Sur mon chemin/Livre I/Article 9

Ernest Flammarion (p. 55-60).

LE POTEAU DU SUPPLICE


Tout arrive. Je suis allé hier à l’Académie, où M. Costa de Beauregard recevait M. Lavedan, successeur de Meilhac. J’y retournerai, car je ne connais point d’endroit où l’on s’amuse plus que sous cette coupole. Je n’étais pas curieux du discours de M. Lavedan dont je sais l’esprit et la manière pour être allé quelquefois au théâtre ; mais je me dirigeai vers l’Institut, uniquement poussé par l’ardent désir d’entendre quelque chose de M. Costa de Beauregard, ce quelque chose passant généralement pour être une sorte de début de cet aimable immortel dans la littérature.

J’étais un triple niais, et, comme l’homme des champs, j’ignorais mon bonheur ; car, me promettant la joie un peu monotone que dégage la parole académique, voilà que j’éprouvai là-bas les émotions les plus intenses, devant un spectacle bien fait pour remuer tout ce qu’il y a de bon et de mauvais dans le cœur de l’homme.

J’ai roulé ma bosse, comme dit le Vieux marcheur, de par le monde, et j’ai vu des choses merveilleuses et qui vous tiennent en haleine, comme par exemple, trancher la tête de Ravachol à Montbrison, garrotter trois anarchistes en Espagne et pendre un pauvre diable à Tunis ; rien de tout cela n’est comparable à la petite mazarinade qu’on nous a servie hier au bout du pont des Arts. C’est un genre de supplice que j’essaierai de peindre, mais qui ne sera bien compris que de ceux qui lurent, dans leur jeune âge, les cruelles aventures survenues aux héros de Gustave Aymard et du capitaine Mayne-Reid.

J’eus d’abord toutes les peines du monde à me faire place. J’étais arrivé en retard, et je rencontrai aux premiers rangs des loges la foule des gens de maison qui me bousculèrent fort, en me disant de la manière la plus incivile qu’ils étaient là pour retenir des sièges pour leurs maîtresses, qu’ils ne les céderaient point. Celles-ci survinrent, firent quelque bruit, cependant qu’une voix, dans le lointain, disait des choses auxquelles nul, autour de moi, ne prêtait attention.

Ces dames demandèrent si elles n’avaient pas trop tardé ; mais on leur répondit, avant qu’elles n’eussent gagné leurs places, qu’il n’avait pas encore commencé.

— Mais qui donc parle ? demandai-je.

— C’est M. Lavedan, me fit-on.

— Ces dames ne viennent donc que pour M. le marquis de Beauregard ?

— Sans doute. Il parait que cela va être fort curieux.

La voix se tut. Il y eut un silence. Je compris que c’était le moment de voir, à tout prix. J’écrasai les orteils de quelques voisins, et voici ce que j’aperçus, mon Dieu !

Trois hommes, qui me parurent être des premiers de la tribu, étaient assis derrière un tertre sur lequel on avait jeté un tapis vert. Ils avaient dissimulé leur nudité, si j’ose m’exprimer ainsi, sous des vêtements naturels et un peu primitifs de feuilles de chêne. Ils étaient d’un âge mûr et avaient la gravité des juges. Celui qui était placé au milieu nous montrait, quand il se baissait, une tonsure assez large qui lui prenait tout le derrière de la tête et qu’il essayait de cacher vainement sous une mèche encore touffue, ramenée vers le front avec un certain art. Ses yeux étaient vifs, ses traits spirituels, sa bouche amère et son air noble. Quoique assis, on le jugeait d’une stature au-dessus de la moyenne. Il avait dû être fort bel homme, et ses manières dénotaient une certaine condition. Aussi marquai-je quelque stupéfaction quand ma voisine, qui était au courant, me dit avec un sourire qui me donna le frisson :

— Monsieur, c’est le bourreau Costa et ses aides, MM. Boissier et Thureau-Dangin.

— Où est le patient ? fis-je en rougissant.

— Là-bas, monsieur, au poteau de supplice.

Mes yeux rencontrèrent, en effet, un poteau surmonté d’une sorte de pupitre comme on en voit devant les musiciens. Au pied de ce poteau était attaché, pâle et défait, le patient. À ses côtés on lui avait laissé deux amis qui étaient chargés de lui faire prendre patience et de lui prodiguer les dernières consolations. C’étaient MM. Sardou et Coppée. Ces trois personnages, comme le reste de la tribu, étaient couverts de feuilles de chêne qu’agrémentaient quelques fleurs, rouges ainsi que des coquelicots. Ils s’étaient faits beaux pour la cérémonie.

Et le supplice commença. Le bourreau lança la première flèche.

Le patient la reçut avec un sourire. On voyait tout de suite que c’était un homme plein de courage et qui ne quitterait cette mine hautaine et ineffablement méprisante qu’après avoir reçu beaucoup de flèches comme celle-ci.

Il convient de dire que le bourreau était des plus adroits, que la plupart de ses coups portaient et qu’il était rare qu’il ne touchât point le cœur, l’amour-propre, l’orgueil ou quelque autre organe ou sentiment intime des plus délicats, et qui saignent abondamment. Plus le patient affichait d’indifférence et cachait de douleur, plus le bourreau précipitait ses coups ; et il arriva un moment où le pauvre supplicié ne fut plus assez maître de lui pour dissimuler des mouvements d’impatience.

Heureusement, il avait à son côté le bon ami Coppée qui suivait anxieusement, sur sa physionomie, les progrès du mal, et qui lui prit la main, sans avoir l’air de rien, pour le réconforter. Quant à l’ami Sardou, il avait les mains dans les poches, lui, et son sourire, au lieu de consoler le malheureux, semblait encourager le bourreau.

Celui là était à la noce. Il s’amusait avec ses flèches, à un point que les moins féroces prenaient du plaisir à le voir. Ne croyez point qu’il les lançait comme ça, tout de go. Que non pas. Il les préparait devant son homme, les aiguisait, en trempait la pointe dans un poison subtil, balançait le bras, souriait d’un air malin, puis d’un air infernal, et ne la lançait qu’autant que l’autre, depuis longtemps, la voyait venir.

Ainsi, par exemple, il lui disait « qu’il avait trop d’esprit », ce qui n’était pas très déplaisant ; puis, « qu’il en faisait parfois un fâcheux commerce », ce qui était de mauvaise augure, et vlan ! la flèche partait : l’esprit n’était plus qu’« un feu follet se promenant sur les pires marécages ».

Le patient perdait visiblement de ses forces. On l’acheva avec la danse du scalp. Vous pensez bien qu’on ne danse point le scalp sous la coupole de l’Institut comme dans l’Arkansas. D’abord, ce sont des dames du monde qui y procèdent, et elles ne sauraient se démener sur la même mesure que les guerriers de la libre Amérique. Voici comment les choses se passent. Ces dames sont assises en rond autour du poteau où le malheureux gît, à demi-mort, criblé des flèches du bourreau Costa. Elles marquent d’abord, pendant toute la durée du supplice, le plaisir qu’elles y prennent par les mines qu’elles font, les sourires qu’elles s’adressent et l’ironie de leurs regards. Elles agitent leurs éventails en signe de joie et braquent leurs lorgnettes sur la figure décomposée de la victime. Et puis, peu à peu, elles s’excitent par de brèves exclamations d’allégresse, par de légers trémoussements d’aise, par de petits battements de mains en cadence qui les mettent en train. Enfin, le bourreau Costas se distingue par un coup terrible, donné à propos des petites amies de M. Lavedan, « les braconnières d’amour en corset ». Il dit, et c’est le trait fatal sous lequel l’autre succombera : « Sur quel invraisemblable volet avez-vous pu, monsieur, trier ce joli monde ! »… Et c’est le signal des transports, des bravos enthousiastes et des acclamations délirantes. Elles sont vengées ! Et l’autre se meurt… On l’emporte.

Ou du moins j’estime qu’on l’emporte, car je fuis ce spectacle attrayant et sanguinaire. Ce faisant, je me heurte à l’un des lions de l’Institut et, le prenant pour un sphinx, je l’interroge :

— M. Lavedan se vengera-t-il un jour ?

Le lion me répond en ce langage particulier aux sphinx : — Le vieil immortel mourra… Alors le vieux marcheur marchera.