fait déjà ressortir la contradiction. La nature sollicite l’homme à une chose, la société lui en commande une autre : si je cède à l’amour, je suis menacé de la misère ; si je résiste à l’amour, je ne suis pas moins misérable : toute la différence est du physique au moral : de quelque côté que je regarde, je ne découvre que désolation et angoisse. Est-ce là un équilibre ?

D’autre part, le remède que propose Malthus n’est rien moins qu’une accusation contre la Providence, un acte de méfiance envers la nature : je m’étonne que les économistes chrétiens n’y aient point pris garde. Car il ne s’agit point seulement ici des plaisirs illégitimes, que la religion et la société réprouvent ; il s’agit des unions même permises, que dis-je ? il y va d’une chose que tous les moralistes regardent comme la plus sûre garantie des bonnes mœurs, le mariage des jeunes gens. Désormais, avec la théorie de Malthus, le mariage n’est plus fait que pour les demoiselles surannées et les vieux satyres : à quoi sert-il, avec ces noces rébarbatives, de sentir à vingt ans les douces pointes de l’amour, s’il n’est permis d’écouter le penchant que lorsqu’il est près de s’éteindre ? Et quelle théorie que celle qui, pour un si triste résultat, pose en principe la nécessité de corriger les œuvres de Dieu par la prudence de l’homme !

Enfin le remède de Malthus est impraticable et impuissant. Impraticable, en fait et en droit, puisque, d’une part, on ne peut sérieusement espérer de transposer les périodes de la vie humaine, de faire que jeunesse languisse et que vieillesse reverdisse ; et que d’autre part, sous le régime de la propriété, la théorie de Malthus conduit directement à faire du mariage le privilège de la fortune… Impuissant, puisque si la misère a pour cause immédiate, non pas, comme on l’imagine, le surcroît de population, mais les prélèvements du monopole, la misère, sous un régime comme le nôtre, ne manquera jamais de se produire, soit que la population avance, soit qu’elle recule. La preuve de cette assertion se trouve à chaque page de ce livre : il est inutile d’y revenir.

Les contradictions de la théorie de Malthus, confusément aperçues, mais vivement senties, ont causé un déchaînement général. Les motifs des opposants ne furent pas toujours judicieux, et encore moins purs, comme on verra. Mais l’économie politique n’eut à se plaindre que d’elle, d’autant plus qu’elle finit par accepter la solidarité des turpitudes que le Principe de population devait abolir, et dont au contraire il provoqua la recrudescence.

Par une transition inévitable, et que tout autre que Malthus aurait prévue, la contrainte morale n’a pas tardé à devenir, sous la plume et dans l’intention des malthusiens les plus décidés, une contrainte purement physique, très-peu onéreuse au plaisir, et qui ne pourrait tout au plus causer d’ennui qu’à la pudeur. « Il n’est pas prouvé, dit à ce propos le dernier éditeur de Malthus, que cette variété d’abstinence qui prévient la misère (lisez la population), sans méconnaître les lois de la physiologie (lisez du plaisir), soit immorale. » C’est en ce sens que le public, qui en fait d’amour ne subtilise pas, a entendu la théorie de Malthus, bien que l’honorable écrivain ait toujours protesté contre cette interprétation de sa doctrine.

En effet, pouvait-on lui dire, qu’est-ce que la morale ? qu’est-ce que l’immoralité ? Comment ce qui est moral dans la solitude serait-il immoral dans un baiser ? L’homme est un, bien que la langue des philosophes ait fait de lui une double abstraction, le corps et l’âme. Qu’il s’abstienne donc, mentalement ou physiquement, de procréer, qu’importe pourvu qu’il y ait abstinence, pourvu surtout que l’abstinence ait lieu à temps ? Quoi que vous fassiez, le moral est toujours dans le physique, le physique toujours dans le moral : une seule chose dans tout ceci est essentielle, c’est de ne pas faire d’enfants. Turbaris ergà plurima ; porro unum est necessarium !

Contrainte morale, contrainte physique : voilà donc, sur les causes du paupérisme et sur ses remèdes, tout ce qu’a su nous dire, au xixe siècle, et la science des économistes, et la morale des éclectiques, et la philosophie de ces pudiques universitaires, dont le nom seul de Loyola fait murmurer la religion et rougir la vertu ! Après avoir bafoué le célibat des prêtres et la virginité chrétienne, les accusant d’outrage à la nature et à la morale, ces hypocrites, qui n’osent plus ni encourager le mariage, ni recommander la continence, prêchent aux amants, aux époux, la contrainte morale ! Et puis ils déclament contre les jésuites ! Cachez-vous, Sanchez, Lémos, Escobar, Busenbaüm, et toi, bienheureux Liguori, qui ne connûtes le vice que pour le réprimer et le punir : l’économie politique vous efface tous ! Autrefois, nos prères chrétiens déposaient dans leurs demeures des branches bénies, invoquaient devant les saintes images la miséricorde du Très-Haut contre l’incendie, la grêle, la disette et la mortalité. J’ai récité, dans mon enfance, ces prières de famille ; j’ai vu partout, chez les paysans, l’image du Christ suspendue au-dessus du lit des époux : c’était le recours d’un peuple ignorant et fanatique contre les fléaux du ciel et les calamités de la terre. Le temps a marché ; la raison s’est affranchie ; nous avons appris que la cause de la misère était la surproduction des enfants : au lieu de ces hochets de la superstition qui environnaient au grand jour la jeune épousée et qui devaient frapper ses yeux et remplir son cœur le reste de sa vie, désormais le municipal lui offrira, pour symbole du devoir domestique, l’instrument préservatif qui n’a de nom qu’en économie politique et dans l’argot des maisons de tolérance !… Infamie !

Raisonnons pourtant, raisonnons encore, l’impureté nous montât-elle jusqu’aux cheveux. L’illustre Lavoisier, cherchant un remède à l’asphyxie qui frappe, dans les fosses des grandes villes, le pauvre vidangeur, s’imposa de plus affreux dégoûts.

S’il est vrai que la contrainte morale, subitement devenue contrainte physique et résolvant à sa manière le problème de la population, soit d’une pratique utile aux gens mariés, cette utilité n’est pas moindre pour les personnes libres. Or (c’est ici le côté immoral de la chose, non prévu par les économistes), le plaisir étant voulu et recherché pour lui-même sans la conséquence de progéniture, le mariage devient une institution superflue ; la vie des jeunes gens se passe dans une fornication stérile ; la famille s’éteint, et avec la famille la propriété ; le mouvement économique reste sans solution, et la société retourne à l’état barbare. Malthus et les économistes moraux rendaient le mariage inaccessible ; les économistes physiciens le rendent inutile : les uns et les autres ajoutent au. manque de pain le manque d’affections, provoquent la dissolution du lien social : et voilà ce qu’on appelle prévenir le paupérisme, voilà ce qu’on entend par répression de la misère. Profonds moralistes ! profonds politiques ! profonds philanthropes !

À cette révélation inattendue, à ce commentaire singulier de la théorie de Malthus, l’opinion s’est soulevée avec plus d’énergie qu’auparavant. Les moralistes se sont exprimés avec dégoût sur le piège tendu à leur bonne foi : les socialistes ont trouvé que le tempérament proposé au principe de Malthus était illusoire. Tout ou rien, se sont-ils écriés. La contrainte physique n’est qu’une misérable déception, un compromis sans sécurité, une contravention à la physiologie, un outrage à l’amour. Et, en opposition au juste-milieu économique, le socialisme a commencé de produire ses utopies.

Système de Fourier. Stérilité artificielle ou par engraissement.

Ce système, que la science n’a pas daigné honorer d’un de ses regards, offre de prime-abord une pétition de principe si choquante, qu’elle pourrait faire croire à une raillerie de la part de l’auteur, si l’on ne savait combien cet auteur prenait au sérieux ses boutades. De quoi s’agit-il ? d’augmenter les subsistances, dont l’insuffisance relative engendre, suivant Fourier, disciple en cela de Malthus, la misère. Doublez et quadruplez la consommation, répond Fourier : c’est le moyen infaillible d’échapper à l’exès de fécondité, et de ne pas mourir de faim. Vous ne pouvez vivre, nous dit fièrement ce grand homme, avec deux repas ; faites-en sept, et vous aurez contentement.

C’est précisément, comme on voit, ce que demande l’économiste. Mais le moyen de doubler et quadrupler la consommation, le moyen de donner le luxe, alors qu’on manque du nécessaire ? Ici Fourier présente la série de groupes contrastés qui, d’après son calcul, doit quadrupler immédiatement le produit. Mais il est avéré aujourd’hui que Fourier n’a jamais su le premier mot des choses dont il s’est mêlé d’écrire. Il n’a aucune notion de la valeur ; il ne possède ni théorie de répartition, ni loi d’échange ; il n’a résolu aucune des contradictions de l’économie politique ; il n’a pas seulement soupçonné le sens de ces contradictions ; il n’a pas vu que les causes de la misère provenaient toutes de la prépondérance du capital et de la subordination du travail ; loin de là, il consacre dans sa formule, Capital, travail, talent, cette prépondérance et cette subordination ; lui et son école ont toujours agi d’après cette donnée contradictoire, lorsqu’au lieu de chercher l’affranchissement du travailleur dans la synthèse des antinomies, dans un principe supérieur au capital et à la propriété, ils n’ont cessé d’implorer la subvention du capital et la faveur du pouvoir. Fourier, enfin, a méconnu, comme Malthus, la nature du problème qu’il avait à résoudre, quand, au lieu de le placer entre l’humanité et le globe, il l’a placé entre la population et les subsistances. A l’égard du quadruple produit, j’ai montré plus haut, par la théorie du progrès de la richesse, que c’était là un de ces mille contre-sens qui pullulent dans les écrits de l’école phalanstérienne, une baliverne dont la réfutation ferait honte à la critique.

Mais il est un reproche plus grave à faire à la solution fouriériste du problème de la population : c’est son esprit avoué d’immoralité, sa tendance hautement désorganisatrice et antisociale. Je n’examine pas si la méthode d’engraissement, qui n’est autre, selon moi, que la généralisation d’un cas pathologique, aurait l’efficacité qu’on suppose : la physiologie n’est pas de mon ressort, j’admets l’hypothèse.

En cherchant, au chapitre XI, quel était le rôle et la destination de la propriété, nous avons découvert, comme son trait distinctif et signalétique, la constitution de la famille. Le fouriérisme se pose en défenseur de la propriété : or, non seulement le fouriérisme ne sait rien ni des causes, ni de l’objet de la propriété ; il nie ces causes, il veut les abolir. Le fouriérisme est la négation du ménage, élément organique de la propriété ; de la famille, âme de la propriété ; du mariage, image de la propriété transfigurée. Et pourquoi le fouriérisme abolit-il toutes ces choses ? Parce que le fouriérisme n’admet que le côté négatif de la propriété ; parce qu’à la place de la possession normale et sainte, manifestée par le mariage et la famille, le fouriérisme poursuit de tous ses vœux, de tous ses efforts, la prostitution intégrale. C’est tout le secret de la solution fouriériste du problème de la population. Il est prouvé, dit Fourier, que les filles publiques ne deviennent pas mères une fois sur des millions : au contraire, la vie de ménage, les soins domestiques, la chasteté conjugale, favorisent éminemment la progéniture. Donc l’équilibre de la population est trouvé si, au lieu de nous assembler par couples et de favoriser la fécondité par l’exclusion, nous devenons tous prostitués. Amour libre, amour stérile, c’est tout un… À quoi bon dès lors le ménage, la monogamie, la famille ? Faire du travail une intrigue, de l’amour une gymnastique, quel rêve ! et c’est celui du phalanstère !…

Le socialisme, ainsi que l’économie politique, a trouvé à la fois, sur le problème de la population, la mort et l’ignominie. Le travail et la pudeur sont des mots qui brûlent les lèvres des hypocrites de l’utopie, et qui ne servent qu’à déguiser aux yeux des simples l’abjection des doctrines. J’ignore jusqu’à quel point les apôtres de ces sectes ont conscience de leur turpitude : mais je ne consentirai jamais à décharger un homme de la responsabilité de ses paroles, pas plus que de la responsabilité de ses actes…

2o  Système du docteur G… Extraction du fœtus, ou éradication des germes.

Ce procédé consiste à retirer de la matrice, au moyen d’un appareil ad hoc, les germes et embryons qui s’y seraient implantés, malgré la volonté des parents. Dans un mémoire détaillé, dont j’ai lu le manuscrit, et dont l’auteur ne peut tarder à faire jouir le public, le docteur G… prouve par des raisonnements déduits, tant de la philosophie que de l’économie politique, que l’homme a le droit et le devoir de limiter sa progéniture, et que s’il peut rester à ce sujet encore quelque doute, ce n’est pas sur le principe, mais sur le mode.

Si j’ai le droit, dit le docteur G…, de persévérer, pour cause d’insuffisance de revenu, dans ma condition de célibataire, ainsi que le prétend Malthus, j’ai le droit, par la même raison, si je suis marié, de revenir au célibat et de m’abstenir de tout commerce avec ma femme, ainsi que l’approuve l’Église et qu’en conviennent, après Malthus, tous les économistes.

Si cette abstinence n’a de mérite, en soi, qu’en ce qu’elle prévient la génération et la misère, il peut suffire, sans que je cesse de rendre le devoir à mon épouse, d’une retraite qui prévienne la conception, comme le reconnaissent les partisans de la contrainte physique, et comme du reste la logique le démontre.

Mais qu’est-ce, en elle-même, que la conception ? le passage d’un animacule spermatique de l’organe mâle, où il est formé, dans l’organe femelle, où seulement il se développe. Que j’arrête le développement de cet animacule après ou avant son introduction dans la matrice, c’est toujours le même crime, si le célibat est un crime ; la même action indifférente, innocente, si le célibat est innocent. J’ai donc le droit, j’ai le devoir de réprimer comme de prévenir la conception, si la conception m’est nuisible.

S’il est ainsi, la puissance qui m’est donnée sur ma progéniture à l’instant de la conception, je la conserve dans l’instant qui la suit, je la conserve le lendemain, la semaine suivante, le mois d’après. Car j’ai pu n’avoir aucune connaissance du fait à l’instant où le phénomène s’est accompli, et malgré ma volonté d’y mettre obstacle : or, le retard apporté dans la répression ne peut prescrire contre mon droit, en faveur d’un embryon…

Je laisse au lecteur le soin de poursuivre ce raisonnement.

Le système du docteur G…, fort honnête homme au demeurant, et aussi bon logicien qu’homme du monde, est suivi clandestinement, à Paris, par des chirurgiens qui s’en font une spécialité, et y gagnent de rapides fortunes. Le poignard de ces assassins va chercher le fœtus jusqu’au fond de la matrice ; l’enfant tué ou séparé de son pédoncule, la nature rejette d’elle-même un fruit mort, et cela s’appelle en langage économique, prévenir l’excès de population, et en style de journaux, cacher une faute. Dans les villes de provinces, des médecins, des matrones, imitant cette industrie, font commerce de drogues évacuatives, d’après le principe de haute économie que c’est un crime de donner le jour à des malheureux, et une obligation de conscience de limiter le nombre de ses enfants. Et la police, plus malthusienne que Malthus, la police, qui sait découvrir une réunion de vingt ouvriers agitant une question de salaires, ferme les yeux sur ces infanticides, auxquels le jury, non moins éclairé sur le principe de population que la police, découvre une foule de circonstances atténuantes.

Le système du docteur G… est le complément obligé de la contrainte morale et physique des économistes, comme de la stérilité érotico-bachique du phalanstère. Toutes ces doctrines, dernier effort d’un sensualisme désespéré, sont connexes et solidaires ; elles partent du même préjugé, l’accroissement de population plus rapide dans une société régulière que celui des subsistances. Quant aux résultats, ils restent invariablement les mêmes : augmentation de misère, de vice et de crime ; dissolution du lien familial, rétrogradation du mouvement économique, proscription forcée des pauvres, des orphelins, des vieillards, de toutes les bouches inutiles ; justification de l’assassinat, anathème à la fraternité et à la justice.

3o  Système des interruptions. J’entends par là une précaution très-simple, mais sur le succès de laquelle on n’est pas du tout d’accord, qui consiste à s’abstenir du commerce amoureux pendant les huit ou quinze jours qui précèdent et qui suivent le flux menstruel : la femme, hors le temps des règles, étant, dit-on, naturellement stérile.

Ce genre d’abstinence rentre tout à fait dans le goût du physical restraint. J’ignore jusqu’à quel point la physiologie et l’expérience confirment l’utilité de cette méthode, dont je n’ai, du reste, à m’occuper qu’au point de vue économique.

Je dis donc que les effets d’une semblable pratique seraient, à l’égard de la société, tout aussi funestes ; à l’égard de la misère, tout aussi inefficaces que ceux des précédentes. Avec ce moyen facile de jouir sans payer, et de pécher sans être surpris, la pudeur n’est plus qu’un sot et incommode préjugé, le mariage une convention gênante et inutile. Le respect des familles sera foulé aux pieds ; garçons et filles, dès l’enfance initiés au doux mystère, perdront bientôt la force de l’âme et la dignité du caractère ; des mœurs inconnues, pires que celles de Otaïtiens, s’établiront dans la société civilisée ; le travail baissera devant la spéculation ; et la misère, contre laquelle chacun aura cru trouver un refuge dans un célibat libidineux, la misère entretenue par le monopole, l’usure, la division parcellaire, l’inégalité des fonctions et des aptitudes, vengera de nouveau la nature par la dépopulation du sol, la stérilité des capitaux et la déchéance des races. La vérité sociale ne peut se trouver là : qu’avons-nous besoin d’approfondir davantage ?

4o  Système de l’allaitement triennal[16].

L’auteur de ce système commence par répudier les théories absurdes, immorales et barbares, de polygamie, polyandrie, amour unisexuel, avortement, etc., etc., dont nous avons fait en partie l’énumération. Il flétrit, avec la loi romaine, Accipere aut tueri conceptum est maximum ac præcipuum munus fæminarum, tout obstacle à la conception et à l’enfantement, et rend hommage sans réserve au précepte de la Genèse, Croissez et multipliez, et remplissez la terre.

Puis, posant en principe que l’accroissement possible de la population n’est pas l’accroissement naturel ; considérant en outre que Dieu n’a destiné qu’un seul homme à une seule femme, et vice versâ une seule femme pour un seul homme, ce qui, à ses yeux, constitue déjà une première et grande restriction, il s’attache à démontrer, par une masse d'autorités et de faits, 1o  que la vie humaine se divise en un certain nombre de périodes déterminées, période de gestation, période d’allaitement, période de croissance, période de fécondité, période de vieillesse ; 2o  que parmi ces périodes, celle de lactation embrasse trois années, pendant lesquelles il y a chez la femme qui nourrit stérilité naturelle par l’antagonisme des mamelles et de l’utérus. Enfin il conclut et affirme que si chaque femme, mariée à vingt-un ans révolus, allaitait chacun de ses enfants pendant trois années, la population, au lieu d’augmenter, tendrait plutôt à décroître et à s’éteindre.

Cet ouvrage, d’une grande érudition, et qui a été cité avec de justes éloges dans la Revue sociale de P. Leroux, respire une morale pure, une philosophie élevée, un profond amour du peuple. Mais ce qui en fait, selon nous, le mérite, c’est l’idée qu’a eue l’auteur de chercher les limites de la procréation dans la procréation elle-même, accomplie selon ses lois et dans ses périodes naturelles.

Rien de plus aisé, en effet, que d’accélérer la reproduction des hommes, soit en devançant l’âge moral du mariage, soit en abrégeant les fatigues de l’allaitement ; comme rien de plus facile que de la restreindre, soit par l’assassinat, l’infanticide ou l’avortement, soit par la castration et la débauche. Mais il ne s’agit point ici de surexciter ni de restreindre la fécondité : nous cherchons si la nature, n’étant plus contrariée par nos erreurs, a pourvu au bien-être de notre espèce, et s’est mise d’accord avec elle-même. Or, s’il était prouvé, dit le docteur Loudon, d’un côté que la période naturelle de lactation est de trois ans ; d’autre part qu’il y a antipathie entre les fonctions des mamelles et de l’utérus, de telle sorte que la même femme ne puisse, en toute sa vie, d’après les prévisions de la nature, donner le jour qu’à trois enfants ou quatre au plus, il s’ensuivrait que la population, déduction faite des morts avant le mariage et pendant la période de fécondité, deviendrait stationnaire, et même, à volonté, rétrograde. Telle est l’opinion du docteur Loudon.

Ici donc, point de prévention, point de répression, point d’obstacle. L’équilibre résulte de la nature des choses, sans nul inconvénient pour les mœurs et l’économie de la société.

Malheureusement cette théorie, si rationnelle dans son principe, a l’irréparable défaut d’être exclusivement physiologique, et tout à fait en dehors de l’économie sociale. De là, sans compter les reproches que pourraient avoir à faire au docteur Loudon ses confrères en médecine, et qui ne sont pas de notre compétence, de là, dis-je, les vices que nous allons faire ressortir de son système.

D’abord, ce système présente un caractère prononcé d’immobilisme et même d’arbitraire, en ce sens que si la loi de lactation eût jamais été observée, on ne devine pas comment, d’après les conclusions de l’auteur lui-même, le genre humain aurait pu s’accroître. La population ayant du premier coup trouvé son équilibre, il n’y avait plus lieu pour elle à progrès. Mais, s’il n’y avait pas lieu à progrès pour la population, il n’y avait pas davantage lieu à progrès pour la production ; et voilà l’industrie, la science, l’art, les mœurs, voilà l’humanité aux arrêts. L’humanité retenue dans sa course n’est plus l’être progressif et providentiel : elle reste Dieu, elle est bête. Posez la pratique du docteur Loudon, à telle époque de l’humanité qu’il vous plaira, la civilisation, par la vertu de l’allaitement triennal, s’arrête aussitôt et nous devenons bornes. Dira-t-on qu’il est facile de remédier à cela en se mariant plus tôt, et en réduisant l’allaitement de dix-huit mois ? Je réponds que c’est se moquer. Le progrès social ne peut être ainsi livré à l’arbitraire de l’homme : notre liberté doit se renfermer dans les limites de la fatalité, que notre nature est de déployer, non de dépasser ni de refaire. D’ailleurs, si les trois années d’allaitement sont indispensables au nourrisson, vous ne pouvez le sevrer sans lui faire tort ; si au contraire ces trois années ne sont pas indispensables, que devient la théorie ?

Ainsi nous ne trouvons déjà plus cette loi naturelle qu’au premier aspect le système du docteur Loudon nous faisait espérer, loi qui doit agir seule et sans le secours de l’homme, à tous les moments de la vie sociale et individuelle, sans interruptions ni saccades. Dans ce système, comme dans tous les autres, la nature n’a rien prévu ; et si l’homme n’intervient tout à coup dans le progrès de ses générations, soit par abstinence, soit par éradication, soit par fériation, soit par prostitution, soit enfin par une prolongation de service de l’organe mamillaire aux dépens de l’organe génital, la population à l’instant déborde, les vivres manquent, la société se trouble et meurt ! N’est-ce pas toujours le même sophisme ?

Et puis comment imposer aux femmes, dont le rôle social grandit de plus en plus, ce travail d’allaitement interminable qui, pour une mère de quatre enfants, fera seize années d’esclavage, et d’un esclavage inutile en grande partie à la vigueur des enfants ? Si l’intelligence a été donnée à l’homme pour qu’il s’affranchît de l’oppression de l’animalité, n’est-ce point ici le lieu pour lui d’interpréter les lois de son organisme, et d’en modifier l’application selon les lois plus hautes de la société ? Je conçois, dans une horde pauvre et dénuée, la prolongation de la période lactaire ; là l’enfant, ne pouvant prendre des aliments trop rudes, n’a de ressource que le sein de sa nourrice. Mais avec le bien-être que nous donne le travail, avec la domination que l’homme exerce sur les animaux, dont les femelles sont pour lui de si précieuses nourrices, la condition de la femme change, et c’est vraiment la faire rétrograder jusqu’à la brute que de la ramener à des lois abrogées par soixante siècles de civilisation. L’allaitement triennal est toujours une misère substituée à une autre misère : sous ce rapport, la théorie du docteur Loudon a aussi son immoralité.

Remarquons encore que cette théorie, née comme toutes les autres de la fausse hypothèse de Malthus, n’atteint pas mieux la difficulté qu’elle se propose de résoudre. Supposons pour un moment la coutume de l’allaitement triennal partout établie. La population reste stationnaire, c’est à merveille ; mais la misère va toujours son train, puisqu’elle a pour principe, non pas la population, mais le monopole, et qu’elle anticipe incessamment sur la production et le travail. Ainsi la misère continuant de dépeupler le monde, on serait bientôt forcé, pour réparer les pertes de la classe travailleuse, de favoriser la population par la précocité des mariages et l’abréviation de la période lactaire : ce qui nous met toujours sens dessus dessous.

Enfin, il est visible que le système de l’allaitement triennal laisse encore plus indécis le problème de la population dans ses rapports avec le globe. Car de deux choses l’une : ou bien, malgré les trois années de lactation, les femmes feraient toujours assez d’enfants pour que la population s’accrût, et dans ce cas où serait la limite de cet accroissement ? ou bien la population resterait stationnaire, deviendrait même rétrograde ; mais alors tout dans l’humanité devient stationnaire et rétrograde, et par ce stationnement, par cette rétrogradation, les rapports de l’humanité avec la planète qu’elle habite deviennent nuls, l’homme demeure étranger à la terre, ce qui est absurde.

En résumé, les solutions proposées pour le problème de la population, tant par les socialistes que par les économistes, parties d’une fausse hypothèse, et ne s’appuyant sur rien d’intime à la nature et d’essentiel à l’ordre économique, ces solutions sont toutes fausses, contradictoires, impraticables, impuissantes, immorales. Que l’homme découvre, dans sa sphère d’activité amoureuse, comme il s’imagine l’avoir trouvé dans sa sphère d’activité industrielle, le secret de jouir sans produire, et nous verrons dans l’amour, dans le mariage et la famille, ce que nous ayons observé dans le travail, la concurrence, le crédit et la propriété : nous verrons l’amour se changer en une excitation spasmodique et nerveuse ; la promiscuité intriguée succéder à la fidélité conjugale, comme l’agio à l’échange ; la société se corrompant par les femmes, comme elle s’est corrompue par le monopole ; le corps politique tombant à la fin en pourriture : ce serait fait de l’humanité.


II.

Le problème subsiste donc en entier : à nous maintenant de tenter une nouvelle recherche.

Il est démontré que l’humanité tend à s’accroître, en population, selon une progression géométrique 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64… indéfinie.

Il est prouvé d’autre part que le développement de cette même humanité, en capital et en richesse, suit une progression plus rapide encore, dont chaque terme peut être considéré comme le carré du nombre correspondant de la première, 1. 4. 16. 64. 256. 1024. 4096 à l’infini.

Ces deux progressions, parallèles et solidaires, enchaînées l’une à l’autre d’un lien indissoluble, se servant réciproquement de cause et d’effet, et qui du reste servent à énoncer une tendance bien plus qu’elles n’expriment une vérité rigoureuse, sont assujéties, dans chacun de leurs termes, à la même période de temps.

Ce premier point constaté, reste à savoir comment cette tendance de l’humanité à s’accroître, tant en population qu’en produit, se limite elle-même, puisqu’il est géométriquement impossible que l’accroissement se soutienne avec la même intensité pendant toute la durée du monde, alors qu’il pourrait suffire de deux ou trois siècles pour encombrer d’hommes et de produits la surface entière du globe. Or, si Dieu nous a commandé de croître et multiplier, et de remplir la terre, il ne nous a pas dit de dépasser les bornes : la teneur du précepte l’indique toute seule.

Quelle est donc la limite naturelle de l’accroissement de l’humanité, en population et en richesse ?

Observons d’abord que la période dans laquelle s’accomplit le doublement de la population et le quadruplement correspondant de la richesse est essentiellement variable, et que sous l’action de diverses causes, dont nous n’avons point à scruter encore la légitimité ou l’anomalie, elle a été trouvée tour à tour de 14, de 18, de 20, 26, 50, 100, 500, 1,000 ans et au delà.

Or, il appert déjà que cette mobilité de la période multiplicatrice contient la solution du problème, puisque, si cette période est susceptible de s’allonger indéfiniment, il doit arriver un moment où la population et la production, en augmentant toujours, resteront stationnaires. La seule chose qui importe, c’est que la cause qui détermine l’allongement de la période, et par suite l’immobilisme numérique de l’humanité, soit intime à l’organisation sociale, affranchie de toute contrainte, répression et arbitraire, et qu’elle résulte du plein et libre exercice de nos facultés. Ce qui importe, c’est que l’équilibre qui doit résulter de là se fasse sentir, non-seulement dans l’humanité tout entière, mais dans chacune des fractions de l’humanité, nation, cité, famille, individu ; non-seulement à une époque plus ou moins reculée de l’avenir, mais à toutes les époques de l’histoire, dans chaque siècle, chaque jour, chaque minute, de la vie sociale et individuelle.

Or, cette cause, encore inconnue, et qui, selon toute apparence, doit être ce qu’il y a de plus présent à l’humanité, de plus intime à la société et à l’homme, nous l’aurions infailliblement saisie, s’il était démontré que la somme de travail, au lieu de diminuer, augmente sans cesse, non-seulement en raison du nombre des travailleurs, mais encore en raison même du progrès accompli dans l’industrie, la science et l’art : en sorte que l’augmentation du bien-être ne fût véritablement pour l’homme que l’expression de l’accroissement de sa tâche. Il résulterait, en effet, de cette augmentation du travail, d’abord que la période de multiplication des produits s’allongeant sans cesse, il arrive un moment où l’humanité, en travaillant toujours, n’accumule lien, ne capitalise plus… La production humaine serait alors arrivée à son maximum : resterait à voir comment la population, suivant du même pas, s’arrêterait à ce maximum, puisque ces deux termes, population et production, sont nécessairement connexes et solidaires.

Occupons-nous d’abord du travail.

Le travail est le premier attribut, le caractère essentiel de l’homme.

L’homme est travailleur, c’est-à-dire créateur et poëte : il émet des idées et des signes ; tout en refaisant la nature, il produit de son fonds, il vit de sa substance : c’est ce que signifie la phrase populaire, Vivre de son travail.

L’homme donc, seul entre les animaux, travaille, donne l’existence à des choses que ne produit point la nature, que Dieu est incapable de créer, parce que les facultés lui manquent ; de même que l’homme, par la spécialité de ses facultés, ne peut rien faire de ce qu’accomplit la puissance divine. L’homme, rival de Dieu, aussi bien que Dieu, mais autrement que Dieu, travaille ; il parle, il chante, il écrit, il raconte, il calcule, fait des plans et les exécute, se taille et se peint des images, célèbre les actes mémorables de son existence, institue des anniversaires, s’irrite par la guerre, provoque sa pensée par la religion, la philosophie et l’art. Pour subsister, il met en œuvre toute la nature ; il se l’approprie et se l’assimile. Dans tout ce qu’il fait, il met du dessein, de la conscience, du goût. Mais ce qui est plus merveilleux encore, c’est que, par la division du travail et par l’échange, l’humanité tout entière agit comme un seul homme, et que cependant chaque individu, dans cette communauté d’action, se retrouve libre et indépendant. Enfin, par la réciprocité des obligations, l’homme convertit son instinct de sociabilité en justice, et pour gage de sa parole, il s’impose des peines. Toutes ces choses, qui distinguent exclusivement l’homme, sont les formes, les attributs et les lois du travail, et peuvent être considérées comme une émission de notre vie, un écoulement de notre âme.

Les animaux s’agitent, sous l’empire d’une raison qui dépasse leur conscience ; l’homme seul travaille, parce que seul il conçoit son travail, et qu’à l’aide de sa conscience il forme sa raison. Les animaux que nous nommons travailleurs, par métaphore, ne sont que des machines sous la main de l’un des deux créateurs antagonistes. Dieu et l’homme. Ils ne conçoivent rien, partant il ne produisent pas. Les actes extérieurs qui semblent quelquefois les rapprocher de nous, le talent inné chez plusieurs de se loger, de s’approvisionner, de se vêtir, ne se distinguent pas chez les animaux, quant à la moralité, des mouvements de la vie organique : ils sont d’abord complets et sans perfectionnement possible. Quelle différence, au point de vue de la conscience, pouvons-nous découvrir entre la digestion du ver à soie et la construction de sa toile ? En quoi l’hirondelle qui couve est-elle inférieure à l’hirondelle qui bâtit ?…

Qu’est-ce donc que le travail ? Nul encore ne l’a défini. Le travail est l’émission de l’esprit. Travailler, c’est dépenser sa vie ; travailler, en un mot, c’est se dévouer, c’est mourir. Que les utopistes ne nous parlant plus de dévoûment : le dévoûment, c’est le travail, exprimé et mesuré par ses œuvres…

L’homme meurt de travail et de dévoûment, soit qu’il épuise son âme, comme le soldat de Marathon, dans un effort d’enthousiasme ; soit qu’il consume sa vie par un travail de cinquante ou soixante années, comme l’ouvrier de nos fahriques, comme le paysan dans nos campagnes. Il meurt parce qu’il travaille ; ou mieux, il est mortel parce qu’il est travailleur : la destinée terrestre de l’homme est incompatible avec l’immortalité…

Les animaux n’ont à bien dire qu’une manière de dépenser leur vie, qui du reste leur est commune avec l’homme : c’est la génération. Dans quelques espèces, la vie dure jusqu’à l’instant de la reproduction : cet acte suprême accompli, l’individu meurt ; il a épuisé sa vie, il n’a plus de raison d’existence. Dans les espèces dites travailleuses, telles que les abeilles et les fourmis, le sexe est réservé aux individus qui ne vaquent point au travail : les ouvrières n’ont point de sexe. Parmi les animaux que l’homme a soumis, ceux qu’il fait travailler avec lui perdent bientôt leur vigueur ; ils deviennent flasques et mous ; le travail est pour eux comme une vieillesse prématurée

En résultat, le travail n’est point la condition des bêtes ; et c’est pour cela que, l’homme supprimé, il y a solution de continuité dans la nature, mutilation, défaillance, et par suite tendance à la mort.

Dans la nature, l’équilibre s’établit par la destruction. Les herbivores, les rongeurs, etc., vivent sur le règne végétal, qu’ils consumeraient bientôt, s’ils ne servaient de pâture aux carnassiers, lesquels, après avoir tout dévoré, finiraient par périr en se dévorant les uns les autres. L’extermination apparaît donc comme loi de circulation et de vie dans la nature. L’homme, en tant qu’animal, est soumis à la même fatalité ; il dispute sa subsistance aux baleines et aux requins, aux loups, aux tigres, aux lions, aux rats, aux aigles, aux insectes, qu’il poursuit tous et qu’il tue. En fin de compte il se fait la guerre à lui-même, et se mange.

Mais ce n’est point ainsi que doit se clore le cercle de la vie universelle, et tout ce que la chimie moderne nous révèle à cet égard est un outrage à la dignité humaine. Ce n’est pas sous la forme de sang et de chair que l’homme doit se nourrir de sa propre substance : c’est sous la forme de pain, c’est du produit de son travail. Hoc est corpus meum. Le travail, arrêtant les anticipations de la misère, met fin à l’anthropophagie ; au mythe féroce et divin succède la vérité humaine et providentielle ; l’alliance est formée par le travail entre l’homme et la nature, et la perpétuité de celle-ci assurée par le sacrifice volontaire de celui-là : Sanguis fœderis quod pepigit Dominus. Ainsi la tradition religieuse expire dans la vérité économique : ce qu’annonçait le sacrifice eucharistique de Jésus-Christ et de Melchisédech, ce qu’exprimait auparavant le sacrifice sanglant d’Aaron et de Noé, ce qu’indiquait plus anciennement encore le sacrifice humain de la Tauride, l’institution moderne du travail l’annonce de nouveau et le déclare : c’est que l’univers a été fondé sur le principe de la manducation de l’homme par l’homme, c’est, en autres termes, que l’humanité vit d’elle-même.

Mais si l’humanité, en vivant de son travail, vit pour ainsi dire de sa propre vie, la subsistance de l’humanité, par conséquent sa force vitale, est nécessairement proportionnée à son émission industrielle : or, quelle est la puissance de cette émission ?

Nous touchons au fait le plus considérable de toute l’économie politique, le plus digne d’exciter les méditations du philosophe : je veux parler de l’accroissement, ou pour mieux dire, de l’aggravation du travail.

Dans l’état d’indivision, lorsque le commerce est nul, que chacun produit tout pour soi seul, le travail est à son minimum de fécondité. La richesse croît comme le nombre des individus. Alors la terre ne peut entretenir qu’un petit nombre d’habitants ; elle semble se rétrécir devant le barbare ; la population tend incessamment à devancer la production selon le rapport indiqué par Malthus ; et bientôt, pressant de tous côtés ces limites, elle se consume et meurt.

Avec la division du travail, les machines, le commerce, le crédit, et tout l’appareil économique, la terre offre à l’homme des ressources infinies. Elle s’étend alors devant celui qui l’exploite ; le bien-être prend le devant sur la population. La richesse croît comme le carré du nombre des travailleurs.

Mais à côté de ce double mouvement de la population et de la production, il s’en manifeste un autre, méconnu jusqu’à présent par les économistes, et que le socialisme à plus forte raison n’a eu garde de voir : c’est, comme je viens de dire, l’aggravation du travail.

Dans une société organisée, la somme de travail, bien qu’elle semble diminuer toujours par la division, les machines, etc., augmente continuellement au contraire pour le travailleur collectif et pour chaque individu, et cela, par le fait même et en raison du développement économique. En sorte que, plus, par la science, l’art et l’organisation, l’industrie se perfectionne, plus le travail augmente pour tout le monde en intensité et en durée (qualité et quantité) ; plus, par conséquent, la production relative diminue. Et l’on arrive à cette conséquence : Dans la société, multiplicité de produits est synonyme de multiplication de travail.

C’est ce que je vais tâcher de faire entendre.

Revenons, pour la dernière fois, à la théorie de Ricardo. Soient quatre qualités de terre, A, B, C, D, produisant, à égalité de frais et pour la même surface, A 120, B 100, C 80, D 60. Il est clair, si l’on compare entre eux les propriétaires et ces quatre différents terrains, que le premier est riche, le second aisé, le troisième joint les deux bouts, le quatrième est pauvre. Mais que signifie, par rapport à l’homme collectif, cette inégalité de fortunes ? C’est, d’une part, que la société, à mesure qu’elle a dû passer de la culture des terres de première qualité aux terres de qualités inférieures, s’est réellement appauvrie ; c’est, en second lieu, que pour conserver le bien-être qu’elle avait d’abord rencontré en exploitant la première espèce de cette terre, elle a dû inventer des moyens d’action qui, pour la même superficie de terrain, quelle que fût d’ailleurs la qualité du sol, permissent d’augmenter le produit. Or, non-seulement la société a vaincu la misère que lui suscitait la qualité inégale des terres, elle a augmenté encore son capital et son bien-être primitif ; elle l’a augmenté, ce bien-être, non-seulement pour les travailleurs qui firent les premiers défrichements, mais pour tous ceux qui vinrent à leur suite. Il faut donc que l’homme ait suppléé à fur et mesure à l’inertie du sol, qu’il ait fait passer dans la matière une quantité toujours plus grande de sa substance ; il faut, en un mot, qu’il ait fourni toujours plus de travail. De quelque manière que l’on considère la chose, le bien-être s’étant accru malgré la stérilité croissante de la terre et la multiplication des consommateurs, la somme de travail s’est aussi nécessairement accrue pour la société et pour chaque individu, sauf les privilèges et perturbations, qui restent à déduire.

Ce qui nous fait illusion à cet égard, ce sont les oscillations de la valeur causées par l’introduction des machines, oscillations qui, nous apportant toujours après une perturbation momentanée un surcroît de bien-être, nous semblent autant de pas faits vers le repos, tandis qu’elles n’expriment en réalité que l’accumulation de notre besogne.

Qu’est-ce, en effet, qu’une machine ? une méthode abrégée de travail. Donc, chaque fois qu’une machine est inventée, c’est qu’il y avait excès de besoin, imminence de misère. Le travail ne fournissait plus ; la machine vient, rétablit l’équilibre, souvent même procure un temps de relâche. À ce point de vue déjà, la machine prouve l’aggravation du labeur.

Mais qu’est-ce encore une fois qu’une machine (j’appelle ici toute l’attention du lecteur) ? un centre particulier d’action qui a sa police, son budget, son personnel, ses frais, etc., et auquel, directement ou indirectement, se subordonnent tous les autres centres de production, vis-à-vis chacun desquels il est à son tour en rapport subalterne. Ainsi une machine, en même temps qu’elle est une source de bénéfices, est un foyer de dépense, un principe de servitude. Car, quelque machine que l’industrie fasse mouvoir, le moteur est toujours l’homme : les engins qu’il construit n’ont de puissance que celle qu’il leur communique, et qu’il est forcé de renouveler continuellement ; et plus il s’entoure d’instruments, plus il se crée de surveillance et de peine. Que le conducteur, que le chauffeur abandonnent un instant la locomotive, la merveilleuse voiture, dont un esprit, comme dit le prophète, semble animer les roues, spiritus erat in rotis, s’arrête à l’instant. Que le mécanicien cesse un seul jour d’en visiter les pièces, elle ne durera pas six semaines ; que le mineur cesse de lui fournir le combustible, jamais elle ne remuera.

Or à quoi tendent, en définitive, ces efforts inouïs ? pourquoi tout ce dépoiement de génie, ce travail de géant ? Pour obtenir de la terre les richesses qu’elle nous refuse, pour rendre fécondes des régions auparavant stériles, et mettre en valeur des terrains de la trente-sixième et de la soixante-douzième qualité. Un établissement industriel est un bail à cheptel pour l’exploitation d’un désert…

Donc, si nous voulons, à chaque invention nouvelle, à chaque défrichement, nous maintenir au degré du bien-être précëdemment acquis ; si nous prétendons même augmenter ce bien-être, il faut de toute nécessité que chacun de nous prenne sa part des dépenses que l’exploitation des dernières terres exige ; sans cela, celui qui au commencement se trouvait le plus riche, le propriétaire du terrain A, par exemple, serait bientôt devenu le plus pauvre. Donc, enfin, plus nous faisons de progrès en population et en richesse, plus aussi notre labeur s’aggrave. Je regrette de ne pouvoir donner une plus élégante formule à une proposition si vraie.

J’ai cité (ch. IV) comme preuve de l’accroissement du travail l’exemple des chemins de fer, où l’ou voit le travail servile se multiplier d’une manière effrayante. Je dirai un mot de ce qui se passe dans les mines.

Quoi de plus simple, de moins dispendieux en apparence, que de puiser la houille dans ces vastes dépôts que la nature semble nous avoir préparés comme une transition entre le combustible végétal et l’agent universel de chaleur et de lumière que la science n’a pu saisir encore, mais auquel il faudra bientôt que nous ayons recours, si nous ne voulons voir l’avenir se fermer devant nous ?… Or, à peine le travail a-t-il attaqué les premiers affleurements, une industrie, une science, organisée sur des proportions immenses, en jaillit tout à coup. Je ne puis entrer dans le détail des opérations immenses et compliquées que comporte une exploitation minérale : une simple nomenclature suffit à mon objet, On compté dans le personnel d’une mine : le directeur, l’ingénieur, les commis, le gouverneur, les piqueurs, traîneurs, pousseurs, toucheurs, chargeurs, boiseurs, réparateurs, cantonniers, remblayeurs, enchaineurs, palefreniers, mineure, sorteurs, receveurs de charbon, receveurs d’eau, machinistes, chauffeurs, ouvriers du plâtre, trieurs de pierre, manœuvres, employés au plâtre, charretiers, forgeurs et benniers, chargeurs de wagons, manœuvres, maçons et goujats. J’en oublie sans doute : je n’ai fait que prendre cette liste sur les états de sortie d’une mine de la Loire.

Or, ajoutez les industries qui prêtent leurs services pour le percement des puits, la confection des outils, le transport des matériaux employés à l’extraction et celui de la houille extraite ; songez que pour entretenir tout ce monde, devenu nécessaire par le manque de combustible, pour faire face à toutes ces dépenses et conserver le bien-être précédemment obtenu, il a fallu augmenter, dans la même proportion, le rendement agricole, industriel et commercial ; créer de nouvelles industries ; provoquer partout de plus grands efforts, de nouvelles dépenses ; et dites, s’il est possible, de quelle énorme quantité a dû s’accroître le travail primitif ?…

Il en est de toute entreprise industrielle, et des machines qui la représentent, comme de la terré. Pour la faire prospérer, il faut des capitaux toujours croissants, ce qui revient à dire que, sous peine de voir la richesse s’éteindre et le bien-être s’évanouir, il faut ajouter sans cesse à la tâche du travailleur. S’imaginer qu’à l’aide des machines nous puissions, en devenant riches, supprimer ou réduire notre travail, c’est chercher la perpétuité du mouvement là où elle ne peut exister, la perpétuité du mouvement dans des êtres inertes et sujets à une détérioration incessante ; c’est supposer des effets plus grands que leurs causes. De même que dans la nature rien ne se crée de rien, de même, dans l’ordre économique, l’homme ne produit que ce qu’il tire de son propre sein ; les bornes de sa vie sont aussi les bornes de sa fécondité[17].

Rendons cela d’une manière plus palpable. Soit la production annuelle de la France évaluée dix milliards de francs. Le franc étant pris pour unité métrique de comparaison des valeurs, la somme de travail par tête est 394. Or, la production ayant plus que doublé en France depuis cinquante ans, tandis que la population ne s’est pas seulement accrue de moitié, il s’ensuit que la France, devenue quatre fois plus riche, travaille quatre fois plus qu’elle ne faisait il y a cinquante ans. Non pas que ce quadruplement de labeur doive s’entendre d’un nombre quadruple de journées de travail, puisqu’il faut tenir compte des progrès de l’industrie et de la mécanique. Je dis que le travail a été quadruple, tant en intensité qu’en durée, que l’augmentation a porté tout à la fois sur l’âme et sur le corps, ce qui ne change rien à la somme. Les machines ne font qu’abréger et suppléer pour nous certaines opérations manuelles : elles ne diminuent pas le travail, elles le déplacent ; ce que nous demandions auparavant à nos muscles est reporté sur le cerveau. Rien n’est changé au travail, si ce n’est le mode d’action, qui du physique passe à l’intellectuel. Si donc il est démontré que l’homme triomphe incessamment, par la force qui lui est propre, et de l’inertie croissante de la nature, et de l’augmentation de ses besoins, il est démontré du même coup que la somme de son labeur augmente toujours.

Les faits abondent pour témoigner de cet accroissement continuel du travail, et l’insouciance avec laquelle nous passons à côté sans les voir est toujours ce qui me frappe le plus d’étonnement.

Dans les centres industriels, comme Paris, Lyon, Lille, Rouen, la moyenne du travail, quant à la durée seulement, est de 13 à 14 heures. Les maîtres, aussi bien que les employés et domestiques, participent à ce labeur d’esclave. Dans le commerce surtout, il n’est pas rare que les séances atteignent jusqu’à 18 heures. L’enfance et le sexe ne sont point épargnés. Le législateur s’est ému dans ces dernières années des effroyables corvées dont l’industrie charge les enfants et les femmes ; la presse n’a su voir, dans les abus dénoncés à la tribune, que la cupidité et la barbarie des exploitants : personne n’a cherché à se rendre compte de la fatalité économique dont lesdits exploitants ne sont après tout que les fondés de pouvoir. On n’a pas vu que dans notre société à engrenages, le travail ne s’arrête non plus que le capital ; que comme celui-ci croît par l’intérêt redoublé, de même celui-là s’aggrave indéfiniment par la division et les machines. Le travail et le capital, comme la création et le temps, sont choses qui se poursuivent toujours sans pouvoir s’atteindre : mais vient une heure où ni le capital ne peut s’accroître par l’usure, parce que la production est trop lente, et telle est la cause première de l’abaissement progressif de l’intérêt ; ni le travail ne peut devenir plus productif par la division, à cause de la force d’inertie toujours croissante de la nature : — heure où l’adolescence fait place dans l’humanité à la virilité ; où la société haletante, au lieu de ces immenses oscillations que le monopole et la concurrence lui faisaient autrefois décrire, ne ressent plus qu’une vibration insensible ; où l’égalité frémit dans l’inégalité même et semble dire à la vie : Tu n’iras pas plus loin ! Usque huc venies, et non procedes ampliùs, et hic confringes tumentes fluctus tuos

Ce qui rend plus sensible encore l’aggravation du travail, et qui ne fait même, à un autre point de vue, que la reproduire, ce sont les exigences multipliées de l’éducation. De même que production et consommation sont deux termes identiques et adéquats ; de même l’éducation peut être considérée comme l’apprentissage du travail et comme l’apprentissage du bien-être. La faculté de jouir a besoin, comme celle de produire, de science et d’exercice ; elle n’est même, à en bien juger, que la faculté de produire, et l’on peut juger du talent d’un homme et de la variété de ses connaissances par le nombre et la nature de ses besoins. Pour être à la hauteur de la vie, dans la société moderne, il faut un immense développement scientifique, esthétique et industriel ; à telle enseigne que, pour jouir, l’improductif a besoin de travailler presque autant que le producteur pour produire. Vingt-cinq ans ne suffisent plus à l’éducation du privilégié : que sera-ce donc quand ce privilégié sera redevenu travailleur ?

De toutes les classes de producteurs, la moins laborieuse aujourd’hui est la classe agricole. C’est aussi celle qui arrivera la dernière à l’égalité. Partout ailleurs, dans le commerce et l’industrie, le travail est arrivé au point de ne pouvoir supporter la moindre aggravation. Mais ici en revanche j’ose dire que l’égalité est imminente, puisqu’elle existe, à quelques décimales près, entre les travailleurs, et que les seuls individus qui fassent exception, maîtres, capitalistes, entrepreneurs, la partie aristocratique en un mot, n’excède pas 5 pour 100. L’abaissement de ces hautes têtes ne saurait être une difficulté pour personne.

De toute part s’élève une plainte immense, lugubre, contre l’excès du travail ; de toute part l’ouvrier se met en grève pour la hausse du salaire et la réduction des heures de journée : chose pardonnable à l’ouvrier, qui lui ne soutient point de thèse, et ne fait que protester par la force d’inertie contre l’abrutissement et la misère ; mais chose déplorable chez les économistes philanthropes, qui, tout en prêchant la nécessité du travail, entretiennent par leurs sottes condoléances le dégoût du travail, et semblent dire à l’ouvrier qu’ils devraient pousser en avant : Assez !

Eh ! comment remédier à la misère, si nous ne pouvons produire davantage ? Comment poursuivre cette œuvre pénible de la civilisation, sans un accroissement de richesse, c’est-à-dire sans une augmentation incessante de labeur, physique ou intellectuel ? Comment refouler le paupérisme en diminuant la production et augmentant le prix des choses ? Lorsque le prolétaire, excité par des meneurs dont l’ignorance semble un titre de plus à la popularité, aura, par le chômage, créé la cherté et la disette, qui est-ce qui payera pour lui ? Que si, dans la situation extrême où nous nous trouvons, toute augmentation de salaire, et par suite toute diminution du prix des choses est devenue impossible, n’est-ce point un signe que la révolution est proche, et que la retraite nous est fermée ?…

J’eusse voulu m’étendre davantage sur ce fait grandiose et vraiment prophétique de l’aggravation incessante du travail : mais le temps me presse, et, si je ne me trompe, le lecteur attend de moi bien plus une solution qu’une démonstration en forme. La démonstration, il se chargera de la faire…… Si donc c’est une loi de l’économie sociale, que le travail. par le fait même de sa division et par le secours qu’il reçoit des machines, au lieu de se réduire pour l’homme s’aggrave toujours, notre vie étant limitée, nos ans et nos jours comptés, il s’ensuit que toujours plus de temps nous est demandé pour une même augmentation de valeur ; que la période nécessaire au quadruplement de la richesse et au doublement de la population s’allonge indéfiniment, et qu’il vient une heure où la société, en marchant toujours, reste stationnaire.

Mais comment le ralentissement de la production, amené par l’accroissement du travail, se reporte-t-il sur la population ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Un premier fait paraît établi : la même force, le même principe de vie qui préside à la création des valeurs, préside aussi à la reproduction de l’espèce. Le langage primitif témoigne de l’intuition de l’humanité à cet égard : le même mot, dans la Bible, sert à exprimer les produits du travail et de la génération : Istœ sunt generationes cœli et terræ, voici les faits du ciel et de la terre ; Hœ sunt generationes Jacob, voici les actes de la vie de Jacob, etc. La langue française a conservé cette métaphore dans la double accetion du nom pluriel œuvres, qui se dit, comme le latin generatio et l’hébreu ialad, du travail et de l’amour. Le vieux mot besogner, pris dans un sens obscène, dérive de la même idée. La parenté du travail et de l’amour se montre plus profonde encore dans cette phrase populaire, qui se dit d’un être hébété, stupide, destitué de goût et de vigueur, il travaille sans amour. Et cette métaphore a passé jusqu’aux instruments mécaniques du travail : le peuple dit une vive arête, un tranchant vif ; il dit d’une scie qui coupe, d’une ligne qui mort), qu’elle a de l’amour

La conséquence de cette idée, toute d’intuition et de sentiment, c’est l’antagonisme naturel du travail et de l’amour. La vie de l’homme, suivant le jugement spontané du peuple, s’écoule alternativement par deux issues, dont l’une se ferme quand l’autre s’épanche : ici l’expérience confirme la révélation de l’instinct. La faculté industrielle ne s’exerce qu’aux dépens de la faculté prolifique : cela peut passer pour un aphorisme de physiologie aussi bien que de morale. Le travail est pour l’amour une cause active de refroidissement ; c’est le plus puissant de tous les antiaphrodisiaques, d’autant plus puissant surtout, qu’il affecte simultanément l’esprit et le corps.

Je n’ai que faire de m’étendre longuement sur un fait d’une vérité aussi vulgaire, que l’on a peu remarqué, parce qu’on n’en a pas su voir l’importance dans l’économie du monde : Ainsi Malthus avait observé que les sauvages d’Amérique, menant une vie pleine de tribulations et d’angoisses, sont médiocrement portés à l’amour ; mais il ajoute que cette frigidité diminue rapidement avec l’abondance et le repos. Cependant Malthus, l’inventeur de la contrainte morale, qui consacra quarante ans d’une vie laborieuse à étudier le problème de la population, ne songe point à généraliser un fait qui l’aurait conduit à la vraie solution. Au reste, comment Malthus aurait-il su tirer de ce fait toutes les conséquences qui s’y trouvaient renfermées, dès lors qu’il n’avait pas su reconnaître la loi d’accroissement du travail, et par-dessus cette loi, la loi du progrès de la richesse, et son intime solidarité avec le progrès de la population ?

Ainsi encore, les économistes ont relevé la fécondité singulière de la classe indigente ; un homme d’un vaste savoir, M. Auguste Comte, a môme signalé ce phénomène comme une des lois les plus remarquables de l’économie politique. On n’avait garde de remarquer en même temps que l’indigence est de sa nature peu travailleuse, et que le pauvre, soumis à un labeur mécanique sans aucune dépense intellectuelle, conserve toujours, si chétive que soit sa subsistance, plus de force qu’il ne lui en faut pour assurer sa déplorable postérité.

La chasteté est compagne du travail ; la mollesse est l’attribut de l’inertie. Les hommes de méditation, les penseurs énergiques, tous ces grands travailleurs, sont de capacité médiocre au service de l’amour. Pascal, Newton, Leibnitz, Kant et tant d’autres, oublièrent, dans leurs contemplations profondes, qu’il étaient hommes. Le sexe les devine : les génies de cette trempe lui inspirent peu d’attrait. Laisse là les femmes, disait à Jean-Jacques cette gentille Vénitienne, et étudie les mathématiques. Comme l’athlète se préparait aux jeux du cirque par l’exercice et l’abstinence, l’homme de travail fuit le plaisir, abstinuit venere et baccho. Mirabeau périt, malgré la force de sa constitution, pour avoir voulu joindre les prouesses de l’alcôve aux triomphes de la tribune.

Or, si c’est une loi de nécessité que nous devenions au travail toujours meilleurs que nos pères, il est d’une nécessité égale qu’aux jeux de l’amour nous ayons toujours moins de vaillance : comment la population ne se ressentirait-elle pas, à la longue, de cet inévitable refroidissement ?…

Mais, ne manquera-t-on pas de dire, ceci est encore de la contrainte, encore de la répression, encore de la mutilation. Quoi ! vous exténuez la nature, et vous appelez cela créer l’équilibre dans l’humanité ! Vous proscrivez chez les autres les moyens physiologiques, et vous revenez à la physiologie !… Non, ce n’est point avec un cercle de fer, comme le taureau et le verrat, que l’homme souffrira qu’on le mène ; c’est par la raison et la liberté. Épuisé par le travail, il ne ferait, en perdant la faculté d’aimer, que changer de misère. La Providence envers lui serait toujours coupable, la nature toujours marâtre. Qui vous garantit, d’ailleurs, l’efficacité de la recette ? Ce n’est pas le luxe en amour qui multiplie la population ; ce serait plutôt l’abstinence. Quelques heures de relâche rendent à la nature toute sa puissance ; trop longtemps comprimée, la passion éclate avec plus de furie, et il suffit à l’amour d’une étincelle pour fabriquer un homme. Il n’a servi de rien aux Bernard, aux Jérôme, aux Origène de vouloir dompter leur chair par le travail, le jeûne, les veilles, la solitude : cette fausse discipline a fait plus d’impudiques que le repos, la bonne chère et la conversation du sexe. Saint Paul, ce vase d’élection, ne s’écriait-il pas, au milieu de ses immenses fatigues : Je porte un démon avec moi qui me moleste ?…

À cette récrimination passionnée, il me semble entendre les murmures des Hébreux criant à Moïse dans la pénurie du désert : Rends-nous les viandes et les poissons d’Egypte, et ses concombres, et ses melons ! Notre âme est desséchée : nous ne voulons plus de cette manne !

Consolez-vous, âmes sensuelles, la Providence a eu pitié de vous. Vous voulez de la chair ! vous aurez de la chair jusqu’au dégoût.

Le lecteur nous a sans doute prévenu : ce n’est point par une influence physiologique et fatale, c’est par une impression de vertu et de liberté que le travail doit agir sur l’amour. Quelques moments encore et notre thèse sera complète.

Dans le travail, comme dans l’amour, le cœur s’attache par la possession ; les sens au contraire se rebutent. Cet antagonisme du physique et du moral de l’homme, dans l’exercice de ses facultés industrielle et prolifique, est le balancier de la machine sociale. L’homme, dans son développement, va sans cesse de la fatalité à la liberté, de l’instinct à la raison, de la matière à l’esprit. C’est en vertu de ce progrès qu’il s’affranchit peu à peu de l’esclavage des sens, comme de l’oppression des travaux pénibles et répugnants. Le socialisme, qui au lieu d’élever l’homme vers le ciel l’incline toujours vers la boue, n’a vu dans la victoire remportée sur la chair qu’une cause nouvelle de misère : comme il s’était flatté de vaincre la répugnance du travail par la distraction et la voltige, il a essayé de combattre la monotonie du mariage, non par le culte des affections, mais par l’intrigue et le changement. Quelque dégoût que j’éprouve à remuer ces immondices, il faut que le lecteur se résigne : est-ce ma faute, à moi qui n’ai pas charge d’âmes, si, pour établir quelques vérités de sens commun, j’ai besoin de déployer tout l’appareil de la logique ?

Par cela même que le travail est divisé, il se spécialise et se détermine dans chacun des travailleurs. Mais cette spécialité ou détermination ne doit point être considérée, relativement au travail collectif, comme une expression fractionnaire : ce serait se placer au point de vue de l’esclavage, adopter le principe au moyen duquel l’utopie travaille de toutes ses forces à la restauration des castes. Qui dit spécialité, dit pointe ou sommité, l’étymologie le prouve : spiculum, spica, speculum, species, aspicio, etc. Le même radical sert à désigner l’action de pointer et l’action de regarder. Toute spécialité dans le travail est un sommet du haut duquel chaque travailleur domine et considère l’ensemble de l’économie sociale, s’en fait le centre et l’inspecteur. Toute spécialité dans le travail est donc, par la multitude et la variété des rapports, infinie. Il suit de là que c’est par un système de transitions centralisées et coordonnées, dans l’industrie, la science et l’art, que chaque travailleur doit apprendre à vaincre le dégoût et la répugnance au travail, et nullement par une variété d’exercices sans règle et sans perspective.

De même, par le mariage, l’amour se détermine et se personnalise : et c’est encore par un système de transitions toutes morales, par l’épuration des sentiments, par le culte de l’objet auquel l’homme a dévoué son existence, qu’il doit triompher du matérialisme et de la monotonie de l’amour.

L’art, c’est-à-dire la recherche du beau, la perfection du vrai, dans sa personne, dans sa femme et ses enfants, dans ses idées, ses discours, ses actions, ses produits : telle est la dernière évolution du travailleur, la phase destinée à fermer glorieusement le cercle de la nature. L’Esthétique, et au dessus de l’esthétique la Morale, voilà la clef de voûte l’édifice économique.

L’ensemble de la pratique humaine, le progrès de la civilisation, les tendances de la société, témoignent de cette loi. Tout ce que fait l’homme, tout ce qu’il aime et qu’il hait, tout ce qui l’affecte et l’intéresse, devient pour lui matière d’art. Il le compose, le polit, l’harmonie, jusqu’à ce que par le prestige du travail, il en ait fait, pour ainsi dire, disparaître la matière.

L’homme ne fait rien selon la nature ; c’est, si j’ose m’exprimer de la sorte, un animal façonnier. Rien ne lui plait s’il n’y apporte de l’apprêt : tout ce qu’il touche, il faut qu’il l’arrange, le corrige, l’épure, le recrée. Pour le plaisir de ses yeux, il invente peinture, architecture, les arts plastiques, le décor, tout un monde de hors-d’œuvre, dont il ne saurait dire la raison et l’utilité, sinon que c’est pour lui un besoin d’imagination, que cela lui plaît. Pour ses oreilles, il châtie son langage, compte ses syllabes, mesure les temps de sa voix. Puis il invente la mélodie et l’accord, il assemble orchestres aux voix puissantes et mélodieuses, et dans les concerts qu’il leur fait dire, il croit entendre la musique des sphères célestes et le chant des esprits invisibles. Que lui sert de manger seulement pour vivre ? il faut à sa délicatesse des déguisements, de la fantaisie, un genre. Il trouve presque choquant de se nourrir : il nu cède point à la faim, il transige avec son estomac. Plutôt que de paître sa nourriture, il se laisserait mourir de faim. L’eau pure du rocher n’est rien pour lui ; il invente l’ambroisie et le nectar. Les fonctions de sa vie qu’il ne peut parvenir à maîtriser, il les appelle honteuses, malhonnêtes, ignobles. Il s’apprend à marcher et à courir. Il a une méthode se coucher, de se lever, de s’asseoir, de se vêtir, de se battre, de se gouverner, de se faire justice ; il a trouvé même la perfection de l’horrible, le sublime du ridicule, l’idéal du laid. Enfin, il se salue, il se témoigne du respect, il a pour sa personne un culte minutieux, il s’adore comme une divinité !…

Toutes les actions, les mouvements, les discours, les pensées, les produits, les affections de l’homme portent ce caractère d’artiste. Mais cet art même, c’est la pratique des choses qui le révèle, c’est le travail qui le développe ; en sorte que plus l’industrie de l’homme approche de l’idéal, plus aussi lui-même s’élève au-dessus de la sensation. Ce qui constitue l’attrait et la dignité du travail, c’est de créer par la pensée, de s’affranchir de tout mécanisme, d’éliminer de soi la matière. Cette tendance, faible encore chez l’enfant plongé tout entier dans la vie sensitive ; plus marquée chez le jeune homme, fier de sa force et de sa souplesse, mais sensible déjà au mérite de l’esprit, se manifeste de plus en plus chez l’homme mûr. Qui n’a rencontré de ces ouvriers qu’une longue assiduité à l’ouvrage avait rendus spontanément artistes, à qui la perfection du travail était un besoin aussi impérieux que la subsistance, et qui, dans une spécialité en apparence mesquine, découvraient tout à coup de brillantes perspectives ?…

Or, de même que l’homme, par sa nature d’artiste, tend à idéaliser son travail, c’est un besoin pour lui d’idéaliser aussi son amour. Cette faculté de son être, il la pénètre de tout ce que son imagination a de plus fin, de plus puissant, de plus enchanteur, de plus poétique. L’art de faire l’amour, art connu de tous les hommes, le plus cultivé, le mieux senti de tous les arts, aussi varié dans son expression que riche dans ses formes, a pris son plus grand essor vers les temps de la puissance du catholicisme : il a rempli tout le moyen âge ; occupe seul la société moderne par le théâtre, les romans, les arts de luxe, qui tous n’existent que pour lui servir d’auxiliaires. L’amour, enfin, comme matière d’art, est la grande, la sérieuse, j’ai presque dit l’unique affaire de l’humanité.

L’amour donc, aussitôt qu’il s’est déterminé et fixé par le mariage, tend à s’affranchir de la tyrannie des organes : c’est cette tendance impérieuse, dont l’homme est averti dès le premier jour par la tiédeur de ses sens, et sur laquelle tant de gens se font si misérablement illusion, qu’a voulu exprimer le proverbe : Le mariage est le tombeau, c’est-à-dire l’émancipation de l’amour. Le peuple, dont le langage est toujours concret, a entendu ici par amour la violence du prurit, le feu du sang : c’est cet amour, entièrement physique, qui suivant le proverbe s’éteint dans le mariage. Le peuple, dans sa chasteté native et sa délicatesse infinie, n’a pas voulu révéler le secret de la couche nuptiale : il a laissé à la sagesse de chacun le soin de pénétrer le mystère, et de faire son profit de l’avertissement…

Il savait pourtant que le véritable amour commence pour l’homme à cette mort ; que c’est un effet nécessaire du mariage que la galanterie se change en culte ; que tout mari, quelque mine qu’il fasse, est au fond de l’âme idolâtre ; que s’il y a conspiration ostensible entre les hommes pour secouer le joug du sexe, il y a convention tacite pour l’adorer ; que la faiblesse seule de la femme oblige de temps à autre l’homme à ressaisir l’empire ; que sauf ces rares exceptions la femme est souveraine, et que là est le principe de la tendresse et de l’harmonie conjugales…

C’est un besoin irrésistible pour l’homme, besoin qui naît spontanément en lui du progrès de son industrie, du développement de ses idées, du raffinement de ses sens, de la délicatesse de ses affections, d’aimer sa femme comme il aime son travail, d’un amour spirituel ; de la façonner, de la parer, de l’embellir. Plus il l’aime, plus il la veut brillante, vertueuse, entendue ; il aspire à faire d’elle un chef-d’œuvre, une déesse. Près d’elle il oublie ses sens et ne suit plus que son imagination ; cet idéal qu’il a conçu et qu’il croit toucher, il a peur que ses mains ne le souillent ; il regarde comme rien ce qui autrefois, dans l’ardeur de ses désirs, lui semblait tout. Le peuple a une horreur instinctive, exquise, de tout ce qui rappelle la chair et le sang : l’usage de excitants bacchiques et aphrosidiaques, si fréquent chez les Orientaux, qui prennent l’aiguisement de l’appétit pour l’amour, révolte les races civilisées : c’est un outrage à la beauté, un contre-sens de l’art. De telles mœurs ne se produisent qu’à l’ombre du despotisme, par la distinction des castes et à l’aide de l’inégalité : elles sont incompatibles avec la justice…

Ce qui constitue l’art est la pureté des lignes, la grâce des mouvements, l’harmonie des tons, la splendeur du coloris, la convenance des formes. Toutes ces qualités de l’art sont encore les attributs de l’amour, en qui elles prennent les noms mystiques de chasteté, pudeur, modestie, etc. La chasteté est l’idéal de l’amour : cette proposition n’a plus besoin désormais que d’être énoncée pour être aussitôt admise.

A mesure que le travail augmente, l’art surgissant toujours du métier, le travail perd ce qu’il avait de répugnant et de pénible : de même l’amour, à mesure qu’il se fortifie, perd ses formes impudiques et obscènes. Tandis que le sauvage jouit en bête, se délecte dans l’ignorance et le sommeil, le civilisé cherche de plus en plus l’action, la richesse, la beauté : il est à la fois industrieux, artiste et chaste. Paresse et luxure sont vices conjoints, sinon vices tout à fait identiques.

Mais l’art, né du travail, repose nécessairement sur une utilité, et correspond à un besoin ; considéré en lui-même, l’art n’est que la manière, plus ou moins exquise, de satisfaire ce besoin. Ce qui fait la moralité de l’art, ce qui conserve au travail son attrait, qui en éveille l’émulation, en excite la fougue, en assure la gloire, c’est donc la valeur. De même ce qui fait la moralité de l’amour et qui en consomme la volupté, ce sont les enfants. La paternité est le soutien de l’amour, sa sanction, sa fin. Elle obtenue, l’amour a rempli sa carrière : il s’évanouit, ou pour mieux dire il se métamorphose…

Tout travailleur doit devenir artiste dans la spécialité qu’il a choisie, et selon la mesure de cette spécialité. Pareillement tout être né de la femme, nourri, élevé sur les genoux de la femme, fils, amant, époux et père, doit réaliser en lui l’idéal de l’amour, en exprimer successivement toutes les formes.

De l’idéalisation du travail et de la sainteté de l’amour résulte ce que le consentement universel a nommé vertu, ou comme qui dirait la force (valeur) propre de l’homme, par opposition à la passion, force de l’être fatal, de l’être divin.

Le langage consacre ce rapport : vertu, lat. vir-tus, de vir, l’homme ; gr., arétê, ou andréïa, de arês ou anêr, l’homme. Les antonymes sont, lat. fortitudo, de fero, porter, fortis, porteur, robur, chêne et force ; gr., rômê, force impétueuse, vigueur naturelle. L’hébreu dit geborrah, de gebar, l’homme ; et par contre éïal, force vitale ; éïl, mâle des animaux ruminants, d’où élohim, dieu.

La vertu de l’homme, par opposition à la force divine, est donc son affranchissement de la nature par l’idéal : c’est la liberté, c’est l’amour, dans toutes les sphères de l’activité et de la connaissance. Le contraire de la vertu est le laid, l’impur, le discord, l’inconvenant, la lâcheté, |a contrainte.

C’est par la vertu (sous ce mot désormais nous avons une idée) que l’homme, se dégageant de la fatalité, arrive graduellement à la pleine possession de lui-même ; et comme dans le travail l’attrait succède naturellement à la répugnance, de même dans l’amonr, la chasteté remplace spontanément la lasciveté. Dès ce moment l’homme sanctifié dans toutes ses puissances, dompté par le travail, ennobli par l’art, spiritualisé par l’amour, commande à tout ce qui dans son être est le produit de la nature comme à tout ce qui vient de la raison et du libre arbitre. L’homme l’emporte de plus en plus sur le dieu ; la raison règne au fort de la passion, et à la suite de la raison se manifeste l’équilibre, c’est-à-dire la sérénité, la joie.

L’homme n’est plus alors cet esclave déshonoré, qui regarde la femme et qui pleure de rage : c’est un ange en qui la chasteté, le dédain de la matière, se développe en même temps que la virilité. Comme le travail servile ne produit chez l’homme qu’une impuissance désolée et maudite, ainsi le travail libre, rendu attrayant par la science, l’art et la justice, engendre la chasteté attrayante, l’amour ; et bientôt, à l’aide de cet idéal, l’esprit gagnant toujours sur la chair, la perfection de l’amour produit la répugnance du sexe…

L’amour, quant à l’œuvre génératrice, a donc sa limite propre ; la volupté conjugale a sa période dans la vie humaine, comme la fécondité et l’allaitement. Et dans cette nouvelle évolution de même que dans toutes les autres, l’homme, ministre de la nature et chantre des destinées, ne fait pas la loi, il la découvre et l’exécute.

Je divise donc, avec le sentiment universel, la vie de l’homme en cinq périodes principales : enfance, adolescence, jeunesse, virilité ou période de génération, et maturité ou vieillesse.

L’homme, pendant la première période, aime la femme comme mère ; dans la seconde, comme sœur ; dans la troisième, comme maîtresse ; dans la quatrième, comme épouse ; dans la cinquième et dernière, comme fille.

Ces périodes de l’amour correspondent à des périodes pareilles de la vie économique : dans l’enfance l’homme n’existe, pour ainsi dire, qu’à l’état de bouture, ou comme les matériaux préparés de longue main à la confection et à l'entretien des machines. Il est l’espoir, le gage, pignus, de la société. Dans l’adolescence, il est apprenti ; dans la jeunesse, compagnon ; dans la virilité, maître ; dans la maturité, vétéran. Inutile d’ajouter que cette double évolution s’entend de la femme aussi bien que de l’homme.

Les formes de l’amour, de même que les grades dans l’industrie, sont exclusives et incompatibles : c’est-à-dire qu’elles ne peuvent ni exister simultanément dans le même individu, ni s’appliquer invariablement à la même chose, à la thème personne. Comme l’industriel parcourt successivement tous les éléments du travail, toutes les parties de la spécialité qui l’attire, de même il ne peut aimer à la fois, d’un amour caractéristique, que sa mère, sa sœur, sa maîtresse, sa femme ou sa fille ; et la personne qu’il aime à l’un de ces titres il ne l’aimera jamais à un autre. C’est la nature même qui a établi cette loi, en nous inspirant pour les amours redoublés une certaine répugnance qui leur a fait donner le nom d’incestes, c’est-à-dire impureté, fausse détermination de l’amour.

Tout amour éliminé par un autre rentre dans la catégorie générale de l’amitié, et se perd dans le torrent des affections.

L’homme qui épouse sa maîtresse (cas le plus ordinaire) fait, jusqu’à un certain point, exception à la règle, en ce sens qu’il aime deux fois de suite, d’un amour différemment caractérisé, la même personne ; mais non pas en ce sens qu’il pourrait vivre avec sa maîtresse comme avec son épouse, ce qui constitue l’espèce d’inceste appelé concubinage ou fornication simple, et qui est la plus grande profanation de la femme ; ni qu’il lui est facultatif d’aimer à deux endroits différents, ce qui constitue l’adultère. Du reste l’amour libre, cet amour qui naturellement précède l’union, n’a pas pour conséquence nécessaire le mariage : il est même meilleur pour la société et pour les personnes que ceux qui se marient aient ressenti plusieurs amours ; et cela suffit pour distinguer l’amour libre de l’amour conjugal, et les regarder l’un et l’autre comme incompatibles.

Un amour peut tenir lieu de tous les autres, et se prolonger au delà du terme fixé par la nature : tel est le célibataire qui conserve jusqu’à la vieillesse son amour filial ; tel est encore le père qui, devenu veuf avant le temps, concentre toutes ses affections sur la tête de son enfant.

L’homme qui n’a pas connu ces formes de l’amour, qui n’en distingue point les nuances, qui n’en saisit pas les délicatesses, cet homme-là ne connaît rien à l’amour : il n’en sait que le verbiage, il en raisonne comme les faiseurs de romans.

Ainsi le travail et l’amour se déroulent dans la vie humaine en périodes parallèles. Au premier âge, l’homme, tout entier à la sensation et à l’instinct, n’est point encore engagé comme travailleur ; il reçoit et ne rend pas, consomme et ne produit rien. Sensible seulement à l’amour de sa mère, il ne connaît aucun autre sentiment. L’amitié même, il l’ignore.

Bientôt il commence à raisonner ses affections ; il apprend les formes de la politesse, les éléments du savoir et du faire ; il est devenu étudiant et apprenti ; il a des camarades : et dans son âme fraîche éclose s’exhale le doux parfum de l’amour fraternel.

À cette période gracieuse de l’adolescence succède la jeunesse, âge poétique de l’émulation et des luttes gymastiques, comme des pures et timides amours. Quel souvenir, pour un cœur d’homme parvenu à l’arrière-saison, d’avoir été dans sa verte jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d’une jeune fille ! Le siècle a pris en pitié ces vraies voluptés ; le socialisme et la littérature romantique ont mis notre génération en rut ; la philosophe donne l’exemple, et les beaux-esprits femelles servent de matrones. Mais l’excès de la licence est lui-même une preuve de ce besoin d’idéal, hors duquel il n’est pour l’homme ni bonheur ni dignité. La société rêve sa métamorphose dans cette foule de descriptions érotiques, les unes ravissantes de pureté, les autres emportées comme la passion, mais toujours empreintes d’un raffinement merveilleux, par conséquent toujours moins grossières, moins matérielles. Voyez Georges Sand, martyre, à sa façon, de la pudeur qu’elle a foulée aux pieds. Courtisane comme Aspasie et panégyriste de la vertu comme Lucrèce, Georges Sand écrit Jeanne, et proteste, par cette réaction de son génie, contre les passions basses de ses impurs adorateurs...

Mais l’heure sonne où l’épouse doit être donnée à l’époux.… C’est la grande période du travail qui commence ; c’est le moment où l’homme jouit de la pleinitude de ses facultés, où l’amour fait vibrer toutes les cordes de son âme, où la présence des souvenirs lui rend sensibles toutes les délices de son cœur. Fils, frère, amant, époux, tout à l’heure père, il aime partout, il aime à saturation : sa vie est pleine. Il est dans la fleur du génie et de la beauté ; il ne peut plus que décroître. A peine arrivé au comble de ses vœux, l’amour lui semble perdre de son dévouement et de sa pureté, et tous ses efforts tendront désormais à retenir cet idéal, qui déjà lui échappe !…

La période de fécondité s’étend de dix à quinze années. Dix ans de pratique conjugale doivent suffire pour rebuter un homme, à moins que son intelligence ne décline ou que son cœur se déprave. Dans ce cas la passion, au lieu de s’amortir, renaît de l’assouvissement et cherche de nouveaux objets ; la fureur sexuelle se remontre dévorante ; et c’est ainsi qu’éclatent ces orages qui portent l’amertume et la honte dans les familles. Plus d’amour : le plaisir pour le plaisir, comme l’art pour l’art. Le mari fait de sa femme une machine à jouissance ; Circé présente à Ulysse la coupe qui tout à la fois lui rend la vigueur et le change en bête : jouir, jouir encore, jouir sans fin, affer affer, telle est la misérable condition de ceux qui n’aiment plus…

Vient enfin l’époque du décin, où le sentiment se détermine en sens inverse. A l’amour conjugal succède, dans le cœur du père de famille, vis-à-vis de sa fille grandissante, un sentiment d’inexplicable tendresse, qui chasse peu à peu du cœur de ce père les dernières fumées du plaisir. Tout entière à la famille, la mère n’ambitionne plus vis-à-vis de son époux que le titre d’amie : par une infidélité nouvelle, celui qu’elle préféra autrefois à son frère, à son père, à sa tendre mère, elle le délaisse à son tour pour son fils adolescent. Il n’est pas jusqu’à la curiosité redoutable des enfants qui ne soit ici une révélation : Maxima debetur puero reverentia !... En présence de leur jeune famille une voix secrète convie les époux à la continence : pères et mères, la pudeur vous le commande, sevrez-vous !...

« L’homme avant 18 ans révolus, la femme avant 15 ans révolus, ne peuvent contracter mariage. » ( Code civil, art. 144.)

Le législateur ne s’est occupé que de la capacité physique ; il a parlé, non pas en souverain, mais en naturaliste. Et comme s’il avait craint d’être encore en retard, il ajoute, art. 145 :

« Il est loisible au roi d’accorder des dispenses. »

Heureusement la raison publique et la force des choses corrigent sur ce point l’aberration de la loi. On se marie quand on est homme et qu’on gagne de quoi vivre : il ne vient à l’idée de personne qu’un ajournement, nécessaire pour compléter l’éducation et que doit remplir une recherche pleine de charmes, soit une privation.

Or si, relativement à l’époque du mariage, le sens commun n’a pas cru qu’une latitude donnée par la nature fût un ordre, peut-on dire que la même latitude, prise en sens opposé, soit une loi, et qu’il y ait obligation pour l’homme, une fois marié, d’exercer sa faculté prolifique jusqu’à extinction de chaleur vitale ?…

L’accroissement possible de la population, dit très-bien le docteur Loudon, n’est pas la même chose que son accroissement naturel ; tout de même la durée de la puissance génératrice n’est pas nécessairement la mesure de son action. Chez les animaux les sexes se fuient pendant la gestation et l’allaitement ; l’homme a une loi qui lui est propre, loi plus en rapport avec sa dignité, c’est l’adolescence de ses enfants. J’ai dit tout à l’heure que le respect des enfants faisait aux parents un devoir de s’abstenir : des considérations plus graves encore viennent confirmer cette loi.

Et d’abord, vis-à-vis des enfants, la justice.

L’homme, dès avant la puberté, peut se rendre utile ; l’éducation n’est à proprement parler qu’un échange des leçons du maître contre les services de l’apprenti, services qui, devenant toujours plus grands, servent à la fois à récompenser les soins du maître, et à couvrir les avances des parents. Ainsi le veut la raison populaire qui, dans le contrat d’apprentissage, nous révèle les vrais principes de l’enseignement. Tant que l’enfant ne produit rien, que sa subsistance tout entière est à la charge de son père, il n’a vis-à-vis de lui aucun droit ; il ne peut se plaindre qu’on lui suscite des copartageants. Mais dès qu’il devient capable de travail, lui donner des frères à l’entretien desquels il contribue, c’est exiger de lui plus qu’il n’a reçu, c’est le faire père de ceux qu’il n’a point engendrés, c’est l’expulser de la famille. Il est donc une limite naturelle, indiquée par la justice, à la procréation des enfants : ce motif, déduit de la théorie de l’apprentissage, est souverain.

Du côté des époux, la chasteté devient un devoir impérieux de modestie et d’honnêteté, C’est ici surtout qu’il faut distinguer la légitimité de convention d’avec la légitimité de raison. Lorsque vers la quarantième année l’homme commence à perdre la poésie et la vivacité de sentiment, la délicatesse, la grâce et la pureté de formes qui distinguèrent sa jeunesse, le changement survenu dans tout son être lui commande de renoncer à l’amour. La beauté, qui lui rendait tout chaste, venant à s’effacer, la volupté se dégrade et tourne à la turpitude. Pourquoi l’amour des vieillards est-il ridicule et dégoûtant ? c’est qu’il est privé des conditions qui le rendent esthétiquement légitime : réalisé dans des sens flétris, ce n’est plus l’amour, c’en est la charge. Qu’Homère nous montre Paris et Hélène dormant ensemble sur leur lit suspendu, ils sont beaux malgré leur adultère : coupables d’injustice, la jeunesse, la grâce, l’esprit, semblent les couvrir encore d’un voile d’honnêteté. Mais Saturne et Rhée, Deucalion et Pyrrha, David et Abisag, me révoltent : le titre d’époux n’y fait rien, ils sont obscènes…

L’homme perd ses droits de mari, dès que l’amour devient en lui une contradiction. Que sa femme lui soit sacrée ! qu’ils se regardent l’un l’autre comme de purs esprits : car en vérité, ils n’ont plus de corps. Si l’homme persiste à goûter des voluptés que la dégradation de ses sens lui interdit, il brûlera le reste de ses jours d’une flamme impudique ; ses amours posthumes le rendront odieux à sa femme, feront rougir ses enfants, et soulèveront contre lui le mépris de tous. Sa vieillesse licencieuse sera déshonorée. Sa femme, devenue altière par ses exigences honteuses, les traitera en esclave ; sa raison s’éteindra dans l’ignominie.

Justice, pudeur, dignité, tout fait ici au père de famille une loi de l’abstinence. Or, ce que la raison a prévu, le travail, sans attendre l’épuisement de la nature, l’accomplit. L’homme chez qui le long travail a développé la vertu, l’homme en qui l’amour, affranchi de la tyrannie des passions, s’identifie avec le beau, renonce de lui-même, sans effort et sans regret, avec le même charme qui autrefois les lui rendit chers, à des plaisirs qui offenseraient sa délicatesse, et qui n’ont plus d’intérêt pour lui que comme un bien réservé à ses enfants

D’après ces principes, le mariage ayant lieu pour l’homme à 28 ans révolus, pour la femme à 21 ; l’usage des nourrices disparaissant dans l’égalité ; la durée de l’allaitement étant réduite à 15 ou 18 mois ; la période de fécondité pouvant aller de 10 à 15 années, le nombre des enfants issus d’un même mariage s’élèverait difficilement au-dessus de cinq.

Si l’on déduit de ce nombre :

Cas de stérilité, veuvages, retards dans le mariage,
accidents, interruptions
1.5
Morts avant l’âge nubile (le chiffre dépasse
aujourd’hui de beaucoup 50 p. 100)
2.5
Célibataires 0.5
------
4.5

La population n’augmentant ainsi que d’un dixième par chaque période d’environ 30 ans, le doublement aurait lieu en trois siècles.

Mais le nombre des naissances tend continuellement à décroître, et la période de doublement à s’allonger pour deux raisons : 1° l’abréviation de la période de fécondité par l’augmentation incessante du travail et le développement des nouvelles mœurs ; 2° le nombre croissant des célibataires.

Il n’est pas vrai, dans l’ordre de la société, que tous les hommes soient prédestinés au mariage et à la paternité, bien que tous le soient à l’amour. C’est un privilège de l’homme de pouvoir vivre, par le seul développement de la vertu et sans perte pour l’amour, dans une parfaite virginité. Aussi la folie amoureuse qui tourmente notre génération une fois passée, le nombre des vierges, de ceux, dit l’Évangile, qui se castraverunt propter regnum cœlorum, doit augmenter tous les jours ; et si l’on demande quels sont ceux qui, ayant la faculté du mariage, consentiront aux sacrifices du célibat, je réponds sans hésiter : Ceux-là même qui aujourd’hui vivent dans le libertinage. Le célibat, vicié dans ses motifs et dans ses causes, redeviendra honorable et pur : telle est la loi des contraires, loi qui pour nous est la parole même du Destin.

Le christianisme a eu le pressentiment de cet avenir lorsqu’il a exalté la virginité au-dessus de toutes les vertus, et qu’il en a fait une obligation pour ses prêtres. En cela, comme en tant de choses, le christianisme a été prophétique : c’était la spontanéité sociale qui, à l’instigation du peuple, s’exprimait par la bouche des papes, en attendant que la réflexion parlât elle-même dans les écrits des philosophes. Le christianisme a produit l’idée de l’amour chaste, du véritable amour ; il a conçu la femme, non point comme l’associée ni l’égale de l’homme, mais comme partie indivise de la personne humaine, os ex ossibus meis, et caro ex carne meâ. Il a distingué l’amour conjugal des autres amours, alors que l’Indien le confondait avec l’amour fraternel, que l’Arabe le ravalait au dessous du concubinage, par la polygamie et la servitude, que le Romain l’assimilait à l’amour paternel dans la loi qui fait entrer la mère dans la succession pour une part égale à celle de chacun de ses enfants. Le christianisme enfin a révélé au monde la forme la plus épurée de l’amour dans la virginité volontaire, qui n’est autre, suivant l’enseignement de l’Église, que l’union mystique de l’âme avec le Christ, c’est-à-dire une fiançaille perpétuelle.

Qu’est-ce en effet que l’homme adore dans sa mère, dans sa sœur, dans sa maîtresse, dans son épouse, dans sa fille ? C’est lui-même, c’est l’idéal de l’humanité, qui lui apparaît sous les formes les plus séduisantes et les plus tendres. La mythologie et le langage nous le révèlent. L’homme a féminisé toutes ses vertus ; il leur a voué un culte, non comme à des dieux, mais à des déesses. Thémis, Vénus, Hygie, Pallas, Minerve, Hébé, Cérès, Junon, Cybèle, les Muses, c’est-à-dire la justice, la beauté, la santé, la sagesse, l’éloquence, la jeunesse, l’agriculture (l’économie politique des anciens), la fidélité conjugale, la maternité, les sciences et les arts ! Le sexe de ces noms et de ces divinités montre mieux qu’aucune analyse, aucun témoignage, ce que dans tous les temps la femme a été pour l’homme.

Or, il est des âmes en qui le sens esthétique et l’amour qu’il engendre est si vif et si pur, qu’elles n’ont pour ainsi dire besoin d’aucune image ou réalité pour saisir l’idéal humain qu’elles adorent : ou plutôt cet idéal se révèle partout également à leurs yeux ; comme disait de lui-même le célèbre David, la laideur pour elles n’existe pas ; leur âme est trop haute, leur intelligence trop pure, pour qu’elles l’aperçoivent. Fénelon, Vincent de Paul, sainte Thérèse, tant de vierges et tant de saints ! Pour ces cœurs d’élite, un époux, une épouse, des enfants, sont choses superflues ; les formes visibles de l’amour sont au-dessous d’elles, ce sont des portraits qui les tourmentent plutôt qu’ils ne les aident ; elles jouissent de l’amour sans réaction. Le genre humain tout entier leur tient lieu de pères et de mères, et de frères et de sœurs, et d’époux et d’épouses, et de fils et de filles. Toute autre union leur serait une dégradation, un supplice.

Si l’on prétend que je subtilise, je reviens en arrière. Je m’attache à cette formidable loi de l’aggravation du travail, et je supplie qu’on veuille me dire ce qui adviendra de cet irrésistible progrès qui, nous poussant d’une force victorieuse à augmenter sans cesse notre capital et notre bien-être, ajoute toujours quelques instants à notre tâche, quelques grains à notre fardeau. De deux choses l’une : ou l’humanité doit devenir par le travail une société de saints, ou bien, par le monopole et la misère, la civilisation n’est qu’une immense priapée. Au train dont vont les choses, et à moins d’une réforme qui change intégralement les conditions du travail et du salaire, toute augmentation de labeur, partant tout accroissement de richesse, nous sera bientôt devenu impossible. Longtemps avant que la terre nous manque, notre production s’arrêtera : le paupérisme et le crime croîtront toujours,

Dans la plupart des pays civilisés, la moyenne du travail est déjà de douze heures. Or, pour que la population se double, il faut à la société une production quadruple, par conséquent une dépense de force aussi quadruple. Est-il possible que ce quadruplement ait lieu dans notre société inégale, avec les spoliations du monopole et la tyrannie de la propriété ? Que si cette augmentation de travail et de richesse, dans les conditions actuelles de l’économie sociale, est impossible, il est de toute nécessité que le travailleur, si l’on veut qu’il rende davantage, sorte de servitude. Mais, pour affranchir le travailleur de l’oppression où le retient la barbarie de ses facultés, il faut le discipliner par l’éducation, l’ennoblir par le bien-être, l’élever par la vertu. Or, qu’est-ce que la vertu ? qu’est-ce que le beau ? qu’est-ce que la discipline ? qu’est-ce que le travail ?… Nous tournons dans le cercle : mais ce cercle, c’est celui de l’humanité, c’est celui de la Providence. L’humanité atteint son équilibre par l’utile, le beau, le juste et le saint ; la question posée par l’Académie. Quelle influence les progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité des peuples, est résolue avec les autres : il y a identité entre le bien-être et la vertu.


CHAPITRE XIV.


RÉSUMÉ ET CONCLUSION.


On a dit de Newton, pour exprimer l’immensité de ses découvertes, qu’il avait révélé l’abîme de l’ignorance humaine.

Il n’y a point ici de Newton, et nul ne peut revendiquer dans la science économique une part égale à celle que la postérité assigne à ce grand homme dans la science de l’univers. Mais j’ose dire qu’il y a ici plus que ce qu’a jamais deviné Newton. La profondeur des cieux n’égale pas la profondeur de notre intelligence, au sein de laquelle se meuvent de merveilleux systèmes. On dirait une région nouvelle, inconnue, qui existe hors de l’espace et du temps, comme les royaumes célestes et les demeures infernales, et sur laquelle notre œil plonge, avec une admiration muette, comme dans un abîme sans fond.

Non secùs ac si quâ penitùs vi terra dehiscens
Infernas reseret sedes et regna recludat
Pallida, Dis invisa, superque immane barathrum
Cernatur, trepidentque immisso lumine Manes.
_________________Virgil. Æneid. lib. viii.

Là se pressent, se heurtent, se balancent, des forces éternelles ; là se dévoilent les mystères de la Providence, et les secrets de la fatalité paraissent à découvert. C’est l’invisible se faisant visible, l’impalpable rendu matériel, l’idée devenue réalité, et réalité mille lois plus merveilleuse, plus grandiose que les plus fantastiques utopies. Jusqu’à présent nous ne voyons pas, dans sa simple formule, l'unité de cette vaste machine ; la synthèse de ces gigantesques engrenages, où se broient le bien-être et la misère des générations, et qui façonnent une création nouvelle, nous échappe encore. Mais déjà nous savons que rien de ce qui se passe dans l’économie sociale n’a d’exemplaire dans la nature ; nous sommes forcés, pour des faits sans analogues, d’inventer sans cesse des noms spéciaux, de créer une nouvelle langue. C’est un monde transcendant, dont les principes sont supérieurs à la géométrie et à l’algèbre, dont les puissances ne relèvent ni de l’attraction ni d’aucune force physique, mais qui se sert de la géométrie et de l’algèbre comme d’instruments subalternes, et prend pour matériaux les puissances mêmes de la nature ; un monde enfin affranchi des catégories de temps, d’espace, de génération, de vie et de mort, où tout semble à la fois éternel et phénoménal, simultané et successif, limité et illimité, pondérable et impondérable... Que dirai-je plus ? c’est la création même, prise, pour ainsi dire, sur le fait !

Et ce monde, qui nous apparaît comme une fable, qui renverse nos habitudes judiciaires, et ne cesse de donner le démenti à notre raison ; ce monde qui nous enveloppe, nous pénètre, nous agite, sans que nous puissions le voir autrement que des yeux de l’esprit, le toucher que sur des signes, ce monde étrange, c’est la société, c’est nous !

Qui a vu le monopole et la concurrence, si ce n’est par leurs effets, c’est-à-dire par leurs signes ? qui a palpé le crédit et la propriété ? qu’est-ce que la force collective, la division du travail et la valeur ? Et cependant, quoi de plus fort, de plus certain, de plus intelligible, de plus réel que tout cela ? Regardez au loin ce char traîné par huit chevaux sur un terrain battu, et conduit par un homme vêtu de la blouse antique : ce n’est qu’une masse de matière, mue sur quatre roues par une forme animale. Vous ne découvrez là, en apparence, qu’un phénomène de mécanique, déterminé par un phénomène de physiologie, au delà duquel vous n’apercevez plus rien. Pénétrez plus avant : demandez à cet homme ce qu’il fait, ce qu’il veut, où il va ; en vertu de quelle pensée, de quel titre, il fait rouler cette voiture. Et tout à l’heure il vous montrera une lettre, son autorité, sa providence, comme il est lui-même la providence de son équipage. Vous lirez dans cette lettre qu’il est voiturier ; qu’en cette qualité, il opère le transport d’une certaine quantité de marchandises, à tant selon le poids et la distance ; qu’il doit opérer son trajet par telle route et dans tel délai, à peine de retenue sur le prix de son service ; que ce service implique de la part du voiturier responsabilité des pertes et avaries provenant d’autres causes que de la force majeure et du vice propre des objets ; que dans le prix de voiture est comprise ou n’est pas comprise l’assurance contre les accidents imprévus, et mille autres détails qui sont l’écueil du droit et le tourment des jurisconsultes. Cet homme, dis-je, dans un papier grand comme la main, va vous révéler un ordre infini, mélange inconcevable d’empirisme et de raison pure, et que tout le génie de l’homme, assisté de l’expérience de l’univers, eût été impuissant à découvrir, si l’homme n’était sorti de l’existence individuelle pour entrer dans la vie collective.

En effet, ces idées de travail, de valeur, d’échange, de circulation, de consommation, de responsabilité, de propriété, de solidarité, d’association, etc., où en sont les types ? qui en a fourni les exemplaires ? quel est ce monde moitié matériel, moitié intelligible : moitié nécessité, moitié fiction ? Qu’est-ce que cette force, appelée travail, qui nous entraîne avec d’autant plus de certitude que nous nous en croyons plus libres ? Qu’est-ce que cette vie collective, qui nous brûle d’une inextinguible flamme, cause de nos joies et de nos tourments ? Tous tant que nous vivons, nous sommes, sans nous en apercevoir, et selon les mesures de nos facultés et la spécialité de notre industrie, des ressorts pensants, des roues pensantes, des pignons pensants, des poids pensants, etc., d’une immense machine qui pense aussi et qui va toute seule. La science, disions-nous, a pour principe l’accord de la raison et de l’expérience ; mais elle ne crée ni l’une ni l’autre. Et voici au contraire qu’une science nous apparaît, dans laquelle rien ne nous est donné, à priori, ni par l’expérience ni par la raison ; une science où l’humanité tire tout d’elle-même, noumènes et phénomènes, universaux et catégories, faits et idées ; une science enfin qui, au lieu de consister simplement, comme toute autre science, en une description raisonnée de la réalité, est la création même de la réalité et de la raison !

Ainsi l’auteur de la raison économique, c’est l’homme ; le créateur de la matière économique, c’est l’homme ; l’architecte du système économique, c’est encore l’homme. Après avoir produit la raison et l’expérience sociale, l’humanité procède à la construction de la science sociale de la même manière qu’à la construction des sciences naturelles ; elle accorde ensemble la raison et l’expérience qu’elle s’est elle-même données, et par le plus inconcevable prodige, quand tout en elle tient de l’utopie, les principes et les actes, elle ne parvient à se connaître qu’en donnant l’exclusion à l’utopie.

Le socialisme a raison de protester contre l’économie politique et de lui dire : Vous n’êtes qu’une routine qui ne vous entendez pas vous-même. Et l’économie politique a raison de dire au socialisme : Vous n’êtes qu’une utopie sans réalité ni application possible. Mais l’un et l’autre niant tour à tour, le socialisme l’expérience de l’humanité, l’économie politique la raison de l’humanité, tous deux manquent aux conditions essentielles de la vérité humaine.

La science sociale est l’accord de la raison et de la pratique sociales. Or, cette science, dont nos maîtres n’ont aperçu que de rares étincelles, il sera donné à notre siècle de la contempler dans sa splendeur et son harmonie sublimes !… Mais que fais-je ? hélas ! Il s’agit bien, en ce moment où le charlatanisme et le préjugé se partagent le monde, de relever nos espérances ! Ce n’est pas l’incrédulité que nous avons à combattre, c’est la présomption. Commençons donc par constater que la science sociale n’est point faite, qu’elle est encore à l’état de vague pressentiment.

« Malthus, dit son excellent biographe M. Charles Comte, avait la conviction profonde qu’il existe en économie politique des principes qui ne sont vrais qu’autant qu’ils sont renfermés dans certaines limites ; il voyait les principales difficultés de la science dans la combinaison fréquente de causes compliquées, dans l’action et la réaction des effets et des causes les unes sur les autres, et dans la nécessité de mettre des bornes ou de faire des exceptions à un grand nombre de propositions importantes. »

Voilà ce que pensait Malthus de l’économie politique, et l’ouvrage que nous publions en ce moment n’est que la démonstration de son idée. À ce témoignage, nous en joignons un autre non moins digne de foi. Dans l’une des dernières séances de l’Académie des sciences morales, M. Dunoyer, en homme vraiment supérieur, qui ne se laisse éblouir ni par l’intérêt d’une coterie, ni par le dédain qu’inspirent d’ignorants adversaires, faisait le même aveu avec autant de candeur et d’élévation que Malthus.

« L’économie politique, qui a un certain nombre de principes assurés, qui repose sur une masse considérable de faits exacts et d’observations bien déduites, paraît loin encore néanmoins d’être une science arrêtée. On n’est complètement d’accord ni sur l’étendue du champ où doivent s’étendre ses recherches, ni sur l’objet fondamental qu’elles doivent se proposer. On ne convient ni de l’ensemble des travaux qu’elle embrasse, ni de celui des moyens auxquels se lie la puissance de ses travaux, ni du sens précis qu’il faut attacher à la plupart des mots dont est formé son vocabulaire. La science, riche de vérités de détail, laisse infiniment à désirer dans son ensemble, et comme science elle paraît loin encore d’être constituée. »

M. Rossi va plus loin que M. Dunoyer : il formule son jugement sous la forme d’un blâme adressé aux représentants modernes de la science.

« Toute pensée de méthode paraît aujourd’hui abandonnée dans la science économique, s’écrie-t-il, et cependant il n’y a pas de science sans méthode. » (Compte-rendu par M. Rossi du cours de M. Whateley.)

MM. Blanqui, Wolowski, Chevalier, tous ceux qui ont jeté un regard tant soit peu profond sur l’économie des sociétés, parlent de même. Et l’écrivain qui a le mieux apprécié la valeur des utopies modernes, Pierre Leroux, écrit à chaque page de la Revue sociale : « Cherchons la solution du problème du prolétariat ; cherchons-la sans cesse, jusqu’à ce que nous l’ayons trouvée. C’est toute l’œuvre de notre époque !… » Or, le problème du prolétariat, c’est la constitution de la science sociale. Il n’y a plus que les économistes à courte vue et les socialistes fanatiques, pour qui la science se résume tout entière dans une formule, Laissez faire, laissez passer, ou bien, A chacun selon ses besoins dans la mesure des ressources sociales, qui se vantent de posséder la science économique.

A quoi donc tient ce retard de la vérité sociale, qui seul entretient la déception économiste et donne crédit aux exploitations des prétend us réformateurs ? La cause, selon nous, en est dans la séparation, fort ancienne déjà, de la philosophie et de l’économie politique.

La philosophie, c’est-à-dire la métaphysique, ou si l’on aime mieux, la logique, est l’algèbre de la société ; l’économie politique est la réalisation de cette algèbre. C’est ce que n’aperçurent ni J. B. Say, ni Bentham, ni tous ceux qui, sous les noms d' économistes et d’utilitaires, firent scission dans la morale et s’insurgèrent presque en même temps contre la politique et la philosophie. Et pourtant, quel contrôle plus sûr la philosophie, la théorie de la raison, pouvait-elle souhaiter que le travail, c’est-à-dire la pratique de la raison ? Et réciproquement, quel contrôle plus certain la science économique pouvait-elle souhaiter que les formules de la philosophie ? Le temps n’est pas éloigné, c’est mon espérance la plus chère, où les maîtres dans les sciences morales et politiques seront dans les ateliers et les comptoirs, comme aujourd’hui nos plus habiles constructeurs sont tous des hommes formés par un long et pénible apprentissage…

Mais à quelle condition peut exister une science ? A la condition de reconnaître son champ d’observation et ses limites, de déterminer son objet, d’organiser sa méthode. Sur ce point l’économiste s’exprime comme le philosophe : les paroles de M. Dunoyer, rapportées tout à l’heure, semblent littéralement extraites de la préface de Jouffroy à la traduction de Reid.

Le champ d’observation de la philosophie, c’est le moi ; le champ d’observation de la science économique, c’est la société, c’est-à-dire encore le moi. Voulez-vous connaître l’homme, étudiez la société ; voulez-vous connaître la société, étudiez l’homme. L’homme et la société se servent réciproquement de sujet et d’objet ; le parallélisme, la synonymie des deux sciences est complète.

Mais qu’est-ce que ce moi collectif et individuel ? quel est ce champ d’observation, où se passent des phénomènes si étranges ? Pour le découvrir, voyons les analogues. Toutes les choses que nous pensons nous semblent exister, se succéder ou s’agencer dans trois capacités transcendantes, hors desquelles nous n’imaginons et ne concevons absolument rien : ce sont l’espace, le temps et l’intelligence.

De même que tout objet matériel est conçu par nous nécessairement dans l’espace ; de même encore que les phénomènes, hés les uns aux autres par un rapport de causalité, nous paraissent se suivre dans le temps : ainsi nos représentations purement abstraites sont rapportées par nous à un réceptacle particulier, que nous nommons intellect ou intelligence.

L’intelligence est dans son espèce une capacité infinie, comme l’espace et l’éternité. Là s’agitent des mondes, d’innombrables organismes aux lois compliquées, aux effets variés et imprévus ; égaux, pour la magnificence et l’harmonie, aux mondes semés par le créateur à travers l’espace, aux organismes qui brillent et s’éteignent dans la durée. Politique et économie politique, jurisprudence, philosophie, théologie, poésie, langues, mœurs, littérature, beaux arts : le champ d’observation du moi est plus vaste, plus fécond, plus riche à lui seul que le double champ d’observation de la nature, l’espace et le temps.

Le moi donc, ainsi que le temps et l’espace, est infini. L’homme, et ce qui est le produit de l’homme, constitue, avec les êtres qui sont jetés à travers l’espace et les phénomènes qui se succèdent dans le temps, la triple manifestation de Dieu. Ces trois infinis, expressions infinies de l’infini, se pénètrent et se soutiennent l’un l’autre, inséparables et irréductibles : l’espace ou l’étendue ne se concevant pas sans le mouvement, lequel implique l’idée de force, c’est-à-dire une spontanéité, un moi.

Les idées des choses qui se présentent à nous dans l’espace forment pour notre imagination des tableaux ; les idées dont nous plaçons les objets dans le temps se déroulent en histoires ; enfin les idées ou rapports qui ne tombent sous la catégorie ni du temps ni de l’espace, et qui appartiennent à l’intellect, se coordonnent en systèmes.

Tableau, histoire, système, sont donc trois expressions analogues, ou plutôt homologues, par lesquelles nous faisons entendue qu’un certain nombre d’idées se présente à notre esprit comme un tout symétrique et parfait. C’est pourquoi ces expressions peuvent, en certains cas, se prendre l’une pour l’autre, ainsi que nous l’avons pratiqué au commencement de cet ouvrage, lorsque nous l’avons présenté comme une histoire de l’économie politique, non plus selon la date des découvertes, mais selon l’ordre des théories.

Nous concevons donc, et nous ne pouvons pas ne pas concevoir une capacité pour les choses de pensée pure, ou, comme dit Kant, pour les noumènes, de la même manière que nous en concevons deux autres pour les choses sensibles, ou phénomènes.

Mais l’espace et le temps ne sont rien de réel : ce sont deux formes imprimées au moi par l’aperception extérieure. Pareillement l’intelligence n’est aussi rien de réel : c’est une forme que le moi s’impose à lui-même, par analogie, à l’occasion des idées que l’expérience lui suggère.

Quant à l’ordre d’acquisition des idées, intuitions ou images, il nous semble que nous commençons par celles dont les types ou réalités sont compris dans l’espace ; que nous continuons en arrêtant, pour ainsi dire, au vol les idées que le temps emporte ; et qu’enfin nous découvrons tout à coup, à l’aide des aperceptions sensibles, les idées ou concepts, sans modèle extérieur, qui nous apparaissent dans ce fantôme de capacité que nous nommons notre intelligence. Tel est le progrès de notre savoir : nous partons du sensible pour nous élever à l’abstrait ; l’échelle de notre raison a le pied sur la terre, traverse le ciel et se perd dans les profondeurs de l’esprit.

Renversons maintenant cette série, et figurons-nous la création comme une chute des idées de la sphère supérieure de l’intelligence dans les sphères inférieures du temps et de l’espace, chute pendant laquelle les idées, originellement pures, auront pris un corps ou substratum qui les réalise et les exprime. A ce point de vue toutes les choses créées, les phénomènes de la nature et les manifestations de l’humanité, nous apparaîtront comme une projection de l’esprit, immatériel et immuable, sur un plan tantôt fixe et droit, l’espace, tantôt incliné et mobile, le temps.

Il suit de là que les idées, égales entre elles, contemporaines et coordonnées dans l’esprit, semblent jetées pêle-mèle, éparpillées, localisées, subordonnées et consécutives dans l’humanité et dans la nature, formant des tableaux et des histoires sans ressemblance avec le dessin primitif : et toute la science humaine consiste à retrouver dans cette confusion le système abstrait de la pensée éternelle. C’est par une restauration de ce genre que les naturalistes ont retrouvé les systèmes des êtres organisés et inorganisés ; c’est par le même procédé que nous avons essayé de rétablir la série des phases de l’économie sociale, que la société nous fait voir isolées, incohérentes, anarchiques. Le sujet que nous avons entrepris est vraiment l’histoire naturelle du travail, d’après les fragments recueillis par les économistes ; et le système qui est résulté de notre analyse est vrai au même titre que les systèmes des plantes découverts par Linnée et de Jussieu, et le système des animaux par Cuvier.

Le moi humain manifesté par le travail, tel est donc le champ d’exploration de l’économie politique, forme concrète de la philosophie. L’identité de ces deux sciences, ou pour mieux dire de ces deux scepticismes, nous a été révélée dans tout le cours de ce livre. Ainsi la formation des idées nous est apparue dans la division du travail comme une division des catégories élémentaires ; puis, nous avons vu la liberté naître de l’action de l’homme sur la nature, et, à la suite de la liberté, se produire toutes les relations de l’homme avec la société et avec lui-même. En résultat, la science économique a été pour nous à la fois une ontologie, une logique, une psycologie, une théologie, une politique, une esthétique, une symbolique et une morale…

Le champ de la science reconnu, et sa délimitation opérée, nous avions à en reconnaître la méthode. Or, la méthode de la science économique est encore la même que celle de la philosophie : l’organisation du travail, selon nous, n’est autre chose que l’organisation du sens commun…

Parmi les lois qui constituent cette organisation nous avons remarqué l’antinomie.

Toute pensée vraie, avons-nous observé, se pose en un temps et deux moments. Chacun de ces moments étant la négation de l’autre, et tous deux ne devant disparaître que sous une idée supérieure, il suit que l’antinomie est la loi même de la vie et du progrès, le principe du mouvement perpétuel. En effet, si une chose, en vertu de la puissance d’évolution qui est en elle, se répare précisément de tout ce qu’elle perd, il s’ensuit que cette chose est indestructible, et le mouvement qui la soutient éternel. Dans l’économie sociale, ce que la concurrence est sans cesse occupée à faire, le monopole est sans cesse occupé à le défaire ; ce que le travail produit, la consommation le dévore ; ce que la propriété s’attribue, la société s’en empare : et de là résulte le mouvement continu, la vie indéfectible de l’humanité. Si l’une des deux forces antagonistes est entravée, que l’activité individuelle, par exemple, succombe sous l’autorité sociale, l’organisation dégénère au communisme et aboutit au néant. Si au contraire l’initiative individuelle manque de contrepoids, l’organisme collectif se corrompt, et la civilisation se traîne sous un régime de castes, d’iniquité et de misère.

L’antinomie est le principe de l’attraction et du mouvement, la raison de l’équilibre : c’est elle qui produit la passion, et qui décompose toute harmonie et tout accord…

Vient ensuite la loi de progression et de série, la mélodie des êtres, loi du beau et du sublime. Otez l’antinomie, le progrès des êtres est inexplicable : car où est la force qui engendrerait ce progrès ? Otez la série, le monde n’est plus qu’une mêlée d’oppositions stériles, une ébullition universelle, sans but et sans idée…

Quand même ces spéculations, pour nous vérité pure, paraîtraient douteuses, l’application que nous en avons faite serait encore d’une utilité immense. Que l’on veuille bien y réfléchir : il n’est pas un seul moment de la vie où le même homme n’affirme et ne nie à la fois les mêmes principes et les mêmes théories, avec plus ou moins de bonne foi sans doute, mais aussi avec des raisons toujours plausibles, qui, sans apaiser tout à fait la conscience, suffisent pour faire triompher la passion et répandre le doute dans l’esprit. Laissons donc, si l’on veut, la logique : mais n’est-ce rien d’avoir éclairé la double face des choses, d’avoir appris à nous méfier du raisonnement, de savoir comment, plus un homme a de justesse dans les idées et de droiture dans le cœur, plus il court risque d’être dupe et absurde ? Tous nos malentendus politiques, religieux, économiques, etc., viennent de la contradiction inhérente aux choses ; et telle est encore la source d’où découlent sur la société la corruption des principes, la vénalité des consciences, le charlatanisme des professions de foi, l’hypocrisie des opinions…

Quel est, à présent, l’objet de la science économique ?

La méthode nous l’indique elle-même. L’antinomie est le Principe de l’attraction et de l’équilibre dans la nature ; antinomie est donc le principe du progrès et de l’équilibre dans l’humanité, et l’objet de la science économique, c’est la justice.

Considérée dans ses rapports purement objectifs, les seuls dont s’occupe l’économie sociale, la justice a pour expression la valeur. Or, qu’est-ce que la valeur ? c’est le travail réalisé.

« Le prix réel de chaque chose, dit Ad. Smith, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il faut s’imposer pour l’obtenir… Ce qu’on achète avec de l’argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent, ces marchandises contiennent la valeur d’une certaine quantité de travail que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d’une quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses. Ce n’est point avec de l’or ni de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur, pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu’elles les mettent en état d’acheter ou de commanditer. »

Mais si la valeur est la réalisation du travail, elle est en même temps le principe du comparaison des produits entre eux : de là la théorie de proportionnalité qui domine toute la science économique, et à laquelle se fût élevé A. Smith, s’il avait été dans l’esprit de son temps de poursuivre, à l’aide de la logique, un système d’expériences.

Mais comment se manifeste dans la société la justice, en autres termes, comment s’établit la proportionnalité des valeurs ? J.-B. Say l’a dit : par un mouvement oscillatoire entre la valeur d’utilité et la valeur d’échange.

Ici apparaît dans l’économie politique, en regard du travail, son maître et trop souvent son bourreau, le principe arbitral.

Au départ de la science, le travail, dépourvu de méthode, sans intelligence de la valeur, bégayant à peine ses premiers essais, fait appel au libre arbitre pour constituer la richesse et fixer le prix des choses. Dès ce moment les deux puissances entrent en lutte, et le grand œuvre de l’organisation sociale est inauguré. Car travail et libre arbitre, c’est ce que plus tard nous appellerons travail et capital, salariat et privilège, concurrence et monopole, communauté et propriété, plèbe et noblesse, état et citoyen, association et individualisme. Pour quiconque a reçu les premières notions de la logique, il est évident que toutes ces oppositions, éternellement renaissantes, doivent être éternellement résolues ; or, c’est ce que ne veulent point entendre les économistes, à qui le principe arbitral inhérent à la valeur semble réfractaire à toute détermination ; et c’est, avec l’horreur de la philosophie, ce qui cause le retard si funeste à la société, de la science économique.

« Il serait aussi absurde, dit Mac-Culloch, de parler d’une hauteur et d’une profondeur absolue, que d’une valeur absolue. »

Les économistes disent tous la même chose, et l’on peut juger par cet exemple combien ils sont loin de s’entendre, et sur la nature de la valeur, et sur le sens des mots dont ils se servent. L’expression d’absolu emporte l’idée d’intégralité, de perfection, ou plénitude, partant de précision et justesse. Une majorité absolue est une majorité juste (moitié plus un), ce n’est pas une majorité indéfinie. De même la valeur absolue est la valeur précise, déduite de la comparaison exacte des produits entre eux : il n’y a rien au monde d’aussi simple. Mais il en résulte cette conséquence capitale, c’est que les valeurs se mesurant l’une l’autre, elles ne doivent point osciller au hasard : tel est le vœu suprême de la société, telle est la signification de l’économie politique elle-même, qui n’est autre, dans son ensemble, que le tableau des contradictions dont la synthèse produit infailliblement la valeur vraie.

Ainsi la société s’établit peu à peu par une sorte de balancement entre la nécessité et l’arbitraire, et la justice se constitue par le vol. L’égalité ne se produit pas dans la société comme un niveau inflexible ; c’est, comme toutes les grandes lois de la nature, un point abstrait, en deçà et au delà duquel le fait oscille sans cesse, décrivant des arcs plus ou moins grands, plus ou moine réguliers. L’égalité est la loi suprême de la société : mais ce n’est point une forme fixe, c’est la moyenne d’une infinité d’équations. C’est ainsi que l’égalité nous est apparue dès la première époque de l’évolution économique, la division du travail ; et telle elle s’est manifestée constamment depuis la législation de la Providence.

Adam Smith, qui sur presque tous les grands problèmes de l’économie sociale eut une sorte d’intuition, après avoir reconnu le travail comme principe de la valeur et décrit les effets magiques de la loi de division, observe que, nonobstant l’augmentation de produit qui résulte de cette division, le salaire du travailleur n’augmente pas ; que souvent, au contraire, il diminue, le bénéfice de la force collective n’allant point au travailleur, mais au maître.

« Les profits, dira-t-on peut-être, ne sont autre chose qu’un nom différent donné aux salaires d’une espèce particulière de travail, le travail d’inspection et de direction Mais ces profits sont d’une nature différente du salaire, se règlent sur des principes différents, et ne sont nullement en rapport avec la quantité et la nature de ce prétendu travail d’inspection et de direction. Ils se règlent en entier sur la valeur du capital employé, et ils sont plus ou moins forts, à proportion de l’étendue de ce capital... Ainsi le produit du travail n’appartient pas tout entier à l’ouvrier : il faut que celui-ci le partage avec le propriétaire. »

Voilà, nous dit froidement A. Smith, comment les choses se passent : tout pour le maître, rien pour l’ouvrier. Qu’on appelle cela injustice, spoliation, vol, l’économiste ne s’en émeut pas. Le propriétaire spoliateur lui semble en tout cela aussi automate que le travailleur spolié. Et la preuve qu’ils ne méritent l’un et l’autre ni envie ni pitié, c’est que les travailleurs ne réclament que lorsqu’ils meurent de faim ; c’est que jamais capitaliste, entrepreneur ou propriétaire, ni pendant la vie ni à l’instant de la mort, n’a senti le moindre remords. Qu’on accuse la conscience publique, ignorante et faussée : il se peut qu’on ait raison, il se peut qu’on ait tort. A. Smith, ce qui vaut beaucoup mieux pour nous que des déclamations, se borne à rendre compte des faits.

Ainsi, en désignant parmi les travailleurs un privilégié, nazarœum inter fratres tuos, la raison sociale a personnifié la force collective. La société procède par mythes et allégories : l’histoire de la civilisation est un vaste symbolisme. Homère résume la Grèce héroïque ; Jésus-Christ est l’humanité souffrante, aspirant avec effort, dans une longue et douloureuse agonie, à la liberté, à la justice, à la vertu. Charlemagne est le type féodal ; Roland, la chevalerie ; Pierre l’Ermite, la croisade ; Grégoire VII, la papauté ; Napoléon, la révolution française. De même l’entrepreneur d’industrie, qui exploite un capital par un groupe de travailleurs, est la personnification de la force collective dont il absorbe le profit, comme le volant d’une machine emmagasine la force. C’est vraiment l’homme héroïque, le roi du travail. L’économie politique est toute une symbolique, la propriété est une religion.

Suivons A. Smith, dont les idées lumineuses, éparses dans un obscur fatras, semblent une deutérose de la révélation primitive.

« A mesure que le sol d’un pays devient propriété privée, les propriétaires, comme tous les autres hommes, aiment à recueillir où ils n’ont pas semé, et ils demandent un fermage même pour le produit naturel de la terre. Il s’établit un prix additionnel sur le bois des forêts, sur l’herbe des champs, et sur tous les fruits naturels de la terre, qui, lorsqu’elle était possédée en commun, ne coûtaient à l’ouvrier que la peine de les cueillir, et lui coûtent maintenant davantage. Il faut qu’il paye pour avoir la permission de les recueillir ; c’est-à-dire qu’il paye au propriétaire une portion de ce qu’il recueille ou de ce qu’il produit, sans lui, par son travail. »

Voici le monopole, voici l’intérêt des capitaux, voici la rente ! A. Smith, comme tous les illuminés, voit et ne comprend pas ; il raconte et n’a pas l’intelligence. Il parle sous inspiration de Dieu, sans surprise et sans pitié ; et le sens de ses paroles demeure pour lui lettre close. Avec quel sang-froid il raconte l’usurpation propriétaire ! Tant que la terre ne semble bonne à rien, tant que le travail ne l’a point ameublie, fécondée, utilisée, mise en valeur, la propriété n’en fait nul cas. Le frelon ne se pose pas sur les fleurs, il s’abat sur les ruches. Ce que le travailleur produit lui est aussitôt enlevé ; l’ouvrier est comme un chien de chasse dans la main du maître.

Un esclave, excédé de travail, invente la charrue. D’un croc de bois durci et traîné par un cheval, il ouvre le sol, le rend capable de rendre dix fois, cent fois plus. Le maître, d’un coup d’œil, saisit l’importance de la découverte : il s’empare de la terre, il s’approprie le revenu, il s’attribue jusqu’à l’idée, et se fait adorer des mortels pour ce présent magnifique. Il marche l’égal des dieux : sa femme, c’est une nymphe, c’est Cérès ; et lui c’est Triptolème. La misère invente, et la propriété recueille. Car il faut que le génie reste pauvre : l’abondance l’étoufferait. Le plus grand service que la propriété ait rendu au monde, est cette affliction perpétuelle du travail et du génie.

Mais que faire de ces monceaux de grain ? Quelle pauvre richesse que celle que le chef partage avec ses chevaux, avec ses bœufs et ses esclaves ! C’est bien la peine d’être riche, si tout l’avantage consiste à pouvoir ronger quelques poignées de plus de riz et d’orge !...

Une vieille, ayant pilé du grain pour sa bouche édentée, s’aperçoit que la pâte aigrit, fermente, et cuite sous la cendre, donne une nourriture incomparablement meilleure que le froment cru ou grillé. Miracle ! le pain de chaque jour est découvert. — Une autre, ayant serré dans une jarre une masse de raisins abandonnée, entend le moût bouillir comme sur la flamme ; la liqueur rejette ses impuretés ; elle brille, rubiconde, généreuse, immortelle. Evohe ! c’est le jeune Bacchus, le fils chéri du propriétaire, un enfant aimé des dieux qui l’a trouvé. Ce que le maître n’eût pu dévorer en quelques semaines, une année lui suffira pour le boire. La vigne, comme la moisson, comme la terre, est appropriée.

Que faire de ces innombrables toisons dont chaque année apporte un si large tribut ? Quand le propriétaire élèverait sa couche à la hauteur de son pavillon, quand il doublerait trente fois sa tente somptueuse, ce luxe inutile ne ferait qu’attester son impuissance. Il regorge de bien et il ne peut jouir : quelle dérision !

Une bergère, laissée nue par l’avarice du maître, ramasse sur les buissons quelques flocons de laine. Elle tord cette laine, l’allonge en fils égaux et fins, les réunit sur une lance, les entrecroise, et se fait une robe souple et légère, plus élégante mille fois que les peaux rapiécées qui couvre sa dédaigneuse maîtresse. C’est Arachné, la tisserande, qui a créé cette merveille ! Aussitôt le maître commence à tondre le poil de ses brebis, de ses chameaux et de ses chèvres ; il donne à sa femme une troupe d’esclaves, qui filent et qui tissent sous ses ordres. Ce n’est plus Arachné, l’humble servante ; c’est Pallas, la fille du propriétaire, que les dieux ont inspirée, et dont la jalousie se venge sur Arachné en la faisant mourir de faim.

Quel spectacle que cette lutte incessante du travail et du privilège, le premier créant tout de rien ; l’autre arrivant toujours pour dévorer ce qu’il n’a point produit ! — C’est que la destinée de l’homme est une marche continue. Il faut qu’il travaille, qu’il crée, multiplie, perfectionne toujours et toujours. Laissez le travailleur jouir de sa découverte ; il s’endort sur son idée : son intelligence n’avance plus. Voilà le secret de cette iniquité qui frappait A. Smith, et contre laquelle cependant le flegmatique historien n’a pas trouvé un mot de réprobation. Il sentait, bien qu’il ne pût s’en rendre compte, que le doigt de Dieu était là ; que jusqu’au jour où le travail remplit la terre, la civilisation a pour moteur la consommation improductive, et que c’est par la rapine que s’établit insensiblement entre les hommes la fraternité.

Il faut que l’homme travaille ! C’est pour cela que dans les conseils de la Providence, le vol a été institué, organisé, sanctifié ! Si le propriétaire se fût lassé de prendre, le prolétaire se fût bientôt lassé de produire, et la sauvagerie, la hideuse misère, était à la porte. Le Polynésien, en qui la propriété avorte, et qui jouit dans une entière communauté de biens et d’amours, pourquoi travaillerait-il ? La terre et la beauté sont à tous, les enfants à personne : que lui parlez-vous de morale, de dignité, de personnalité, de philosophie, de progrès ? Et sans aller si loin, le Corse, qui sous ses châtaigniers trouve pendant six mois le vivre et le domicile, pourquoi voulez-vous qu’il travaille ? Que lui importent votre conscription, vos chemins de fer, votre tribune, votre presse ? De quoi a-t-il besoin que de dormir quand il a mangé ses châtaignes ? Un préfet de la Corse disait que pour civiliser cette île, il fallait couper les châtaigniers. Un moyen plus sûr c’est de les approprier.

Mais déjà le propriétaire n’est plus assez fort pour dévorer la substance du travailleur : il appelle ses favoris, ses bouffons, ses lieutenants, ses complices. C’est encore Smith qui nous révèle cette formidable conjuration.

« A chaque transformation nouvelle d’un produit, non-seulement le nombre des profits augmente, mais chaque profit subséquent est plus grand que celui qui précède, parce que le capital d’où il procède est nécessairement toujours plus grand. En effet, tandis que la hausse des salaires opère sur le prix d’une marchandise comme l’intérêt simple dans l’accumulation d’une dette, la hausse des profits opère comme l’intérêt composé. Si, par exemple, dans la fabrique de toiles, les salaires des ouvriers, tels que les séranceurs de lin, les fileuses, les tisserands, etc., venaient tous à hausser de deux deniers par jour, il deviendrait nécessaire d’élever le prix d’une pièce de toile, seulement d’autant de fois deux deniers qu’il y aurait eu d’ouvriers à la confectionner, en multipliant le nombre des ouvriers par le nombre de leurs journées. Dans chacun des différents degrés de main-d’œuvre que subirait la marchandise, cette partie de son prix qui se résout en salaires hausserait seulement dans la proportion arithmétique de cette hausse de salaires. Mais si les profits de tous les différents maîtres qui emploient ces ouvriers venaient à monter de 5 pour 100, cette partie du prix qui se résout en profits s’élèverait, dans chacun des différents degrés de la main-d’œuvre, en raison progressive de cette hausse du taux des profils, on en progression géométrique. Le maître des séranceurs de lin demanderait, en vendant son lin, un surcroît de 5 pour 100 sur la valeur totale de la matière, et des salaires par lui avancés à ses ouvriers. Le maître des fileuses demanderait un profit additionnel de 5 pour 100, tant sur le prix du lin sérancé dont il aurait fait l’avance, que sur le montant du salaire des fileuses. Enfin, le maître des tisserands demanderait aussi 5 pour 100 tant sur le prix par lui avancé du fil de lin, que sur les salaires de ses tisserands… »

Voilà la description au vif de la hiérarchie économique, commençant à Jupiter-propriétaire, et finissant à l’esclave. Du travail, de sa division, de la distinction du maître et du salarié, du monopole des capitaux, surgit une caste de seigneurs terriens, financiers, entrepreneurs, bourgeois, maîtres et contremaîtres, faisant œuvre de consommer des rentes, de recueillir des usures, de pressurer le travailleur, et par-dessus tout d’exercer la police, forme la plus terrible de l’exploitation et de la misère. L’invention de la politique et des lois est exclusivement due à la propriété : Numa et Egérie, Tarquin et Tanaquil, aussi bien que Napoléon et Charlemagne, étaient nobles. Regum timendorum in proprios greges, reges in ipsos imperium est Jovis, dit Horace. On dirait une légion d’esprits infernaux, accourus de tous les coins de l’enfer pour tourmenter une pauvre âme. Tirez-la par sa chaîne, ôtez-lui le sommeil et la nourriture ; frappez, brûlez, tenaillez, point de relâche, point de pitié ! Car si le travailleur était épargné, si nous lui faisions justice, il ne resterait rien pour nous, et nous péririons.

Dieu ! quel crime a donc commis cet infortuné, pour que tu l’abandonnes à des gardiens qui lui distribuent les coups d’une main si libérale, et la subsistance d’une main si avare ? Et vous, propriétaires, verges choisies de la Providence, ne dépassez pas la mesure prescrite, parce que la rage est montée au cœur de votre serviteur , et ses yeux sont rouges de sang.

Une révolte des travailleurs arrache aux impitoyables maîtres une concession. Jour heureux, vive allégresse ! le travail est libre. Mais quelle liberté, juste ciel ! La liberté pour le prolétaire, c’est la faculté de travailler, c’est-à-dire de se faire spolier encore ; ou de ne travailler pas, c’est-à-dire de mourir de faim ! La liberté ne profite qu’à la force : par la concurrence, le capital écrase partout le travail, et convertit l’industrie en une vaste coalition de monopoles. Pour la seconde fois la plèbe travailleuse est aux genoux de l’aristocratie ; elle n’a ni la possibilité, ni même le droit de discuter son salaire.

« Les maîtres, dit l’oracle, sont partout et en tout temps dans une ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux existant. Violer cette règle est un acte de faux-frère. Et par une législation abominable, cette ligue est tolérée, tandis que les coalitions des ouvriers sont punies sévèrement. »

Et pourquoi cette nouvelle iniquité, que l’inaltérable sérénité de Smith n’a pu s’empêcher de déclarer abominable ? Est-ce qu’une si criante injustice aurait été encore nécessaire, et que, sans cette acception de personnes, la fatalité aurait été en erreur et la Providence en échec ? Trouverons-nous moyen de justifier, avec le monopole, cette police partiale du genre humain ?

Pourquoi non, si nous voulons nous élever au-dessus du sentimentalisme sociétaire, et considérer de haut les faits, la force des choses, la loi intime de la civilisation ?

Qu’est-ce que le travail ? qu’est-ce que le privilège ?

Le travail, l’analogue de l’activité créatrice, sans conscience de lui-même, indéterminé, infécond, tant que l’idée, la loi ne le pénètre pas, le travail est le creuset où s’élabore la valeur, la grande matrice de la civilisation, principe passif ou femelle de la société. — Le privilège, émané du libre arbitre, est l’étincelle électrique qui décide l’individualisation, la liberté qui réalise, l’autorité qui commande, le cerveau qui délibère, le moi qui gouverne.

Le rapport du travail et du privilège est donc un rapport de la femelle au mâle, de l’épouse à l’époux. Chez tous les peuples, l’adultère de la femme a toujours paru plus répréhensible que celui de l’homme ; il a été soumis en conséquence à des peines plus rigoureuses. Ceux qui, s’arrêtant à l’atrocité des formes, oublient le principe et ne voient que la barbarie exercée envers le sexe, sont des politiqueurs de romans dignes de figurer dans les récits de l’auteur de Lélia. Toute indiscipline des ouvriers est assimilable à l’adultère commis par la femme. N’est-il pas évident alors que si la même faveur de la part des tribunaux accueillait la plainte de l’ouvrier et celle du maître, le lien hiérarchique, hors duquel l’humanité ne peut vivre, serait rompu, et toute l’économie de la société ruinée ?

Jugez-en, d’ailleurs, par les faits. Comparez la physionomie d’une grève d’ouvriers avec la marche d’une coalition d’entrepreneurs. Là, défiance du bon droit, agitation, turbulence, au dehors cris et frémissements, au dedans terreur, esprit de soumission et désir de la paix. Ici, au contraire, résolution calculée, sentiment de la force, certitude, du succès, sang-froid dans l’exécution. Où donc se trouve, à votre avis, la puissance ? où le principe organique ? où la vie ? Sans doute la société doit à tous assistance et protection : je ne plaide point ici la cause des oppresseurs de l’humanité ; que a vengeance du ciel les écrase ! Mais il faut que l’éducation du prolétaire s’accomplisse. Le prolétaire, c’est Hercule arrivant à l’immortalité par le travail et la vertu : mais que ferait Hercule sans la persécution d’Eurysthée ?

Qui es-tu, demandait le pape saint Léon à Attila, lorsque ce ravageur des nations vint planter son camp devant Rome ? — Je suis le fléau de Dieu, répondit le barbare. — Nous recevons avec reconnaissance, reprit le pape, tout ce qui nous vient de Dieu : mais toi, prends garde de rien faire qui ne te soit commandé !

Propriétaires, qui êtes-vous ?…

Chose étrange, la propriété, attaquée de toutes parts au nom de la charité, de la justice, de l’économie sociale, n’a jamais su répondre pour sa juctification que ces mots : Je suis parce que je suis. Je suis la négation de la société, la spoliation du travailleur, le droit de l’improductif, la raison du plus fort, et nul ne peut vivre si je ne le dévore.

Cette effroyable énigme a fait le désespoir des intelligences les plus sagaces.

« Avant l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartenait à l’ouvrier, Il n’y avait ni propriétaire ni maître avec qui il dût partager. Si cet état eût continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive, auquel donne lieu la division. Produite par de moindres quantités de travail, elles auraient été acquises par des quantités toujours moindres. »

Ainsi dit A. Smith. Et ajoute son commentateur :

« Je puis bien comprendre comment le droit de s’approprier, sous le nom d’intérêt, profit ou fermage, le produit d’autres individus, devient un aliment à la cupidité ; mais je ne puis imaginer qu’en diminuant la récompense du travailleur pour ajouter à l’opulence de l’homme oisif, on puisse accroître l’industrie ou accélérer les progrès de la société en richesse. »

La raison de ce prélèvement, que ni Smith ni son commentateur n’ont aperçue, nous allons la redire, afin que la loi inexorable qui gouverne la société humaine soit de nouveau et pour la dernière fois mise en lumière.

Diviser le travail, c’est ne faire qu’une production de pièces : pour qu’il y ait valeur, il faut une composition. Avant l’institution de la propriété, chacun est maître de puiser dans l’Océan l’eau dont il tire le sel de ses aliments, de cueillir l’olive dont il extraira son huile, de ramasser le minerai qui contient le fer et l’or. Chacun est libre encore d’échanger une partie de ce qu’il aura recueilli contre une quantité équivalente des provisions faites par un autre : jusque-là, nous ne sortons pas du droit sacré du travail et de la communauté de la terre. Or, si j’ai le droit d’user, soit par mon travail personnel, soit par l’échange, de tous les produits de la nature ; et si la possession ainsi obtenue est tout à fait légitime, j’ai pareillement le droit de me composer, des éléments divers que je me procure par le travail et par l’échange, un produit nouveau, qui est ma propriété, et dont j’ai droit de jouir exclusivement à tout autre. Je puis, par exemple, au moyen du sel dont j’extrairai la soude, et de l’huile que je tire de l’olive et du sésame, faire une composition propre à nettoyer le linge, et qui sera pour moi, au point de vue de la propreté et de l’hygiène, d’une utilité précieuse. Je puis même me réserver le secret de cette composition, et par censéquent en retirer, au moyen de l’échange, un profit légitime.

Or, quelle différence y a-t-il, sous le rapport du droit, entre la fabrication d’une once de savon, et celle d’un million de kilogrammes ? La quantité plus ou moins grande change-t-elle quelque chose à la moralité de l’opération ? Donc la propriété, de même que le commerce, de même que le travail, est un droit naturel, dont rien au monde ne me peut ravir l’exercice.

Mais, par cela même que je compose un produit qui est ma propriété exclusive, tout aussi bien que les matières qui le constituent, il s’ensuit qu’un atelier, une exploitation d’hommes est par moi organisée ; que des bénéfices s’accumulent dans mes mains au détriment de tous ceux qui entrent en rapport d’affaires avec moi ; et que si vous désirez vous substituer à moi dans mon entreprise, tout naturellement je stipulerai pour moi-même une rente. Vous posséderez mon secret, vous fabriquerez à ma place, vous ferez tourner mon moulin, vous moissonnerez mon champ, vous vendangerez ma vigne, mais à quart, tiers ou moitié partage.

Tout cette chaîne est nécessaire et indissoluble : il n’y a là-dessous ni serpent ni diable ; c’est la loi même des choses, le dictamen du sens commun. Dans le commerce la spoliation est identique à l’échange ; et ce qui est vraiment fait pour surprendre, c’est qu’un régime comme celui-là ne s’excuse pas seulement par la bonne foi des parties, il est commandé par la justice.

Un homme achète à son voisin le charbonnier un sac de charbon, à l’épicier une quantité de soufre venu de l’Etna. Il fait un mélange auquel il ajoute une proportion de salpêtre, vendue par le droguiste. De tout cela résulte une poudre explosible, dont cent livres suffiraient pour abîmer une citadelle. Or, je le demande, le bûcheron qui a carbonisé le bois, le pâtre sicilien qui a ramassé le soufre, le marin qui en a effectué le transport, le commissionnaire qui de Marseille en a fait la réexpédition, le marchand qui l’a vendu, sont-ils complices de la catastrophe ? Existe-t-il entre eux la moindre solidarité, je ne dis pas seulement dans l’emploi, mais dans la fabrication de cette poudre ?

Or, s’il est impossible de découvrir la moindre connexité d’action entre les individus divers qui, chacun à leur insu, ont coopéré à la production de la poudre, il est clair, par la même raison, qu’il n’y a pas davantage connexité et solidarité entre eux relativement aux bénéfices de la vente, et que le gain qui peut résulter de son usage appartient aussi exclusivement à l’inventeur, que le châtiment, dont il pourrait devenir passible par suite de crime ou d’imprudence, lui est personnel. La propriété est identique à la responsabilité : on ne peut affirmer celle-ci, sans accorder en même temps celle-là.

Mais admirez la déraison de la raison ! Cette même propriété, légitime, irréprochable dans son origine, constitue dans son exercice une iniquité flagrante ; et cela, sans qu’il s’y joigne aucun élément qui la modifie, mais par le seul développement du principe.

Considérons dans leur ensemble les produits que l’industrie et l’agriculture apportent au marché. Ces produits, comme la poudre et le savon, sont tous, à un degré quelconque, le résultat d’une combinaison dont les matériaux ont été tirés du magasin général. Le prix de ces produits se compose invariablement, d’abord des salaires payés aux différentes catégories de travailleurs, en second lieu, des profits exigés par les entrepreneurs et capitalistes. De sorte que la société se trouve divisée en deux classes de personnes : 1° les entrepreneurs, capitalistes et propriétaires, qui ont le monopole de tous les objets de consommation ; 2° les salariés ou travailleurs, qui ne peuvent donner de ces choses que la moitié de ce qu’elles valent, ce qui leur rend la consommation, la circulation et la reproduction impossibles.

En vain Adam Smith nous dit-il :

« La simple équité exige que ceux qui habillent, nourrissent et logent tout le corps de la nation, aient dans le produit de leur propre travail une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés. »

Comment cela pourrait-il se faire, à moins d’une dépossession des monopoleurs ? et comment empêcher le monopole, s’il est un effet nécessaire du libre exercice de la faculté industrielle ? La justice que voudrait établir Adam Smith est impraticable dans le régime de la propriété. Or, si la justice est impraticable, si elle devient même injustice, et si cette contradiction est intime à la nature des choses, à quoi sert de parler encore d’équité et d’humanité ? Est-ce que la Providence connaît l’équité, ou si la fatalité est philanthrope ? Ce n’est point à détruire le monopole, pas plus que le travail, Sue nous devons tendre ; c’est par une synthèse que la contradiction du monopole rend inévitable, à lui faire produire dans l’intérêt de tous les biens qu’il réserve à quelques-uns. Hors de cette solution la Providence demeure insensible à nos larmes ; la fatalité suit inflexiblement sa route ; et tandis que nous disputons, gravement assis, sur le juste et l’injuste, le Dieu qui nous a faits contradictoires comme lui dans nos pensées, contradictoires dans nos discours, contradictoires dans nos actions, nous répond par un éclat de rire.

C’est cette contradiction essentielle de nos idées qui, se réalisant par le travail et s’exprimant dans la société avec une gigantesque puissance, fait arriver toutes choses en sens inverse de ce qu’elles doivent être, et donne à la société l’aspect d’une tapisserie vue à revers ou d’un animal retourné. L’homme, par la division du travail et par les machines, devait s’élever graduellement à la science et à la liberté ; et par la division, par la machine, il s’abrutit et se rend esclave. L’impôt, dit la théorie, doit être en raison de la fortune ; et tout au contraire l’impôt est en raison de la misère. L’improductif doit obéir, et par une amère dérision l’improductif commande. Le crédit, suivant l’étymologie de son nom, et d’après sa définition théorique, est le fournisseur du travail ; dans la pratique, il le pressure et le tue. La propriété, dans l’esprit de sa prérogative la plus belle, est l’extension de la terre ; et dans l’exercice de cette même prérogative, la propriété est l’interdiction de la terre. Dans toutes ses catégories l’économie politique reproduit la contradiction de l’idée religieuse. La vie de l’homme, affirme la philosophie, est un affranchissement perpétuel de l’animalité et de la nature, une lutte contre Dieu. Dans la pratique religieuse, la vie est la lutte de l’homme contre lui-même, la soumission absolue de la société un Être supérieur. Aimez Dieu de tout votre cœur, nous dit l’Évangile, et haïssez votre âme pour ta vie éternelle : précisément le contraire de ce que nous commande la raison...

Je ne pousserai pas plus loin ce résumé. Parvenu au terme de ma course, mes idées se pressent en telle multitude et véhémence, que déjà il me faudrait un nouveau livre pour raconter ce que je découvre, et qu’en dépit de la convenance oratoire je ne vois d’autre moyen de finir que de m’arrêter brusquement.

Si je ne me trompe, le lecteur doit être convaincu au moins d’une chose, c’est que la vérité sociale ne peut se trouver ni dans l’utopie, ni dans lu routine ; que l’économie politique n’est point la science de la société, mais qu’elle contient les matériaux de cette science, de la même manière que le chaos avant la création contenait les éléments de l’univers ; c’est que, pour arriver à l’organisation définitive qui paraît être la destinée de notre espèce sur le globe, il ne reste plus qu’à faire équation générale de toutes nos contradictions.

Mais quelle sera la formule de cette équation ?

Déjà il nous est permis de l’entrevoir : ce doit être une loi d' échange, une théorie de mutualité, un système de garanties qui résolve les formes anciennes de nos sociétés civiles et commerciales, et satisfasse à toutes les conditions d’efficacité, de progrès et de justice qu’a signalées la critique ; une société non plus seulement conventionnelle, mais réelle ; qui change la division parcellaire en instrument de science ; qui abolisse la servitude des machines, et prévienne les crises de leur apparition ; qui fasse de la concurrence un bénéfice, et du monopole un gage de sécurité pour tous ; qui, par la puissance de son principe, au lieu de demander crédit au capital et protection à l’état, soumette au travail le capital de l’état ; qui par la sincérité de l’échange crée une véritable solidarité entre les peuples ; qui, sans interdire l’initiative individuelle, sans prohiber l’épargne domestique, ramène incessamment à la société les richesses que l’appropriation en détourne ; qui, par ce mouvement de sortie et de rentrée des capitaux, assure l’égalité politique et industrielle des citoyens, et par un vaste système d’éducation publique, procure, en élevant toujours leur niveau, l’égalité des fonctions et l’équivalence des aptitudes ; qui, par la justice, le bien-être et la vertu, renouvelant la conscience humaine, assure l’harmonie et l’équilibre des générations ; une société, en un mot, qui, étant tout à la fois organisation et transition, échappe au provisoire, garantisse tout et n’engage rien

La théorie de la mutualité ou du mutuum, c’est-à-dire de l’échange en nature, dont la forme la plus simple est le prêt de consommation, est, au point de vue l’être collectif, la synthèse des deux idées de propriété et de communauté ; synthèse aussi ancienne que les éléments qui la constituent, puisqu’elle n’est autre chose que le retour de la société à sa pratique primitive à travers un dédale d’inventions et de systèmes, le résultat d’une méditation de six mille ans sur cette proposition fondamentale, A égale A.

Tout se prépare aujourd’hui pour cette restauration solennelle ; tout annonce que le règne de la fiction est passé, et que la société va rentrer dans la sincérité de sa nature. Le monopole s’est enflé jusqu’à égaler le monde : or, un monopole qui embrasse le monde ne peut demeurer exclusif ; il faut qu’il se républicanise ou bien qu’il crève. L’hypocrisie, la vénalité, la prostitution, le vol, forment le fonds de la conscience publique : or, à moins que l’humanité n’apprenne à vivre de ce qui la tue, il faut croire que la justice et l’expiation approchent…

Déjà le socialisme, sentant faillir ses utopies, s’attache aux réalités et aux faits : il rit de lui-même à Paris ; il discute à Berlin, à Cologne, à Leipzig, à Breslau ; il frémit en Angleterre ; il tonne de l’autre côté de l’Océan ; il se fait tuer en Pologne ; il s’essaie au gouvernement à Berne et à Lausanne. Le socialisme, en pénétrant les masses, est devenu tout autre : le peuple s’inquiète peu de l’honneur des écoles ; il demande le travail, la science, le bien-être, l’égalité. Peu lui importe le système, pourvu que la chose s’y trouve. Or, quand le peuple veut quelque chose, et qu’il ne s’agit plus pour lui que de savoir comment il pourra l’obtenir, la découverte ne se fait point attendre : préparez-vous à voir descendre la grande mascarade…

Que le prêtre se mette enfin dans l’esprit que le péché c’est la misère, et que la véritable vertu, celle qui nous rend dignes de la vie éternelle, c’est de lutter contre la religion et contre Dieu ; — que le philosophe, abaissant son orgueil, supercilium philosophicum, apprenne de son côté que la raison c’est la société, et que philosopher c’est faire œuvre de ses mains ; — que l’artiste se souvienne qu’autrefois il descendit de l’Olympe dans l’étable du Christ, et que de cette étable il s’éleva tout à coup à des splendeurs inconnues ; qu’ainsi que le christianisme, le travail doit le régénérer ; — que le capitaliste songe que l’argent et l’or ne sont que des valeurs véridiques ; que par la sincérité de l’échange tous les produits s’élevant à la même dignité, chaque producteur aura dans sa maison un hôtel des monnaies, et, comme la fiction du capital productif a opéré la spoliation de l’ouvrier, ainsi le travail organisé résorbera le capital ; — que le propriétaire sache qu’il n’est que le collecteur des rentes de la société, et que s’il a pu jadis, à la faveur de la guerre, mettre l’interdit sur le sol, le prolétaire peut à son tour, par l’association, mettire l’interdit sur les récoltes, et faire expirer la propriété dans le vide ; — que le prince et son orgueilleux cortège, ses militaires, ses juges, ses conseillers, ses pairs et toute l’armée des improductifs, se hâtent de crier Merci ! au laboureur et à l’industriel, parce que l’organisation du travail est synonyme de la subordination du pouvoir, qu’il dépend du travailleur d’abandonner l’improductif à son indigence, et de faire périr le pouvoir dans la honte et la famine…

Toutes ces choses arriveront, non pas comme nouveautés imprévues, inespérées, effet subit des passions du peuple, ou de l’habileté de quelques hommes ; mais par le retour spontané de la société à une pratique immémoriale, momentanément délaissée, et pour cause...

L’humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-même : ses progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions ; ses systèmes, si opposés en apparence, présentent toujours le même fond, vu de côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation, reste toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la philosophie, la science, ne font que se traduire. Et c’est précisément ce qui constitue la providence et l’infaillibilité de la raison humaine ; ce qui assure, au sein même du progrès, l’immutabilité de notre être ; ce qui rend la société à la fois inaltérable dans son essence et irrésistible dans ses révolutions ; et qui, étendant continuellement la perspective, montrant toujours au loin la solution dernière, fonde l’autorité de nos mystérieux pressentiments.

En réfléchissant sur ces combats de l’humanité, je me rappelle involontairement que dans la symbolique chrétienne à l’Église militante doit succéder au dernier jour une Église triomphante, et le système des contradictions sociales m’apparaît comme un pont magique, jeté sur le fleuve de l’oubli.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


fin.


TABLE DES MATIÈRES.


  • CHAPITRE IX. — Sixième époque. — la balance du commerce. 1
    • § I. — Nécessité du commerce libre ib.
    • § II. — Nécessité de la protection. 12
    • § III.— Théorie de la balance du commerce. 63
  • CHAPITRE X. — Septième époque. — LE crédit. 78
    • § I. — Origine et filiation de l’idée de crédit. — Préjugés contradictoires relatifs à cette idée. 81
    • § II. — Développement des institutions de crédit. 96
    • § III. — Mensonge et contradiction du crédit. Ses effets subversifs, sa puissance paupérifiante. 122
  • CHAPITRE XI. — Huitième époque. — La propriété. 153
    • § I. — La propriété est inexplicable hors de la série économique. — De l’organisation du sens commun, ou problème de la certitude. ib
    • § II. — Causes de l’établissement de la propriété. 179
    • § III. — Comment la propriété se déprave. 205
    • § IV. — Démonstration de l’hypothèse de Dieu par la propriété. 230
  • CHAPITRE XII. — Neuvième époque. — La communauté. 248
    • § I. — La communauté procède de l’économie politique. 250
    • § II. — Définition de ce qui est propre et de ce qui est commun. 251
    • § III. — Position du problème communiste. 268
    • § IV. — La communauté prend sa fin pour son commencement. 260
    • § V. — La communauté est incompatible avec la famille, image et prototype de la communauté. 263
    • § VI. — La communauté est impossible sans une loi de répartition, et elle périt par la répartition. 270
    • § VII. — La communauté est impossible sans une loi d’organisation, et elle périt par l’organisation. 273
    • § VIII. — La communauté est impossible sans la justice, et elle périt par la justice. 278
    • § IX. — La communauté éclectique, inintelligente et inintelligible. 282
    • § X. — La communauté est la religion de la misère. 290
  • CHAPITRE XIII. — Dixième époque. — La population. 299
    • § I. — Destruction de la société par la génération et le travail. ib.
    • § II. — La misère est le fait de l’économie politique. 313
    • § III. — Principe d’équilibre de la population. 333
  • CHAPITRE XIV. — Résumé et conclusion. 375


FIN DE LA TABLE.

  1. Cet article a M depuis démenti par le Journal des Économistes, sur des renseignements considérés plus véridiques. Quant à moi, le fait me paraît d’autant plus indubitable qu’il est un résultat nécessaire de la politique anglaise. Qu’est-ce, devant la nécessité, que la rétractation d’un journaliste, même le mieux informé ?
  2. Les seuls journaux qui aient essayé de combattre le ministre, le Journal des Débats, le Siècle, le Courrier français, sont précisément ceux dont la partie économique est confiée à des notabilités économistes. Tout en rendant hommage à la prudence du ministre, ils ont réservé leurs théories. Quant aux journaux démocrates, il est pénible d’avoir à rapporter qu’ils n’ont rien vu, rien compris, rien dit de tout ce qui s’est passé. Ils bivouaquaient dans les Karpathes !
  3. Les paroles du ministère à la Chambre des Députés, relativement au traité belge, prouvent que telle n'est pas encore, chez nous, la pensée du Système. M. Gunin-Gridaine, ministre du commerce. en résistant à l'entraînement abolitionniste, accueilli d’abord avec faveur par toute la presse d'opposition et par une partie de la presse ministérielle, a rendu un à la France un grand service que l’on devra peut-être au ministère du 29 octobre. Puisse la France, profitant du répit que lui procure cet honorable négociant, s'éclairer enfin sur les véritables principes de la liberté et de l’égalité entre les peuples !
  4. Du Crédit public, par M. Augier.
  5. Je citerai entre autres, pour l’ensemble et l’originalité, l’ouvrage concis et plein de choses de M. Augier, Histoire du Crédit public, Paris, Guillaumin, 1842 ; et pour l’esprit philosophique, celui de M. Cieszkowski, Du Crédit et de la Circulation, Paris, Treuttel et Wurtz, 1839.
  6. M. Augier, qui donne sur toutes ces choses d’intéressants détails, croit que l’origine en est toute phénicienne, et que c’est la tradition juive qui, après les avoir conservées pendant des siècles, les a fait reparaître tout à coup, vers la fin du moyen âge et au temps de la renaissance. Je goûte peu, je l’avoue, ces hypothèses de transmission entre les peuples d’idées nécessaires, que la réflexion saisit aussitôt que se produit l’objet qui les représente. Il en est des combinaisons du crédit comme du langage, de la religion et de l’industrie. Chaque peuple les développe spontanément en lui-même, sans le secours de ses voisins. selon la nature et le degré de ses propres besoins. Pour toutes les choses qui tiennent à l’essence de la société, aucune nation ne peut revendiquer la priorité d’invention pas plus que le droit d’aînesse. Les monnaies, réelles ou fictives, de cuir, de soie, de coquillage, de fer, etc., sont à la monnaie d’or ce que le culte du lingham, du chien, des oignons, est au culte de Jupiter et de Jéhovah, ce que le fétichisme est au christianisme : ce sont toutes des formes de crédit nées, comme les formes religieuses, de la spontanéité des peuples, et qui, avec les formes religieuses, doivent s’effacer devant une conception plus savante et une idée plus haute.
  7. Ces livres sont : le livre des achats et ventes, le livre de débit et crédit, le livre de caisse, le livre d’inventaires, le carnet d’échéances, le copie de lettres, etc
  8. D’après le compte rendu du 8 mars 1846, cent quatre-vingt-onze enfants avaient été admis dans les crèches, ce qui, en y ajoutant quatorze berceuses, fait deux cent cinq ménages secourus. Chaque ménage secouru a coûté à la charité, c’est-à-dire à la contribution supplémentaire payée par les fondatrices, en sus des 20 centimes de présence que chaque mère doit payer, 3 fr. 50 c. par mois. Supposant à cent le nombre des personnes charitables qui prennent part aux crèches, le sacrifice a été pour chacune d’elles de 7 fr. 17 c. 5 mill.
  9. La dialectique est proprement la marche de l’esprit d’une idée à l’autre, à travers une idée supérieure, une série.
  10. Création de l’ordre dans l’humanité, 1 vol. in-12. Paris, Prévôt, rue Bourbon-Villeneuve, 65 ; Guillauniin, rue Richelieu, 14.
  11. Principes métaphysiques du droit, Iraduction de Tissot.
  12. Voir Troplong, Contrat de louage, tome Ier, où il soutient, seul contre tous les jurisconsultes sus devanciers et contemporains, et avec raison, selon nous, que dans le louage le preneur acquiert un droit dans la chose, et que le bail donne lieu à une action réelle et personnelle en même temps.
  13. Qain, pieux, lance, javelot ; qaneh, lat. canah, canne, roseau, matière du javelot ; qanah, entourer de pieux, acquérir ; qiné, être jaloux, comme le propriétaire qui se clot. — Bal, adv. de négation ; bélimah, rien du tout, néant ; bula, s’user, vieillir, venir à rien ; habal, s'évanouir ; habel, homme de rien, de néant.
  14. Zonah, hébr. et chald., cabaretière et femme publique.
  15. Malthus, p. 473, édition de Guillaumin.
  16. Solution du problème de la population et des subsistances, par Ch. Loudon. Paris, 1842.
  17. On vient d’annoncer au monde scientifique les expériences d’un agronome anglais, desquelles il résulte qu’on peut doubler la quantité des engrais sur un terrain sans obtenir une récolte sensiblement plus forte. Il fallait vivre au dix-neuvième siècle pour avoir besoin d’une pareille démonstration. On ne fabrique pas un homme avec de la bouillie : il faut un sujet, un enfant, qui la consomme et la digère, et encore en une certaine mesure. De même, quand on prouverait qu’un homme rend assez d’excréments pour reproduire sa subsistance, on ne serait pas plus avancé : il faut de la terre. Semez du blé dans du fumier, vous en recueillerez moins que si vous le semiez dans une terre préparée ; encore vaudra-t-il moins. Pour augmenter le produit, il faut donc augmenter la surface cultivable, il faut augmenter le travail ; Les engrais, naturels ou artificiels, ne manqueront jamais.