(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 87-92).
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XIII


Encore quatre ou cinq années de félicité à joindre au total de nos jours heureux, puis les réalités de la vie commencèrent pour nous. Ma fièvre nerveuse m’avait laissé de longs accès de faiblesse, d’inexplicables lassitudes dont je ne m’étais jamais beaucoup effrayé ; mais, vers l’époque où Suzanne atteignait sa seizième année, j’éprouvai des étouffements et des battements de cœur qui ne laissèrent pas que de me donner des craintes sérieuses.

En cachette de ma fille, je me rendis chez notre ami le docteur, et je le priai de me dire au juste ce qu’il en était.

— Vous comprenez, lui dis-je, docteur, l’intérêt que j’ai à connaître la vérité ; Suzanne n’a que moi, — car ma belle-mère…

Il m’interrompit d’un geste de la main ; il la connaissait, cette excellente madame Gauthier, et savait aussi bien que moi ce que l’on pouvait attendre d’elle.

— Eh bien, dit-il, nous allons voir cela, et je vous promets la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme dans Jean Hiroux.

Il plaisantait, l’excellent ami, mais la main qu’il posa sur la mienne tremblait plus que de raison.

L’examen, long et attentif, fut suivi d’un silence qui me parut un arrêt de mort. J’allais prévenir sa condamnation en la prononçant moi-même, lorsqu’il m’arrêta du geste :

— Non, dit-il, ce n’est pas ce que vous croyez. C’est une maladie de cœur en effet, — très-développée, j’en conviens ; elle peut vous foudroyer demain, — comme elle peut vous laisser atteindre les limites de l’extrême vieillesse. C’est une affaire de coïncidence, de hasards… Pas d’émotions, vous savez ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

— Entre nous, docteur, lui dis-je, pourquoi cette recommandation ? Croyez-vous qu’on se prépare des émotions de gaieté de cœur ?

— Eh ! eh ! dit-il, cela se voit, les femmes ne détestent pas ça… Pour vous, je conviens que le précepte est inutile.

Il se tut, et je restai silencieux. J’avais craint pis que cela, mais le danger existait toujours. Je fis un effort et posai une question vitale que notre ami de vingt ans devait comprendre.

— Dois-je marier Suzanne ? dis-je d’une voix que je sentais altérée.

— C’est dur ! murmura le vieux médecin, une enfant à qui vous avez tout sacrifié…

— Est-elle trop jeune ?

— Hem ! on attendrait encore bien une couple d’années !

— Vivrai-je autant que cela ?

Il ne répondit pas d’abord, puis levant sur moi son honnête regard :

— Je n’en sais rien ! répondit-il franchement.

— Croyez-vous qu’elle puisse se marier ? est-elle assez bien portante pour supporter les fatigues, — le cœur me manquait, je baissai la voix, — et les chagrins du mariage ?

— Elle est solide, Dieu merci ! s’écria le docteur.

— C’est bien, mon ami, je vous remercie, dis-je en serrant la main de mon vieux conseiller.

Je sortis navré.

Ce n’était rien de penser à ma solitude, à l’abandon de mon foyer, à l’isolement de mes vieux jours… Mais elle, Suzanne, serait-elle heureuse comme je l’avais juré à sa mère ? Je revins au logis le cœur plein de tristes pensées, et je les gardai pour moi.

Suzanne cependant devinait que je fui cachais quelque chose. J’avais si rarement eu besoin de dissimuler avec elle, que j’étais malhabile. Elle me câlina, me circonvint de cent manières, sans m’arracher mon triste secret. À la fin, pourtant, pressé de toutes parts, je finis par lui dire que je pensais à la marier.

— Me marier ? fit-elle avec un cri d’effroi, déjà ? pourquoi ?

— Pour que, après moi, ma fille, tu aies un appui dans la vie.

— Après toi ? fi le méchant père qui parle de choses défendues !

Elle couvrit mes yeux et mon front de tendres baisers et s’assit sur mes genoux pour mieux m’embrasser.

— Regarde, lui dis-je en essayant de plaisanter, regarde comme je suis vieux ! J’ai des cheveux blancs.

— Quatre seulement ! fit-elle, je les ai comptés !

— Et j’engraisse.

— Ce n’est pas vrai, tu n’engraisses pas du tout, tu es toujours mon svelte et élégant papa, que les dames admirent dans la rue. C’est que je suis fière de toi, vois-tu ! Allons, père, conviens que jamais tu ne pourras me mettre au bras d’un mari qui vaille mon père !

— Mais, Suzanne, lui dis-je fort ému, je ne suis pas trempé dans le Styx, moi, je n’ai pas pris de brevet d’immortalité !

Elle fondit en larmes. Je ne savais plus que faire. Je lui dis des folies sans nombre, mais je ne la consolai qu’à moitié. Cette nuit-là et beaucoup d’autres, à l’heure où tout le monde dormait, j’entendis son souffle contenu au seuil de la porte de ma chambre, toujours ouverte pour elle.

Elle venait, pieds nus, s’assurer que je dormais paisiblement, — et plus d’une fois, pendant un douloureux accès d’angoisse, je cachai ma tête sous les draps pour lui épargner le chagrin d’entendre ma respiration oppressée.

Je fis part à ma belle-mère du danger qui me menaçait, et je dois convenir qu’elle fut parfaite. Elle me promit de laisser à Suzanne toute sa liberté d’action, si le malheur voulait qu’elle restât orpheline avant que je lui eusse trouvé un mari, et je n’eus qu’à me louer de la bonne volonté qu’elle apporta à me seconder dans la tâche difficile de choisir cet époux.