Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 09


CHAPITRE IX.


SIXIÈME ÉPOQUE. — LA BALANCE DU COMMERCE.
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§ I. — Nécessité du commerce libre.


Trompée sur l’efficacité de ses mesures réglementaires, et désespérant de trouver au dedans de soi une compensation au prolétariat, la société va lui chercher au dehors des garanties. Tel est le mouvement dialectique qui amène, dans l’évolution sociale, la phase du commerce extérieur, laquelle se formule aussitôt en deux théories contradictoires, la liberté absolue et l’interdiction, et se résout dans la célèbre formule, appelée balance du commerce. Nous examinerons successivement chacun de ces points de vue.

Rien de plus légitime que la pensée du commerce extérieur, qui, en augmentant le débouché, par conséquent le travail, par conséquent aussi le salaire, doit donner au peuple un supplément de l’impôt, si vainement, si malheureusement imaginé pour lui. Ce que le travail n’a pu obtenir du monopole au moyen de taxes et à titre de revendication, il le tirera d’ailleurs par le commerce ; et l’échange des produits, organisé de peuple à peuple, procurera un adoucissement à la misère.

Mais le monopole, comme s’il avait à se faire dédommager de charges qu’il devait supporter, et qu’en réalité il ne supporte pas, le monopole s’oppose, au nom et dans l’intérêt du travail même, à la liberté des échanges, et réclame le privilège du marché national. D’un côté donc, la société tend à dompter le monopole par l’impôt, la police et la liberté du commerce : de l’autre le monopole réagit contre la tendance sociale et parvient presque toujours à l’annuler, par la proportionnalité des contributions, par la libre discussion du salaire, et par la douane.

De toutes les questions économiques, aucune n’a été plus vivement controversée que celle du principe protecteur ; aucune ne fait mieux ressortir l’esprit toujours exclusif de l’école économiste, qui, dérogeant sur ce point à ses habitudes conservatrices, et faisant tout à coup volte-face, s’est résolument déclarée contre la balance du commerce. Tandis que partout ailleurs les économistes, gardiens vigilants de tous les monopoles et de la propriété, se tiennent sur la défensive et se bornent à écarter comme utopiques les prétentions des novateurs ; sur la question prohibitive ils ont eux-mêmes commencé l’attaque ; ils ont crié haro sur le monopole, comme si le monopole leur fût apparu pour la première fois ; et ils ont rompu en visière à la tradition, aux intérêts locaux, aux principes conservateurs, à la politique leur souveraine, et pour tout dire, au sens commun. Il est vrai que malgré leurs anathèmes et leurs démonstrations prétendues le système prohibitif est aussi vivace aujourd’hui, malgré l’agitation anglo-française, qu’aux temps abhorrés de Colbert et de Philippe II. À cet égard, on peut dire que les déclamations de la secte, comme on nommait l’école économiste il y a un siècle, prouvent à chaque mot le contraire de ce qu’elles avancent, et sont accueillies avec la même méfiance que les prédications des communistes.

J’ai donc à prouver, conformément à la marche adoptée dans cet ouvrage, d’abord contre les partisans du système prohibitif, que la liberté du commerce est de nécessité économique, aussi bien que de nécessité naturelle ; en second lieu contre les économistes anti-protecteurs, que cette même liberté, qu’ils regardent comme la destruction du monopole, est au contraire la dernière main donnée à l'édification de tous les monopoles, la consolidation de la féodalité mercantile, la solidarité de toutes les tyrannies comme de toutes les misères. Je terminerai par la solution théorique de cette antinomie, solution connue dans tous les siècles, sous le nom de balance du commerce.

Les arguments qu’on fait valoir en faveur de la liberté absolue du commerce sont connus : je les accepte dans toute leur teneur ; il me suffira donc de les rappeler en quelques pages. Laissons parler les économistes eux-mêmes.

« Supposez les douanes inconnues, que se serait-il passé ?

» D’abord, on avait une infinité de guerres sanglantes de moins ; les délits de la fraude et de la contrebande n’existaient pas, non plus que les lois pénales faites pour leur répression : les rivalités nationales nées des intérêts rivaux du commerce et de l’industrie sont inconnues ; il n’y a que des frontières politiques ; les produits circulent de territoire à territoire sans entraves, au plus grand profit des producteurs ; les échanges se sont établis sur une vaste échelle ; les crises commerciales, l’encombrement, la pénurie sont des faits exceptionnels ; les débouchés existent dans la plus vaste acception du mot, et chaque producteur a pour marché le monde entier… »

J’abrège ici cette description, dégénérée en une fantaisie dont l’auteur, M. Fix, n’a d’ailleurs pas été dupe. Le bonheur du genre humain n’a pas tenu à si peu de chose qu’aux gabelous ; et quand la douane n’eût jamais existé, il aurait suffi de la division du travail, des machines, de la concurrence, du monopole et de la police, pour créer partout l’oppression et le désespoir.

Ce qui suit ne mérite aucun reproche.

« Supposons qu’à cette époque un citoyen de chaque gouvernement fût venu dire :

» J’ai trouvé un moyen de hâter et d’augmenter la prospérité de mes compatriotes ; et comme je suis convaincu de l’excellence des résultats de ma combinaison, mon gouvernement va l’appliquer immédiatement dans toute sa rigueur. À l’avenir vous n’aurez plus certains de nos produits, nous n’aurons plus que quelques-uns des vôtres ; nos frontières seront cernées par une armée qui fera la guerre aux marchandises ; qui repoussera totalement les unes, qui admettra les autres moyennant une formidable rançon ; qui fera payer tout ce qui osera entrer et sortir ; qui visitera les convois, les fourgons, les ballots, les caisses, et jusqu’aux paquets microscopiques ; qui arrêtera le marchand des jours et des heures à la frontière ; qui le déshabillera quelquefois pour lui trouver entre la chemise et la peau quelque chose qui ne doit ni entrer ni sortir.

» À cette armée, munie de fusils et de sabres, correspondra une autre armée munie de plumes, plus formidable encore que la première. Elle réglementera, ou fera réglementer constamment ; elle jettera le marchand de perplexité en perplexité par des ordres, des circulaires et des instructions de tout genre ; tout en étant sur ses gardes, il ne sera pas toujours certain de sauver sa marchandise de la confiscation et de l’amende ; et il lui faudra une application particulière pour n’avoir pas de démêlés avec l’une ou avec l’autre des deux armées. Et tout cela vous le trouverez chez vous comme aux antipodes ; et plus vous irez, plus vous rencontrerez d’obstacles, de dangers ; plus vous ferez de sacrifices, et moins vous aurez de profits. Mais au moyen de cette combinaison, vous êtes sûrs de vendre à vos compatriotes, auxquels il est défendu d’acheter au dehors. Vous troquerez un petit monopole, un immense marché, pour ne plus avoir de concurrence, et vous serez les maîtres de la consommation intérieure. Quant au consommateur, on n’a que faire de s’en occuper. Il payera plus cher et aura moins de jouissances : c’est un sacrifice qu’il fait à la chose publique, c’est-à-dire à l’industrie et au commerce, que le gouvernement entend protéger d’une manière nouvelle et efficace. »

J’ai rapporté tout au long cet argument négatif, et trop poétique peut-être, pour satisfaire à toutes les intelligences. Devant le public, la liberté ne se défend jamais mieux que par le tableau des misères de l’esclavage. Toutefois, comme cet argument en lui-même ne prouve et n’explique rien, il reste à démontrer théoriquement la nécessité du libre commerce.

La liberté du commerce est nécessaire au développement économique, à la création du bien-être dans l’humanité, soit que l’on considère chaque société dans son unité nationale et comme faisant partie de la totalité de l’espèce, soit qu’on ne voie en elle qu’une agglomération d’individus libres, aussi maîtres de leurs biens que de leurs personnes.

Et d’abord les nations sont les unes à l’égard des autres comme de grandes individualités entre lesquelles a été divisée l’exploitation du globe. Cette vérité est aussi vieille que le monde ; la légende de Noé, partageant la terre entre ses fils, n’a pas d’autre sens. Était-il possible que la terre fût séparée en une myriade de compartiments, dans chacun desquels aurait vécu, sans sortir et sans communiquer avec ses voisins, une petite société ? Pour se convaincre de l’impossibilité absolue d’une pareille hypothèse, il suffit de jeter les yeux sur la variété des objets qui servent à la consommation, non-seulement du riche, mais du plus modeste artisan, et de se demander si cette variété pouvait être acquise par l’isolement. Allons droit au fond : l’humanité est progressive ; c’est là son trait distinctif, son caractère essentiel. Donc le régime cellulaire était inapplicable à l’humanité, et le commerce international était la condition première, et sine quâ non, de notre perfectibilité.

De même donc que le simple travailleur, chaque nation a besoin d’échange : c’est par là seulement qu’elle s’élève en richesse, intelligence et dignité. Tout ce que nous avons dit de la constitution de la valeur entre les membres d’une même société est également vrai des sociétés entre elles ; et de même que chaque corps politique parvient à sa constitution normale par la solution progressive des antinomies qui se développent dans son sein, c’est aussi par une équation analogue entre les nations que l’humanité marche à sa constitution unitaire. Le commerce de nation à nation doit donc être le plus libre possible, afin qu’aucune société ne soit excommuniée du genre humain, afin de favoriser l’engrenage de toutes les activités et spécialités collectives, et d’accélérer l’époque, prévue par les économistes, où toutes les races ne formeront plus qu’une famille, et le globe un atelier.

Une preuve non moins concluante de la nécessité du commerce libre se déduit de la liberté individuelle et de la constitution de la société en monopoles, constitution qui, ainsi que nous l’avons fait voir dans le cours du premier volume, est elle-même une nécessité de notre nature et de notre condition de travailleurs.

D’après le principe de l’appropriation individuelle et de l’égalité civile, la loi ne reconnaissant aucune solidarité de producteur à producteur, non plus que d’entrepreneur à salarié, aucun exploitant n’a le droit de réclamer, dans l’intérêt de son monopole particulier, la subordination ou la gêne des autres monopoles. La conséquence est que chaque membre de la société a le droit illimité de se pourvoir, comme il l’entend, des objets nécessaires à sa consommation, et de vendre ses produits à tel acheteur et pour tel prix qu’il trouve. Tout citoyen est donc fondé à dire à son gouvernement : Ou livrez-moi le sel, le tabac, la viande, le sucre, au prix que je vous offre, ou laissez-moi ailleurs faire ma provision. Pourquoi serais-je contraint de soutenir par la prime que vous me forcez de leur payer, des industries qui me ruinent, des exploiteurs qui me volent ? Chacun dans son monopole, chacun pour son monopole ; et la liberté du commerce pour tout le monde !

Dans un système démocratique, la douane, institution d’origine seigneuriale et régalienne, est donc chose odieuse et contradictoire. Ou la liberté, l’égalité, la propriété sont des mots, et la Charte un papier inutile ; ou bien la douane est une violation permanente des droits de l’homme et du citoyen. Aussi, au bruit de l’agitation anglaise, les feuilles démocratiques de France ont-elles généralement pris parti pour le principe abolitionniste. Liberté ! à ce nom la démocratie, comme le taureau devant qui on agite un drapeau rouge, entre en fureur.

Mais la raison économique par excellence de la liberté du commerce, est celle qui se déduit de l’accroissement de la richesse collective et de l’augmentation du bien-être pour chaque particulier, par le seul fait des échanges de nation à nation.

Que la société, que le travailleur collectif ait avantage à échanger ses produits, on ne peut le mettre en doute, puisque par cet échange la consommation étant plus variée, est par conséquent meilleure. Que d’autre part les citoyens indépendants et insolidaires d’après la constitution du travail et le pacte politique, aient tous individuellement le droit de profiter des offres de l’industrie étrangère, et d’y chercher des garanties contre leurs monopoles respectifs, cela n’est pas davantage susceptible de contestation ; jusque-là on n’aperçoit qu’un échange de valeurs, on ne voit pas qu’il y ait augmentation. Pour le découvrir, il faut considérer la chose sous un autre aspect.

On peut définir l’échange : Une application de la loi de division à la consommation des produits. Comme la division du travail est le grand ressort de la production et de la multiplication des valeurs, de même la division de la consommation, par le moyen de l’échange, est l’instrument d’absorption le plus énergique de ces mêmes valeurs. En un mot, diviser la consommation par la variété des produits et par l’échange, c’est augmenter la puissance de consommer ; comme en divisant le travail dans ses opérations parcellaires, on augmente sa puissance productrice. Supposons deux sociétés inconnues l’une à l’autre, et consommant annuellement chacune pour cent millions de valeurs : si ces deux sociétés, dont nous supposons aussi que les produits diffèrent les uns des autres, viennent à échanger leurs richesses, au bout de quelque temps la somme de consommation, la population restant la même, ne sera plus de deux cents millions, elle sera de deux cent cinquante. Bref, les habitants des deux pays, une fois mis en rapport, ne se borneront pas à un simple échange de leurs produits, ce qui ne serait qu’une substitution ; la variété invitera les uns et les autres à jouir des produits étrangers sans abandonner les produits indigènes, ce qui augmentera tout à la fois, de part et d’autre, le travail et le bien-être.

Ainsi la liberté du commerce, nécessaire à l’harmonie et au progrès des nations, nécessaire à la sincérité du monopole et à l’intégralité des droits politiques, est encore une cause d’accroissement de richesse et de bien-être pour les particuliers et pour l’État. Ces considérations générales renferment toutes les raisons positives qu’il est possible d’alléguer en faveur du commerce libre, raisons que j’accepte toutes d’avance, et sur lesquelles je crois inutile d’insister davantage, personne d’ailleurs, que je sache, n’en contestent l’évidence.

Au résumé, la théorie du commerce international n’est qu’une extension de la théorie de la concurrence entre les particuliers. Comme la concurrence est la garantie naturelle, non-seulement du bon marché des produits, mais aussi du progrès dans le bon marché ; de même le commerce international, indépendamment de l’augmentation de travail et de bien-être qu’il crée, est la garantie naturelle de chaque nation contre ses propres monopoles, garantie qui, dans la main d’un gouvernement habile, peut devenir un instrument de haute police industrielle plus puissant que toutes les lois réglementaires et les maximums.

Des faits innombrables, des vexations monstrueuses ou ridicules, viennent ensuite justifier cette théorie. À mesure que la protection livre au monopole le consommateur sans défense, on voit les plus étranges désordres, les crises les plus furieuses agiter la société, et mettre en péril le travail et le capital.

« La cherté factice des houilles, des fers, des laines, des bestiaux, dit M. Blanqui, n’est qu’un impôt prélevé sur la communauté, au profit de quelques-uns. Quelques efforts que l’on fasse, la question sera toujours de savoir jusqu’à quand la nation s’imposera de telles charges, en vue d’améliorations qu’on promet toujours, et qui n’arrivent jamais, parce qu’elles ne peuvent arriver par cette voie… »

« Le régime prohibitif ne tend parmi nous, comme dans le reste de l’Europe, qu’à donner une impulsion factice et dangereuse à certaines industries, organisées selon la méthode anglaise, au profit presque exclusif du capital. Il exagère la production et il restreint en même temps la consommation pour les entraves qu’il impose à l’importation étrangère, toujours suivies de représailles. Il substitue les luttes violentes de la concurrence intérieure, à l’émulation de la concurrence extérieure. Il détruit les heureux effets de la division du travail entre les nations. Il maintient les vieilles hostilités parmi elles… Il entretient les divisions profondes qui séparent trop souvent le travail et le capital, et il engendre le paupérisme par le déclassement brusque des ouvriers. » (Journal des Économistes, février 1842.)

Tous ces effets du régime protecteur, signalés par M. Blanqui, sont vrais et déposent contre les entraves apportées à la liberté du commerce. Malheureusement nous les verrons naître tout à l’heure, avec une intensité non moins grande, de la liberté elle-même ; tellement que si, pour guérir le mal, on devait conclure avec M. Blanqui à l’extirpation absolue de la cause morbifique, il faudrait conclure à la fois contre l’état, contre la propriété, contre l’industrie, contre l’économie politique. Mais nous n’en sommes pas encore à l’antinomie : poursuivons nos citations.

« Le privilége, le monopole, la protection, qui des uns retombe en cascade sur les autres, excepté sur le malheureux ouvrier, ont amené dans la distribution des produits, but de tout travail, des monstruosités. Nulle part la liberté n’a passé son bienfaisant niveau sur la puissance d’agir ; les entraves ont produit la fraude ; le larcin, le mensonge, la violence, sont les auxiliaires du travail. L’avarice réclame aujourd’hui sans honte, et comme un droit, le moyen d’accumuler aux dépens de tous : la lutte est partout, l’harmonie nulle part.

» Et c’est cependant vers un résultat si désastreux que nous courons nous-mêmes. Dans un pays où le peuple n’est rien encore, on comprend cette persévérance d’exploitation ; mais dans un pays où le peuple est tout, pourquoi sa voix reste-t-elle muette ? Pourquoi, dans les discussions économiques, le nom du peuple n’est-il jamais prononcé ? La raison, s’écrie-t-on, doit gouverner le monde ! Est-ce donc au nom de la raison que la nation française est condamnée aujourd’hui à une diète presque toute végétale ? qu’elle reste sans habits, sans chemises, sans chaussure, sans moyens d’échanges, au milieu des merveilles de l’intelligence ? que la pomme de terre remplace déjà le blé dans son hygiène ; que le travail enfin laisse de moins en moins, comme aujourd’hui en Angleterre, un excédant de production sur la consommation ? Est-ce la raison qui livre le marché, comme une proie, tantôt aux uns, tantôt aux autres, sans s’inquiéter jamais du prix des produits relativement au salaire !

» Depuis dix-huit ans, la nation française est privée de viande : chaque jour décime la part relative à chaque individu ; et à chaque réclamation on nous dit froidement que le prix de 55 fr. est nécessaire au producteur ! Nécessaire ! La privation d’aliments nécessaire à la fortune de quelques-uns ! (H. Dussard, Journal des Économistes, avril 1842.)

Certes, le tableau n’est pas flatté ; et c’est affaire aux économistes pour dire la vérité, toute la vérité, sur les misères sociales, lorsqu’ils s’y trouvent engagés par l’intérêt de leurs utopies. Mais, si le principe tant accusé de la protection n’est autre que le principe constitutif de l’économie politique, le monopole, qui se rencontre partout sur le chemin, dit M. Rossi ; si ce principe est la propriété elle-même, la propriété, cette religion du monopole : n’ai-je pas droit d’être scandalisé de l’inconséquence, pour ne pas dire de l’hypocrisie économiste ? Si le monopole est chose si odieuse, pourquoi ne le pas attaquer sur son piédestal ? Pourquoi l’encenser d’une main, et tirer contre lui l’épée de l’autre ? Pourquoi ce détour ? Toute exploitation exclusive, toute appropriation soit de la terre, soit des capitaux industriels, soit d’un procédé de fabrication, constitue un monopole : pourquoi ce monopole ne devient-il odieux que du jour où un monopole étranger, son rival, se présente pour lui faire concurrence ? Pourquoi le monopole est-il moins respectable du compatriote au compatriote, que de l’indigène à l’étranger ? Pourquoi, en France, le gouvernement n’ose-t-il attaquer directement la coalition houillère de la Loire, et invoque-t-il, contre les nationaux, les armes d’une sainte alliance ? Pourquoi cette intervention de l’ennemi du dehors, contre l’ennemi du dedans ? Toute l’Angleterre est debout aujourd’hui pour la liberté des échanges : on dirait un appel fait aux Russes, aux Égyptiens, aux Américains, par les monopoleurs de l’industrie dans ce pays, contre les monopoleurs du sol. Pourquoi cette trahison, si c’est vraiment le monopole qu’on attaque ? Les millions de bras nus de l’Angleterre ne sont-ils pas assez forts contre quelques milliers d’aristocrates ?

« Quand on dira, » s’écriait M. Senior, l’un des membres les plus influents de la ligue, « quand on dira, et avec toute vérité, aux ouvriers, que le gouvernement a pris l’initiative dans la direction à donner aux manufactures et au commerce ; qu’il s’est servi de cette monstrueuse usurpation pour le profit (réel ou supposé) de quelques-uns ; quand ils découvriront que de tous les monopoles qu’il a conférés, celui qu’il défend avec le plus d’acharnement, est le monopole de la subsistance ; quand ils verront que c’est là le monopole qui leur inflige les plus rudes privations, et qui donne à la classe qui gouverne le plus grand et le plus immédiat profit ; nous le demandons, endureront-ils ces maux comme une calamité providentielle, ou bien les regarderont-ils comme la triste conséquence d’une injustice ? Si la raison les conduit à ce dernier jugement, quelle forme leur ressentiment prendra-t-il ? Se soumettront-ils, ou bien chercheront-ils dans leur puissance la réparation de cette longue injure ? Et leur force est-elle assez grande pour être redoutable ?

» À toutes ces questions, il est facile de répondre. La population d’Angleterre consiste en millions d’individus agglomérés dans les villes, accoutumés aux discussions politiques. Ils ont leurs chefs et leur propre presse, ils sont organisés en corps qu’ils nomment combinaisons, et qui ont chacun leurs officiers, leur pouvoir exécutif, leur pouvoir délibérant ; ils ont des fonds pour les besoins de chaque société, et des fonds pour les besoins généraux de toutes les sociétés réunies. Ils sont habitués par une longue pratique à éluder les lois contre les coalitions, à combattre, et à défier l’autorité de l’état. Une telle population est formidable, même dans la prospérité ; elle le deviendrait mille fois plus encore dans le malheur, même quand le malheur ne pourrait être attribué aux gouvernements. Mais si cette misère peut être attribuée à la législature, si les travailleurs peuvent accuser la classe gouvernante, non plus d’erreur, mais de vol et d’oppression ; s’ils se voient sacrifiés à la rente du propriétaire, aux bénéfices du planteur, ou à ceux du forestier canadien ; quelles limites peuvent être assignées aux effets de leur colère ? Sommes-nous certains que notre richesse, notre grandeur politique, ou même notre constitution, sortiraient d’un pareil conflit ? »

Pas un mot de cette harangue qui ne retombe à plomb sur les abolitionnistes.

Quand on dira aux ouvriers que le monopole, dont on feint de les vouloir délivrer par l’abolition des douanes, devait recevoir une nouvelle énergie de cette abolition ; que ce monopole, bien autrement profond qu’on ne le voulait avouer, consiste, non pas seulement dans la fourniture exclusive du marché, mais aussi, mais surtout dans l’exploitation exclusive du sol et des machines, dans l’appropriation envahissante des capitaux, dans l’accaparement des produits, dans l’arbitraire des échanges ; quand on leur fera voir qu’ils ont été sacrifiés aux spéculations de l’agiotage, livrés, pieds et poings liés, à la rente du capital ; que de là sont issus les effets subversifs du travail parcellaire, l’oppression des machines, les soubresauts désastreux de la concurrence, et cette inique dérision de l’impôt ; quand on leur montrera ensuite comment l’abolition des droits protecteurs n’a fait qu’étendre le réseau du privilège, multiplier la dépossession, et coaliser contre le prolétariat les monopoles de tous les pays ; quand on leur racontera que la bourgeoisie électorale et dynastique, sous prétexte de liberté, a fait les plus grands efforts pour maintenir, consolider et préparer ce régime de mensonge et de rapine ; que des chaires ont été créées, des récompenses proposées et décernées, des sophistes gagés, des journaux stipendiés, la justice corrompue, la religion invoquée pour le défendre ; que ni la préméditation, ni l’hypocrisie, ni la violence, n’ont manqué à la tyrannie du capital : pense-t-on qu’à la fin ils ne se lèveront pas dans leur colère, et qu’une fois maîtres de la vengeance, ils se reposeront dans l’amnistie ?

« Nous regrettons, ajoutait M. Senior, de jeter ainsi l’alarme. Nous en déplorons la nécessité, et le rôle que nous jouons ne nous convient guère. Mais nous croyons fermement que les dangers que nous avons supposés nous menacent, et notre devoir est de faire connaître au public les bases de notre conviction. »

Et moi aussi je regrette de sonner l’alarme ; et ce métier d’accusateur que je fais est le dernier qui convenait à mon tempérament. Mais il faut que la vérité soit dite, et que justice se fasse ; et si je crois que la bourgeoisie ait mérité tous les maux dont on la menace, mon devoir est d’établir la preuve de sa culpabilité.

Et, en vérité, qu’est-ce que ce monopole que je poursuis dans sa forme la plus générale, tandis que les économistes ne le voient et ne le répudient que sous l’habit vert du douanier ? C’est, pour l’homme qui ne possède ni capitaux ni propriété, l’interdiction du travail et du mouvement, l’interdiction de l’air, de la lumière et de la subsistance ; c’est la privation absolue, la mort éternelle. La France, sans habits, sans chaussure, sans chemises, sans pain et sans viande ; privée de vin, de fer, de sucre et de combustible ; l’Angleterre désolée par une famine perpétuelle, et livrée aux horreurs d’une misère qui défie la description ; les races apauvries, dégénérées, redevenues sauvages et farouches : tels sont les signes épouvantables par lesquels s’exprime la liberté, quand elle est frappée par le privilège, quel qu’il soit, et comprimée dans son essor. On croit entendre la voix de ce grand coupable que Virgile place dans les enfers, enchaîné sur un trône de marbre :

______Sedet, æeternumque sedebit
Infelix Theseus, et magna testatur voce per umbras,
Discite justitiam moniti, et non temnere divos !

Aujourd’hui, la nation la plus commerçante du monde, la plus dévorée par toutes les espèces de monopoles que protège, consacre et professe l’économie politique, s’est levée tout entière et comme un seul homme contre la protection ; le gouvernement a décrété, aux applaudissements de tout le peuple, l’abolition des tarifs ; la France, travaillée par la propagande économique, est à la veille de suivre l’impulsion de l’Angleterre et d’entraîner à sa suite toute l’Europe. Il s’agit d’étudier les conséquences de cette grande innovation, dont l’origine n’est point à nos yeux assez pure, ni le principe assez profond, pour ne pas nous inspirer de méfiance.


§ II. — Nécessité de la protection.


Si je n’avais à opposer à la théorie du libre commerce que des raisons toutes nouvelles, des faits que j’aurais seul et le premier aperçus, on pourait croire que la contradiction que je vais faire surgir de cette théorie n’est qu’une récréation de mon orgueil, une envie démesurée de me signaler par le paparadoxe ; et ce préjugé suffirait pour ôter tout crédit à mes paroles.

Mais je viens défendre la tradition universelle, la croyance la plus constante et la plus authentique ; j’ai pour moi le doute des économistes eux-mêmes, et l’antagonisme des faits qu’ils rapportent ; et c’est cet antagonisme, ce doute, cette tradition que j’explique, et qui me justifient.

M. Fix, que j’ai cité tout à l’heure pour la liberté, écrivain plein de réserve, de circonspection et de mesure, et l’un des économistes les plus éclairés de l’école de Say, a donné lui-même, dans les termes suivants, la contrepartie de sa première proposition :

« Les économistes avancés, qui n’admettent aucune acception, veulent procéder avec toute l’énergie et la rapidité qu’inspirent de profondes convictions : ils veulent abattre d’un seul coup les douanes, les monopoles et le personnel qui les soutient. Quelles seraient les conséquences d’une pareille réforme ?

» Si on laissait entrer en franchise les tissus étrangers, les fers et les métaux ouvrés, les consommateurs s’en trouveraient bien, au moins pendant un certain temps, et quelques industries y trouveraient un grand profit. Mais il est certain que ce changement instantané et inattendu causerait d’immenses désastres dans l’industrie ; d’énormes capitaux deviendraient improductifs ; des centaines de mille ouvriers se trouveraient tout à coup sans travail et sans pain. L’Angleterre et la Belgique pourraient, par exemple, approvisionner sans peine la France pour la moitié de sa consommation, ce qui réduirait d’autant la fabrication intérieure, mais ce qui occasionnerait encore des pertes considérables aux maîtres de forges en état de continuer leur production. On verrait le même résultat pour l’industrie des tissus ; l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, inonderaient la France de leurs produits ; et en présence de ces importations inaccoutumées, la plupart de nos fabriques ne tarderaient pas à succomber. Aucun pays n’a jamais osé faire une pareille expérience, pas même pour une seule branche industrielle. Les hommes d’état qui étaient et qui sont encore le plus vivement attachés aux théories d’Adam Smith, ont reculé devant une entreprise de cette nature ; et pour mon compte, j’avoue que je la trouve pleine de périls et de menaces. »

Ces paroles sont-elles assez énergiques et assez claires ? Il est regrettable que l’auteur, au lieu de s’arrêter devant le fait matériel, n’ait pas déduit théoriquement les motifs de ses terreurs. Sa critique aurait joui d’une autorité que n’obtiendra pas la mienne ; et peut-être le problème de la balance du commerce, résolu par un économiste de premier ordre, disciple et ami de Say, eût fourni une règle à l’opinion, et préparé les bases d’une véritable association entre les peuples.

Mais M. Fix, imbu des théories économiques, et persuadé de leur certitude, ne pouvait aller au delà du pressentiment de leur contradiction. Qui croirait, après l’effrayant programme qu’on vient de lire, que M. Fix ait eu le courage de terminer par cette étrange pensée : Cela ne détruit en rien l’excellence de la théorie, et la possibilité de son application !

Pour moi, je ne puis m’empêcher de le redire : plus je vis, plus j’approfondis les opinions des hommes, et plus je trouve que nous sommes des espèces de prophètes, inspirés d’un souffle surnaturel, et parlant de l’abondance du dieu qui nous fait vivre. Mais, hélas ! en nous il n’y a pas rien que le dieu, il y a aussi la brute, dont les suggestions furieuses ou stupides nous troublent sans cesse la raison, et font divaguer notre enthousiasme. Non-seulement donc le génie fatidique de l’humanité me force de supposer un Dieu, il faut encore que j’admette, pour complément d’hypothèse, qu’en l’homme vit et respire tout le règne animal : le théisme a pour corollaire la métempsycose.

Quoi ! voici une théorie contredite par des faits constants et universels, résultats spontanés de l’énergie humaine, et qui ne peuvent pas ne se pas produire ; et cette théorie, qui aurait dû commencer par nous donner la philosophie de ces mêmes faits, et qui les repousse sans les entendre, on la déclare indubitable, excellente ! — Voici une théorie que ses partisans déclarent inapplicable à la France, à l’Angleterre, à la Belgique, à l’Allemagne, à l’Europe entière et aux cinq parties du monde ; car c’est être inapplicable que de ne pouvoir être appliquée sans causer d’immenses désastres, sans rendre improductifs d’énormes capitaux, sans ôter le pain et le travail à des centaines de mille ouvriers, sans tuer la moitié de la fabrication d’un pays ; — une théorie, dis-je, qui, malgré le désir des gouvernements, est inapplicable au 19e siècle, comme au 18e, comme au 17e, comme à tous les siècles antérieurs ; une théorie qui sera encore inapplicable demain, après demain, et dans la suite des siècles, puisque toujours, sur chaque point du globe, par l’effet des activités nationales et individuelles, par la constitution des monopoles, et par la variété des climats, il se produira des divergences d’intérêts et des rivalités, conséquemment, sous peine de mort ou de servitude, des coalitions et des exclusions : et l’on n’en persiste pas moins, pour l’honneur de l’école, à affirmer la possibilité d’appliquer cette théorie !

Prenez patience, nous disent-ils : le mal causé par la liberté des échanges sera passager, tandis que le bien qui en résultera sera permanent et incalculable. Que m’importent ces promesses de bonheur à l’adresse de la postérité, dont rien ne garantit la réalisation, et qui sans doute, si jamais elles se réalisent, seront compensées par d’autres désastres ? Que m’importe de savoir, par exemple, que l’Angleterre nous aurait fourni à 150 fr. les 100 kilos les mêmes rails que nous payons à nos fabricants 359 fr. 50 c., et que l’état aurait gagné à ce marché 200 millions ; que le refus d’admettre les bestiaux étrangers à nos foires a fait baisser chez nous la consommation de la viande de 25 p. 0/0 par tête, et que la santé publique en est affectée ; que l’introduction des laines étrangères amenant une réduction moyenne de 1 fr. par pantalon, laisserait 30 millions dans la poche des contribuables ; que les droits sur les sucres ne profitent en réalité qu’aux fraudeurs ; qu’il est absurde que deux pays dont les habitants se voient de leurs fenêtres, se trouvent plus séparés les uns des autres que par une muraille de la Chine : que m’importent, dis-je, toutes ces diatribes, lorsqu’après m’avoir ému par le spectacle des misères prohibitionnistes, on vient refroidir mon zèle par la considération des maux incalculables que la non-protection entraînera ? Si nous prenons les fers anglais, nous gagnons à cela 200 millions ; mais nos fabriques succombent, notre industrie métallurgique est démantelée, et cinquante mille ouvriers se trouvent sans travail et sans pain ! Où est l’avantage ? C’est, dit-on, qu’après ce sacrifice, nous aurons à perpétuité le fer à bas prix. J’entends :

Nos arrière-neveux nous devront cet ombrage.

Mais moi, je préfère travailler un peu plus, et ne pas mourir : le soin de mes enfants ne peut aller jusqu’à me jeter dans le gouffre, pour qu’ils aient le plaisir de compter parmi leurs ancêtres un Curtius. Ah ! si ma position changeait ; si je pouvais, sans compromettre ma liberté et mon existence, accepter ces offres avantageuses ; si du moins j’étais sûr du bénéfice promis à mes descendants, croit-on que je résistasse ?…

Une question d’opportunité, c’est-à-dire, comme on le verra bientôt, une question d’éternité, domine tout le débat, et sépare les partisans de la protection de ceux du libre commerce. Les économistes, si dédaigneux des faiseurs d’utopies, procèdent ici comme les faiseurs d’utopies : ils demandent un grand sacrifice, une subversion immense, des misères inouïes, en échange d’une éventualité de bien-être incertaine, irréalisable de leur aveu immédiatement, ce qui, pour la société, signifie éternellement. Et ils s’indignent que l’on n’ajoute aucune foi à leurs calculs ! Pourquoi donc n’abordent-ils pas plus résolument la difficulté ? Pourquoi n’essaient-ils pas de découvrir au mal qui résulterait de l’abolition de certains monopoles (comme ils l’ont entrepris, et avec quel succès ! pour la division du travail, les machines, la concurrence et l’impôt), sinon des compensations, au moins des palliatifs ? Allons, messieurs, entrez en matière, car jusqu’à présent vous vous êtes tenus au vague de l’annonce : montrez comment la théorie du libre commerce est applicable, c’est-à-dire bienfaisante et rationnelle, malgré la répugnance des gouvernements et des peuples, malgré l’universalité et la permanence des inconvénients. Que faudrait-il, à votre avis, pour qu’elle fût réalisée partout, cette théorie, sans que la réalisation occasionnât ces immenses désastres dont vous parliez tout à l’heure, sans qu’elle appesantît sur le prolétariat le joug du monopole, sans qu’elle compromît la liberté, l’égalité, l’individualité des nations ? Quel serait le nouveau droit entre les peuples ? Quels rapports à créer entre le capitaliste et l’ouvrier ? Quelle intervention du gouvernement dans le travail ? Toutes ces recherches vous appartiennent ; toutes ces explications, vous nous les devez. Peut-être, par la tendance de votre théorie, êtes-vous vous-mêmes, sans vous en douter, une nouvelle secte de socialistes : ne craignez point les récriminations. Le public est trop sûr de vos intentions conservatrices, et, quant aux socialistes, ils seraient trop heureux de vous voir dans leurs rangs pour vous faire cette chicane.

Mais que fais-je ? Il est peu généreux de provoquer des raisonneurs d’autant d’innocence que les économistes. Montrons-leur plutôt, chose nouvelle pour la plupart, qu’ils sont dans le vrai toutes les fois qu’ils se contredisent, et que leur théorie du libre commerce en particulier n’a de mérite que parce qu’elle est la théorie du libre monopole.

N’est-ce pas chose évidente de soi, claire comme le jour, aphoristique comme la rondeur du cercle, que la liberté du commerce, en supprimant toute entrave aux communications et aux échanges, rend par cela même le champ plus libre à tous les antagonismes, étend le domaine du capital, généralise la concurrence, fait de la misère de chaque nation, ainsi que de son aristocratie financière, une chose cosmopolite, dont le vaste réseau, désormais sans coupures ni solutions de continuité, embrasse dans ses mailles solidaires la totalité de l’espèce ?

Car, enfin, si les travailleurs, comme les Germains dont parle Tacite, comme les Tartares nomades, les Arabes pasteurs et tous les peuples à demi barbares, ayant reçu chacun leur portion de terrain, et devant par eux-mêmes produire tous les objets de leur consommation, ne communiquaient point entre eux par l’échange, il n’y aurait jamais ni riche ni pauvre ; personne ne gagnerait, mais aussi personne ne se ruinerait. Et si les nations, comme les familles dont elles se composent, produisant à leur tour tout chez elles, tout pour elles, n’entretenaient aucunes relations commerciales, il est sensible encore que le luxe et la misère ne pourraient passer de l’une à l’autre par ce véhicule de l’échange, que nous pouvons très-bien ici appeler la contagion économique. C’est le commerce qui crée tout à la fois la richesse et l’inégalité des fortunes ; c’est par le commerce que l’opulence et le paupérisme sont en progression continue. Donc là où s’arrête le commerce, là cesse en même temps l’action économique, et règne une immobile et commune médiocrité. Tout cela est d’une telle simplicité, d’un bon sens si vulgaire, d’une évidence si péremptoire, qu’il devait échapper aux économistes : car le propre des économistes étant de ne jamais admettre la nécessité des contraires, sa destinée est d’être toujours en dehors du sens commun.

Nous avons démontré la nécessité du commerce libre : nous allons compléter cette théorie en montrant comment la liberté, plus elle obtient de latitude, plus elle devient pour les nations commerçantes une cause nouvelle d’oppression et de brigandage. Et si nos paroles répondent à notre conviction, nous aurons dévoilé le sens de la réforme entreprise avec tant de fracas chez nos voisins d’outre-Manche ; nous aurons mis à nu la plus grande de toutes les mystifications économiques.

L’argument capital de Say, qui dans la croisade organisée contre le régime protecteur joua le rôle d’un Pierre l’Ermite, consiste dans ce syllogisme :

« Majeure. Les produits ne se payent que par des produits, les marchandises ne s’achètent qu’avec des marchandises.

» Mineure. L’or, l’argent, le platine, et toutes les valeurs métalliques, sont des produits du travail, des marchandises comme la houille, le fer, la soie, les draps, les fils, les cristaux, etc.

» Conséquence. Donc toute importation de marchandises étant soldée par une exportation équivalente, il est absurde de croire qu’il puisse y avoir avantage d’aucun côté, selon qu’une partie des marchandises livrées en retour consiste, ou non, en numéraire. — Tout au contraire, l’or et l’argent étant une marchandise dont l’unique service se réduit à servir d’instrument de circulation et d’échange aux autres, l’avantage, s’il existe de quelque côté, est pour la nation qui tire de l’étranger plus de produits qu’elle ne lui en rend ; et bien loin de chercher à niveler, comme on dit, les conditions du travail par des tarifs de douane, il faut les niveler par la liberté la plus absolue. »

En conséquence, J. B. Say pose comme corollaires de son fameux principe, les produits ne se payent qu’avec des produits, les propositions suivantes :

1. Une nation gagne d’autant plus que la somme des produits qu’elle importe surpasse la somme des produits qu’elle exporte ;

2. Les négociants de cette nation gagnent d’autant plus que la valeur des retours qu’ils reçoivent surpasse la valeur des marchandises qu’ils ont exportées au dehors.

Cette argumentation, qui est l’inverse de celle des partisans du système mercantile, a paru si claire, si décisive, les effets subversifs du régime protecteur lui venant en aide, que tous les hommes d’état, qui se piquent d’indépendance et de progrès, tous les économistes de quelque valeur l’ont adoptée. On ne raisonne même plus avec ceux qui défendent l’opinion contraire, on les tourne en ridicule.

« On oublie en général que les produits se payent avec des produits… Les Anglais peuvent bien nous donner des produits à bon compte ; je ne sache pas qu’ils consentent à nous les donner pour rien. On ne trafique pas avec des gens qui n’ont rien à échanger… Si la France, victorieuse de sa perfide voisine, la forçait de travailler pour elle ; si l’Angleterre, pour payer son tribut, nous expédiait gratuitement chaque année ce qu’elle nous fait, selon nous, payer encore trop cher, les prohibitionnistes, pour être conséquents, devaient crier à la trahison. Il y a, nous l’avouons, des raisonnements trop forts pour nous ; nos adversaires manient une arme à deux tranchants. Que l’Angleterre nous prenne, comme en 1815, ils crient à la ruine ; qu’elle nous donne, comme nous en faisons l’hypothèse, ils crient plus fort encore. » (Journal des Économistes, août 1842.)

Et dans les numéros du même journal, novembre 1844, avril, juin, juillet 1845, un économiste d’un remarquable talent, plein de la philanthropie la plus généreuse, dirigé, ce qui paraîtra surprenant, par les idées les plus égalitaires, un homme que je louerais davantage, s’il n’avait dû sa subite célébrité à une thèse inadmissible, se chargea de prouver, aux applaudissements de tout le public économiste,

Que niveler les conditions du travail, c’est attaquer l’échange dans son principe ;

Qu’il n’est pas vrai que le travail d’un pays puisse être étouffé par la concurrence des contrées plus favorisées ;

Que cela fût-il exact, les droits protecteurs n’égalisent pas les conditions de production ;

Que la liberté nivelle ces conditions autant qu’elles peuvent l’être ;

Que ce sont les pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les échanges ;

Que la Ligue et Robert Peel ont bien mérité de l’humanité par l’exemple qu’ils donnent aux autres nations ;

Et que tous ceux qui prétendent et soutiennent le contraire sont des sisyphistes.

Certes M. Bastiat, des Landes, peut se flatter d’avoir, par l’audace et l’aplomb de sa polémique, émerveillé les économistes eux-mêmes, et fixé peut-être ceux dont les idées sur le libre commerce étaient encore flottantes. Quant à moi, j’avoue que je n’ai rencontré nulle part de sophismes plus subtils, plus serrés, plus consciencieux, et d’un air de vérité plus franche, que les Sophismes économiques de M. Bastiat.

J’ose dire, cependant, que si les économistes de notre temps cultivaient moins l’improvisation et un peu plus la logique, ils eussent facilement aperçu le vice des arguments du Cobden des Pyrénées ; et qu’au lieu de chercher à entraîner la France industrielle à la suite de l’Angleterre par une abolition totale des barrières, ils se fussent écriés : Garde à nous !

Les produits s’achètent avec des produits ! Voilà sans doute un magnifique, un incontestable principe, pour lequel je voudrais qu’une statue fût érigée à J. B. Say. En ce qui me regarde, j’ai démontré la vérité de ce principe en donnant la théorie de la valeur ; j’ai prouvé de plus que ce principe était le fondement de l’égalité des fortunes, ainsi que de l’équilibre dans la production et dans l’échange.

Mais quand on ajoute, comme second terme du syllogisme, que l’or et l’argent monnayés sont une marchandise comme une autre, on affirme un fait qui n’est vrai qu’en puissance ; on fait par conséquent une généralisation inexacte, démentie par les notions élémentaires que fournit l’économie politique elle-même sur la monnaie.

L’argent est la marchandise qui sert d’instrument aux échanges, c’est-à-dire, comme nous l’avons fait voir, la marchandise-princesse, la marchandise par excellence, celle qui est toujours plus demandée qu’offerte, qui prime toutes les autres, acceptable en tout payement, et, par suite, devenue représentative de toutes les valeurs, de tous les produits, de tous les capitaux possibles. En effet, qui a marchandise, n’a pas encore pour cela richesse ; il reste à remplir la condition d’échange, condition périlleuse, comme l’on sait, sujette à mille oscillations et à mille accidents. Mais qui a monnaie a richesse : car il possède la valeur à la fois la plus idéalisée et la plus réelle ; il a ce que tout le monde veut avoir ; il peut, au moyen de cette marchandise unique, acquérir, quand il voudra, aux conditions les plus avantageuses, et dans l’occasion la plus favorable, toutes les autres ; en un mot il est, par l’argent, maître du marché. Le détenteur de l’argent est dans le commerce comme celui qui, au jeu d’hombre, tient les atouts. On peut bien soutenir que toutes les cartes ont entre elles une valeur de position et une valeur relative ; on peut même ajouter que le jeu ne peut s’effectuer que par l’échange de toutes les cartes les unes contre les autres ; cela n’empêche pas que l’atout ne prenne les autres couleurs, et, parmi les atouts, que les premiers n’enlèvent pas les autres.

Si toutes les valeurs étaient déterminées et constituées comme l’argent, si chaque marchandise pouvait être, immédiatement et sans perte, acceptée en échange d’une autre, il serait tout à fait indifférent, dans le commerce international, de savoir si l’importation dépasse ou non l’exportation. Cette question même n’aurait plus de sens, à moins que la somme des valeurs de l’une ne dépassât la somme des valeurs de l’autre. Dans ce cas, ce serait comme si la France échangeait une pièce de 20 fr. contre une livre sterling, ou un bœuf de 40 quintaux contre un de 30. Par le premier troc, elle aurait gagné 20 p. 100 ; par le second elle aurait perdu 25. En ce sens, J. B. Say aurait eu raison de dire qu’une nation gagne d’autant plus que la valeur des marchandises qu’elle importe surpasse la valeur des marchandises qu’elle exporte. Mais tel n’est point le cas dans la condition actuelle du commerce : la différence de l’importation sur l’exportation s’entend uniquement des marchandises pour lesquelles une quantité de numéraire a dû être donnée comme appoint ; or, cette différence n’est point du tout indifférente.

C’est ce qu’avaient parfaitement compris les partisans du système mercantile, qui n’étaient autre chose que des partisans de la prérogative de l’argent. On a dit, répété, imprimé, qu’ils ne considéraient comme richesse que le métal. Calomnie pure. Les mercantilistes savaient aussi bien que nous que l’or et l’argent ne sont pas la richesse, mais l’instrument tout puissant des échanges, par conséquent le représentant de toutes les valeurs qui composent le bien-être, un talisman qui donne le bonheur. Et la logique ne leur a pas fait défaut, non plus qu’aux peuples, quand, par synecdoque, ils ont appelé richesse l’espèce de produit qui, mieux qu’aucun autre, condense et réalise toute richesse.

Les économistes, au reste, n’ont pas méconnu l’avantage qui s’attache à la possession de l’argent. Mais comme, ainsi qu’on peut le voir par tous leurs écrits, ils n’ont jamais su se rendre compte théoriquement de cette acception de la marchandise or et argent ; comme ils n’y ont vu qu’un préjugé populaire ; comme enfin, à leurs yeux, les matières monnayées ne sont qu’une marchandise ordinaire, laquelle n’a été prise pour instrument d’échange que parce qu’elle est plus portative, plus rare et moins altérable ; les économistes ont été conduits par leur théorie, tranchons le mot, par leur ignorance de la monnaie, à en méconnaître le véritable rôle dans le commerce ; et leur guerre contre les douanes n’est autre chose, au fond, qu’une guerre contre l’argent.

J’ai fait voir au chapitre de la valeur que le privilége de l’argent lui vient de ce qu’il a été dès l’origine et qu’il est encore la seule valeur déterminée qui circule dans les mains des producteurs. Je crois inutile de reprendre ici cette question épuisée ; mais il est facile de comprendre d’après ce qui a été dit, et ce sera l’objet particulier du chapitre suivant, pourquoi celui qui possède le numéraire, qui fait métier de louer ou de vendre de l’argent, obtient par cela seul une supériorité marquée sur tous les producteurs, pourquoi enfin la banque est la reine de l’industrie comme du négoce.

Ces considérations, fondées sur les données les plus élémentaires et les plus indéniables de l’économie politique, une fois introduites dans le syllogisme de Say, toute sa théorie du libre commerce et des débouchés si étourdiment embrassée par ses disciples, n’apparaît plus que comme l’extension indéfinie de la chose même contre laquelle ils déclament, la spoliation des consommateurs, le monopole.

Poursuivons d’abord la démonstration théorique de cette antithèse : nous viendrons ensuite à l’application et aux faits.

Say prétend qu’entre les nations l’argent n’a pas les mêmes effets qu’entre les particuliers. Je nie positivement cette proposition, que Say n’a émise que parce qu’il ignorait la vraie nature de l’argent. Les effets de l’argent, bien qu’ils se produisent entre les nations d’une manière moins apparente, et surtout moins immédiate, sont exactement les mêmes qu’entre simples particuliers.

Supposons le cas d’une nation qui achèterait sans cesse de toutes sortes de marchandises, et ne rendrait jamais en échange que son argent. J’ai le droit de faire cette supposition extrême, comme l’économiste dont j’ai rapporté plus haut les paroles avait le droit de dire que si l’Angleterre nous donnait ses produits pour rien, les prohibitionnistes, pour être conséquents, devraient crier à la trahison. J’use du même procédé, et pour mettre en relief l’impossibilité du régime contraire, je commence par supposer une nation qui achète tout et ne vend rien. En dépit des théories économistes, tout le monde sait ce que cela veut dire.

Qu’arrivera-t-il ?

Que la partie du capital de cette nation, qui consiste en métaux précieux, s’étant écoulée, les nations venderesses en renverront à la nation acheteuse moyennant hypothèque ; ce qui veut dire que cette nation, comme les prolétaires romains destitués de patrimoine, se vendra elle-même pour vivre.

À cela que réplique-t-on ?

On réplique par le fait même que tout le monde redoute, et qui est la condamnation du libre commerce. On dit que l’argent se faisant rare d’un côté, abondant de l’autre, il y aura reflux des capitaux métalliques des nations qui vendent à la nation qui achète ; que celle-ci pourra profiter du bas prix de l’argent, et que cette alternative de hausse et de baisse ramènera l’équilibre.

Mais cette explication est dérisoire : l’argent se donnera-t-il pour rien, au nom de Dieu ? Toute la question est là. Si faible, si variable que soit l’intérêt des sommes empruntées, pourvu que cet intérêt soit quelque chose, il marquera la décadence lente ou rapide, continue ou intermittente, du peuple qui, achetant toujours et ne vendant jamais, s’aviserait d’emprunter sans cesse à ses propres marchands.

Tout à l’heure nous verrons ce que devient un pays quand il s’aliène par l’hypothèque.

Ainsi, la désertion du capital national que Say avait très-judicieusement signalée comme la seule chose à craindre d’une importation excessive, cette désertion est inévitable : elle s’accomplit, non, il est vrai, par le transport matériel du capital, mais par le transport de la rente, par la perte de la propriété, ce qui est exactement la même chose.

Mais les économistes n’admettent pas le cas extrême que nous supposions tout à l’heure, et qui leur donnerait trop évidemment tort. Ils observent, et avec raison du reste, qu’aucune nation ne traite exclusivement avec de l’argent ; qu’il faut donc se borner à raisonner sur le réel, non sur l’hypothétique : après avoir trouvé bon, pour réfuter leurs adversaires, d’en pousser les principes jusqu’aux dernières conséquences, ils ne souffrent pas qu’on en use de même avec eux : ce qui implique de leur part l’aveu qu’ils ne croient plus à leurs propres principes, dès lors qu’on essaie de pousser ces principes jusqu’au bout. Plaçons-nous donc avec les économistes sur le terrain de la réalité, et sachons si du moins leur théorie, en la prenant par le juste-milieu, est vraie.

Or, je soutiens que le même mouvement de désertion se manifestera, quoiqu’avec moins d’intensité, lorsqu’au lieu de payer la totalité de ses acquisitions en argent, le pays importateur en soldera une partie par ses propres produits. Comment est-il possible de rendre obscure une proposition d’une évidence mathématique ? Si la France importe chaque année pour 100 millions de produits anglais, et qu’elle réexpédie en Angleterre pour 90 millions des siens : 90 millions de marchandises françaises servant à couvrir 90 millions de marchandises anglaises, le surplus de celles-ci sera soldé avec de l’argent, sauf le cas où le solde se ferait en lettres de change tirées sur d’autres pays, ce qui sort de l’hypothèse. Ce sera donc comme si la France aliénait 10 millions de son capital, et à vil prix encore ; car, lorsque viendra l’emprunt, il est clair que peu d’argent sera donné contre une grosse hypothèque.

Autre erreur des économistes.

Après avoir mal à propos assimilé l’argent aux autres marchandises, les adversaires de la protection commettent une confusion non moins grave, en assimilant les effets de la hausse et de la baisse sur l’argent, aux effets de la hausse et de la baisse sur les autres espèces de produits. Comme c’est sur cette confusion que roule principalement leur théorie du libre commerce, il est nécessaire, pour éclairer la discussion, que nous remontions aux principes.

L’argent, avons-nous dit au chapitre II, est une valeur variable, mais constituée ; les autres produits, l’immense majorité du moins, sont non-seulement variables dans leur valeur, mais livrés à l’arbitraire. Cela signifie que l’argent peut bien varier sur une place dans sa quantité, de telle sorte qu'avec la même somme, on obtiendra tantôt plus tantôt moins d’une autre marchandise ; mais il reste invariable dans sa qualité, je demande pardon au lecteur d’employer si souvent ces termes de métaphysique, c’est-à-dire que malgré les variations de la proportionnalité de la marchandise monétaire, cette marchandise n’en reste pas moins la seule acceptable en tout payement, la suzeraine de toutes les autres, celle dont la valeur, par un privilège temporaire si l’on veut, mais réel, est socialement et régulièrement déterminée dans ses oscillations, et dont par conséquent la prépondérance est invinciblement établie.

Supposez que le blé montât tout à coup et se soutînt un certain temps à un prix extraordinaire, pendant que l’argent descendrait au tiers ou au quart de sa valeur : s’ensuivrait-il que le blé prendrait la place de l’argent, qu’il mesurerait l’argent, qu’il pourrait servir à acquitter l’impôt, les effets de commerce, les rentes sur l’état, et liquider toutes les affaires ? Assurément non. Jusqu’à ce que, par une réforme radicale dans l’organisation industrielle, toutes les valeurs produites aient été constituées et déterminées comme la monnaie (si tant est que cette constitution puisse jamais être définitive), l’argent conserve sa royauté, et c’est de lui seul qu’on peut dire qu’accumuler de la richesse, c’est accumuler du pouvoir.

Lors donc que les économistes, confondant toutes ces notions, disent que si l’argent est rare dans un pays, il y revient appelé par la hausse, je réponds que c’est précisément la preuve que ce pays s’aliène, que c’est en cela que consiste la désertion de son capital.

Et lorsqu’ils ajoutent que les capitaux métalliques accumulés sur un point par une exportation supérieure, sont forcés de s’expatrier ensuite et de revenir sur les points vides afin d’y chercher de l’emploi, je réplique que ce retour est justement le signe de la déchéance des peuples importateurs, et l’annonce de la royauté financière qu’ils ont attirée sur eux.

Au reste, le phénomène si important de la subalternisation des peuples par le commerce n’a échappé aux économistes que parce qu’ils se sont arrêtés à la superficie du fait, et qu’ils n’en ont pas scruté les lois et les causes. Quant à la matérialité de l’événement, ils l’ont aperçue : ils ne se sont mépris que sur la signification et les conséquences. Sur ce point, comme sur tous les autres, c’est encore dans leurs écrits qu’on trouve rassemblées toutes les preuves qui les accablent.

Je lis dans les Débats du 27 juillet 1845, que la valeur des exportations de la France en 1844 a été de 40 millions inférieure à celle des importations, et qu’en 1843 cette même différence avait été de 160 millions. Ne parlons pas des autres années : je demande à l’auteur de l’article, qui n’a pas manqué cette occasion de desserrer une ruade au système mercantile, ce qu’il est advenu de ces 200 millions en espèces, qui ont servi d’appoint, et que la France a payés ? — La hausse des capitaux dans notre pays a dû les faire revenir : voilà ce qu’il doit répondre, d’après J. B. Say. — Il paraît en effet qu’ils sont revenus : toute la presse politique et industrielle nous a appris qu’un tiers des capitaux engagés dans nos chemins de fer, pour ne citer ici que cette branche de spéculation, étaient des capitaux suisses, anglais, allemands ; que les conseils d’administration desdits chemins de fer étaient formés en partie d’étrangers, présidés par des étrangers, et que plusieurs voies, la plus productive entre autres, celle du nord, avaient été adjugées à des étrangers. Cela est-il clair ? Des faits analogues se passent sur tous les points du territoire : presque toute la dette hypothécaire de l’Alsace est inscrite au profit des capitalistes bâlois, par l’entremise desquels le capital national exporté revient, sous l’estampille étrangère, asservir ceux qui jadis en étaient les propriétaires.

Les capitaux métalliques sont donc revenus, et ils ne sont pas revenus pour rien : on avoue cela. Or, contre quoi ont-ils été échangés à leur retour, c’est-à-dire prêtés ? Est-ce contre des marchandises ? Non, puisque notre importation est toujours supérieure à notre exportation ; puisque pour soutenir cette exportation telle quelle, nous sommes forcés de nous défendre encore de l’importation. C’est donc contre des rentes, contre de l’argent, puisque, si peu que rapporte l’argent, cet emploi de leurs capitaux est meilleur pour les étrangers que d’acheter nos marchandises, dont ils n’ont pas besoin, et qu’ils auront même à la fin, ainsi que notre argent. Donc nous aliénons notre patrimoine, et nous devenons chez nous les fermiers de l’étranger : comment comprendre après cela que plus nous importons, plus nous sommes riches ?

C’est ici, et le lecteur le comprendra sans peine, qu’est le nœud de la difficulté. Aussi, malgré l’attrait que peuvent avoir les faits dans une pareille polémique, ils doivent céder le pas à l’analyse : je demande donc la permission de me tenir pour quelque temps encore dans la théorie pure.

M. Bastiat, cet Achille du libre commerce dont la brusque apparition a ébloui ses confrères, méconnaissant le rôle souverain de l’argent dans l’échange, et confondant avec tous les économistes la valeur régulièrement oscillante de la monnaie avec les fluctuations arbitraires des marchandises, s’est jeté à la suite de Say dans un dédale d’arguties capable peut-être d’embarrasser un homme étranger aux rubriques commerciales, mais qui se débrouille avec la plus grande facilité au flambeau de la vraie théorie de la valeur et de l’échange, et ne laisse apercevoir bientôt que la misère des doctrines économiques.

« Voilà, dit M. Bastiat, deux pays, A et B. — A possède sur B toutes sortes d’avantages. Vous en concluez que le travail se concentre en A, et que B est dans l’impuissance de rien faire. »

Qui parle de concentration et d’impuissance ? Plaçons-nous franchement dans la question. Nous supposons deux pays qui, abandonnés à leurs facultés propres, produisent des objets similaires ou du moins analogues, mais l’un en abondance et à bas prix, l’autre en petit nombre et chèrement. Ces deux pays, par l’hypothèse, n’ont jamais été en rapport : il n’y a donc pas lieu jusque-là de parler de concentration du travail chez l’un, ni d’impuissance chez l’autre. Il est clair que leur population et leur industrie sont en raison de leurs facultés respectives. Or, il s’agit de savoir ce qui adviendra lorsque ces deux pays se seront mis en rapport par le commerce. Telle est l’hypothèse : dites si vous l’acceptez ou non ?

« A vend beaucoup plus qu’il n’achète ; B achète beaucoup plus qu’il ne vend. Je pourrais contester, mais je me place sur votre terrain. »

Contestez, de grâce ! Point de concession : cette fausse générosité est déloyale, et laisse du doute.

« Dans l’hypothèse, le travail est très-demandé en A, et bientôt il y renchérit. — Le fer, la houille, les terres, les aliments, les capitaux, sont très-demandes en A, et bientôt ils y renchérissent.

» Pendant ce temps-là, travail, fer, houille, terres, aliments, capitaux, tout est très-délaissé en B, et bientôt tout y baisse de prix.

» A vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B en A. Il abonde en A, il est rare en B. »

Voilà le point. Que va-t-il s’ensuivre, maintenant que B, à force de profiter du bon marché de A, a dépensé tout son argent ?

« Mais, abondance de numéraire, cela veut dire qu’il en faut beaucoup pour acheter toute autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui provient d’une demande très-active, s’ajoute une cherté nominale, due à la surproportion des métaux précieux.

» Rareté de numéraire, cela signifie qu’il en faut peu pour chaque emplette. Donc, en B, un bon marché nominal vient se combiner avec un bon marché réel. »

Arrêtons-nous un moment, avant d’arriver à la conclusion de M. Bastiat. Malgré la clarté de son style, cet écrivain aurait fréquemment besoin d’un commentaire qui l’explique. Le bon marché, tant nominal que réel, qui se produit en B à la suite de ses relations avec A, est l’effet direct de la supériorité productive de A, effet qui ne peut jamais devenir plus puissant que sa cause. En autres termes, quelles que soient les oscillations des valeurs échangeables dans les deux pays considérés respectivement ; que les salaires, la houille, le fer, etc., viennent à hausser en A, pendant qu’ils baisseront en B, il est évident que le soi-disant bon marché qui règne en B, ne peut jamais faire concurrence à la cherté prétendue qui se manifeste en A, puisque le premier est le résultat de la seconde, et que les industriels de A restent toujours maîtres du marché.

En effet, les salaires, c’est-à-dire tous les produits quelconques, ne peuvent jamais en A forcer la demande des entrepreneurs qui en font pour le pays l’exportation, demande qui se règle à son tour sur l’état du marché de B. D’autre part, la baisse occasionnée en B ne peut jamais devenir pour les exploitants de ce pays un moyen de lutter contre leurs concurrents de A, puisque cette baisse est le résultat de l’importation, non des ressources naturelles du sol. Il en est à cet égard du pays importateur comme d’une horloge dont le poids est arrivé au bas, et qui, pour marcher, attend qu’une force étrangère la remonte. M. Bastiat, en identifiant l’argent avec les autres espèces de marchandises, a cru trouver le mouvement perpétuel : et comme cette identité n’est pas vraie, il n’a rencontré que l’inertie.

« Dans ces circonstances, continue notre auteur, l’industrie aura toutes sortes de motifs, des motifs, si je puis le dire, portés à la quatrième puissance, pour déserter A et venir s’établir en B. Ou pour rentrer dans la vérité, disons qu’elle n’aura pas attendu ce moment ; que les brusques déplacements répugnent à la nature, et que dès l’origine, sous un régime libre, elle se sera progressivement partagée et distribuée entre A et B, selon les lois de l’offre et de la demande, c’est-à-dire selon les lois de la justice et de l’utilité. »

Cette conclusion serait sans réplique, n’était l’observation que nous avons glissée entre la cherté nominale de A, et le bon marché réel de B. M. Bastiat ayant perdu de vue le rapport de causalité qui rend la mercuriale de celui-ci dépendante de la mercuriale de celui-là, s’est imaginé que les métaux précieux iraient se promener d’A en B, et de B en A, comme l’eau dans le niveau, sans autre but, sans autre conséquence, que de rétablir l’équilibre et de combler des vides. Que ne disait-il, ce qui eût été plus clair et plus vrai : Quand les ouvriers de B verront leur salaire se réduire et leur travail diminuer par l’importation des marchandises de A, ils quitteront leur pays, ils iront eux-mêmes travailler en A, comme les Irlandais sont allés en Angleterre ; et par la concurrence qu’ils feront aux ouvriers de A, ils contribueront à ruiner de plus en plus leur ancienne patrie, en même temps qu’ils augmenteront la misère générale dans leur patrie adoptive. Alors la grande propriété et la grande misère régnant partout, l’équilibre sera établi… Étrange pouvoir de fascination exercé par les mots ! M. Bastiat vient de constater lui-même la déchéance du pays B : et, l’esprit troublé de hausse et de baisse, de compensation, d’équilibre, de niveau, de justice, d’algèbre, il prend le noir pour le blanc, l’œuvre d’Ahrimane pour celle d’Orsmud, et n’aperçoit, dans cette déchéance manifeste, qu’une restauration !

Quand les industriels de A, enrichis par leur commerce avec B, ne sauront plus que faire de leurs capitaux, ils les porteront, dites-vous, en B. C’est très-vrai. Mais cela signifie qu’ils iront acheter en B des maisons, des terres, des bois, des rivières et des pâturages ; qu’ils s’y formeront des domaines, se choisiront des fermiers et des serfs, et y deviendront seigneurs et princes de par l’autorité que les hommes respectent le plus, l’argent. Avec ces grands feudataires, la richesse nationale, expatriée, rentrera au pays, apportant la domination étrangère et le paupérisme.

Peu importe, du reste, que cette révolution s’accomplisse d’une manière lente ou subite. Les brusques transitions, comme dit fort bien M. Bastiat, répugnent à la nature ; les conquêtes commerciales ont pour mesure la différence des prix de revient dans les nations envahissantes et les nations envahies. Peu importe aussi que la nouvelle aristocratie vienne du dehors, ou se compose d’indigènes enrichis par l’usure et la banque, alors qu’ils servaient d’intermédiaires entre leurs compatriotes et les étrangers. La révolution dont je parle ne tient pas essentiellement à une immigration des étrangers, pas plus qu’à l’exportation du sol. La division du peuple en deux castes, sous l’action du commerce extérieur, et l’élévation d’une féodalité mercantile dans un pays jadis libre et dont les habitants pouvaient, sauf les autres causes de subalternisation, rester égaux, voilà l’essence de cette révolution, le fruit inévitable du libre commerce, exercé dans des conditions défavorables.

Quoi donc ! parce que nous n’aurons pas vu le sol français traverser la Manche et se perdre dans la Tamise ; que rien n’aura été modifié dans notre gouvernement, nos lois, nos usages ; parce qu’une colonie expédiée de toutes les nations avec lesquelles nous faisons des échanges, ne viendra pas se mettre aux lieu et place de nos trente-cinq millions d’habitants, rien ne sera changé suivant vous ! Les dépouilles du pays, revenues sous la forme de créances hypothécaires, auront divisé la nation en nobles et serfs, et nous n’aurons rien perdu ! L’effet du libre commerce aura été de renforcer et d’accroître l’action des machines, de la concurrence, du monopole et de l’impôt ; et quand la masse des travailleurs vaincus, grâce à l’invasion étrangère, aura été livrée à la merci du capital, elle devra garder le silence ; quand l’état obéré n’aura plus pour ressource que de se vendre et de prostituer la patrie, il faudra qu’il s’humilie devant le génie sublime des économistes !

Est-ce que j’exagère, par hasard ? Ne sait-on pas que le Portugal, pays libre politiquement, pays qui a son roi, son culte, sa constitution, sa langue, est devenu, par le traité de Méthuen et le libre commerce, une possession anglaise ? L’économiste anglican nous aurait-il déjà fait perdre le sens de l’histoire ; et serait-il vrai, pour emprunter le style figuré d’un défenseur du travail national, que le Bordelais veuille ouvrir de nouveau la France à l’Anglais, comme il fit jadis sous Éléonore de Guienne ? Serait-il vrai qu’une conspiration existe dans notre pays pour nous vendre à l’aristocratie banquière de l’Europe, comme les marchands du Texas ont vendu récemment leur pays aux États-Unis ?

« La question du Texas, » ceci est extrait de l’un de nos journaux les plus accrédités et les moins suspects de préjugés prohibitionnistes, « était au fond une question d’argent. Le Texas avait une dette fort considérable pour un pays sans ressources L’état avait pour créanciers presque tous ses citoyens influents ; et l’objet principal de ceux-ci était de se faire rembourser de leurs créances, peu leur importait par qui. Ils ont négocié de l'indépendance du pays, n’ayant autre chose à vendre. Les États-Unis leur ont toujours paru bien plus en état de payer que le Mexique ; et s’ils avaient consenti tout d’abord à prendre à leur charge les dettes du Texas, l’annexion aurait été depuis longtemps un fait accompli. » (Constitutionnel, 2 août 1845.)

Voilà ce qu’eût voulu empêcher M. Guizot, et ce qu’il ne sut expliquer à la tribune, lorsque l’opposition vint lui demander compte de ses négociations relativement au Texas. Quel effroi ce ministre eût jeté parmi sa majorité boutiquière, s’il se fût mis à développer cette thèse magnifique, si digne de son talent oratoire : Les influences mercantiles sont la mort aux nationalités, dont elles ne laissent subsister que le squelette !

M. Bastiat, qu’il me permette de lui en exprimer ici toute ma reconnaissance, est pénétré du socialisme le plus pur : il aime par-dessus tout son pays ; il professe hautement la doctrine de l’égalité. S’il a épousé avec tant de dévouement la cause du libre commerce ; s’il s’est fait le missionnaire des idées de la Ligue, c’est qu’il a été séduit, comme tant d’autres, par ce grand mot de liberté, qui par lui-même n’exprimant qu’une spontanéité vague et indéfinie, convient merveilleusement à tous les fanatismes, ennemis éternels de la vérité et de la justice. Sans doute la liberté, pour les individus comme pour les nations, implique égalité ; mais c’est seulement lorsqu’elle s’est définie, lorsqu’elle a reçu de la loi sa forme et sa puissance, et non point tant qu’elle reste abandonnée à elle-même, dépourvue de toute détermination, comme elle existe chez le sauvage. La liberté, ainsi entendue, n’est, comme la concurrence des économistes, qu’un principe contradictoire, une funeste équivoque : nous allons en acquérir une nouvelle preuve.

« En définitive, observe M. Bastiat, ce n’est pas le don gratuit de la nature que nous payons dans l’échange, c’est le travail humain. J’appelle chez moi un ouvrier : il arrive avec une scie. Je paye sa journée 2 fr. ; il me fait vingt-cinq planches. Si la scie n’eût pas été inventée, il n’en aurait peut-être pas fait une seule, et je ne lui aurais pas moins payé sa journée. L’utilité produite par la scie est donc pour moi un don gratuit de la nature, ou plutôt c’est une portion de l’héritage que j’ai reçu en commun, avec tous mes frères, de l’intelligence de mes ancêtres… Donc, la rémunération ne se proportionne pas aux utilités que le producteur porte sur le marché, mais à son travail. Donc enfin le libre commerce, ayant pour objet de faire jouir tous les peuples des utilités gratuites de la nature, ne peut jamais porter préjudice à aucun. »

J’ignore ce que MM. Bossi, Chevalier, Blanqui, Dunoyer, Fix, et autres défenseurs des pures traditions économiques, ont pensé de cette doctrine de M. Bastiat, qui, écartant d’un seul coup et mettant au néant tous les monopoles, fait du travail l’unique et souverain arbitre de la valeur. Ce n’est pas moi, on le pense bien, qui attaquerai la proposition de M. Bastiat, puisqu’à mes yeux elle est l’aphorisme de l’égalité même, et qu’en conséquence la condamnation du libre commerce, au sens que l’entendent les économistes, s’y trouve.

Ce n’est pas l’utilité gratuite de la nature que je dois payer, c’est le travail ! Telle est la loi de l’économie sociale, loi encore peu connue, restée jusqu’à ce jour enveloppée dans ces espèces de mythes qui par leurs oppositions la mettent peu à peu à découvert, division du travail, machines, concurrence, etc. M. Bastiat, vrai disciple de Smith, a supérieurement reconnu et dénoncé ce qui doit être, et par conséquent ce qui vient, quod fit ; il a complètement oublié ce qui est. Pour que la loi du travail, l’égalité dans l’échange, s’accomplisse sincèrement, il faut que les contradictions économiques soient toutes résolues ; ce qui signifie, relativement à la question qui nous occupe, que hors de l’association la liberté du commerce n’est toujours que la tyrannie de la force.

Ainsi, M. Bastiat explique très-bien comment l’usage de la scie est devenu pour tous un don gratuit. Mais il est certain qu’aujourd’hui, avec nos lois de monopole, si la scie était inconnue, l’inventeur prenant aussitôt un brevet, s’approprierait, autant qu’il serait en lui, le bénéfice de l’instrument. Or, telle est précisément la condition de la terre, des machines, des capitaux et de tous les instruments de travail ; et M. Bastiat part d’une supposition tout à fait fausse, ou, si l’on aime mieux, il anticipe illégitimement sur l’avenir, lorsque opposant la concurrence au monopole et les régions tropicales aux zones tempérées, il nous dit : « Si par un heureux miracle la fertilité de toutes les terres arables venait à s’accroître, ce n’est point l’agriculteur mais le consommateur qui recueillerait l’avantage de ce phénomène, car il se résoudrait en abondance, en bon marché. Il y aurait moins de travail incorporé dans chaque hectolitre de blé ; et l’agriculteur ne pourrait l’échanger que contre un moindre travail, incorporé dans tout autre produit.

Et plus loin :

« A est un pays favorisé, B est un pays maltraité de la nature. Je dis que l’échange est avantageux à tous deux, mais surtout à B, parce que l’échange ne consiste pas en utilités contre utilités, mais en valeurs contre valeurs. Or, A met plus d’utilité dans la même valeur, puisque l’utilité du produit embrasse ce qu’y a fait la nature et ce qu’y a fait le travail, tandis que la valeur ne correspond qu’à ce qu’y a mis le travail. Donc, B fait un marché tout à son avantage. En acquittant au producteur de A simplement son travail, il reçoit par-dessus le marché plus d’utilités naturelles qu’il n’en donne. »

Oui, encore une fois, vous crierai-je de toute la force de ma voix, c’est le travail qui fait la valeur, non pas, comme vous le disiez tout à l’heure, et comme l’enseignent tous vos confrères qui vous applaudissent sans vous comprendre, l’offre et la demande ; c’est le travail qui doit se payer et s’échanger, non l’utilité gratuite du sol : et vous ne pouviez rien dire qui démontrât mieux votre bonne foi et l’incohérence de vos idées. Dans de telles conditions, la liberté la plus absolue des échanges est toujours avantageuse, et ne peut jamais devenir nuisible. Mais les monopoles, mais les privilèges de l’industrie, mais la prélibation du capitaliste, mais les droits seigneuriaux de la propriété, les avez-vous abolis ? avez-vous seulement un moyen de les abolir ? croyez-vous même à la possibilité, à la nécessité de leur abolition ? Je vous somme de vous expliquer, car il y va du salut et de la liberté des nations ; en pareille matière, l’équivoque devient parricide. Tant que le privilège du territoire national et la propriété individuelle seront par vous sous-entendus, la loi de l’échange dans votre bouche sera un mensonge ; tant qu’il n’y aura pas association et solidarité consentie entre les producteurs de tous les pays, c’est-à-dire communauté des dons de la nature et échange seulement des produits du travail, le commerce extérieur ne fera que reproduire entre les races le phénomène d’asservissement et de dépendance que la division du travail, le salariat, la concurrence et tous les agents économiques opèrent entre les individus ; votre libre commerce sera une duperie, si vous ne préférez que je dise une spoliation exercée de vive force.

La nature, pour amener les peuples favorisés à l’association générale, les a séparés des autres par des barrières naturelles qui mettent une entrave à leurs invasions et à leurs conquêtes. Et vous, sans prendre de garanties, vous levez ces barrières ! vous jugez inutiles les précautions de la nature ! Vous jouez l’indépendance d’un peuple, pour satisfaire l’égoïsme d’un consommateur qui ne veut pas être de son pays ! Au monopole du dedans vous ne savez opposer que le monopole du dehors, toujours le monopole ! tournant ainsi dans le cercle fatal de vos contradictions ! Vous nous promettez que le travail échangera le travail ; et il se trouve à l’échange que c’est le monopole qui s’est échangé contre le monopole, et que Brennus, l’ennemi du travail, a jeté furtivement son épée dans la balance !

La confusion du vrai et du réel, du droit et du fait ; l’embarras perpétuel où jette les meilleurs esprits l’antagonisme de la tradition et du progrès, semblent avoir ôté à M. Bastiat jusqu’à l’intelligence des choses de la pratique la plus vulgaire. Voici un fait qu’il rapporte, en preuve de sa thèse.

« Autrefois, disait un manufacturier à la chambre de Commerce de Manchester, nous exportions des étoffes ; puis cette exportation a fait place à celle des fils, qui sont la matière première des étoffes ; ensuite à celle des machines, qui sont les instruments de production du fil ; plus tard, à celle des capitaux, avec lesquels nous construisons nos machines, et enfin à celle de nos ouvriers et de notre génie industriel, qui sont la source de nos capitaux. Tous ces éléments de travail ont été, les uns après les autres, s’exercer là où ils trouvaient à le faire avec plus d’avantage, là où l’existence est moins chère, la vie plus facile : et l’on peut voir aujourd’hui en Prusse, en Autriche, en Saxe, en Suisse, en Italie, d’immenses manufactures fondées avec des capitaux anglais, servies par des ouvriers anglais, et dirigées par des ingénieurs anglais. »

Ne voilà-t-il pas une merveilleuse justification du libre commerce ! La Prusse, l’Autriche, la Saxe, l’Italie, défendues par leurs douanes et limitées dans leurs achats par la médiocrité de leur richesse métallique, n’admettaient les produits anglais que sous bénéfice d’escompte, n’en prenaient que ce qu’elles pouvaient payer. Les capitaux anglais, entravés et impatients, sortent de leur pays, vont se naturaliser dans ces contrées inaccessibles, se faire autrichiens, prussiens, saxons, corriger, par leur émigration, l’injustice du sort. Là, sous la protection des mêmes douanes qui auparavant les tenaient à distance, et qui maintenant les protègent, secondés par le travail des indigènes dont leurs possesseurs ne se distinguent plus, ils s’emparent du marché, font concurrence à la mère patrie, refoulent successivement tous ses produits, d’abord les étoffes, puis les fils, puis les machines, puis, ce qui était surtout dangereux, les prêts usuraires ; et dans cette opération de nivellement des conditions du travail, dans ce fait qui accuse si hautement la nécessité pour chaque peuple de n’accepter les produits de ses voisins que sous la condition d’égalité dans l’échange, et leurs capitaux qu’à titre de mise de fonds et non de prêt, on trouve un argument en faveur de la liberté du commerce ! Ou je n’y comprends plus rien moi-même, ou M. Bastiat confond de nouveau les choses les plus disparates, l’association et le salariat, l’usure et la commandite.

La contradiction, qui dans la théorie de la balance du commerce, de même que dans toutes les autres, a égaré les économistes, a pourtant frappé l’esprit de M. Bastiat. Un moment il a paru saisir les deux faces du phénomène : malheureusement la logique est chose encore si peu connue en France, que M. Bastiat, à qui l’opposition des principes commandait de conclure par une synthèse, s’en est rapporté à cet axiome de mathématicien, qui n’est vrai qu’en mathématique, savoir que de deux propositions l’une étant démontrée fausse, l’autre nécessairement est vraie.

« L’homme, dit-il, produit pour consommer : il est à la fois producteur et consommateur… Si donc nous consultons notre intérêt personnel, nous reconnaissons distinctement qu’il est double. Comme vendeurs nous avons intérêt à la cherté, et par conséquent à la rareté ; comme acheteurs, au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l’abondance des choses. »

Jusque-là c’est irréprochable d’observation et de raisonnement. Mais c’était là aussi que gisait la difficulté ; c’était sous cette opposition décevante qu’était caché le piége tendu à la sagacité de M. Bastiat. Quel parti prendre, en effet, je ne dis pas entre moi producteur et mon voisin consommateur, ou vice versâ : pour résoudre cette question, il ne faut pas la personnaliser, il faut au contraire la généraliser ; quel parti prendre donc, entre les producteurs d’une nation, qui en sont en même temps les consommateurs ; et les consommateurs de cette même nation, qui en sont aussi les producteurs ? À défaut de logique, le bon sens disait qu’il était absurde de donner la préférence à l’une ou à l’autre de ces catégories, puisque, désignant, non plus des castes, mais des fonctions corrélatives, elles embrassent également tout le monde. Mais l’économie politique, cette science de la discorde, ne sait pas voir les choses avec cet ensemble : pour elle, il n’y a jamais dans la société que des individus opposés d’intérêts et de droits. M. Bastiat, malheur ! a osé choisir, et il s’est perdu.

« Puisque les deux intérêts se contredisent, l’un d’eux doit nécessairement coïncider avec l’intérêt social en général, et l’autre lui être antipathique… » Et M. Bastiat de prouver très-longuement et très-doctement que l’intérêt du consommateur étant plus social en général que celui du producteur, c’est de ce côté que les gouvernements doivent faire pencher la protection. Est-il démontré maintenant, j’adresse cette question aux lecteurs compétents, que tout ce qui manque aux économistes, c’est de savoir raisonner ?

Vous l’avez dit vous-même : l’intérêt du consommateur est identique dans la société à celui du producteur ; par conséquent, en matière de commerce international, il faut raisonner de la société comme de l’individu : comment donc avez-vous pu séparer l’un de l’autre ces deux intérêts ? Vous ne pouvez vous figurer un consommateur achetant avec autre chose qu’avec ses produits ; comment prétendez-vous alors qu’il est indifférent pour une nation d’acheter avec son argent ou avec ses produits, puisque la conséquence de ce système est la consommation sans production, c’est-à-dire la ruine ? Comment oubliez-vous que le consommateur, la société, ne profite du bon marché de ce qu’il achète, qu’autant qu’il couvre ses achats par une quantité de produits dans laquelle il a incorporé une valeur égale ?

Je vois ce qui vous préoccupe. Vous opposez l’intérêt individuel, que vous appelez production, à l’intérêt social, que vous nommez consommation ; et comme vous préférez l’intérêt du plus grand nombre à celui du plus petit, vous n’hésitez pas à immoler la production à la consommation. Votre intention est excellente, et j’en prends acte : mais j’ajoute que vous vous êtes trompé de boule, que vous avez voté blanc quand vous vouliez dire noir, que la société a été prise par vous pour l’égoïsme, et réciproquement l’égoïsme pour la société.

Supposons que, dans un pays ouvert au libre commerce, la différence des importations sur les exportations provienne d’un seul article, dont la production, si elle eût été protégée, aurait fait vivre 20,000 hommes, sur 30 millions dont se compose la nation. Dans votre système, l’intérêt particulier de ces 20,000 producteurs ne peut, ne doit pas l’emporter sur l’intérêt des 30 millions de consommateurs, et la marchandise étrangère doit être accueillie. Dans mon opinion, au contraire, elle doit être repoussée, à moins qu’elle ne puisse être soldée en produits indigènes ; et cela, non par égard pour un intérêt de corporation, mais dans l’intérêt de la société elle-même. J’en ai dit la raison, et il me suffira de la rappeler en deux mots ; c’est que la valeur monétaire n’est pas, quoi qu’on ait dit, une valeur comme une autre ; c’est qu’avec ses capitaux métalliques, avec ses valeurs les plus idéalisées et les plus solides, une nation perd sa substance, sa vie et sa liberté. Un homme qui perdrait continuellement son sang par la piqûre d’une aiguille n’en mourrait pas en une heure, sans doute, mais il pourrait en mourir en quinze jours ; et peu importerait que l’écoulement se fît par la gorge ou par le petit doigt. Ainsi, en dépit de l’égoïsme monopoleur, en dépit de la loi de propriété qui assure à chacun l’entière disposition de ses biens, des fruits de son travail et de son industrie, les membres d’une même nation sont tous solidaires : comment ce rapport, qui est à la fois de justice et d’économie, vous a-t-il échappé ? Comment n’avez-vous pas aperçu l’antinomie qui bondissait sous votre plume ?

Déplorable effet des préjugés d’école ! M. Bastiat, jugeant la question du libre commerce du point de vue étroit de l’égoïsme, alors qu’il croit se placer sous le large horizon de la société, appelle théorie de la disette celle qui consiste dans son essence (je ne défends point les irrégularités et les vexations de la douane) à assurer le solde des produits étrangers par une livraison équivalente de produits indigènes, sans laquelle l’achat des produits étrangers, à quelque prix qu’il se fasse, n’est en réalité qu’appauvrissement. Et il nomme théorie de l’abondance celle qui demande l’entrée en franchise de toutes les marchandises du dehors, alors même qu’elles ne seraient acquittées qu’en numéraire ; comme si une liberté de cette espèce, qui ne profite en dernière analyse qu’aux rentiers, qui n’aboutit qu’à réconforter l’oisiveté, n’était pas une consommation sans échange, une jouissance prodigue, une destruction de capitaux. Une fois engagé dans cette route, il a fallu la parcourir jusqu’à la fin ; et la dénomination baroque de sisyphisme, appliquée au parti des restrictions, et ridicule seulement pour l’auteur, est venue terminer cette longue invective.

La théorie du libre monopole une théorie de l’abondance ! Ah ! vraiment, s’il n’existait ni philosophes ni prêtres, il suffirait des économistes pour donner la mesure de la déraison et de la crédulité humaine.

Abolissez simultanément tous les tarifs, disent les économistes ; et la baisse étant générale, toutes les industries profiteront ; il n’y aura pas de souffrance partielle ; le travail national augmentera, et vous pourrez courir l’étranger. C’est avec cette raison d’enfant que M. Blanqui, à la suite d’une brillante polémique, réduisit au silence M. Émile de Girardin, le seul de nos journalistes qui ait essayé de défendre le principe de la nationalité du travail.

Sans doute, si tous les industriels d’un pays pouvaient se procurer à meilleur marché les matières premières, rien ne serait changé à leur condition respective : mais en quoi cela touche-t-il la difficulté ? Il s’agit de l’équilibre des nations, non de l’équilibre, dans chaque nation, des industries privées. Or, je reprends l’observation faite plus haut : cette baisse générale, cet avantage d’avoir pour une valeur égale à deux journées de travail ce qui auparavant nous en coûtait trois, à quoi le devrons-nous ? Sera-ce à nos propres efforts, ou bien à l’importation ? La réponse n’est pas douteuse : ce sera à l’importation. Or, si la cause première du bon marché part du dehors, comment, en ajoutant notre travail, augmenté des frais de transports de la matière première, au produit de l’étranger, pourrons-nous faire concurrence à l’étranger ? Et s’il implique contradiction que la baisse dont l’étranger nous fait jouir nous mette en état de lutter contre lui, c’est-à-dire de payer ses produits avec les nôtres, en quelle marchandise acquitterons-nous ses envois ? avec notre argent, sans doute. Prouvez donc que l’argent est une marchandise comme une autre, ou bien faites que toutes les marchandises équivaillent à l’argent : sinon taisez-vous, vous n’êtes que des brouillons et des étourdis.

Laissons entrer en franchise les céréales, crient aux fermiers les ligueurs anglais, et le prix des services étant réduit partout, la production du blé anglais sera moins chère ; et le fermier, et le propriétaire, et le journalier profiteront. — Mais encore une fois, ceci n’est rien moins que le mouvement perpétuel, et mérite qu’on le démontre. Comment, si la baisse des services en Angleterre est due à l’importation des blés d’Amérique et de la mer Noire, la production du blé anglais pourra-t-elle jamais lutter contre la production du blé russe ou américain ? Comment l’effet pourra-t-il vaincre la cause ? Le prix du blé étranger ne montera-t-il pas en raison de la demande ? ne diminuera-t-il pas en raison de la concurrence ? ne suivra-t-il pas toutes les oscillations du marché ? Si les frais de production du blé en Angleterre, par le fait de l’importation américaine, sont réduits de 3 fr. par hectolitre, la production anglaise, soutenue par l’Amérique, forcera l’Amérique à baisser ses prix de 3 fr. de plus que celle-ci n’avait fait d’abord ; mais jamais par ce moyen l’Angleterre ne pourra ressaisir l’avantage. Que dis-je ? si tout baisse en Angleterre, la baisse de ses marchandises profitera aux Américains, qui seront de plus en plus assurés de la supériorité par leurs céréales. Encore une fois, prouvez le contraire, ou retirez vos paroles.

Laissons entrer chez nous, dit M. Blanqui, les fers, la houille, les tissus, toutes les matières premières de notre travail ; et il arrivera pour chacune de nos industries ce qui est arrivé pour la production du sucre de betterave, après qu’il eut été débarrassé des droits qui le protégeaient : elles augmenteront de puissance. — Par malheur pour l’assertion de M. Blanqui, les fabricants de sucre de betterave ont réclamé : ils ont dit que le progrès qu’ils avaient obtenu dans la fabrication, ils le devaient, non pas à la concurrence étrangère, mais à leurs propres efforts, à leur propre intelligence ; que ce progrès, en un mot, ils le tenaient de leur propre fonds, non du secours de l’étranger. Dans le système de M. Blanqui, la protection, même la plus modérée, doit nuire à l’industrie d’un pays : tout au contraire, par la protection cette industrie (c’est elle-même qui l’assure) prospère. Ainsi on a vu en quelque années l’industrie linière monter en France de 90,000 broches à 150,000 ; et d’après le ministre du commerce, 60,000 broches sont en ce moment commandées. Comment en serait-il autrement ? Comment, à moins d’associer les sucreries de France avec celles des Antilles, les filatures de la Bretagne avec celles de Belgique, le bon marché de l’industrie étrangère pourrait-il aider à faire marcher la nôtre ? Un fabricant de sucre de betterave me dirait le contraire que je ne le croirais pas. M. Blanqui a-t-il entendu seulement que la concurrence étrangère, agissant comme stimulant, rendra nos industriels plus inventifs, et par conséquent nos manufactures plus fécondes ? En ce cas, l’introduction des produits étrangers n’est qu’un moyen de haute police commerciale entre les mains du gouvernement. Qu’on l’avoue, et la cause est entendue ; il n’y a plus matière à controverse.

Si je prouvais à mon tour que la liberté absolue du commerce, avec le maintien des monopoles nationaux et individuels, non-seulement n’est pas une cause de richesse, puisqu’avec une semblable liberté l’équilibre entre les nations est détruit, et que sans l’équilibre il n’y a pas de richesse véritable ; — mais encore est une cause d’enchérissement et de disette, les économistes me feraient-ils l’honneur de lever ce nouveau scrupule ?

La France ne craint aucune concurrence pour ses vins : le monde entier les appelle. Sous ce rapport le Bordelais, le Champenois, le Bourguignon, ne peuvent que gagner à la liberté du commerce ; je conviens même que, notre industrie vinicole occupant un cinquième de la population du pays, la suppression totale des barrières se présente pour nous avec une grande apparence d’avantage. Les vignerons seront donc satisfaits : le libre commerce n’aura pas pour effet de faire baisser le prix de leurs vins ; tout au contraire, ce sera de les faire enrichir. Mais que penseront de cet enchérissement les laboureurs et les industriels ? La consommation par tête, qui n’est déjà que de 95 litres à Paris, descendra à 60 : on prendra le vin comme on prend le café, par demi-tasses et petits verres. Ce sera horrible pour des Français : nos vins, précisément parce qu’ils croissent sur le même sol que nous, nos vins nous sont plus nécessaires qu’à d’autres : le débouché extérieur va nous les enlever.

Or, quelle est la compensation qu’on nous offre ? Certes, ce ne sont pas les vins d’Angleterre et de Belgique ; ni ceux plus réels, mais non moins inaccessibles au peuple, de Porto, de Hongrie, d’Alicante ou de Madère ; ni les bières de Hollande, ni le petit-lait des chalets alpins. Que boirons-nous ? Nous aurons, disent les économistes, le fer, la houille, la quincaillerie, la toile, les cristaux, la viande, à meilleur marché : ce qui veut dire, d’un côté, que nous n’aurons plus de vin, de l’autre plus de travail, puisque, comme il a été démontré, ce n’est pas avec les produits de l’étranger que nous pouvons faire concurrence aux produits de l’étranger. Réciproquement, les ouvriers anglais verront baisser pour eux le prix du pain, du vin et des autres comestibles ; mais en même temps le prix de la houille, du fer, et de tous les objets que produit l’Angleterre, augmentera ; et comme, pour conserver leur travail en face de la concurrence étrangère, ils devront subir toujours de nouvelles réductions de salaires, il leur arrivera la même chose qu’aux ouvriers de France : ils ne pourront acheter ni leurs produits, ni les nôtres. Qui donc aura profité de la liberté ? Les monopoleurs, les seuls monopoleurs, les rentiers, tous ceux qui vivent du croit de leurs capitaux, en un mot, tous les faiseurs de pauvres, dont la caste, toujours assez nombreuse pour dévorer l’excédant que laissent au fermier les terres de première qualité, au mineur les mines les plus riches, à l’industriel les exploitations les plus productives, ne peut permettre au travail d’atteindre aux terres et à toutes les exploitations inférieures, sans abandonner ses revenus. Dans ce système de monopoles engrenés, qu’on appelle liberté du commerce, le détenteur des instruments de production semble dire à l’ouvrier : Tu travailleras tant que par ton travail tu pourras me laisser un excédant ; tu n’iras pas plus loin. La nature a voulu que l’habitant de chaque zone vécût d’abord de ses produits naturels, puis qu’il obtînt, à l’aide du surplus, les objets que son pays ne produit pas. Dans le plan du monopole, au contraire, le travailleur n’est plus que le serf de l’oisif cosmopolite : le paysan de Pologne sème pour le lord d’Angleterre ; le Portugais, le Français produisent leurs vins pour tous les oisifs du monde : la consommation, si j’ose ainsi dire, est dépaysée ; le travail même, limité par la rente, réduit à une spécialité étroite et servile, n’a plus de patrie.

Ainsi, après avoir trouvé que l’inégalité des échanges ruine à la longue les nations qui achètent, nous découvrons encore qu’elle ruine aussi celles qui vendent. L’équilibre une fois rompu, la subversion se fait sentir de toutes parts. La misère réagit contre son auteur ; et comme à la guerre l’armée conquérante finit par s’éteindre dans la victoire, ainsi, dans le commerce, le peuple le plus fort finit par être le plus pressuré. Étrange renversement ! Say nous dit que dans le libre échange tout l’avantage est à celui qui reçoit le plus ; et de fait, en prenant l’avantage au sens du moindre dommage, Say avait tout à fait raison. On souffre moins à consommer sans produire, qu’à produire sans consommer ; d’autant mieux qu’après avoir tout perdu, il reste le travail pour tout reconquérir.

L’Angleterre est depuis longtemps ce pays A, marqué par M. Bastiat ; pays capable à lui seul d’approvisionner le monde d’une multitude de choses, et à des conditions meilleures que tous les autres pays. Malgré les tarifs dont s’est entourée partout la méfiance des nations, l’Angleterre a recueilli le fruit de sa supériorité ; elle a épuisé des royaumes et attiré à soi l’or de la terre ; mais en même temps la misère lui est venue de tous les points du globe. Création de fortunes inouïes, dépossession de tous les petits propriétaires, et métamorphose des deux tiers de la nation en caste indigente : voilà ce qu’ont valu à l’Angleterre ses conquêtes industrielles. En vain l’on s’efforce, par une théorie absurde, de donner le change aux esprits et de dissimuler la cause du mal ; en vain une intrigue puissante, sous le masque du libéralisme, cherche à entraîner les nations rivales dans une mêlée désastreuse : les faits restent pour l’instruction des sociétés, et il suffira toujours de faire l’analyse de ces faits pour se convaincre que toute infraction à la justice frappe le brigand en même temps que la victime.

Que dirai-je plus ? les partisans du libre monopole n’ont pas même la satisfaction de pouvoir suivre leur principe jusqu’à la fin, et leur théorie aboutit à la négation d’elle-même.

Supposons qu’à la suite de l’abolition des droits sur les céréales, l’Angleterre, entrant dans la voie de notre grande révolution, ordonnât la vente de tous les domaines, et que le sol, aujourd’hui aggloméré dans les mains d’une imperceptible minorité, se partageât entre les quatre ou cinq millions d’habitants qui forment l’importance de sa population agricole. Assurément ce procédé, déjà prévu par quelques économistes, serait le meilleur pour délivrer pendant un temps l’Angleterre de son affreuse misère, et un heureux supplément de workhaus. Mais, cette grande mesure révolutionnaire opérée, si le marché anglais continuait comme par le passé à être ouvert aux céréales et autres produits agricoles du dehors, il est sensible que les nouveaux propriétaires, forcés de vivre sur leurs terres, d’en tirer pain, orge, viande, laitage, œufs et légumes, et ne pouvant pas échanger ou n’échangeant qu’à perte, puisque leur production coûterait plus cher que celle des objets de même nature importés de l’étranger, ces propriétaires, dis-je, s’arrangeraient, comme autrefois nos paysans, de manière à n’acheter rien, et à produire par eux-mêmes tout ce dont ils auraient besoin. Les barrières seraient abolies ; mais la population rurale s’abstenant, ce serait comme si elles ne l’étaient pas. Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour voir que telle a été la cause première du régime protecteur : les économistes, avec leurs chiffres et leur éloquence, pourraient-ils dire comment ils pensent échapper à ce cercle ?…

L’essence de la monnaie méconnue ; les effets de la hausse et de la baisse sur l’argent comparés sans aucune intelligence aux effets de la hausse et de la baisse sur les marchandises ; l’influence des monopoles sur la valeur des produits mise de côté ; l’égoïsme substitué partout à l’intérêt social ; la solidarité des oisifs érigée sur les ruines de la solidarité des travailleurs ; la contradiction dans le principe ; et, par-dessus tout, les nationalités sacrifiées sur l’autel du privilége : voilà, si je ne me trompe, ce que nous avons fait ressortir, avec une évidence irrésistible, de la théorie du libre commerce.

Faut-il que je poursuive la réfutation de cette utopie, aux économistes si chère ? Ou je suis moi-même livré à la plus étrange hallucination, ou le lecteur impartial doit être maintenant fort désabusé, et l’argumentation des adversaires doit lui paraître si mesquine, si dépourvue de philosophie et de véritable science, que c’est à peine si j’ose encore citer des noms et des textes. J’ai peur que ma critique, à force d’évidence, ne devienne à la fin irrévérencieuse ; et plutôt que d’irriter, par une discussion publique, de respectables amours-propres, je préférerais mille fois les abandonner à la solitude de leurs remords.

Mais nous n’avons pas tout dit encore ; d’ailleurs l’opinion est si peu éclairée, l’autorité des noms est si puissante parmi nous, qu’on me pardonnera l’espèce d’acharnement avec lequel je suis forcé de combattre une école dont les intentions, je suis heureux de le reconnaître, sont excellentes, mais dont je soutiens que les moyens sont contradictoires et funestes.

M. Mathieu de Dombasles, l’un de nos meilleurs agronomes, avait très-bien aperçu la raison philosophique du régime protecteur ; et il avait combattu, avec un bon sens plein d’originalité et de verve, la théorie de J. B. Say. Sans doute, disait-il, M. Say aurait toute raison si les marchandises étaient simplement échangées, comme dans les sociétés primitives : mais elles ont été de part et d’autre vendues et achetées ; il y a eu de l’or et de l’argent pour appoint, et la monnaie a soldé la différence. Qu’importe donc le bon marché ? Du moment que nous ne payons pas nos achats en valeurs agricoles ou industrielles, mais avec nos métaux précieux, nous aliénons progressivement notre domaine, et devenons réellement tributaires de l’étranger. Car, pour que nous ayons toujours de quoi payer, il nous faudra racheter de l’or et de l’argent, ou laisser prendre hypothèque. Mais le premier parti est impossible par le commerce ; reste donc le second, qui est à proprement parler l’esclavage.

C’est contre cette déduction irréfutable, tirée des notions de l’économie politique elle-même, que M. Dunoyer s’est levé, dans son indignation, en pleine séance de l’Académie des sciences morales et politiques.

« M. de Dombasles, a-t-il dit avec véhémence, une des plus fortes et des plus saines intelligences, un des caractères les plus purs de notre pays, est, ainsi que M. d’Argout, partisan du régime prohibitif. Mais nul n’est infaillible ; et il peut arriver aux esprits les plus heureusement doués de se méprendre. »

Pourquoi cette insinuation, fort peu parlementaire ? La théorie des débouchés est-elle si sûre que toute raison, sous peine de folie, ait dû s’incliner devant elle ?

La certitude de cette théorie, dira-t-on, est acquise à l’Académie des sciences morales et politiques, qui en assume la responsabilité… Pourquoi n’ajoutez-vous pas : Et hors de laquelle il n’est qu’intrigants, brouillons, communistes abominables, dignes d’être férulés par M. Dunoyer, et biographiés par M. Reybaud ?

À cela, je n’aurais rien à répondre. Mais je demanderai à l’Académie des sciences morales, gardienne des libertés industrielles contre l’invasion des utopies communistes, comment il se fait que MM. d’Argout et de Dombasles s’opposent à la liberté du commerce, précisément parce qu’ils s’opposent à la communauté ? L’abaissement des barrières, si elle n’est pas la communauté des travailleurs, est du moins la communauté des exploiteurs : c’est déjà un commencement d’égalité. Or, chacun chez soi, chacun pour soi, s’écrient de concert MM. d’Argout et de Dombasles ; nous avons assez de nos iniquités, et ne voulons entrer en communauté de rapine avec personne. Au surplus, observe le dernier : « Il résulte de la division des intérêts qu’il ne peut y avoir de société réelle entre les diverses nations ; il n’y a et ne peut y avoir qu’une simple agglomération de sociétés contiguës. Qu’est-ce que l’intérêt général de l’humanité, en dehors de l’intérêt spécial des nations ?… »

Voilà qui est explicite : l’abolition des douanes entre les peuples est impossible, dit M. de Dombasles, parce que la communauté entre les peuples est impossible. Comment donc l’Académie des sciences morales, ennemie par principes de la communauté comme MM. d’Argout et de Dombasles le sont par instinct, a-t-elle pris parti, dans la question du libre commerce, pour la communauté ?

« L’illustre agronome, dit M. Dunoyer, ne s’est pas borné à envisager le système en fait ; il a entrepris de le défendre en théorie. »

Théorie et pratique, pratique et théorie : voilà les points cardinaux de tous les raisonnements de M. Dunoyer. C’est son deus ex machinâ. Tous les jours les principes économiques sont démentis par les faits : pratique. Les faits accomplis en vertu des principes sont désastreux : théorie. En excusant perpétuellement la théorie par la pratique, et la pratique par la théorie, on finit par mettre le sens commun hors de cause, et l’arbitraire est certain d’avoir toujours raison.

Par quelle théorie donc M. Dunoyer a-t-il été conduit, sur la question prohibitive, à déserter la pratique propriétaire, et à se déclarer partisan de la communauté ?

« En fait, dit-il, dès l’époque où les relations commerciales ont commencé à prendre de l’activité, on a partout débuté par la prohibition des marchandises étrangères. »

Enregistrons d’abord ce fait, et notons que M. Dunoyer, défendant une théorie opposée aux faits, commence la justification de son communisme par une utopie. Quoi ! l’Académie des sciences morales et politiques, dans le rapport qu’elle a publié sur le concours relatif à l’association, s’est plaint que les concurrents eussent tenu trop peu de compte de l’histoire, et M. Dunoyer, auteur lui trentième de ce compte rendu, consacre sa vie à défendre un principe opposé à l’histoire ! L’histoire ne signifie donc plus rien, dès que l’on est académicien !

« Rien ne devait sembler si naturel et si permis que de repousser la concurrence étrangère : l’instinct cupide des populations, l’intérêt fiscal des gouvernements, les vivacités nationales, la peur, la haine, la jalousie, l’amour de la vengeance et des représailles, toutes sortes de mauvais sentiments devaient pousser à l’emploi de ce moyen, emploi qu’a su colorer après coup la sagacité naturelle de l’esprit humain, toujours habile à découvrir de bonnes raisons à l’appui des plus mauvaises causes. »

Voici le genre humain traité comme M. de Dombasles. M. de Dombasles se déclare prohibitionniste : c’est un génie tombé, digne des censures de l’Académie. Le genre humain a pensé sur le libre commerce autrement que M. Dunoyer : c’est une race de coquins, de flibustiers et de faussaires, dignes de tous les maux de la gabelle et de la douane.

M. Dunoyer, qu’il me permette de le lui dire, accorde trop de puissance à notre malice, et fait en même temps trop d’honneur à notre esprit. Je ne crois pas qu’une seule de nos institutions soit née d’une pensée mauvaise, pas plus que d’une erreur absolue ; et le comble de la sagacité humaine n’est pas d’inventer après coup des prétextes aux résolutions sociales, c’est de découvrir quels en ont été les véritables motifs. Le consentement universel s’est-il trompé en établissant autour de chaque peuple un cercle de garanties ? Si M. Dunoyer se fût posé la question dans ces termes, sans doute il eût été plus réservé dans sa réponse.

« Que le système donc ait eu ses raisons, cela n’est pas contestable : que de plus il n’ait pas empêché certains progrès, et même des progrès considérables, quoique infiniment moindres à coup sûr, et surtout moins heureusement dirigés que si les choses eussent pris un cours plus régulier et plus légitime, cela n’est pas davantage susceptible d’être contesté. »

M. Dunoyer, j’ai regret de le mettre en si mauvaise compagnie, raisonne juste comme les communistes et les athées. Sans doute, disent-ils, la civilisation a marché ; sans doute la religion et la propriété ont eu leurs raisons d’existence : mais combien plus rapides eussent été nos progrès, sans les rois, sans les prêtres, sans la propriété, fondement de la famille ; sans cet effroyable dogme de la chute et de la nécessité de combattre la chair !… Inutiles regrets : les prohibitions furent en leur temps, comme la propriété, la monarchie et la religion, partie intégrante et nécessaire de la police des états, et l’une des conditions de leur prospérité. La question n’est donc pas seulement de discuter les prohibitions en elles-mêmes, mais aussi de savoir si leur destinée est accomplie : à quoi sert d’être membre d’une Académie des sciences morales, politiques et historiques, si l’ont méconnaît ces principes de la critique la plus vulgaire ?

M. Dunoyer accuse ensuite la divergence des intérêts créés par le système protecteur. C’est prendre la chose à rebours. La divergence des intérêts n’est pas née de la protection ; elle dérive de l’inégalité des conditions du travail et des monopoles ; elle est la cause, non l’effet, de l’établissement des douanes. Est-ce que les dépôts houillers et ferrugineux n’existaient pas en Angleterre, comme les plaines à blé en Pologne, comme la vigne dans le Bordelais et en Bourgogne, avant que les peuples songeassent à se protéger les uns contre les autres ?

« Il est permis de supposer qu’à l’exemple des autres priviléges, qui sous certains rapports et à certaines époques ont agi comme stimulants, les prohibitions ont pu être un encouragement ; qu’elles ont aidé à vaincre l’hésitation des capitalistes, et à les engager dans des entreprises utiles, mais chanceuses. »

Est-il permis aussi de demander quels sont ces autres priviléges qui, de même que les prohibitions, ont agi comme stimulants sur l’industrie, et que cependant la théorie condamne à l’égal des prohibitions ? Partout, à l’origine, nous dit M. Rossi, nous rencontrons un monopole. C’est ce monopole qui change le prix naturel des choses, et qui néanmoins se consolidant et se généralisant par un accord tacite, est devenu la propriété. Or, que la propriété ait eu ses raisons, cela n’est pas contestable ; que de plus elle n’ait pas empêché certains progrès, que même elle ait agi comme stimulant, cela n’est pas davantage susceptible d’être contesté. Mais que la propriété, jusqu’à certain point explicable comme fait, soit affirmée comme principe et principe absolu, voilà ce que je défends, sous peine d’inconséquence, à tout adversaire des prohibitions. Pour la troisième fois M. Dunoyer est communiste.

M. Dunoyer cherche ensuite à semer la division dans les rangs de ses adversaires :

« Dans une occasion récente, un certain nombre d’industries qui combattaient violemment l’union commerciale avec la Belgique, au nom et dans l’intérêt du travail national, ont été démenties, accusées, apostrophées par beaucoup d’autres. »

Qu’y a-t-il là d’étonnant ? C’était l’antinomie de la liberté et de la protection qui se traduisait en drame : chaque parti arrivant sur la scène avec l’intolérance et la mauvaise foi de ses intérêts, il devait y avoir bataille, cris, injures et scandale. Dans une pareille mêlée, le rôle des économistes était de ne prendre parti pour personne : ils devaient montrer à tous comment ils étaient dupes et victimes d’une contradiction. Monopoles contre monopoles, voleurs contre voleurs ! la science n’avait qu’à se tenir à l’écart, si l’on refusait d’écouter ses paroles de paix. Les économistes, défenseurs du monopole du dedans, quand il s’agit du droit de l’ouvrier ; apologistes du monopole étranger, quand il s’agit de la consommation de l’oisif, n’ont songé qu’à tirer parti pour leur théorie de la lutte des intérêts. Au lieu de parler raison, ils ont soufflé le feu, et ils n’ont réussi qu’à s’attirer les malédictions des prohibitionnistes et à les rendre plus opiniâtres. Leur conduite, en cette circonstance, a été indigne de vrais savants, et les journaux dans lesquels ils ont consigné leurs diatribes resteront comme preuve de leur incroyable aveuglement.

« Par cela seul, dit M. Dunoyer, que le gouvernement favorise la nation, il se montre hostile envers les étrangers. »

Ceci est du chauvinisme humanitaire : c’est comme si l’on disait que la fameuse maxime, Chacun chez soi, chacun pour soi, est une déclaration de guerre. Et voyez comme, malgré le tumulte des opinions, tout s’enchaîne dans les choses de la société ! C’est au moment où le ministère caresse l’alliance anglaise, et la défend à tout prix, que nos économistes caressent la liberté anglaise, cette liberté qui, en faisant tomber la chaîne de nos pieds, nous coupe les bras… Ne calomnions pas plus l’intérêt national que l’intérêt privé ; surtout, ne craignons point de trop aimer notre pays. Le simple bon sens, disait avec une raison éminemment pratique M. de Dombasles, et je suis surpris que M. Dunoyer n’en ait pas été frappé, a fait sentir de bonne heure aux nations qu’il vaut mieux pour elles produire un objet qu’elles consomment, que l’acheter de l’étranger. Car, le refus d’un excédant de marchandises étrangères est tout simplement le refus de manger son fonds avec son revenu ; et quant à la fantaisie, aujourd’hui désordonnée, de produire tout par soi-même, elle est encore, il faut bien le reconnaître, la seule garantie que nous ayons contre cette contagion de la féodalité mercantile qui, après avoir pris naissance en Angleterre, menace, comme un choléra, d’envahir l’Europe.

Mais la théorie du libre commerce n’admet ni distinction ni réserve. Il lui faut, avec le monopole de la terre et des instruments de travail, la communauté du marché, c’est-à-dire la coalition des aristocraties, le vassalat général des travailleurs, l’universalité de la misère.

M. Dunoyer se plaint que la protection arrête les heureux effets de la concurrence entre les peuples, et par là met obstacle aux progrès généraux de l’industrie.

J’ai déjà répondu qu’à cet égard la question des prohibitions est une question de haute police commerciale, et que c’est aux gouvernements à juger quand ils doivent étendre la prohibition, quand ils doivent la restreindre. Du reste, il est clair que si le régime prohibitif, supprimant la concurrence entre les peuples, prive la civilisation de ses heureux effets, il la préserve en même temps de ses effets subversifs : il y a compensation.

Enfin M. Dunoyer, après avoir entouré la forteresse protectionniste des tranchées de son argumentation, se décide à livrer l’assaut. Voici d’abord comment il rend compte des raisons de ses adversaires :

« Dans l’intérieur d’un même pays, toutes les mines ne sont pas susceptibles d’être exploitées avec la même facilité ; tous les laboureurs ne cultivent pas, à beaucoup près, un sol également fertile ; toutes les usines ne sont pas également bien placées ; toutes ne disposent pas de moteurs naturels gratuits, ou de moteurs d’une égale puissance ; toutes n’ont pas à leur service des populations également intelligentes et bien dressées. Là où les conditions sont le plus égales, une multitude de causes peuvent accidentellement les faire varier, une mode nouvelle, un procédé nouveau, un perfectionnement quelconque. »

À merveille. Eh bien ! alors, que dit la théorie ? Quel est son système de compensation ? Comment, puisque la possession de ces divers instruments de production est déjà un monopole, la théorie s’y prendra-t-elle pour niveler les inégalités créées par tous ces monopoles ? Comment, suivant l’expression de votre collègue M. Bastiat, entre tous ces producteurs qui viennent à l’échange, le travail incorporé par chacun d’eux dans son produit sera-t-il la seule chose qui se paye ? Comment celui qui, en un jour, produit une orange à Paris, sera-t-il aussi riche que celui qui, dans le même temps, en produit une caisse en Portugal ? Car voilà ce qu’attend de vous le bon sens populaire ; et c’est le principe, c’est l’excuse, pour ne pas dire la justification du régime prohibitif.

Vanité des théories ! M. Dunoyer recule. Au lieu d’emporter de vive force la difficulté, il cherche à établir que la difficulté n’existe pas. Et sa raison, il faut bien qu’on l’avoue, est encore la plus puissante qu’aient imaginée les économistes. Les douanes, dit-il, ont bien été abolies à l’intérieur de tous les pays, en France, en Allemagne, en Amérique, etc., et ces pays s’en sont bien trouvés : pourquoi ne le seraient-elles pas de même à l’extérieur, entre tous les peuples ?

Ah ! vous demandez pourquoi ! C’est-à-dire que vous ignorez autant le sens des faits accomplis, que vous ne savez prévoir le sens de ceux dont vous provoquez l’accomplissement ; et toute votre théorie repose sur une obscure analogie ! Vous n’avez ni vu, ni entendu, ni compris ce qui est arrivé ; et vous parlez avec la certitude d’un prophète de ce qui arrivera. Vous demandez pourquoi on n’abolirait pas les douanes au dehors comme au dedans ! Je vais répondre à votre question en trois mots : c’est qu’il n’existe entre les peuples ni communauté de monopoles, ni communauté de charges, et que chaque pays a suffisamment de la misère développée dans son sein par ses monopoles et ses impôts, sans l’aggraver encore par l’action des monopoles et des impôts de l’étranger.

J’ai suffisamment parlé de l’inégalité qui résulte entre les nations du monopole de leurs territoires respectifs ; je me bornerai donc à considérer ici la question du libre commerce au point de vue de l’impôt.

Tout service utile qui se produit dans une société policée arrive à la consommation grevé de certains droits fiscaux représentant la part proportionnelle que ce produit supporte dans les charges publiques. Ainsi, une tonne de houille, expédiée de Saint-Étienne à Strasbourg, coûte, tous frais compris, 30 fr. Sur ces 30 francs, 4 représentent l’impôt direct, appelé droit de navigation, que doit payer le produit houille pour aller de Saint-Étienne à Strasbourg. Mais la somme de 4 francs ne représente pas toutes les charges que paye une tonne de houille ; il y a encore d’autres frais, que j’appellerai l’impôt indirect de la houille, et qu’il convient aussi de porter en compte. En effet, la somme de 26 francs, qui forme le complément de la valeur totale de la houille rendue à Strasbourg, se compose en entier de salaires, depuis l’intérêt payé au capitaliste exploitant la mine, jusqu’au relayeur et aux mariniers qui conduisent le bateau à destination. Or, ces salaires, décomposés à leur tour, se divisent également en deux parties : l’une qui est le prix du travail, l’autre qui représente la part contributive de chaque travailleur dans l’impôt. Si bien qu’en poussant cette décomposition aussi loin qu’elle puisse aller, on trouverait peut-être qu’une tonne de houille vendue 30 francs, est grevée par le fisc du tiers environ de sa valeur commerciale, soit 10 francs.

Est-il juste que le pays, après avoir grevé ses producteurs de frais extraordinaires, achète leurs produits de préférence à ceux des producteurs étrangers qui ne lui payent rien ? — Je défie qui que ce soit de répondre non.

Est-il juste que le consommateur strasbourgeois, qui pourrait avoir la houille de Prusse à 25 francs, soit obligé de s’approvisionner en France où il paye 30, ou d’acquitter, pour obtenir la houille de Prusse, un nouveau droit ?

Ceci revient à demander : Le consommateur strasbourgeois appartient-il à la France ? jouit-il des droits attachés à la qualité de Français ? produit-il lui-même pour la France et sous la protection de la France ?… Donc, il est solidaire de tous ses compatriotes ; et comme leur clientèle lui est acquise sous l’égide de la société française, de même sa consommation personnelle fait partie de leur débouché. Et cette solidarité est inéluctable ; car, pour qu’elle cessât d’exister, il faudrait commencer par supprimer le gouvernement, supprimer l’administration, l’armée, la justice et tous leurs accessoires, et rétablir les industriels dans leur état de nature : ce qui est évidemment impossible. C’est donc la communauté des charges, c’est la condition économique de la société française qui nous oblige à faire groupe contre l’étranger, si nous ne voulons perdre dans un commerce insoutenable notre capital national. Je défie de nouveau qui que ce soit d’opposer rien à ce principe de la solidarité civique.

Lors donc que les douanes intérieures ont été abolies en France, sans parler de l’accroissement du paupérisme qui a été l’un des résultats principaux de la centralisation des monopoles nationaux, et qui diminue de beaucoup les avantages de la liberté du commerce entre les quatre-vingt-six départements, il y a eu, entre ces mêmes départements, répartition proportionnelle de l’impôt et communauté de charges. En reste que les riches localités payant plus, et les pauvres moins, une certaine compensation s’est faite entre les provinces. Il y a eu, comme toujours, accroissement de richesse et progrès de misère ; mais du moins tout a été réciproque.

Rien de pareil ne saurait avoir lieu entre les nations du globe, aussi longtemps qu’elles seront divisées de gouvernements et insolidaires. Les économistes n’ont pas sans doute la prétention de faire la guerre aux princes, de renverser les dynasties, de réduire les gouvernements à la fonction de sergents de ville, et de substituer à la distinction des états la monarchie universelle ; mais bien moins encore savent-ils le secret d’associer les peuples, c’est-à-dire de résoudre les contradictions économiques et de soumettre au travail le capital. Or, à moins de réunir toutes ces conditions, la liberté du commerce n’est qu’une conspiration contre les nationalités et contre les classes travailleuses : je serais heureux que quelqu’un me prouvât, par raisons démonstratives, qu’en ceci, comme en tout le reste, je me suis trompé.

Voici donc qu’à force d’agiter la question de la douane, après avoir vu la protection commandée par la nécessité, légitimée par l’état de guerre, c’est-à-dire par la consécration universelle des monopoles, nous la trouvons encore fondée en économie politique et en droit. L’existence de la douane est intimement liée à la perception de l’impôt et au principe de la solidarité civique, aussi bien qu’à l’indépendance nationale et à la garantie constitutionnelle des propriétés.

Pourquoi donc accuserais-je seulement d’égoïsme et de monopole les industriels qui demandent protection ? Ceux qui crient, liberté ! sont-ils donc si purs ? Pendant que les uns exploitent et rançonnent le pays, regarderai-je comme des sauveurs ceux dont toute la pensée est de le vendre, et n’aurais-je point sujet à mon tour d’accuser de félonie les abolitionnistes anglophiles ? À ce propos, je rappellerai un mot de l’honnête M. de Dombasles, qui m’est resté comme un plomb sur la poitrine, et dont je n’ai jamais pénétré le mystère : « Je ne sais, écrivait-il avec tristesse, si un Français voudrait dire, ou même voudrait trouver la vérité tout entière sur quelques-unes des questions qui tiennent à ce sujet. »

La douane existe partout où s’établit un commerce de nation à nation. Les peuples sauvages la pratiquent aussi bien que les civilisés ; elle commence à poindre dans l’histoire, en même temps que l’industrie ; elle est un des principes constitutifs de la société, au même titre que la division du travail, les machines, le monopole, la concurrence, l’impôt, le crédit, etc. Je ne dis pas qu’elle doive durer toujours, au moins dans sa forme actuelle ; mais j’affirme que les causes qui l’ont fait naître dureront toujours ; conséquemment qu’il y a là une antinomie que la société doit éternellement résoudre, et que, hors de cette solution, il n’est pour les sociétés que déception et misère mutuelle. Un gouvernement peut supprimer par ordonnance ses lignes de douane : qu’importe au principe, qu’importe à la fatalité dont nous ne sommes que les organes, cette suppression ? L’antagonisme du travail et du capital en sera-t-il amoindri ? Et parce que la guerre du patriciat et du prolétariat sera généralisée ; parce que la contagion de l’opulence et du paupérisme ne rencontrera plus d’obstacles ; parce que les chaînes du vasselage auront été, comme un réseau, jetées sur le monde et tous les peuples groupés sous un patronage unitaire, osera-t-on dire que le problème de l’association industrielle est résolu, et la loi de l’équilibre social trouvée ?…

Quelques observations encore, et je termine ce paragraphe déjà trop long.

Le plus populaire de tous nos économistes, mais en même temps le promoteur le plus ardent de la liberté absolue des échanges, M. Blanqui, dans son Histoire de l’économie politique, a voué à l’exécration de la postérité les rois d’Espagne Charles-Quint et Philippe II, pour avoir les premiers adopté comme règle de politique le système de la balance du commerce et son indispensable auxiliaire, la douane. Certes, si pour ce méfait Charles-Quint et Philippe II furent pires que Tibère et Domitien, il faut avouer pourtant qu’ils eurent toute l’Espagne, toute l’Europe pour complices ; circonstance qui, aux yeux de la postérité, doit atténuer leur crime. Ces souverains, représentants de leur siècle, eurent-ils donc si grand tort dans leur système de nationalité exclusive ? M. Blanqui va nous répondre.

Il consacre un chapitre spécial à montrer comment l’Espagne, grâce aux richesses immenses que lui avait données la découverte du Nouveau-Monde, s’étant reposée de son ancienne industrie, d’abord par l’expulsion des Maures, puis par celle des Juifs, enfin par sa lasciveté et sa fainéantise, fut en très-peu de temps ruinée, et devint de toutes les nations la plus nécessiteuse. Achetant toujours et ne vendant jamais, elle ne pouvait échapper à sa destinée. M. Blanqui le dit, le prouve ; c’est une des belles partie de son ouvrage. N’est-il pas vrai que si Charles Quint et Philippe II avaient pu, par un moyen quelconque, forcer l’Espagne à travailler, ils eussent été pour elle de vrais dieux tutélaires, des pères de la patrie ? Malheureusement Charles-Quint et Philippe II n’étaient ni socialistes ni économistes ; ils n’avaient point à leur disposition vingt systèmes d’organisation et de réforme, et n’avaient garde de croire que la sortie des capitaux de l’Espagne serait une raison élevée à la quatrième puissance de les y faire revenir. Comme tous les hommes de leur époque, ils sentaient vaguement que la sortie du numéraire équivalait à un écoulement de la richesse nationale ; que si acheter toujours et ne vendre jamais était le moyen le plus expéditif de se ruiner, acheter beaucoup et vendre peu était un agent de ruine moins prompt, mais tout aussi sûr. Leur système d’exclusion, ou, pour mieux dire, de coercition au travail ne réussit pas, j’en tombe d’accord ; j’avoue même qu’il était impossible qu’il réussît : mais je soutiens qu’il était impossible d’en employer un autre ; j’en appelle à toute la sagacité inventive de M. Blanqui.

Deux choses manquèrent aux rois d’Espagne : le secret de faire travailler une nation chargée d’or, secret plus introuvable peut-être que celui de faire de l’or, et l’esprit de tolérance religieuse, dans un pays où la religion primait tout. L’opulente et catholique Espagne était condamnée d’avance par sa religion et par son culte. Les barrières qu’avaient élevées Charles-Quint et Philippe II, renversées par la lâcheté des sujets, n’opposèrent qu’une faible résistance à l’invasion étrangère, et en moins de deux siècles un peuple de héros se trouva changé en un peuple de Lazarilles.

M. Blanqui dira-t-il que l’Espagne s’appauvrit, non pas par ses échanges, mais par son inaction ; non pas à cause de la suppression des barrières, mais malgré l’élévation des barrières ? M. Blanqui, dont l’éloquence si brillante et si vive sait donner du relief à des riens, est capable de faire cette objection ; il est de mon devoir de le prévenir.

On convient que consommer sans produire, c’est, à proprement parler, détruire ; conséquemment, que dépenser son argent d’une manière improductive, c’est détruire ; qu’emprunter à cette fin sur son patrimoine, c’est détruire ; que travailler à perte, c’est détruire ; que vendre à perte, c’est détruire. Mais acheter plus de marchandises qu’on n’en peut rendre, c’est encore travailler à perte, c’est manger son patrimoine, c’est détruire sa fortune : qu’importe que cette fortune s’en aille en contrebande, ou par contrat authentique ? qu’importent la douane et les barrières ? La question est de savoir si en livrant une marchandise avec laquelle on est maître du monde, et qu’on ne peut faire revenir que par le travail et l’échange, on aliène sa liberté. J’ai donc le droit d’assimiler ce que fit l’Espagne sous Charles-Quint et Philippe II, lorsqu'elle se bornait à donner son or en échange des produits étrangers, avec ce que nous faisons nous-mêmes, lorsque nous échangeons 200 millions de produits étrangers contre 160 millions de nos produits, plus 40 millions de notre argent.

Quand les économistes se voient trop pressés sur les principes, ils se rejettent sur les détails, ils équivoquent sur l’intérêt du consommateur et la liberté individuelle, ils nous éblouissent de citations ; ils dénoncent les abus de la douane, ses tracasseries, ses vexations ; ils font valoir le mal inséparable du monopole, pour conclure toujours par une liberté plus grande du monopole. M. Blanqui, répondant avec son intarissable verve à un célèbre journaliste, amusa fort ses lecteurs en leur montrant la douane percevant 5 centimes pour une sangsue, 15 centimes pour une vipère, 25 pour une livre de quinquina, autant pour un kilogramme de réglisse, etc. Tout paye, s’écriait-il, jusqu’aux remèdes qui doivent rendre la santé au malheureux… Que n’ajoutait-il, M. Blanqui, jusqu’à la viande que nous mangeons, jusqu’au vin que nous buvons, jusqu’aux tissus qui nous couvrent ? Mais pourquoi tout ne payerait-il pas, puisqu’il faut que quelque chose paye ? Dites donc enfin, au lieu de déclamer et de faire de l’esprit, comment l’état se passera d’impôt, comment le peuple se passera de travail !

À l’occasion des fers et des tôles employés dans la marine, M. Charles Dupin ayant appuyé au conseil général de l’agriculture et du commerce le système des primes, le Journal des Économistes, janvier 1846, fit cette réflexion : « M. Charles Dupin avance qu’il y a assez d’usines en France pour satisfaire à tous les besoins de la navigation. La question n’est pas là. Ces usines peuvent-elles, veulent-elles donner le fer à aussi bon marché qu’on l’aurait en Belgique ou en Angleterre ? »

La question est justement là. Est-il indifférent pour une nation de vivre en travaillant ou de mourir en empruntant ? Si la France doit renoncer à produire par elle-même tout ce qu’elle obtiendrait à plus bas prix de l’étranger, il n’y a pas de raison pour qu’elle n’abandonne pas encore les industries où elle est supérieure ; et tous les efforts que nous faisons pour ramener à nous la clientèle qui nous échappe, sont très-malentendus. Le principe prohibitif, poussé jusqu’à sa dernière conséquence, aboutit, comme l’a dit M. Dussard, à refuser le produit étranger, même pour rien ; mais le principe antiprohibitif aboutit d’un autre côté à cesser le travail national, même à meilleur compte : et les économistes, au lieu de s’élever par-dessus l’alternative, l’acceptent et choisissent ! Quelle pauvre science !

L’acte politique qui a le plus soulevé la clameur économiste, a été le blocus continental, entrepris par Napoléon contre l’Angleterre. Écartons ce qu’il y eut à la fois de gigantesque et de petit dans cette machine de guerre, qu’il était impossible sans doute de faire manœuvrer avec la même précision qu’un carré de la garde, mais du reste parfaitement conçue dans son principe, et qui est, à mon avis, l’une des preuves les plus étonnantes du génie de Napoléon. Le fait a prouvé en ma faveur, disait-il à Sainte-Hélène : tant il attachait de prix à ce titre impérissable de sa gloire, tant il aimait à se consoler dans son exil par la pensée qu’en succombant à Waterloo, il avait enfoncé au cœur de son ennemi le trait qui devait le tuer.

Le Journal des Économistes (octobre 1844), après avoir rassemblé toutes les raisons qui justifient Napoléon, a trouvé moyen d’en tirer la conséquence, que le fait a prouvé contre Napoléon. Voici les motifs qu’il donne : je ne change ni n’exagère rien.

C’est que le blocus continental a forcé l’Europe à sortir de sa léthargie ; que du règne de l’empereur date le mouvement industriel du continent ; qu’en suite de ce développement nouveau, la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Russie, ont appris à se passer des fournitures anglaises ; qu’après s’être révoltées contre le système d’exclusion imaginé par Napoléon, elles se sont mis à l’appliquer chacune de leur côté ; que la pensée d’un seul homme est ainsi devenue celle de tous les gouvernements ; qu’imitant l’Angleterre, non-seulement dans son industrie, mais dans ses combinaisons prohibitives, ils réservent partout aux fabricants indigènes le marché de leur pays : si bien que l’Angleterre, menacée plus sérieusement que jamais par ce blocus universel renouvelé de Napoléon, prête à manquer de débouchés, demande maintenant à grands cris la suppression des barrières, rassemble des meetings monstres pour la liberté absolue du commerce, et, parce changement de tactique, s’efforce d’entraîner dans un mouvement abolitionnisle les nations rivales. « Le système protecteur, disait M. Huskisson à la chambre des communes, est pour l’Angleterre un brevet d’invention expiré. »

— « Oui, réplique M. de Dombasies ; le brevet est tombé dans le domaine public, voilà pourquoi l’Angleterre n’en veut plus. » J’ajoute que cela prouve précisément qu’elle y tient plus que jamais.

Ce qui touche le plus nos économistes, de la part des ligueurs, c’est que ceux-ci demandent l’abolition des tarifs à l’importation, pour tous les produits du dehors, sans réciprocité. Sans réciprocité ! quel dévouement à la sainte cause de la fraternité humaine ! Cela rappelle le droit de visite. Sans réciprocité ! comment pouvons-nous, Français, Germains, Portugais, Espagnols, Belges et Russes, résister à cette preuve de désintéressement ?

« Comment s’imaginer, s’écrie l’avocat de la Ligue, M. Bastiat, que tant d’efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d’action, tant d’accord, n’ont qu’un but : tromper les peuples voisins, et les faire tomber dans le piège ? J’ai lu plus de trois cents discours des orateurs de la Ligue ; j’ai lu un nombre immense de journaux et de pamphlets, publiés par cette puissante association, et je puis affirmer que je n’y ai pas vu un seul mot qui justifiât une supposition pareille, un mot d’où l’on pût inférer qu’il s’agit, pour la liberté du commerce, d’assurer l’exploitation du monde au peuple anglais »

Il paraît que M. Bastiat a mal lu, ou n’a pas compris ; car voici ce qu’a trouvé dans les publications de la Ligue un économiste non moins instruit que M. Bastiat de la rhétorique des ligueurs.

« Ces journaux, ces pamphlets, sont infestés de subtilités et de sophismes ; ils se contredisent effrontément les uns les antres, bien qu’ils soient souvent dus à la même plume. » Quand ils s’adressent au peuple, les ligueurs disent, en s’appuyant sur A. Smith : La libre importation du blé fera baisser le prix du pain, et en même temps augmenter les salaires du travail par suite de la demande considérable de produits manufacturés.

» En parlant aux capitalistes : La diminution du prix des subsistances nous permettra d’abaisser les salaires et d’augmenter nos profits, en raison de l’étendue des débouchés… D’ailleurs, si les salariés se montraient exigeants, nous pourrions toujours nous passer d’eux, à l’aide des machines et de la vapeur.

» S’adressent-ils à un propriétaire ? alors ils laissent là Smith pour prendre Ricardo : ils s’efforcent de prouver que la liberté commerciale, au lieu de faire baisser le prix du blé en Angleterre au niveau des prix les plus bas sur les marchés étrangers, aura pour effet, au contraire, de faire monter les blés étrangers au même taux que les blés anglais… Et puis la position insulaire de la Grande-Bretagne assurera toujours aux maîtres du sol un énorme privilège, un monopole.

» Pour convaincre les fermiers : Ce n’est pas contre eux que la Ligue a dressé ses batteries, car ce n’est pas eux qui profitent du monopole, c’est le propriétaire qui lève l’impôt sur la faim. Le jour où il abolira le droit sur les blés, le parlement décrétera une réduction proportionnelle dans le prix des baux… D’un autre côté, la mécanique est sur le point de faire des progrès plus merveilleux que ceux dont nous sommes témoins : avant peu, le travail des champs sera accompli par des moteurs inanimés ; dans tous les cas, la réduction du prix des denrées permettra d’abaisser aussi les salaires, et tous les produits reviendront aux fermiers… » (Revue indépendante, 25 janvier 1846, article de M. Vidal.)

Mais que font les discours, et qu’importent les paroles ? Ce sont les faits qu’il faut juger, potius quod gestum, quàm quod scriptum. Le peuple anglais s’est mis sur le pied de vivre, non plus des produits naturels de son territoire, augmentés d’une quantité proportionnelle de produits manufacturés, plus d’une nouvelle proportion de produits fournis par le dehors en échange des siens ; mais de l’exploitation du monde entier par la vente exclusive de ses quincailleries et de ses tissus, sans autre retour que l’argent de sa clientèle. C’est cette exploitation anormale qui a perdu l’Angleterre, en développant chez elle outre mesure le capitalisme et le salariat ; et tel est le mal qu’elle s’efforce d’inoculer au monde, en déposant le bouclier de ses tarifs, après avoir revêtu la cuirasse de ses impénétrables capitaux. |

« L’année dernière (1844), disait dans un banquet un ouvrier anglais, cité par M. Léon Faucher, nous avons exporté des fils et des tissus pour une valeur de 630 millions de fr. : voilà quelle est la source principale de notre prospérité. Mais lorsque les marchés étrangers se ferment pour nous, alors vient la baisse des salaires… Parmi les fileurs, cinq travaillent pour l’étranger, contre un qui travaille pour l’intérieur ; et les tisserands fabriquent une seule pièce pour l’intérieur, contre six destinées aux marchés du dehors. »

Voilà, formulée dans un exemple, l’économie de la Grande-Bretagne. Supposez sa population de 22 millions d’habitants, il lui faut 132 millions d’étrangers pour occuper ses tisserands, 110 millions pour donner du travail à ses fileurs, et ainsi à proportion pour toutes les industries anglaises. Ce n’est plus de l’échange, c’est tout à la fois l’extrême servitude et l'extrême despotisme. Toutes les harangues des ligueurs viennent se briser contre cette violation flagrante de la loi de proportionnalité, loi qui est aussi vraie de la totalité du genre humain que d’une seule société, loi suprême de l’économie politique.

Sans doute si les produits des ouvriers anglais étaient uniquement acquittés en denrées venues du dehors et consommées par eux ; si l'échange était conforme à la loi du travail, non-seulement entre les commerçants anglais et les autres nations, mais entre eux et leurs salariés : malgré l’anomalie d’une spécialité industrielle aussi restreinte, le mal, commercialement parlant, n’existerait pas. Mais qui ne voit le faux, le mensonge de la situation de l’Angleterre ? Ce n’est pas pour consommer les produits des autres nations que travaillent les ouvriers anglais, c’est pour la fortune de leurs maîtres. Pour l’Angleterre, l’échange intégral en nature est impossible : il faut absolument que ses exportations balancent à son avantage par une entrée toujours croissante de numéraire. L’Angleterre n’attend de personne ni fils, ni tissus, ni houilles, ni fers, ni machines, ni quincailleries, ni laines ; je dirai même ni grains, ni bière, ni viande, puisque la disette dont elle souffre, effet du monopole aristocratique, est plutôt factice que réelle. Après la réforme des lois sur les céréales, le revenu de l’Angleterre sera diminué d’un côté, mais ce sera pour être aussitôt augmenté de l’autre : sans cela, le phénomène qui se passe en elle serait inintelligible, absurde. Quant aux objets de consommation qu’elle tire du dehors, thé, sucre, café, vins, tabacs, c’est peu de chose en comparaison des masses manufacturées qu’elle peut livrer en retour. Pour que l’Angleterre puisse vivre dans la condition qu’elle s’est faite, il faut que les nations avec qui elle traite s’engagent à ne filer et lisser jamais le coton, la laine, le chanvre, le lin et la soie ; qu’elles lui abandonnent ensuite, avec le privilège des quincailleries, le monopole de l’Océan ; qu’en tout et pour tout elles acceptent, comme le leur conseillait le plus fameux et le plus fou des réformateurs contemporains, Fourier, la commission des Anglais ; que ceux-ci deviennent les facteurs du globe. Tout cela est-il possible ? Et si tout cela est impossible, comment la réciprocité des échanges avec les Anglais, dans le système de la liberté absolue du commerce, pourrait-il être une vérité ? Comment, enfin, sans le sacrifice des autres nations, la situation de l’Angleterre est-elle tenable ?

Depuis leur entrée en Chine, les Anglais fout pratiquer aux Chinois le principe de la non-prohibition. Autrefois, la sortie du numéraire était sévèrement défendue dans le Céleste-Empire : maintenant les espèces d’or et d’argent sortent en liberté. La Revue des Économistes (janvier et février 1844) s’exprimait ainsi à ce sujet : « L’Angleterre, qui a obtenu de la Chine ce qu’elle voulait, renonce à l’honneur coûteux d’entretenir un ambassadeur à Pékin, et elle en éloigne ainsi, sans qu’on puisse se plaindre, tous les personnages politiques dont elle pourrait redouter l’influence. D’autre part, elle a consenti à introduire dans les traités une clause additionnelle, qui accorde à tous les pavillons tous les avantages qu’elle avait d’abord réservés exclusivement au sien : grâce à cette concession apparente, elle a rendu inutile la présence en Chine de diplomates et de négociateurs européens, voire même d’Amérique. Mais elle a arrangé les choses de telle sorte, qu’elle n’en garde pas moins à peu près seule les bénéfices du marché chinois ; car c’est elle qui a réglé les tarifs et qui présidera à leur application dans les cinq ports ouverts au commerce. Inutile de dire que ces tarifs sont surtout modérés pour les articles sur lesquels l’Angleterre ne craint pas de concurrence. »

Eh bien ! que disent de cette loyauté punique les économistes ? Est-il assez avéré que ce que l’Angleterre demande, avec sa théorie du libre commerce, ce ne sont pas des échangeurs, mais uniquement des acheteurs ?

L’Annuaire de l’Économie politique pour 1845 est venu confirmer les sinistres prévisions de la Revue économique de 1845. On y lit :

« Le traité avec la Chine n’a pas encore produit pour les Anglais les avantages qu’on en attendait. Les Anglais commencent sérieusement à craindre que, par suite de balances de commerce énormes au préjudice du Céleste-Empire, depuis plusieurs années, le numéraire y devienne tellement rare, que toute transaction avec ce pays devienne impossible[1]. »

Et pour conclusion, M. Fix imprimait un autre jour : « Le sort de la Chine ne sera pas différent de celui de l’Inde. L’origine des possessions anglaises dans ces vastes régions se rattache à cette politique odieuse et infâme qui a décrété l’asservissement et l’exploitation de tant de peuples divers. » Les économistes, qui nous racontent tous ces faits, qui nous disent toutes ces choses, n’ont-ils pas bonne grâce de se moquer des prohibitionnistes et de ceux qui se méfient des marchandises de la perfide Albion ? Pour moi, je le déclare : frappé comme je le suis des paroles de M. de Dombasles, je ne sais si un Français voudrait dire, ou même voudrait trouver la vérité tout entière sur les questions qui se rattachent à ce sujet, j’attends avec impatience que les économistes répondent : car, tout leur adversaire que je sois, tout intéressé que l’on me suppose à ruiner, per fas et nefas, le crédit de leurs théories, je regarderais comme une calamité pour la science que l’une des grandes écoles qui la divisent, disons même qui l’honorent, s’exposât de gaieté de cœur, et par un mouvement de fausse générosité, à passer dans notre susceptible pays pour l’agent secret de notre éternelle rivale.

Tout le monde sait que l’agitation anglaise pour la liberté du commerce fut d’abord dirigée seulement contre le monopole des céréales. L’industrie ayant épuisé tous les moyens de réduction, la taxe des pauvres, qui auparavant servait d’appoint à la rétribution de l’ouvrier, ayant été abolie, les fabricants pensèrent à faire diminuer le prix des subsistances, en demandant la réforme du tarif des grains. Leur pensée ne se porta pas d’abord plus loin ; et ce ne fut qu’à la suite des récriminations soulevées contre eux par les lords de la terre, qu’ils en vinrent à comprendre que quant à eux, c’est-à-dire à l’industrie anglaise prise en masse, elle n’avait plus besoin de protection, et qu’elle pouvait très-bien accepter le défi de l’agriculture. Poussons donc, se dirent les manufacturiers, non plus à une réforme partielle, mais à une réforme générale : ce sera tout à la fois avantageux et logique ; cela paraîtra sublime. Les fortunes, momentanément déplacées, se reformeront sur d’autres points, et le prolétaire anglais sera de nouveau distrait de ses vagues espérances d’égalité par une guerre d’industrie soutenue contre le monde.

Qu’elle l’avoue ou qu’elle le nie, la Ligue marche, par là liberté du commerce, à l’asservissement des nations ; et quand on nous vante la philanthropie de ses orateurs, on devrait nous faire oublier que c’est avec ses bibles et ses missionnaires que la dévote Angleterre a commencé partout l’œuvre de ses spoliations et de ses brigandages. Les économistes se sont étonnés du long silence de la presse française sur l’agitation antiprohibitionniste de la Grande-Bretagne. Et moi aussi je m’en étonne, mais par des motifs tout différents : c’est que l’on prenne pour une renonciation solennelle au système de la balance du commerce ce qui n’est, de la part de nos voisins, que l’application la plus large et la plus complète de ce système, et qu’on n’ait pas dénoncé à la police de l’Europe cette grande comédie anglicane, dans laquelle de prétendus théoriciens, dupes de ce côté-ci du détroit, compères de l’autre, s’efforcent de nous faire jouer le rôle de victimes.

Peuples importateurs, peuples exploités : voilà ce que savent à merveille les hommes d’état de la Grande-Bretagne, qui, ne pouvant imposer par la force des armes leurs produits à l’univers, se sont mis à creuser sous les cinq parties du monde la mine du libre commerce. Robert Peel en a lui-même fait l’aveu à la tribune. « C’est pour produire à meilleur marché, a-t-il dit, que nous réformons la loi des céréales. » Et ces paroles, citées au parlement français, ont calmé subitement parmi nous l’enthousiasme abolitionniste. Il est resté établi, de l’aveu de presque toute la presse française[2], que la réforme de Robert Peel conservait un caractère suffisamment protecteur, et n’était qu’une arme de plus dont elle voulait se servir pour fonder sa suprématie sur le marché du dehors.

Le libre commerce, c’est-à-dire le libre monopole, est la sainte-alliance des grands feudataires du capital et de l’industrie, le mortier monstre qui doit achever sur chaque point du globe l’œuvre commencée par la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole et la police ; écraser la petite industrie, et soumettre définitivement le prolétariat. C’est la centralisation sur toute la face de la terre de ce régime de spoliation et de misère, produit spontané d’une civilisation au début, mais qui doit périr aussitôt que la civilisation aura acquis la conscience de ses lois ; c’est la propriété dans sa force et dans sa gloire. Et c’est pour amener la consommation de ce système, que tant de millions de travailleurs sont affamés, tant d’innocentes créatures refoulées dès la mamelle dans le néant, tant de filles et de femmes prostituées, tant d’âmes vendues, tant de caractères flétris ! Encore si les économistes savaient une issue à ce labyrinthe, une fin à cette torture ! Mais non : toujours ! jamais ! comme l’horloge des damnés, c’est le refrain de l’Apocalypse économique. Oh ! si les damnés pouvaient brûler l’enfer !…


§ III. — Théorie de la balance du commerce.


La question de la liberté commerciale a acquis de nos jours une telle importance, qu’après avoir exposé la double série de conséquences qui en résultent, pour le bien et pour le mal de l’humanité, je ne puis me dispenser de faire connaître la solution. En complétant ainsi ma démonstration, j’aurai, je l’espère, rendu inutile, aux yeux du lecteur non compromis, toute discussion ultérieure.

Les anciens connaissaient les vrais principes du libre commerce. Mais, aussi peu curieux de théories que les modernes s’en montrent vains, ils n’ont point, que je sache, résumé leurs idées à cet égard ; et il a suffi que les économistes vinssent s’emparer de la question, pour qu’aussitôt la vérité traditionnelle fût obscurcie. Il sera piquant de voir la balance du commerce, après un siècle d’anathèmes, démontrée et défendue au nom de la liberté et de l’égalité, au nom de l’histoire et du droit des gens, par un de ceux à qui les apologistes quand même de tous les faits accomplis décernent si libéralement la qualification d’utopistes. Cette démonstration, que j’aurai soin de rendre aussi courte que possible, sera le dernier argument que je soumettrai aux méditations aussi bien qu’à la conscience de mes adversaires.

Le principe de la balance du commerce résulte synthétiquement : 1° de la formule de Say : Les produits ne s’achètent qu’avec des produits, formule dont M. Bastiat a fait ce commentaire, dont le premier honneur revient du reste à Adam Smith : La rémunération ne se proportionne pas aux utilités que le producteur porte sur le marché, mais au travail incorporé dans ces utilités ; — 2° de la théorie de la rente de Ricardo.

Le lecteur est suffisamment édifié sur le premier point ; je passe donc au second.

On sait comment Ricardo expliquait l’origine de la rente.

Bien que sa théorie laisse à désirer sous le rapport philosophique, comme nous le montrerons plus loin au chapitre XI, cette théorie n’en est pas moins exacte, quant à la cause de l’inégalité des fermages. — Au commencement, disait Ricardo, on dut s’attacher de préférence aux terres de première qualité, qui, pour une dépense égale, rendaient un plus grand produit. Lorsque le produit de ces terres fut devenu insuffisant pour nourrir la population, on se mit à défricher les terres de seconde qualité, et l’on continua de la sorte jusqu’à celles de troisième, quatrième, cinquième et sixième qualité, mais toujours sous la condition que le produit de la terre représentât au moins les frais de culture.

Dans le même temps le monopole terrien ayant commencé de s’établir, tout propriétaire exigea du suppléant auquel il laissait l’exploitation de sa terre, autant de fermage que la culture de la terre pouvait rendre de produit, moins le salaire du laboureur, c’est-à-dire moins les frais d’exploitation. En sorte que, selon Ricardo, la rente proprement dite est l’excédant du produit de la terre la plus fertile sur les terres de qualité inférieure. D’où il suit que le fermage ne devient applicable à celles-ci que lorsqu’on est obligé de passer à une qualité moindre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on arrive aux terres qui ne rendent pas leurs frais.

Telle est la théorie, non pas la plus philosophique peut-être, mais la plus commode pour expliquer la marche progressive de l’établissement des fermages.

Ceci convenu, supposons, avec les écrivains de toutes les écoles socialistes, que la propriété du sol devenant collective, chaque agriculteur dût être rétribué, non plus selon la fécondité de sa terre, mais, comme le dit si bien M. Bastiat, selon la quantité de travail incorporée dans son produit. Dans cette hypothèse, si la terre de première qualité rapporte

une valeur brute de 100 fr. par arpent, ci. 100 fr.
__ La terre de seconde qualité,   80
__ La terre de troisième qualité,   70
__ La terre de quatrième qualité   60
__ La terre de cinquième qualité   50
-------
_______Total 360
les frais d’exploitation, étant supposés à 50 fr.
par arpent, soit pour les cinq arpents, ci.
250
le produit net pour la totalité de l’exploitation
-------
sera de 110 fr.
et pour chaque exploitant copropriétaire, 22 fr.

La même règle est applicable dans le cas où les frais d’exploitation de chaque espèce de terrain seraient inégaux, comme aussi pour toutes les variétés de culture. Bien plus, il serait possible, dans un système d’association, grâce à cette solidarité des produits et des services, d’étendre la culture aux terres dont le produit industriel ne couvrirait pas les frais : chose impossible avec le monopole.

Tout ceci, je le sais bien, n’est qu’un rêve de socialiste, une utopie contredite par la routine propriétaire ; et comme la raison est impuissante contre la coutume, il est à craindre que la répartition d’après le travail ne s’établisse de longtemps encore parmi les hommes.

Mais ce que la propriété et l’économie politique repoussent avec une égale ardeur de l’industrie privée, tous les peuples ont été d’accord de le vouloir, lorsqu’il s’est agi d’échanger entre eux les produits de leurs territoires. Alors ils se sont considérés les uns les autres comme autant d’individualités indépendantes et souveraines, exploitant, selon l’hypothèse de Ricardo, des terres de qualités inégales, mais formant entre elles, selon l’hypothèse des socialistes, pour l’exploitation du globe, une grande compagnie, dont chaque membre a droit de propriété indivise sur la totalité de la terre.

Et voici comment ils ont raisonné.

Les produits ne s’achètent qu’avec des produits, c’est-à-dire que le produit doit être en raison, non pas de son utilité, mais du travail incorporé dans cette utilité. Si donc, par l’inégale qualité du sol, le pays A donne 100 de produit brut pour 50 de travail, tandis que le pays B ne donne que 80, A doit bonifier à B 10 pour 100 sur toutes ses récoltes.

Cette bonification, il est vrai, n’est exigée qu’au moment de l’échange, ou comme l’on dit à l’importation ; mais le principe subsiste, et pour le faire ressortir, il suffit de ramener à une expression unique les valeurs diverses qui s’échangent entre deux peuples. Prenons pour exemple le blé.

Voici deux pays d’une fécondité inégale, A et B. Dans le premier, vingt mille ouvriers produisent un million d’hectolitres de blé ; dans le second, ils n’en produisent que la moitié. Le blé coûte donc en B deux fois autant qu’en A. Supposons, ce qui n’a pas lieu dans la pratique, mais ce qui s’admet très-bien en théorie, puisqu’au fond le commerce le plus varié n’est pas autre chose que l’échange, sous une forme variée, de valeurs similaires ; supposons, dis-je, que les producteurs du pays B demandent à échanger leur blé contre le blé du pays A. Il est clair que si un hectolitre de blé est donné pour un hectolitre de blé, ce seront deux journées de travail qui auront été données pour une. L’effet, il est vrai, quant à la consommation, sera nul ; par conséquent, il n’y aura de perte réelle d’aucun côté. Mais faites que la valeur incorporée dans les deux quantités puisse en être dégagée, soit sous la forme d’une autre utilité, soit sous celle de monnaie ; comme toutes les valeurs productives par B sont proportionnelles à la valeur de ses céréales ; comme d’autre part, la monnaie nationale qu’il livre, il ne peut la refuser en aucun payement lorsqu’elle lui sera présentée, l’échange, qui d’abord par la similarité des produits n’était qu’une comparaison sans réalité, cet échange devient effectif, et B perd véritablement 50 pour 100 sur toutes les valeurs qu’il met dans son commerce avec A. L’échange, cet acte pour ainsi dire tout métaphysique, tout algébrique, est l’opération par laquelle dans l’économie sociale une idée prend un corps, une figure, et toutes propriétés de la matière : c’est la création de nihilo.

Les conséquences peuvent variera l’infini. Supposons que les producteurs de A obtiennent la faculté de venir sur le marché de B faire concurrence aux producteurs de celui-ci ; chaque hectolitre de blé qu’ils vendront leur rapportant un bénéfice de 50 pour 100, c’est-à-dire la moitié du produit annuel de B, il suffira de vingt ou trente ans au pays A pour conquérir, d’abord les valeurs circulantes, puis, à l’aide de celles-ci, les valeurs engagées, et finalement, les capitaux fonciers de son rival.

Or, voilà ce que le sens commun des nations n’a pas voulu. Elles ont admis dans la pratique que les moins favorisées parmi elles n’avaient pas le droit de demander compte aux plus heureuses de l’excédant de leur rente : il y avait à cette modération des raisons qu’il est inutile en ce moment de déduire, et que chacun d’ailleurs, en y réfléchissant, découvrira. Mais lorsqu’il s’est agi de commerce, chacune s’est mise à calculer ses prix de revient et ceux de ses rivales ; et c’est d’après ce calcul que toutes se sont fait des tarifs de bonifications, hors desquels elles ne doivent, ne peuvent consentir à l’échange : Voilà le vrai principe, la philosophie de la douane ; et voilà ce que les économistes ne veulent pas.

Je ne ferai point à mes lecteurs l’injure de leur démontrer plus au long la nécessité de cette loi d’équilibre, vulgairement appelée balance du commerce. Tout cela est d’une simplicité, d’une trivialité à faire rougir un enfant. Quant aux économistes, je les suppose assez bon comptables pour n’avoir pas besoin d’une paraphrase.

N’est-il pas vrai maintenant que les tarifs de douane, oscillant sans cesse de la prohibition absolue à l’entière franchise, selon les besoins de chaque pays, les lumières des gouvernements, l’influence des monopoles, l’antagonisme des intérêts et la méfiance des peuples, convergent néanmoins vers un point d’équilibre, et, pour employer le terme technique, vers un droit différenciel, dont la perception, s’il était possible de l’obtenir rigoureuse et fidèle, exprimerait l’association réelle, l’association in re des peuples, et serait la stricte exécution du principe économique de Say ?

Et si nous, socialistes trop longtemps dominés par nos chimères, nous venions à bout, par notre logique, de généraliser le principe protecteur, le principe de la solidarité, en le faisant descendre des états aux citoyens ; si, demain, résolvant d’une façon aussi limpide les antinomies du travail, nous parvenions, sans autre secours que celui de nos idées, sans autre puissance que celle d’une loi, sans autre moyen de coërcition et de perpétuité qu’un CHIFFRE, à soumettre pour jamais le capital au travail, n’aurions-nous pas singulièrement avancé la solution du problème de notre époque, de ce problème appelé, à tort ou à raison, par le peuple et par des économistes qui se rétractent, organisation du travail ?

Les économistes s’obstinent à ne voir dans la douane qu’une interdiction sans motifs, dans la protection qu’un privilège, dans le droit différenciel qu’un premier pas vers la liberté illimitée. Tous, sans exception, s’imaginent que comme de la prohibition absolue à la liberté sous caution il s’est effectué un progrès qui a eu d’heureux résultats, ces résultats ne feront que s’accroître, lorsque, par un nouveau progrès, tous les droits auront été levés, et que le commerce, c’est-à-dire le monopole, sera délivré de toutes ses entraves. Tous nos députés, nos journalistes, nos ministres même, partagent cette déplorable illusion ; ils prennent pour progrès le mouvement logique d’une négation à une autre négation, le passage de l’isolement volontaire à l’abandon de soi-même. Ils ne comprennent pas que le progrès est la résultante de deux termes contradictoires ; ils ont peur de s’arrêter en chemin et d’être traités de justes-milieux, ne sachant pas qu’il y a aussi loin du juste-milieu à la synthèse, que de la cécité à la vision.

À ce propos, je dois expliquer en quoi ce que j’appelle droit différenciel ou balance du commerce, expression synthétique de la liberté et du monopole, diffère d’une opération de juste-milieu.

Supposons qu’après la suppression des barrières, les exportations de la France, contrairement à l’attente générale et à toutes les probabilités, égalent juste ses importations : d’après les économistes, les partisans de la balance du commerce devront être satisfaits ; ils n’auront plus aucun sujet de plainte. Je dis que ce sera du juste-milieu, et qu’en conséquence nous serons encore loin de compte. Car d’après ce qui vient d’être dit, rien ne nous garantira que les marchandises étrangères que nous acquittons avec les nôtres, en monnaie de notre pays, et au cours de notre pays, ne coûtent pas à l’étranger meilleur marché que les nôtres ; auquel cas nous travaillerions toujours à perte. Supposons encore que le chiffre des exportations étant inférieur à celui des importations, le gouvernement, convaincu de la nécessité de rétablir l’équilibre, exclue à cette fin de notre marché certaines marchandises de l’étranger, dont il favoriserait chez nous la production. Ce serait encore du juste-milieu, et partant un faux calcul, puisqu’au lieu de niveler les conditions du travail, on n’établirait qu’une balance entre des chiffres parfaitement arbitraires. Rien ne ressemble plus, je le sais, au juste-milieu, que l’équilibre, mais rien au fond ne diffère davantage ; et pour ne pas m’égarer ici en de longues subtilités, je me bornerai à faire remarquer, une fois pour toutes, que le juste-milieu est la négation de deux extrêmes, mais sans affirmation, sans nulle connaissance, sans définition aucune du troisième terme, du terme vrai ; tandis que la connaissance synthétique, la vraie pondération des idées, est la science et la définition exacte de ce troisième terme, l’intelligence de la vérité, non-seulement par ses contraires, mais en elle-même et pour elle-même.

C’est cette fausse philosophie de juste-milieu, d’éclectisme et de doctrinalisme, qui aveugle encore aujourd’hui les économistes. Ils n’ont pas vu que la protection était le résultat, non d’une subversion transitoire, d’un accident anormal, mais d’une cause réelle et indestructible, qui oblige les gouvernements et qui éternellement les obligera. Cette cause, qui réside dans l’inégalité des instruments de production et dans la prépondérance de la monnaie sur les autres marchandises, avait été aperçue des anciens : l’histoire n’est pleine que des révolutions et des catastrophes qu’elle a produites.

D’où est venue dans les temps modernes et au moyen âge, la fortune des Hollandais, la prospérité des villes hanséatiques et lombardes, de Florence, de Gênes et de Venise, si ce n’est des différences énormes réalisées à leur profit par le commerce qu’ils entretenaient sur tous les points du monde ? La loi d’équilibre leur était connue : l’objet constant de leur sollicitude, le but de leur industrie et de leurs efforts, fut toujours de la violer. Est-ce que toutes ces républiques, par leurs relations avec des peuples qui n’avaient à leur donner, en échange de leurs étoffes et de leurs épices, que de l’argent et de l’or, ne se sont pas enrichies ? Est-ce que du même coup les nations qui formaient leur clientèle n’ont pas été ruinées ? N’est-ce point à dater de cette époque que la noblesse de race est tombée dans l’indigence, et que la féodalité a pris fin ?…

Remontons le cours des âges : qui fonda l’opulence de Carthage et de Tyr, si ce n’est le commerce, le commerce, c’est-à-dire ce système de factorerie et d’échanges dont les comptes se balançaient toujours, en faveur de ces spéculateurs détestés, par une masse métallique enlevée à l’ignorance et à la crédulité des barbares ? Un moment l’aristocratie mercantile, développée sur tout le littoral méditerranéen, fut à la veille de saisir l’empire du monde ; et ce moment, le plus solennel de l’histoire, est le point de départ de cette longue rétrogradation qui, commençant à Scipion, ne finit qu’à Luther et Léon X. Les temps n’étaient pas venus ; la noblesse de race, la féodalité terrienne, représentée alors par les Romains, devait gagner la première bataille sur l’industrie, et ne recevoir le coup de mort qu’à la révolution française.

A présent c’est le tour des praticiens de la finance. Comme s’ils avaient déjà le pressentiment de leur prochaine déroute, ils ne sont occupés qu’à se reconnaître, à se coaliser, se classer et s’échelonner selon leurs qualités et leur poids ; à fixer leurs parts respectives dans la dépouille du travailleur, et à cimenter une paix dont l’unique objet est la soumission définitive du prolétariat. Dans cette sainte-alliance, les gouvernements, devenus solidaires les uns des autres, et liés d’une amitié indissoluble, ne sont plus que les satellites du monopole : rois absolus et constitutionnels, princes, ducs, boyards et margraves ; grands propriétaires, grands industriels, gros capitalistes ; fonctionnaires de l’administration, des tribunaux et de l’église, tout ce qui, en un mot, au lieu de faire œuvre, vit de liste civile, de rentes, d’agio, de police et de fanatisme, uni d’un commun intérêt, et bientôt rallié par la tempête révolutionnaire qui déjà gronde à l’horizon, se trouve nécessairement engagé dans cette vaste conjuration du capital contre le travail.

Y avez-vous pensé, prolétaires ?

Ne me demandez pas si telles sont bien véritablement les pensées secrètes des gouvernements et des aristocraties[3] : cela ressort de la situation, cela est fatal. La douane, considérée seulement par les économistes comme une protection accordée aux monopoles nationaux, nullement comme l’expression encore imparfaite d’une loi d’équilibre, la douane désormais, ne suffit plus pour contenir le monde ; il faut au monopole une protection plus large ; son intérêt partout identique le demande, et provoque sur tous les tons la destruction des barrières. lorsque par la réforme de Robert Peel, par l’extension incessante du Zollverein, par l’union douanière, seulement ajournée, entre la Belgique et la France, les cercles de douane auront été réduits à deux ou trois grandes circonscriptions, le besoin ne tardera pas à se faire sentir d’une liberté totale, d’une plus intime coalition. Ce n’est pas trop pour contenir les classes travailleuses, malgré leur ignorance, malgré le délaissement et la dissémination où elles sont retenues, que toutes les polices, toutes les bourgeoisies, toutes les dynasties de la terre se donnent la main. Enfin la complicité de la classe moyenne, dispersée selon le principe hiérarchique, en une multitude d’emplois et de privilèges ; l’embauchement des ouvriers les plus intelligents, devenus conducteurs, contre-maîtres, commis et surveillants pour le compte de la coalition ; la défection de la presse, l’influence des sacristies, la menace des tribunaux et des baïonnettes ; d’un côté la richesse et le pouvoir, de l’autre la division et la misère : tant de causes réunies rendant l’improductif inexpugnable, une longue période de décadence commencera pour l’humanité.

Pour la seconde fois, y avez-vous pensé, prolétaires ?

Au surplus, ce serait peine inutile de chercher désormais à fonder l’équilibre des nations sur une pratique mieux entendue et plus exacte du droit différenciel, autrement dit balance du commerce. Car il arrivera de deux choses l’une :

Si la civilisation doit parcourir une troisième période de féodalité et de servage, l’institution des douanes, bien loin de servir le monopole, comme l’ont si ridiculement imaginé les économistes, est une obstacle à la coalition des monopoles, un obstacle à leur développement et à leur existence. Il faut que cette institution soit abolie, et elle le sera. Il ne s’agit que de régler les conditions de cette abolition, et de concilier les intérêts des monopoleurs : or, ils sont rompus à ces sortes de transactions, et le travail du prolétaire est là pour servir d’indemnité.

Si au contraire le socialisme, prenant la toge virile de la science, renonçant à ses utopies, brûlant ses idoles, abaissant son orgueil philosophique devant le travail ; si le socialisme, qui, sur la question du libre commerce, n’a su jusqu’à ce moment qu’agiter ses cymbales en l’honneur de R. Peel, songe sérieusement à constituer l’ordre social par la raison et l’expérience : alors le nivellement des conditions du travail n’a plus besoin de s’opérer à la frontière, au passage des marchandises ; il s’accomplit de lui-même au sein des ateliers entre tous les producteurs ; la solidarité existe entre les nations par le fait de la solidarité des fabriques ; la balance, s’établissant de compagnie à compagnie, existe de fait pour tout le monde ; la douane est inutile et la contrebande impossible. Il en est ici du problème de l’égalité entre les peuples, comme de celui de l’équilibre, ou de la proportionnalité des valeurs : ce n’est pas par une enquête et un dénombrement à posteriori qu’il peut se résoudre, c’est par le travail. Du reste, si, pendant quelques années de transition, le maintien des lignes douanières était jugé utile, ce serait à une information commerciale à déterminer les tarifs ; quant à la perception des droits, je m’en rapporterais volontiers à l’expérience de l’administration. De tels détails n’entrent pas dans mon plan ; il suffit que je démontre lu loi synthétique du commerce international et que j’indique le mode ultérieur de son application, pour mettre le lecteur en garde à la fois et contre les dangers d’une prohibition absolue, et contre le mensonge d’une liberté sans limites.

Quelques mots encore sur le caractère métaphysique de la balance du commerce, et je termine.

Pour que le principe de la balance du commerce remplît les conditions d’évidence que nous avons déterminées en traitant de la valeur, il devait concilier à la fois la liberté du commerce et la protection du travail. Or, c’est ce qui arrive par l’établissement du droit différenciel. D’une part, en effet, ce droit, dont l’origine historique est aussi peu honorable que celle de l’impôt, et qu’on est tenté de regarder comme un péage abusif, ne fait que reconnaître et déterminer la liberté, en lui imposant pour condition l’égalité. D’autre part, la perception de ce droit, que je suppose toujours exactement déterminé, protège suffisamment le travail, puisqu’en lui suscitant une concurrence à forces égales, il ne fait qu’exiger de lui ce qu’il peut rendre, et rien que ce qu’il peut rendre.

Mais cette conciliation, cette balance, acquiert encore des propriétés toutes nouvelles, et conduit, par sa nature synthétique, à des effets que ne pouvaient produire ni la liberté entière, ni la prohibition absolue. En d’autres termes, elle donne plus que les avantages réunis de l’une et de l’autre, en même temps qu’elle écarte leurs inconvénients. La liberté sans équilibre amenait bien le bon marché, mais rendait infécondes toutes les exploitations qui ne donnaient que de médiocres bénéfices, ce qui était toujours un appauvrissement : la protection poussée jusqu’à l’exclusion absolue garantissait l’indépendance, mais en entretenant la cherté, puisque c’est cherté que de n’obtenir, avec une même somme de travail, qu’une seule variété de produits. Par la mutualité commerciale, une solidarité effective, in re, indépendante du caprice des hommes, est créée ; les peuples travailleurs, sous quelque zône qu’ils habitent, jouissent tous également des biens de la nature ; la force de chacun semble doublée, et son bien-être en même temps. L’association des instruments du travail donnant le moyen, par la répartition des frais entre tous, de rendre productives les terres inaccessibles au monopole, une quantité plus forte de produits est acquise à la société. Enfin la balance commerciale, tenue droite entre les peuples, ne peut jamais dégénérer, comme la protection et le laissez-passer, en servitude et privilège ; et c’est ce qui achève d’en démontrer la vérité et la salutaire influence.

La balance du commerce remplit donc toutes les conditions d’évidence ; elle embrasse et résout, dans une idée supérieure, les idées contraires de liberté et de protection ; elle jouit de propriétés étrangères à celle-ci, et ne présente aucun de leurs inconvénients. Sans doute la méthode actuellement en usage pour appliquer cette synthèse est défectueuse, et se sent de son origine barbare et fiscale ; le principe reste vrai, et c’est conspirer contre son pays que de le méconnaître.

Élevons-nous maintenant à des considérations plus hautes.

On serait dans une illusion étrange, si l’on s’imaginait que les idées en elles-mêmes se composent et se décomposent, se généralisent et se simplifient, comme il nous semble le voir dans les procédés dialectiques. Dans la raison absolue, toutes ces idées que nous classons et différencions au gré de notre faculté de comparer, et pour les besoins de notre entendement, sont également simples et générales ; elles sont égales, si j’ose ainsi dire, en dignité et en puissance ; elles pourraient toutes être prises par le moi suprême (si le moi suprême raisonne ?) pour prémisses ou conséquences, pivots ou rayons de ses raisonnements.

En fait, nous ne parvenons à la science que par une sorte d’échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de notre esprit ; de même que les lois du mouvement, de l’attraction, de l’association des atomes, sont indépendantes du système de numération au moyen duquel nos théories les expriment. Il ne s’ensuit pas que notre science soit fausse ou douteuse ; seulement on pourrait dire que la vérité en soi est une infinité de fois plus vraie que notre science, puisqu’elle est vraie sous une infinité de points de vue qui nous échappent, comme, par exemple, les proportions atomiques, qui sont vraies dans tous les systèmes de numération possibles.

Dans les recherches sur la certitude, ce caractère essentiellement subjectif de la connaissance humaine, caractère qui ne légitime pas le doute, comme le crurent les sophistes, est la chose qu’il importe surtout de ne pas perdre de vue, sous peine de s’enchaîner à une espèce de mécanisme qui tôt ou tard, comme une machine dont le jeu ne laisse rien à l’initiative de l’ouvrier, conduisait le penseur à l’abrutissement. Nous nous bornerons pour le moment à constater, par l’exemple de la balance du commerce, le fait de cette subjectivité de notre connaissance : plus tard nous essayerons de découvrir de nouveaux horizons, de nouveaux mondes, dans cet infini de la logique.

Par un cas assez fréquent dans l’économie sociale, la théorie de la balance du commerce n’est, pour ainsi dire, qu’une application particulière de quelques opérations d’arithmétique usuelle, addition, soustraction, multiplication, division. Or, si je demandais laquelle de ces quatre expressions, somme, différence, produit, quotient, présente l’idée la plus simple ou la plus générale ; lequel du nombre 3 et du nombre 4, pris l’un et l’autre comme facteurs, ou du nombre 12 qui en est le produit, est le plus ancien, je ne dis pas dans ma multiplication, mais dans l’arithmétique éternelle où cette multiplication existe par cela seul que les nombres s’y rencontrent ; si dans la soustraction le reste, dans la division le quotient, indiquent un rapport plus ou moins complexe que les nombres qui ont servi à le former, n’est-il pas vrai que je paraîtrais faire une question dépourvue de sens ?

Mais, si de pareilles questions sont absurdes, il est tout aussi absurde de croire qu’en traduisant ces rapports arithmétiques en langage métaphysique ou commercial, on change leur qualité respective. Répartir équitablement entre les hommes les dons gratuits de la nature est une idée aussi élémentaire dans la raison infinie que celle d’échanger ou de produire ; cependant, si nous en croyons notre logique, la première de ces idées vient à la suite des deux autres, et ce n’est même que par une élaboration réfléchie de celles-ci que nous arrivons à réaliser celle-là.

En Angleterre le travail produit, je suppose, 100 pour 60 de dépense ; en Russie, 100 pour 80. Additionnant ensemble, d’abord les deux produits (100 + 100 = 200), puis les chiffres de dépense (60 + 80 = 140) ; retranchant ensuite la plus petite de ces deux sommes de la plus grande (200 — 140 = 60), et divisant le reste par 2, le quotient 30 indiquera le bénéfice net de chacun des producteurs, après leur association par la balance du commerce.

Occupons-nous d’abord du calcul. Dans le calcul, les nombres 100, 200, 60, 80, 140, 2, 30, semblent s’engendrer les uns des autres par un certain dégagement. Mais cette génération est exclusivement l’effet de notre optique intellectuelle ; ces nombres ne sont en réalité que les termes d’une série dont chaque moment, chaque rapport, nécessairement simple ou complexe selon la manière dont un l’envisage, est contemporain des autres, et coordonné avec eux de toute nécessité.

Venons maintenant aux faits. Ce que l’économie sociale nomme, tant en Angleterre qu’en Russie, rente de la terre, frais d’exploitation, échange, balance, etc., est la réalisation économique des rapports abstraits exprimés par les nombres 100, 200, etc. Ce sont, si j’ose ainsi dire, les enjeux, et les primes que la nature a placés pour nous sur chacun de ces numéros, et que par le travail et le commerce nous nous efforçons de dégager, de faire sortir de l’urne du destin. Et comme le rapport de tous ces nombres indique une équation nécessaire, de même on peut dire que, par le seul fait de leur co-existence sur le globe, et en même temps des qualités diverses de leur sol, de la puissance supérieure ou moindre de leurs instruments, les Anglais et les Russes sont associés. L’association des peuples est l’expression concrète d’une loi de l’esprit, c’est un fait de nécessité.

Mais, pour accomplir cette loi, pour produire ce fait, la civilisation procède avec une extrême lenteur, et parcourt un immense chemin. Tandis que les nombres 100, 80, 70, 00 et 30, par lesquels nous représentions au commencement de ce paragraphe les diverses qualités de terres, ne présentent à l’esprit qu’une équation à opérer, que dis-je ? une équation déjà opérée, mais pour nous sous-entendue, et se résolvent tous dans le nombre 72, résultat de cette équation ; la société, en concédant d’abord le monopole de ces cinq qualités de terres, commence par créer cinq catégories de privilégiés, lesquels, en attendant que l'égalité arrive, forment entre eux une aristocratie constituée au dessus des travailleurs et vivant à leurs dépens. Bientôt ces monopoles, par leur inégalité jalouse, amènent la lutte de la protection et de la liberté, de laquelle doit sortir à la fin l’unité et l’équilibre. L’humanité, comme une somnambule réfractaire à l’ordre de son magnétiseur, accomplit sans conscience, lentement, avec inquiétude et embarras, le décret de la raison éternelle ; et celle réalisation, pour ainsi dire à contrecœur, de la justice divine par l’humanité, est ce que nous appelons en nous progrès.

Ainsi, la science dans l’homme est la contemplation intérieure du vrai. Le vrai ne saisit notre intelligence qu’à l’aide d’un mécanisme qui semble l’étendre, l’agencer, le mouler, lui donner un corps et un visage, à peu près comme on voit une moralité figurée et dramatisée dans une fable.

J’oserai même dire qu’entre la vérité déguisée par la fable et la même vérité habillée par la logique, il n’y a pas de différence essentielle. Au fond, la poésie et la science sont de même tempérament, la religion et la philosophie ne diffèrent pas ; et tous nos systèmes sont comme une broderie à paillettes, toutes de grandeur, couleur, figure et matière semblable, et susceptibles de se prêter à toutes les fantaisies de l’artiste.

Pourquoi donc me livrerais-je à l’orgueil d’un savoir qui, après tout, témoigne uniquement de ma faiblesse, et resterais-je volontairement la dupe d’une imagination dont le seul mérite est de fausser mon jugement, en grossissant comme des soleils les points brillants épars sur le fonds obscur de mon intelligence ? Ce que j’appelle en moi science n’est autre chose qu’une collection de jouets, un assortiment d’enfantillages sérieux, qui passent et repassent sans cesse dans mon esprit. Ces grandes lois de la société et de la nature, qui me semblent les leviers sur lesquels s’appuie la main de Dieu pour mettre en branle l’univers, sont des faits aussi simples qu’une infinité d’autres auxquels je ne m’arrête pas, des faits perdus dans l’océan des réalités, et ni plus ni moins dignes de mon attention que des atomes. Cette succession de phénomènes dont l’état et la rapidité m’écrasent, cette tragi-comédie de l’humanité qui tour à tour me ravit et m’épouvante, n’est rien hors de ma pensée, qui seule a le pouvoir de compliquer le drame et d’allonger le temps.

Mais si c’est le propre de la raison humaine de construire, sur le fondement de l’observation, ces merveilleux ouvrages par lesquels elle se représente la société et la nature ; elle ne crée par la vérité, elle ne fait que choisir, dans l’infinité des formes de l’être, celle qui lui agrée le plus. Il suit de là que pour le travail de la raison humaine devienne possible, pour qu’il y ait de sa part commencement de comparaison et d’analyse, il faut que la vérité, la fatalité tout entière, soit donnée. Il n’est donc pas exact de dire que quelque chose advient, que quelque chose se produit : dans la civilisation comme dans l’univers, tout existe, tout agi depuis toujours. Ainsi la loi d’équilibre se manifeste dès l’instant où il s’élablit des relations entre les propriétaires de deux champs voisins ; ce n’est pas sa faute si, à travers nos fantaisies de restrictions, de prohibitions et de prodigalités, nous n’avons pas su la découvrir.

Il en est ainsi de toute l’économie sociale. Partout l’idée synthétique fonctionne en même temps que ses éléments antagonistes ; et tandis que nous nous figurons le progrès de l’humanité comme une perpétuelle métamorphose, ce progrès n’est autre chose en réalité qu’une prédominance graduelle d’une idée sur une autre, prédominance et gradation qui nous apparaissent comme si les voiles qui nous dérobent à nous-mêmes se retiraient insensiblement.

De ces considérations il faut conclure, et ce sera tout à la fois le résumé de ce paragraphe, et l’annonce d’une solution plus haute :

Que la formule d’organisation de la société par le travail doit être aussi simple, aussi primitive, d’une intelligence et d’une application aussi facile, que cette loi d’équilibre qui, découverte par l’égoïsme, soutenue par la haine, calomniée par une fausse philosophie, égalise entre les peuples les conditions du travail et du bien-être ;

Que cette formule suprême, qui embrasse à la fois le passé et l’avenir de la science, doit satisfaire également aux intérêts sociaux et à la liberté individuelle ; concilier la concurrence et la solidarité, le travail et le monopole, en un mot, toutes les contradictions économiques ;

Qu’elle existe, cette formule, dans la raison impersonnelle de l’humanité, qu’elle agit et fonctionne aujourd’hui même et dès l’origine des sociétés, aussi bien que chacune des idées négatives qui la constituent ; que c’est elle qui fait vivre la civilisation, détermine la liberté, gouverne le progrès, et, parmi tant d’oscillations et de catastrophes, nous porte d’un effort certain vers l’égalité et l’ordre.

En vain travailleurs et capitalistes s’épuisent dans une lutte brutale ; en vain la division parcellaire, les machines, la concurrence et le monopole déciment le prolétariat ; en vain l’iniquité des gouvernements et le mensonge de l’impôt, la conspiration des priviléges, la déception du crédit, la tyrannie propriétaire et les illusions du communisme multiplient sur les peuples la servitude, la corruption et le désespoir : le char de l’humanité roule, sans s’arrêter ni reculer jamais, sur sa route fatale, et les coalitions, les famines, les banqueroutes, paraissent moins sous ses roues immenses, que les pics des Alpes et des Cordilières sur la face unie du globe. Le dieu, la balance à la main, s’avance dans une majesté sereine ; et le sable de la carrière n’imprime à son double plateau qu’un invisible frémissement.

  1. Cet article a M depuis démenti par le Journal des Économistes, sur des renseignements considérés plus véridiques. Quant à moi, le fait me paraît d’autant plus indubitable qu’il est un résultat nécessaire de la politique anglaise. Qu’est-ce, devant la nécessité, que la rétractation d’un journaliste, même le mieux informé ?
  2. Les seuls journaux qui aient essayé de combattre le ministre, le Journal des Débats, le Siècle, le Courrier français, sont précisément ceux dont la partie économique est confiée à des notabilités économistes. Tout en rendant hommage à la prudence du ministre, ils ont réservé leurs théories. Quant aux journaux démocrates, il est pénible d’avoir à rapporter qu’ils n’ont rien vu, rien compris, rien dit de tout ce qui s’est passé. Ils bivouaquaient dans les Karpathes !
  3. Les paroles du ministère à la Chambre des Députés, relativement au traité belge, prouvent que telle n'est pas encore, chez nous, la pensée du Système. M. Gunin-Gridaine, ministre du commerce. en résistant à l'entraînement abolitionniste, accueilli d’abord avec faveur par toute la presse d'opposition et par une partie de la presse ministérielle, a rendu un à la France un grand service que l’on devra peut-être au ministère du 29 octobre. Puisse la France, profitant du répit que lui procure cet honorable négociant, s'éclairer enfin sur les véritables principes de la liberté et de l’égalité entre les peuples !