Système des Beaux-Arts/Avant-propos

Gallimard (p. 7-12).

AVANT-PROPOS

Toutes les recherches, dans l’ordre de l’esthétique, sont dominées par les analyses de la Critique du jugement de Kant, aujourd’hui classiques, mais trop peu connues en leurs pénétrants détails. Je dois avertir qu’après une étude suffisante de cette œuvre vénérable, je n’y ai rien trouvé qui ne m’ait semblé capital et à jamais acquis en ce difficile sujet. Toutefois, comme le résumé d’une grande idée est presque impossible à donner, et toujours plus nuisible qu’utile, je renvoie une fois pour toutes le lecteur à l’œuvre même, en l’avertissant pourtant qu’une telle étude n’est nullement nécessaire pour que ce que j’expose dans ce travail-ci soit assez entendu. De même, et par les mêmes raisons, il n’y a nul inconvénient à prendre ce qui suit comme un recueil de courts articles sur les Beaux-Arts, et à y chercher occasion de réfléchir, sans s’astreindre à l’ordre systématique. Aussi le titre ne doit point tromper. Les idées ici proposées ne dépendent point de quelque idée supérieure d’abord posée, et ne conduisent même point à quelque notion commune qui puisse définir tous les arts en peu de mots. Au contraire je me suis attaché à marquer les différences, les séparations, les oppositions, me réglant ainsi, autant que peut faire la critique, sur les œuvres elles-mêmes, dont chacune s’affirme si bien et n’affirme qu’elle. Mais il est arrivé, il me semble, par un bonheur de ce sujet solide entre tous, que, par les distinctions et oppositions, la liaison s’affirmait d’elle-même d’autant plus serrée par les différences, ce que le mot système, dans son vrai sens, exprime assez bien.

Au sujet de la doctrine de Kant il suffisait d’avertir que je m’y accorde toujours en ce qui suit, sans avoir jamais à l’invoquer. J’ai dû procéder autrement à l’égard d’une idée directrice non moins importante, que j’ai trouvée en Descartes, mais que le Prince de l’Entendement n’a nullement approchée du présent sujet. Je veux parler de l’imagination comme fonction ou puissance humaine, mais essentiellement définie par le mécanisme et les affections du corps humain. Cette importante idée n’a certainement pas été assez suivie par ceux qui ont tenté de décrire convenablement la nature humaine sans esprit de système ; et, par une conséquence naturelle, elle est ignorée de ceux qui réfléchissent volontiers sur les Beaux-Arts ; c’est pourquoi il ne m’a pas paru inutile de l’analyser avec suite. Mais il ne faut pas attendre d’après cela que quelque règle des arts soit tirée de cette idée-là ; car ce sont les œuvres qui donnent la règle ; en sorte que l’étude des différents arts serait ici comme la vérification d’une doctrine de l’imagination d’abord proposée. Et comme cette méthode, qui consiste à exposer et expliquer autant que l’on peut, sans jamais tenter de rien prouver, risque d’étonner les esprits jeunes, communément formés par l’argumentation et les polémiques, il faut donc que j’ajoute ici un troisième avertissement.

On prouve tout ce qu’on veut, et la vraie difficulté est de savoir ce qu’on veut prouver. En ces jours de passions et de partis pris, ce fait humain a été éclairé d’une assez vive lumière, et toute preuve est à mes yeux assez clairement déshonorée pour que je m’abstienne désormais de toute éloquence. Or cette autre méthode, qui ramène toute doctrine à l’exposé analytique, convient en tous sujets, mais j’avais remarqué depuis longtemps que, dès que l’on veut traiter de l’esthétique, il ne s’en offre point d’autre, car ici le choix est tout fait, et inébranlable, et ce qu’on voudrait prouver, à savoir que l’œuvre est belle, est affirmé sans aucun doute par l’œuvre même. Si l’on voulait définir le beau, il le faudrait définir par ces jugements immédiats, assurés, irrévocables, j’entends par ce choix que la réflexion éclaire après qu’il est fait sans jamais le troubler ou changer. C’est ce que cherche toujours tout homme qui va pensant ; mais, quelque désir que l’on en ait, le vrai ne se ramène jamais tout à fait au beau. Aussi le beau est-il comme une récompense, autrement dit le seul fait de l’esprit peut-être. Ayant donc trouvé dans ma nature, comme je suppose qu’il arrive à beaucoup, des jugements de goût sans doute étroits, mais tout à fait immuables, de façon que quelques objets, romans, musiques, édifices, statues, dessins, obtenaient toujours, après tant de rencontres, la même approbation pleine, alors que tant d’autres, pourtant vantés, n’obtenaient rien du tout qui y ressemblât, j’ai enfin formé l’idée de travailler sur ce terrain peu étendu mais solide ; d’autant que cette redoutable facilité à expliquer tout, dont il faut toujours se défier, se trouvait par là ramenée à des problèmes fortement circonscrits. Et c’est ici le seul cas où l’observation puisse être libre et sans précaution aucune ; car on sait assez que l’observateur des objets de nature, comme mouvements célestes ou chute d’un corps, divague aussitôt s’il n’est préparé ascétiquement. Pour tout dire, le beau a ce privilège d’exister. Et, quand il n’y aurait, pour former ce monde robuste, qu’un objet dans chaque genre, un bel édifice, un beau meuble, une belle musique, un beau poème, un beau dessin, une belle statue, un beau portrait, il n’en faut pas plus pour qu’on puisse exposer, par les relations universelles qu’ils supposent, ces jugements sans appel. De la même manière il ne faut que quelques propositions des plus simples pour fonder la Logique ; mais comme là l’objet manque, le premier penseur qui y fit attention eut bientôt dénombré ces formes sans contenu. Ici, au contraire, l’objet est le juge des formes, et l’esprit s’y assure de toutes ses pensées selon un système vrai, et sans aucun doute ; de là vient ce repos et cette assurance que donne la perception de l’œuvre et dont ce livre n’est qu’une description encore volontairement limitée au nécessaire. Toujours est-il que par ces chemins solitaires j’ai retrouvé la pensée commune, il me semble, et ainsi pensé avec tous les hommes sans me soucier de leur plaire, et encore moins de les persuader. Cette rencontre est ordinaire en tout écrit ; mais la preuve est comme une politesse qui veut préparer cet accord universel par des idées générales ; heureusement un tel artifice n’était pas possible en ce sujet, car le beau ne se prouve point.

Or, par un bonheur qui est assez ordinaire dès qu’on ne prétend à rien, je rencontrai en réfléchissant, comme on lira plus loin, sur les différences entre l’éloquence et la prose, une idée qui m’affermit dans le dessein de n’écrire que pour moi, c’est que la preuve, ou l’argument, ou la déduction en partant d’un principe supposé invincible, enfin tous les moyens de la logique, sont, comme ce dernier mot l’exprime assez, proprement des moyens de l’éloquence, j’entends de la parole publique, car l’éloquence écrite est une espèce de monstre. Comme il est clair que l’art de gouverner, de plaider, et en un mot de persuader, est un des plus anciens, puisque l’ordre humain fut le premier connu et est encore le premier connu pour tous, le plus pressant, le plus près, et le plus flexible, ce n’est pas miracle si l’orateur fut le premier maître à penser, et si la prose étudiée fut d’abord une sorte de harangue, ce qui donna un sens bien étrange et bien instructif à la formule « avoir raison ». D’où cette manie de prouver, qui tyrannise encore dans la mathématique, où pourtant il est clair que l’on sait tout ce que l’on peut savoir dès que l’on connaît distinctement de quoi il s’agit. C’est ainsi que nos premières connaissances concernant l’ordre extérieur prirent la forme du plaidoyer et de la preuve, convenables seulement pour les choses douteuses et flexibles de l’ordre humain où la loi précède les espèces et où la nécessité de juger interdit de remettre à tout moment les principes en question ; sans compter que l’éloquence, qui se développe dans le temps, exige aussi par cela seul le progrès du principe à la conséquence. Contre quoi la vraie prose, qui donne seulement à penser, est un assez fort avertissement dès que l’on y fait attention.

L’esprit le plus jeune pense sans arguments ni preuves. Ce n’est que la forme oratoire qui le sépare des autres. En lui et pour lui toute idée est universelle ; et l’erreur commune est sans doute de ne vouloir point croire à l’esprit, comme les prêtres l’ont entrevu. Car l’universel ne se prouve point ; celui qui veut prouver suppose toujours, et ne tente jamais de prouver, que sa preuve est universellement valable. Ce qui est général est seul objet de preuve, et ne conduit qu’à un accord pratique, entendez politique par rapport à l’ordre humain, et industriel par rapport à l’ordre extérieur. Il se trouve que par l’égalité des droits on peut faire une paix de fortune, et qu’avec un plan et du fer on peut fabriquer plusieurs fois la même machine. Mais de tels succès ne contentent point l’esprit. Comme c’est tel arbre que je veux percevoir, et comme réel, c’est-à-dire universellement, ainsi je prétends former des idées singulières, seul et avec tous. De quoi témoignent les œuvres d’art, toujours singulières et universelles, mais bornées à ces langages chantés, dessinés, mimés, modelés ou peints, dont le langage articulé est si profondément séparé ; le cri varié, l’ancien signal, va toujours à suspendre la pensée et à coordonner les efforts. C’est pourquoi l’esthétique, réduite aux instruments de l’éloquence, dit si mal ce que l’œuvre d’art dit si bien en son langage propre. Et l’éloquence même ne sait que dire de l’éloquence.

Ainsi s’est accompli le divorce entre les beaux-arts et la pensée. Mais ce n’est qu’apparence, comme le mot sentiment, si riche de sens, le fait entendre assez. Si l’on réfléchissait à ceci, que la pensée solitaire ne prend forme que dans l’expression commune, on comprendrait mieux la vertu des signes, dont aucune pensée n’est jamais séparable, et, par là, qu’une pensée qui n’est pas commune n’est en aucun sens une pensée. De quoi témoignent ces antiques manières de dire, qui sont danse, mimique, musique, où il est assez clair que l’expression et l’assentiment ne font qu’un. Et ces fortes écritures, qui sont temples, statues, dessins, ont gardé cette puissance de convertir sans preuves, en terminant les divagations, comme faisait la harpe de David pour le roi fou. Modèles pour le langage écrit, qui n’est pas encore pleinement objet. Il fallait donc ramener le langage articulé aux conditions qui font qu’une œuvre est universelle et durable. Et l’on peut remarquer que les éclairs de beauté de la vraie prose offrent une vérité sans preuves, au sens où la belle musique est sans preuves et la Vénus de Milo sans preuves. Mais ces beautés aussi sont des exhortations plutôt que des modèles ; c’est ainsi que l’inimitable seul instruit.

Ce qui va suivre est sur ce chemin, et orienté par là ; mais intermédiaire, puisqu’il détermine des espèces, et non des individus ; et son moyen n’est qu’analogue à la beauté quoi qu’il y tende, car la fin ici poursuivie est de faire apercevoir ce grand objet en son unité systématique, non point logique mais réelle, par la force des oppositions et des caractères singuliers de chaque espèce d’œuvre. La critique ne peut faire plus, et je t’avertis, lecteur, que cet essai fait encore bien moins. Si donc un génie muet te pousse, prends plutôt la plume ou le pinceau. Mais si ton génie bavarde, alors lis.