Sur les Anecdotes/Édition Garnier

À M. *** (1773 - 1776)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 407-410).

À M. ***


SUR LES ANECDOTES[1]


(1775)




C’est un petit mal, il est vrai, monsieur, qu’on ait attribué au pape Ganganelli et à la reine Christine[2] des lettres que ni l’un ni l’autre n’ont pu écrire. Il y a longtemps que des charlatans trompent le monde pour de l’argent. On doit y être accoutumé depuis que le grave historien Flavius Josèphe nous a certifié[3] qu’on voyait encore de son temps un bel écrit du fils de Seth, c’est-à-dire d’un propre petit-fils d’Adam, sur l’astrologie ; qu’une partie de ce livre était gravée sur une colonne de pierre, pour résister à l’eau quand le genre humain périrait par le déluge ; et l’autre partie, sur une colonne de brique, pour résister au feu quand l’incendie universel détruirait le monde. On ne peut dater de plus haut les mensonges par écrit. Je crois que c’est l’abbé de Tilladet qui disait : « Dès qu’une chose est imprimée, pariez, sans l’avoir lue, qu’elle n’est pas vraie ; je serai toujours de moitié avec vous, et ma fortune est faite, » Que voulez-vous en effet qu’on pense de tous ces libelles sans nombre, de ces ana, de ces satires de la cour, qui amusent et fatiguent la France depuis le temps de la Ligue jusqu’à la Fronde, et depuis la Fronde jusqu’à nos jours ?

C’est encore pis chez nos voisins ; il y a cent ans que la moitié de l’Angleterre écrit contre l’autre.

Un Mathusalem qui passerait toute sa vie à lire n’aurait pas le temps de parcourir la centième partie de ces sottises. Elles tombent toutes dans le mépris, mais non pas dans l’oubli. Vous trouvez des curieux qui rassemblent ces vieux fatras, et qui croient avoir des monuments de l’histoire ; comme on voit des gens qui ont des cabinets de papillons et de chenilles, et qui se croient des Plines.

De quels faits peut-on être un peu instruit dans l’histoire de ce monde ? Des grands événements publics que personne n’a jamais contestés. César a été vainqueur à Pharsale, et assassiné dans le sénat. Mahomet II a pris Constantinople. Une partie des citoyens de Paris a massacré l’autre dans la nuit de la Saint-Barthélémy. On ne peut en douter ; mais qui peut pénétrer les détails ? On aperçoit de loin la couleur dominante ; les nuances échappent nécessairement.

Voulez-vous croire tout ce que vous dit Tacite, parce que son style vous plaît et vous subjugue ? Mais de ce qu’on sait plaire, il ne s’ensuit pas qu’on ait dit toujours la vérité. Vous êtes un peu malin, et vous aimez un auteur plus malin que vous. Tacite a beau nous dire, au commencement de son Histoire[4], qu’il faut éviter l’adulation et la satire, qu’il n’aime ni ne hait les empereurs dont il parle ; je lui répondrais : Vous les haïssez, parce que vous êtes né Romain, et qu’ils ont été souverains ; vous vouliez les faire haïr du genre humain dans leurs actions les plus indifférentes. Je ne veux justifier Domitien envers vous ni envers personne ; mais pourquoi semblez-vous faire un crime à cet empereur d’avoir envoyé de fréquents courriers[5] s’informer de la santé d’Agricola, votre beau-père, dans sa dernière maladie ? Pourquoi cette marque d’amitié, ou du moins d’attention, ne vous semble-t-elle qu’un désir secret de se réjouir plus tôt de la mort d’Agricola ? Je pourrais opposer au portrait affreux que vous faites de Tibère, et aux horreurs mémorables que vous en rapportez, les éloges que lui donne le Juif Philon[6], plus ennemi encore que vous des empereurs romains ; je pourrais même, en abhorrant Néron autant que vous le détestez, vous embarrasser sur le projet longtemps suivi de tuer sa mère Agrippine[7], et sur la trirème inventée pour la noyer. Je vous exposerais mes doutes sur l’inceste[8] dans lequel cette Agrippine voulait engager son fils, dans le temps même que Néron se disposait à l’assassiner ; mais je ne suis pas assez hardi pour ôter un crime à Néron, et pour disputer contre Tacite.

Il me suffit, monsieur, de vous dire que si on peut former tant de doutes sur l’histoire des premiers empereurs romains, si bien écrite par tant de contemporains illustres, on doit à plus forte raison se défier de tout ce que des barbares sans lettres ont écrit pour des peuples encore plus barbares et plus ignorants qu’eux.

Dites-moi comment le galimatias asiatique sur l’astrologie, l’alchimie, la médecine du corps et de l’âme, a fait le tour du monde et l’a gouverné.


fin de sur les anecdotes.

  1. La première édition que je connaisse de ce morceau se trouve à la suite de l’édition originale qui parut, en 1776, du Commentaire historique sur les œuvres de l’auteur de la Henriade. Les éditeurs de Kehl l’ont imprimé avec la date de 1774. D’autres éditeurs lui donnent celle de 1775, sans doute parce que ce fut en 1775, à la fin de l’année, que parurent les Lettres intéressantes du pape Clément XIV. On trouvera dans la Correspondance, à la date du 2 mai 1776, une lettre de Voltaire où il prouve que ces Lettres de Clément XIV sont supposées. On sait depuis longtemps qu’elles sont de Caraccioli. (B.) — Et celles de Christine, de Lacombe.
  2. Voyez les notes, tome XVII, page 219 ; et XXIV, 479.
  3. Antiq. jud., I, ii.
  4. Tacite, Histoires, I, i.
  5. Vie d’Agricola, xliii.
  6. De Virtutibus et Legatione ad Caium.
  7. Tacite, Annales, XIV, iii.
  8. Ibid. II.