Sur mon chemin/Livre IV/Article 4

Ernest Flammarion (p. 265-270).

LES FAUSSAIRES


J’aime mieux vous dire tout de suite que je ne parlerai point de l’affaire Dreyfus, mais de l’affaire Bodevin, qui est autrement plaisante.

Le faux est un crime qui peut entraîner les travaux forcés à perpétuité. Dans l’affaire Bodevin, je le regrette. Car, enfin, voilà Bodevin, qui est un jeune homme timide, frais sorti du collège, d’où il emporte un casier judiciaire — je veux dire un livret scolaire — vierge de mauvais points et d’heures de retenue ; l’allez-vous condamner au bagne jusqu’à la mort ? Et cela, parce que sa modestie naturelle ne lui permettant pas d’affronter les examinateurs, il a prié un compagnon de table d’hôte, le nommé Maire, de prendre, devant la Faculté, sa place, son personnage et sa signature ? Et ce Maire, allez-vous pareillement le châtier, parce qu’il a accepté l’offre d’un Bodevin ? Ce Bodevin ne lui a pas rapporté un sou, et le fait est assez rare pour qu’on lui pardonne d’avoir cédé à un Bodevin aussi gratuit.

Bodevin avait déjà été recalé, au mois de juillet, pour le brevet de capacité en droit, toujours à cause de sa timidité. Il avait beau travailler comme un nègre, il pâlissait à l’idée de se retrouver devant ses juges.

Maire le rassura vite. Il était calé, lui ! Et il la connaissait. Et rien ne l’épatait. Il les avait passés, lui, ses examens, devant la Faculté de Bordeaux ! Et ça n’avait pas traîné. Il avait même écrit un livre sur « les assurances ». Vous jugez s’il devait être embarrassé d’un brevet de capacité en droit. Il n’en ferait qu’une bouchée. Affaire conclue.

Novembre arrive… et la date fatale : le 28. Bodevin suivant Maire, et Maire heureux du bonheur de Bodevin, se dirigent vers l’École de droit. Bodevin ne lâchait pas Maire. Il voulait assister à son examen. C’était bien le moins, pour qu’il put s’en vanter plus tard.

J’entre avec eux sous le porche de l’école. Avec Maire, je signe la feuille et je passe la robe noire, et je dis à Bodevin de me nouer mon rabat. C’est Bodevin qui donne les quarante sous de location. Il donne même cent sous, Bodevin, tellement il est sûr d’être reçu ! On se promène dans les galeries ou dans la cour en attendant l’appel. J’ai fait cette promenade-là, vêtu de l’uniforme. De temps à autre, des robes rouges passaient, des silhouettes rapides de professeurs, que l’on se montrait d’un doigt craintif et que l’on se nommait d’une lèvre timide. Je me rappelle que je n’avais pas la belle assurance de Maire, moi : je n’avais pas fait de livre dessus (sur l’assurance), et j’avais « potassé » tout juste huit jours les petits Vaquette.

Alors, cela suffisait pour être licencié. Certes, ceux qui ne sont pas licenciés, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu, ou qu’ils ont la timidité de Bodevin, ou qu’ils avaient besoin, pour une ballade à Robinson, avec une femme du monde, des cent trente francs que le caissier de la Faculté rendait, sur les prix d’examen, aux fils de familles recalés.

Huit jours de travail ; pas plus. Et les cours étaient superflus, je vous prie de le croire. On y allait si peu que des erreurs sur la personne, comme celle que je vais vous narrer, en devenaient possibles. D’étudiant étant devenu journaliste, je fus un jour interviewer Garsonnet, nommé, depuis quelques jours, doyen de la Faculté, en remplacement de Colmet de Santerre. Celui-ci n’avait pas encore déménagé. Ayant demandé : « Monsieur le doyen », je fus introduit près de ce dernier, et, tout le temps que je fus dans son salon, je le samaléquai de « Monsieur le doyen ». Je partis, persuadé que j’avais interviewé Garsonnet. Au démenti furieux que je reçus le lendemain, je compris mon erreur. Le nouveau doyen affirmait n’avoir jamais dit de pareilles « âneries ». Parbleu ! c’était l’ancien.

J’avais pris l’un pour l’autre, et, le plus beau est que tous les deux avaient été mes professeurs. On peut répondre à cela que tout le monde n’est pas « crétin » comme moi. Non, mais tout le monde est licencié.

Excepté Bodevin. Rentrons avec lui dans le grand tralala de l’examen. Des figures me sont restées gravées dans la mémoire pour les avoir eues, ce jour-là, en face de moi, de l’autre côté de la table, recouverte, comme il sied, d’un tapis vert. Je vois la face imberbe de Jobé-Duval, qui a toujours paru vingt ans, ce qui le faisait bousculer dans les couloirs par les candidats dont il se vengeait bien ; la tête de sénateur romain de Lyon-Caen, la silhouette aux épaules tourmentées de Vatrin, lequel était spirituel comme un bossu ; le tout petit Ducrocq, qui ouvrait les portes en se dressant sur la pointe des pieds. Plus il était petit, plus il était méchant : la terreur des élèves. Il vous posait des questions sur le droit administratif, comme s’il vous eût dit : « Racontez-moi comment vous avez assassiné votre père ! » et vous administrait des boules noires comme Fouquier-Tinville vous envoyait à l’échafaud ; Bufnoir, qui fut la bête de même couleur des candidats, et qui est mort tout de suite de n’avoir pas été doyen, au lendemain de l’élection de Garsonnet ; Léveillé, qui vous racontait toujours des histoires de voyage et qui traitait le droit criminel comme Boussenard les mystères de la forêt vierge. Je m’arrête à Valette, qui avait le chic suprême de vous tirer d’embarras ; il appelait le garçon ; « Tenez ! garçon, rendez donc le service à monsieur de lui dire ce qu’on entend par un conflit d’attributions. » Le plus vexant était que le garçon vous rendait ce service-là.

Et Rippert qui me collait parce que je ne pouvais lui dire par où les Visigoths étaient entrés en France. J’avais beau lui dire que j’étais très fort sur la lex romana Visigotorum, il me répondait, qu’il s’en fichait, de la lex romana Visigotorum. Je me contentais de le penser. Alglave, féru de science financière et qui me demande sans crier gare : « Quel est l’objet le plus utile à l’homme ? » J’en fus tellement abruti que je n’entendis point sa réponse, et qu’aujourd’hui encore j’en suis à me demander quel est l’objet le plus utile à l’homme. Et je veux finir par le vieux père Rateau dont l’image ne se détache point de celle de son parapluie qui ne le quittait jamais. C’était un brave homme, dont tout le monde abusait : « Mes petits amis, disait-il à ceux qui allaient à son cours, apportez-moi votre carte la veille de l’examen. » Ceux qui allaient au cours le répétaient à ceux qui n’y allaient pas, et, pendant la période d’examen, il y avait trois mille cartes chez le concierge du père Rateau. On était sûr de sa science, avec lui. Il faisait les demandes et les réponses.

J’ai rarement vu quelque chose d’aussi gigantesque que la fumisterie de ces examens. On passait ordinairement à quatre à la fois. Comme on était placé par ordre alphabétique, si vous vous appeliez Durand, vous étiez sûr d’être reçu ; si vous aviez nom Tartempion, vous aviez des chances pour revenir une autre fois. En voici la raison : Au premier, on demandait : « Qu’est-ce que le mariage ? » À cet âge, on se souvient de son catéchisme, et il est peu de candidats qui n’eussent pu répondre à une question de cette simplicité. Au second, la question se faisait plus compliquée. On lui parlait du mariage putatif. Le troisième pouvait avoir à s’expliquer sur le curateur au ventre, et le quatrième devait donner son opinion dans la question de savoir si le père d’un enfant non reconnu a le droit de l’épouser.

Ce jour-là, le jour de Maire et de Bodevin, Maire s’appelait Bodevin ; il y avait donc cent bonnes raisons pour qu’il emportât toutes boules blanches. Eh bien, le croiriez-vous ? Maire a été recalé avec trois boules noires ! Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver, mon Dieu !

Il lui est arrivé, entre autres choses, qu’on a eu vent de la supercherie et, qu’hier, il passait en cour d’assises avec son complice Bodevin. Bodevin et lui ont été acquittés. Le jury ne pouvait vraiment pas envoyer au bagne, à perpétuité, un écolier qui, toutes les semaines, était au tableau d’honneur.