Sur mon chemin/Livre IV/Article 5

Ernest Flammarion (p. 271-277).

EN LOGE


« Le sujet imposé aux élèves pour le deuxième essai du grand prix de Rome était Moïse sur la montagne. L’ensemble des esquisses dénote une supériorité indéniable sur celles fournies l’an dernier, et la commission d’examen a tenu à en faire la constatation. »

Allons, tant mieux ! Et puisque la commission d’examen, comme nous l’annonce cette note officielle communiquée aux journaux, nous promet, tout en s’en étonnant, pour le concours définitif, autre chose que des croûtes, félicitons-nous-en. Il n’était que temps que le niveau des arts, etc., etc. Vous connaissez l’antienne, et c’est bien la chose la plus facile du monde de tomber, à critique raccourcie, sur ces malheureux jeunes gens, condamnés à suer sang et eau, durant soixante-douze jours, devant un Ulysse quelconque, mais tout nu, en face de Nausicaa, ou sur un Marius assis sur les ruines de Carthage, prononçant la fameuse phrase : « Va dire à ton maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons… », sujet d’autant plus désastreux qu’il se trouve des historiens pour prétendre que Marius n’a jamais prononcé cette phrase-là, ni l’autre non plus.

Oui, cette critique est aisée et les beaux-arts sont difficiles. Elle est surtout injuste, c. q. f.d. Je veux donc vous démontrer cette injustice, en vous apprenant que les cris d’orfraie que vous poussez, presque tous les ans, devant le résultat pictural des soixante-douze jours de loge, ne vont point à leur adresse. Sachez que vous vouez aux gémonies des élèves qui n’ont rien fait pour cela que d’écouter trop servilement les maîtres, et de reproduire le plus souvent, avec une fidélité de photographe, les élucubrations des grands manitous de l’École. La photographie n’est point de trop dans cette histoire, et vous verrez qu’elle y joue son rôle. Grâce à elle, quand on vous ouvre les portes du quai Malaquais et qu’on vous met en face des dix toiles des concurrents, il n’est pas exagéré de dire que vous assistez au concours des maîtres, beaucoup plus que des élèves.

J’entends bien que vous me dites : « Quelle est cette nouvelle chanson ? » Est-ce que ceux-ci, pendant les soixante-douze jours de loge, n’ont pas eu le temps d’oublier ceux-là ? Est-ce qu’ils ne sont point complètement isolés ? Ne les a-t-on point mis dans l’impossibilité radicale de se munir de documents quelconques, d’où qu’ils viennent, et cette mesure ne va-t-elle pas jusqu’à, faire « fouiller » les logistes par les gardiens ? Les élèves sont donc laissés entièrement à leur pensée ou à leur génie, s’ils en ont.

Eh bien ! si vous croyez cela, permettez-moi de vous déclarer « qu’elle est bien bonne ! » Assistez avec moi à la chose.

On emménageait donc, hier. Chacun des dix logistes prenait possession de sa loge, une boîte de quatre mètres environ sur cinq, munie d’une fenêtre et d’un poêle, vu la rigueur de la saison et le décolletage des modèles. La fenêtre est assez élevée au-dessus du sol pour que la communication avec celui-ci ne se puisse établir qu’à l’aide d’une échelle à incendie. Là-dedans, l’artiste apporte une paillasse, ses chevalets, les ustensiles nécessaires à la confection de l’œuvre future. Le tout est consciencieusement visité.

Ces loges sont identiques. Rien ne les distingue. Seulement les unes sont plus célèbres que d’autres, à côté, parce qu’elles ont vu passer des prix de Rome qui « ont réussi ». Henri Regnault est sorti de là pour aboutir à Buzenval et dans la cour de l’École, la cour du Mûrier, où une Renommée de marbre lui tend une palme d’or. Aimé Morot aussi, et Luc-Olivier Merson, et Friant, et quelques autres ; je ne parle que des premiers prix et passe sous silence ceux qui, comme Dagnan-Bouveret, n’ont jamais pu décrocher la timbale. J’allais oublier ce premier prix de Rome que fut Besnard, lequel a, depuis, bien abandonné ce genre là, — ce dont nous ne saurions le blâmer, — pour se livrer tout entier à un amour désordonné pour les chevaux groseille.

Le lendemain de l’emménagement, c’est-à-dire aujourd’hui, les logistes sont coffrés et ce pour trente-six heures. Elles leur sont accordées pour bâtir leur esquisse. C’est d’après cette esquisse qu’ils devront établir leur « rendu » définitif. Durant les trente-six heures de l’esquisse, la tricherie est difficile, à moins d’être plus malin que nature.

Du reste, elle serait inutile, les concurrents la faisant le plus souvent fort sommaire, et cela pour des raisons que nous dévoilerons tout à l’heure. Les logistes couchent, cette nuit-là, dans leur loge, dînent dans une salle commune, sous la surveillance des gardiens, et, après dîner, toujours sous la surveillance des gardiens, font une courte promenade dans le jardin de M. le directeur. Après quoi, on les boucle à nouveau jusqu’à l’heure où leur esquisse, dont ils ont conservé un double, est mise sous scellés.

On leur accorde alors un congé. Quand ils rentrent en loge pour travailler à l’œuvre dernière, on ne fait plus montre de tant de sévérité. Du reste, on comprend, sans qu’il soit besoin d’un puissant effort d’imagination, qu’on ne pourrait ainsi ensevelir, durant soixante-douze jours, dans quelques mètres carrés, un artiste, si féru de son art fût-il. Il ne couche plus dans sa loge, il entre quand il veut, sort suivant son bon plaisir, travaille à sa fantaisie, va souvent se refaire à la campagne, visite ses maîtres, achève sa toile en huit jours, s’il a l’inspiration galopante ; bref, jouit d’une liberté absolue. Seulement, il lui est défendu d’offrir dans sa loge des five o’clock à ses amis et connaissances. Seuls, ou seules, ses modèles peuvent l’y venir trouver, avec l’autorisation du directeur. Quant à la prohibition des calques, des photographies, dessins et, en général, de tous documents susceptibles de l’aider et le guider, toutes choses qui ne doivent point franchir le seuil sacré de la cellule, quant à cette prohibition, on ne saurait s’imaginer à quel point les rapins s’en moquent.

On fouille ? C’est pour rire. On ne fouille même pas, et il n’est point besoin d’avoir des gilets à double fond pour faire passer, sous le regard peu sévère des gardiens, tout ce que l’on veut. Il est évident qu’on ne pourrait apporter dans les plis de son manteau le tableau original de la Cérémonie du Sacre, de David ; mais la photographie n’a point été uniquement créée pour les voyages présidentiels.

Ceci est connu de tous et même encouragé par les maîtres. Je vais citer des exemples bien connus à l’École. Souvent, un logiste travaille autant à sa toile chez lui ou dans les ateliers amis que dans sa loge. Vous comprenez bien que ce n’est point sur sa toile, mais pour sa toile. Il a emporté le double de son esquisse, l’a montrée à ses chefs, qui lui ont donné leurs conseils. Poussés par le désir de voir triompher leur élève, ils ne se bornent pas aux conseils, ils poussent l’esquisse à fond. Ils établissent l’œuvre jusque dans ses dernières lignes. Quand ils la jugent à point, ils font revenir l’élève, attardé à prendre le frais sur le bord de la Marne ; on photographie le travail du maître, ou on le calque ; le logiste retourne en loge, avec calque ou photographie, et copie. Voilà. Que l’on ne me dise point que cela ne se fait pas. Cela se fait tout le temps. Je pourrais vous citer des noms. Et je vais vous livrer l’histoire authentique, entre dix autres, d’un premier prix de Rome. Celle-là est légendaire à l’École.

Un logiste (section peinture) avait pour excellent ami un sculpteur célèbre, membre du jury d’examen. L’esquisse faite, le logiste l’apporte au sculpteur. Et le sculpteur fit en sculpture ce que l’autre devait reproduire en peinture. Le tableau, dans ses détails les plus intimes, fut bâti en relief. Tout y était. Il n’y manquait ni un muscle, ni une tringle, ni un rideau, ni le trophée d’armes au chapiteau de la colonne (car, dans ce tableau, il y eut une tringle, un rideau, un trophée d’armes…). On photographia, et l’ami du sculpteur eut le prix de Rome.

Pensez-vous que les maîtres s’insurgeront contre de telles mœurs ? Je vous dis que les membres du jury sont complices.

On voit maintenant combien les élèves ont intérêt à faire une esquisse sommaire. Dans le tableau définitif, dans le « rendu », ils ne peuvent rien changer à cette esquisse. S’ils ont un bonhomme debout dans l’esquisse, ils ne peuvent pas l’asseoir dans le rendu. Quelques lignes, souvent, indiquent la place d’un personnage ; c’est plus prudent, et l’imagination du maître se donnera d’autant plus libre cours que l’élève aura fait les limites du champ moins étroites.

Un « rendu », qui fut tout à fait de premier ordre et qui méritait le premier prix, ne l’eut pas, parce que l’artiste avait fait sur sa toile un Caton assis, alors que son esquisse le montrait debout. L’auteur de ce suicide de Caton était M. La Batut. Celui-là ne s’était pas fait aider.

Et, pour terminer, disons cependant qu’il est une chose sur laquelle on ne transige pas à l’École, c’est le salopage. Un logiste a salopé, dans le langage du lieu, quand il a rendu visite à un camarade dans une loge voisine. On ne peut pas plus saloper aux Beaux-Arts que l’on ne peut se passer la traduction de sa version latine au bachot.

Vous savez maintenant ce qu’il faut pour décrocher le grand-prix de Rome et ce qu’il ne faut pas. Il ne faut pas saloper et il faut avoir un maître qui a du talent.