Sur mon chemin/Livre III/Article 3

Ernest Flammarion (p. 178-185).

L’« ORDRE »


L’« ordre » n’est pas content de son « conseil ». Mais pas du tout !

On était fort excité, ces jours derniers, au Palais, en faveur de l’armée. Toutes les robes noires lui renouvelaient avec enthousiasme « leurs sympathies, leur confiance et leur respect ». Dans les couloirs et dans les salles, jeunes et vieux exhibaient sous leurs toges de belles âmes tricolores.

Les pétitions et les adresses se couvraient de signatures. Il n’y manquait plus que celles des membres du conseil. Le conseil, cette assemblée redoutable de sages qui veille sur l’honneur du barreau ! Et l’honneur du barreau n’était-il point en cause ? Des gens inconnus et qu’on n’a point revus n’avaient-ils point jeté sur leurs profanes épaules une toge qui ne leur appartenait point ? Ne s’étaient-ils pas introduits dans la salle d’assises et n’avaient-ils pas applaudi le lieutenant-colonel Picquart à la moustache du lieutenant-colonel Henry ? Bref, le conseil n’avait-il point, le premier, le devoir de protester ? disaient tout haut ceux qui n’en faisaient pas partie.

Eh bien, le conseil n’a pas protesté ! Le conseil n’a pas apposé sa signature au bas des adresses à l’armée. Le conseil s’est contenté de mécontenter tout le monde au Palais, ceux qui voulaient qu’ils intervînt et ceux qui voulaient qu’il n’intervînt pas. Il est vrai qu’il a approuvé la conduite du bâtonnier allant saluer les généraux. Et cela, il l’a fait de la façon la plus piteuse du monde, la plus hypocrite. La note n’est pas officielle. Elle s’est transformée en un renseignement de journal qu’on trouve dans les colonnes de la Gazette des tribunaux.

Il est bien évident, en effet, que le conseil a suivi cette ligne qu’en géométrie nous appelons la tangente. Il n’a point pénétré dans le cercle où ceux qui n’ont aucune responsabilité dans l’affaire voulaient l’enfermer.

Il a été prudent. Et il semble qu’il n’est point au bout de ses prudences. À propos de cette histoire Dreyfus, dont je n’aurai garde de parler, il y aura pour lui de graves résolutions à prendre… qu’il ne prendra pas, tout en les prenant. Voyez comme il est embarrassé. Non point pour Me Leblois, qui n’est qu’un petit personnage nullement intéressant et qui peut s’attendre à « trinquer », mais pour Me Demange et pour Me Barboux. L’un a fait partie du conseil, et l’autre en est. Aussi, on temporise. Ce sont gros personnages, sur lesquels la main du conseil ne s’appesantira qu’en tremblant. On souhaite au Palais, pour Me Demange, qu’elle ne s’appesantisse pas du tout, car il est beaucoup aimé. Il a communiqué son dossier à Me Labori, qui se présentait devant le conseil de guerre pour la famille Dreyfus. La communication s’explique ou s’excuse. Mais, pour Me Barboux, il n’en va point de même.

Que Me Barboux ait éprouvé quelque émotion en apprenant que M. du Paty de Clam avait de nombreux amis à glisser dans l’audience, cette émotion peut être jugée naturelle, mais la nouvelle lui en est arrivée dans des conditions spéciales que chacun sait. Puisqu’une lettre avait été ouverte par erreur, elle devait être remise directement à son propriétaire sans passer par les mains du garde des sceaux.

Me Barboux a été, sans s’en rendre compte, victime de cet esprit de police tracassière qui souffle depuis les temps les plus reculés sur les membres d’un conseil qui est bien nommé de « discipline », de cet esprit qui les pousse à s’entremettre dans les affaires les plus privées des avocats qu’ils ont « sous leur coupe » qui leur fait accueillir les racontars et les potins des mouchards de couloirs, qui leur fait ordonner des enquêtes sur des événements ne touchant en rien la profession d’avocat, qui ne leur fait jamais distinguer l’homme du maître, qui leur permet, en un mot, toute tyrannie sur la gent qui plaidoie.

J’ai dit la « gent », voulant indiquer par là l’innombrable foule noire de ceux qui ne sont pas encore « quelqu’un ».

Le jour où ils le deviendront, on les laissera en paix.

Et ils pousseront, ce jour-là, moins un soupir de soulagement qu’un cri de joie. Ils auront l’allégresse de penser qu’ils pourront enfin tracasser les autres et les faire trembler comme ils tremblèrent eux-mêmes.

Car c’est une chose curieuse à constater que cette corporation, qui ne manque jamais l’occasion de se proclamer libre et indépendante entre toutes, est bien celle où les membres jouissent le moins d’indépendance et de liberté.

C’est à n’y pas croire. On ne saurait se douter de la tyrannie de l’ordonnance de 1822. C’est au nom de l’ordonnance de 1822 que les membres du conseil exigent de vous des explications sur la dernière note majorée de votre marchand de bottines et des confidences sur la scène que votre maîtresse a eu l’inconvenance de vous faire dans un café.

Je n’exagère rien. Il faut y avoir passé. Je sais, pour ma part, certaine note de plomberie que l’on m’a présentée deux ans après la mort du plombier et que je dus payer à sa veuve intégralement, lassé que j’étais d’avoir à me rendre tous les huit jours chez le bâtonnier ou chez mon rapporteur, lequel en était aussi las que moi.

— Je ne sais ce qu’ils ont ! s’écriait-il, en parlant ainsi fort irrévérencieusement des membres du conseil… On ne peut plus devoir trois chemises à son chemisier sans qu’ils s’en mêlent !

Et le fait est qu’ils se mêlent de tout, leur police étant admirablement faite. Ils apprirent dernièrement qu’un jeune stagiaire, étant allé plaider en province, avait oublié de saluer le bâtonnier. Le jeune stagiaire fut mandé, à son retour à Paris, dans le cabinet du grand maître et « savonné » d’importance.

Car, en dehors des châtiments sévères qui frappent l’avocat dans l’exercice de sa profession à la suite d’un manquement grave à ses devoirs, il y a les peines morales. Il y a les réprimandes. Elles sont ridicules et humiliantes. Ceux qui les subissent sont des hommes : ils comparaissent, comme des enfants, devant le bâtonnier, qui est juge de leurs fautes, même légères, et qui les apprécie « en bon père de famille ». Cela n’enlève-t-il point à ces hommes un peu de leur dignité ? Cela ne rabaisse-t-il point leur caractère ?

Mais il faut lire les arrêts du conseil.

En voici un du 2 février 1887 : « Troubler par des actes inconvenants la paix publique, fréquenter les cafés avec peu de décence et de manière à s’attirer d’humiliants sarcasmes, se dégrader par certaines compagnies, c’est encourir les pénalités les plus graves. »

Celui-ci, du 13 juillet 1880 : « Des scènes particulièrement fâcheuses, tant au domicile de l’avocat que sur la voie publique, à propos d’une querelle commencée dans une brasserie, méritent une peine disciplinaire sévère. »

Et ceci, n’est-ce point monstrueux ?

« Le conseil de l’ordre est compétent pour examiner et apprécier, au point de vue professionnel, les pièces et les documents officiellement produits contre un avocat dans une instance en séparation de corps, réciproquement formée par lui et par sa femme. »

Et, alors, je ne m’étonne plus quand un membre éminent du barreau vient me raconter l’histoire de cet avocat qui apprend que sa femme le trompe avec un confrère.

Que pensez-vous qu’il ait fait ? Il a châtié les « délinquants » ? Il a appelé son heureux rival sur le terrain ? Il l’a traduit en justice ? Il a demandé le divorce ? Il a renvoyé sa femme chez sa mère ?

Point. Il a conservé sa femme près de lui, comme c’était son droit, mais il s’est plaint au conseil de l’ordre, comme il l’a cru de son devoir. Parfaitement, les choses se sont passées ainsi, et ce n’est point la première plainte de cette sorte.

On a fait venir le délinquant ; il a comparu devant ces messieurs du conseil. On lui a fait honte de sa conduite. On lui a fait comprendre que, si la nature le poussait à porter le trouble dans les ménages, il y avait d’autres ménages que les ménages d’avocat. On lui a dit qu’il s’était conduit en méchant confrère, qu’il s’était attaqué à l’honneur du barreau, et, en conséquence, on l’a châtié d’une peine disciplinaire.

Que pensez-vous de ces gens qui réfèrent de leur cocuage au conseil de l’ordre ? Et que pensez-vous de ce conseil de l’ordre qui se charge de venger les cocus ? Car il faut appeler les choses par leur nom. Molière était de cet avis.

Ceci ne donne-t-il point la mesure de cet état d’esprit dont je parlais tout à l’heure ? Les avocats, habitués à ce que le conseil de l’ordre tranche leurs différends les plus intimes, lui abandonnent toute initiative, et nous en voyons qui s’en remettent à lui du soin de veiller sur leur honneur.

Beaucoup sont ainsi redevenus de tout petits enfants que l’on gronde et de mauvais écoliers que l’on fustige. Ils courbent l’échine sous la réprimande, le dos sous l’avertissement et tremblent que le bâtonnier ne les mette en pénitence. Et, quand ils sont au petit coin, ils se demandent tout bas quel est le bon camarade qui a pu les « cafarder ».

Parfois, quand la mesure est comble, quand on décachette leurs lettres, quand on use et quand on abuse de leur correspondance, ils se révoltent contre tant de servitude ; ils se groupent dans les couloirs, ils « sortent » des histoires dont ils furent les héros et les victimes, histoires que je vous raconterai peut-être un jour ; ils crient. Ils crient dix minutes. Et puis ils se taisent.