Sur un nouveau dérivé de l’acide picrique

Bulletins de l’Académie royale de Belgique
2ème série, tome 7
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Sur un nouveau dérivé de l’acide picrique ; par M. Adolphe Baeyer, docteur en sciences.

M. Carey Lea a publié, dans le journal de Silliman (novembre 1858[1]), un travail sur l’acide picrique dans lequel il annonce que cet acide se transforme en acide picramique sous l’influence du cyanure de potassium. La réaction du cyanure de potassium sur l’acide picrique a été observée pour la première fois par M. Schlieper : c’est sur l’invitation de ce chimiste que j’en ai entrepris l’étude. J’ai reconnu bientôt que le produit qui prend naissance n’est pas de l’acide picramique, comme le dit M. Carey Lea, mais bien un corps nouveau, restant combiné au potassium du cyanure employé.

En présence d’une solution concentrée d’un cyanure alcalin, l’acide picrique est vivement attaqué ; il se développe considérablement de chaleur ; le mélange devient rouge brun, s’épaissit et finit par dégager de l’ammoniaque.

Si, au contraire, le cyanure est en solution diluée, la réaction s’accomplit encore, mais cette fois-ci sans dégagement appréciable de chaleur. Le liquide rougit et dépose, au bout de 12 heures, un précipité rouge, volumineux, formé de petites aiguilles microscopiques. Ce précipité cristallin constitue le nouveau corps en question.

Pour l’obtenir toujours identique à lui-même, voici les conditions que je crois les plus convenables : on dissout un équivalent de picrate de soude dans quarante fois son poids d’eau, et on y ajoute une solution d’au moins trois équivalents de cyanure de potassium. Le liquide, qui se remplit immédiatement de petits cristaux de picrate de potasse, rougit après quelques minutes, et fournit, après 12 heures de dépôt, un volumineux précipité rouge et cristallin. Ce corps, insoluble dans une solution de cyanure de potassium, se dissout un peu dans l’eau, surtout à chaud, et s’en sépare, par le refroidissement, sous la forme de cristaux opaques doués d’un éclat métallique vert foncé qui donne une poudre rouge-brun.

Ces cristaux soumis à l’analyse ont donné les résultats suivants :

CALCUL.
EXPÉRIENCE. C16H2N5KO10

Carbone 33,10 33,15 33,4
Hydrogène 00,92 00,98 00,7
Azote 24,10 24,4
Potassium 13,60 13,6
Oxygène

Si la formule

C16H2N5KO10

représente en réalité la composition de ce sel de potasse, ce qui cependant devra être vérifié par l’analyse d’autres sels du même acide, elle est dans un rapport très-simple avec la formule de l’acide picramique. Ce corps, on le sait, est considéré comme de l’acide picrique, dans lequel le groupe NO4 est remplacé par NH2. Dans l’acide du nouveau sel, NCy2 prendrait la place de NH2. Je propose donc de donner au sel analysé le nom de picrocyamate de potasse.

On aurait ainsi :

Picrate de potasse C12H2(NO4)2(NO4)KO2
Picramate de potasse C12H2(NO4)2(NH2)KO2
Picrocyanate de potasse C12H2(NO4)2(NCy2)KO2

Dans ce cas, la formation du picrocyamate peut s’expliquer de la manière suivante :

C12H2(NO4)3 + 3KCy + 3H2O2 = C12H2(NO4)2(NCy2)KO2 + NH3 + C2O4 + 3(KHO2)

Le pirrocyamate de potasse détone violemment par la chaleur, en laissant un résidu charbonneux. Sa solution aqueuse maintenue en ébullition se décompose ; il se produit un corps brun probablement identique à celui qui se forme par la réaction d’une solution concentrée de cyanure de potassium sur l’acide picrique et dont je n’ai pas encore achevé l’étude.

Jusqu’ici je ne suis pas parvenu à isoler l’acide picrocyamique. En effet, les acides faibles, comme l’acide acétique, ne réagissent point sur le picrocyamate de potasse ; tandis que les acides forts produisent, dans sa solution, un précipité rouge brun qui ne régénère pas le sel de potasse par une addition d’alcool.

Le précipité rouge brun produit par les acides forts dans une solution de picrocyamate de potasse, est attaqué et dissous à chaud par l’acide azotique, en donnant un liquide jaune qui ne paraît pas renfermer de l’acide picrique. Par une action prolongée, ce liquide jaune fournit de l’acide oxalique.

L’acide azotique concentré et l’eau régale attaquent le picrocyamate de potasse avec beaucoup de violence.

La plupart des autres picrocyamates s’obtiennent par double décomposition. Ils sont tous des corps rouges, peu solubles dans l’eau, présentant un reflet métallique qui se produit surtout par le frottement avec un corps dur.

Le picrocyamate de baryte s’obtient en ajoutant du chlorure de baryum à une solution saturée à chaud de sel de potasse ; il se dépose par le refroidissement en aiguilles dont la couleur est moins foncée que celle du sel de potasse. On peut le préparer directement en faisant réagir le cyanure de baryum sur l’acide picrique, absolument par le même moyen que j’ai décrit pour le sel de potasse. Il est moins soluble dans l’eau que ce dernier, et sa solution se décompose moins vite par l’ébullition.

Les picrocyamates solubles produisent, dans les sels d’argent, un précipité rouge très-volumineux, peu soluble dans l’eau pure et tout à fait insoluble dans l’eau contenant des traces de nitrate d’argent.

Par la dessiccation, ce précipité diminue beaucoup de volume ; tout à fait sec, il se présente sous la forme d’une masse amorphe douée d’un reflet métallique vert foncé. Ce corps paraît se décomposer par les lavages ; du moins les produits de différentes préparations n’ont pas donné des nombres constants.

La réaction des cyanures alcalins sur l’acide picrique n’est pas un fait isolé ; elle paraît avoir lieu avec d’autres corps nitrés. Ainsi l’acide binitrophénique m’a donné un corps semblable, cristallisé en mamelons rouges, qui prennent également un reflet métallique par le frottement.

J’ai l’intention d’étudier encore l’acide picrocyamique et l’action qu’exerce, en général, les cyanures sur les autres composés nitrés.


La présente note était déjà écrite depuis trois semaines, lors de la publication, dans les Annalen der Chemie und Pharmacie, tom. CX, p. 289 (juin 1859), d’un travail de M. Hlasiwetz sur la même substance.

Ce chimiste déduit de ses analyses une formule contenant H2O2 de plus que celle que je viens de proposer.

Je dois faire remarquer que j’ai trouvé, dans l’analyse de plusieurs sels, un excès d’hydrogène et une quantité plus faible de carbone[2] ; ce qui me paraît indiquer la présence d’une certaine quantité d’eau. Mais, me basant sur les analyses citées plus haut, j’ai cru devoir attribuer cette différence à des traces d’eau de cristallisation retenue, par ces sels, lors de leur dessiccation. Plusieurs picrates présentent également la propriété de retenir fortement l’eau. J’ajouterai que, d’après mes observations, les picrocyamates sont éminemment hygroscopiques.

La formule que j’ai déduite de l’analyse des sels de potasse purifiés et desséchés avec soin me paraît d’ailleurs exprimer, d’une manière assez simple, et la réaction qui donne naissance à l’acide picrocyamique et les relations de ce corps avec l’acide picrique et l’acide picramique.

Quoi qu’il en soit, étant, pour ce moment, dans l’impossibilité absolue de continuer mes travaux, je ne puis décider laquelle des deux formules représente la composition du picrocyamate de potasse. Dès que les circonstances me permettront de reprendre mes recherches, je tâcherai d’éclairer ce point et j’aurai l’honneur de communiquer mes résultats à l’Académie.



  1. Répertoire de chimie, par A. Wurtz, mars 1859.
  2. Deux analyses du sel de potasse, par exemple, ont donné carbone : 32,8 et 32,83 ; hydrogène 1,2, et 1,7, nombres qui se rapprochent de ceux calculés d’après la formule de M. Hlasiwetz (carbone 31,4).