Système des Beaux-Arts/Livre premier/3

Gallimard (p. 22-24).

CHAPITRE III

DES IMAGES ET DES OBJETS

Que nous gardions en mémoire des copies des choses, et que nous puissions en quelque sorte les feuilleter, c’est une idée simplifiée, commode, mais un peu trop puérile. À ce compte les œuvres d’art seraient comme une traduction, et souvent même faible, de telles images combinées par une élaboration intérieure. Au contraire il apparaît déjà que l’œuvre termine et efface les rêveries, par sa réelle présence, et pour l’artiste aussi bien. Toutefois, pour mieux assurer cette conception, et ainsi délivrer l’artiste de cette recherche rêveuse à laquelle il donne toujours trop de temps, il est nécessaire d’entrer un peu dans la doctrine, afin d’y entraîner ceux qui y trouvent du plaisir, et qui sont plus nombreux qu’on ne croit.

Un objet n’est pas donné ; il est posé, supposé, pensé. Comme il est clair pour le vrai soleil, bien plus éloigné et bien plus grand qu’on ne croit d’abord, et après lequel nous courons afin d’accorder nos expériences entre elles. C’est toute l’astronomie qui porte ici l’objet. Mais le soleil perçu comme un disque au couchant n’est pas moins supposé et pensé ; où, pour considérer un objet moins blessant, la lune perçue à mille pieds en l’air n’est rejetée à cette distance que parce que nous la voyons passer derrière les arbres et le clocher et même derrière les nuages. Toute distance, en bref, et donc toute position, est supposée d’après les expériences, et l’erreur y est toujours possible. C’est dire, et la remarque n’est pas nouvelle, que le jugement se joint aux impressions, et les met en forme. Quant à ce que serait l’objet sans aucun jugement qui le rejette à sa place, cela est proprement inexprimable, comme serait la lune sur mes yeux, dans mes yeux.

Mais voici une réflexion bien naturelle, et trop rarement suivie. Les images, comme dans le souvenir ou le rêve, sont des images d’objets ; on y remarque des formes, des distances et des perspectives ; une forêt peut être loin de moi dans le rêve aussi ; et une colonnade, dans la rêverie, n’en offre pas moins la profondeur, par les grandeurs régulièrement diminuées ; et la cloche, en rêve, m’envoie les sons du haut du clocher ; et la rose que je sens en rêve est entre mes doigts, ou sur le rosier. L’image n’est donc point donnée non plus, mais toujours supposée et pensée, d’après l’impression, et seulement selon une enquête moins suivie. Imaginer c’est donc percevoir, mais sans précaution ; ainsi j’imagine la lune à mille pieds en l’air, et bien plus loin à son coucher. Imaginer c’est donc encore juger et penser. Par ces vues, imagination et perception tendent à se confondre, comme elles se mêlent dans le fait ; car il n’y a point de paysage que je perçoive sans erreur sur les distances, les grandeurs et la nature des objets. Le soleil reflété dans un carreau de vitre fera croire à une flamme, et ainsi du reste. L’imagination serait donc une perception fausse.


Si maintenant je cherche d’où vient l’erreur dans les perceptions fausses, je retrouve sans peine premièrement un état du corps et des sens, qui me fait croire que l’objet est autre, comme si, au sortir de l’obscurité, je juge qu’une lumière, en réalité faible et éloignée, est fort vive et tout près de moi. Deuxièmement une croyance fondée sur quelque émotion ou passion, par exemple si la peur me fait croire que le bruit d’une porte est un coup de canon. Et comme ces émotions et passions, autant qu’elles m’emportent, consistent dans le tumulte corporel, fait de chaleur, froid, frémissement, actions commencées et retenues, il apparaît que la puissance de l’imagination se définit encore une fois par ce mécanisme du corps qui change l’action des choses, et en même temps nous dispose à les croire présentes et agissantes sans un suffisant examen. Disons donc que la perception est une recherche du vrai de l’objet par une enquête qui élimine, autant que possible, ce qui tient à la situation et à l’état de notre corps, au lieu que l’imagination consiste principalement à se fier au premier témoignage, impression et émotion mêlées, c’est-à-dire comme a parlé Descartes, à juger de la présence, de la situation et de la nature des objets d’après l’ordre des affections du corps humain. Ainsi l’image qui n’est qu’image, l’image trompeuse, retombe au corps humain. Dans le fait, que reste-t-il d’une peur d’imagination, sinon la seule présence, et si proche, de ce corps frémissant et armé ?