Sur le concept de totalité

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Gesammelte Aufsätze 1926 – 1936Gerold & Co (p. 251-266).




Über den Begriff der Ganzheit.

(Zuerst erschienen in „Wissenschaftlicher Jahresbericht der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu Wien für das Vereinsjahr 1933/34 und 1934/35“.)




La philosophie n’est pas seulement, comme le disait un grand railleur, « le mésusage d’une terminologie spécialement inventée à cet effet », au contraire on peut tout aussi bien considérer qu’elle n’a pas besoin de termes artificiels particuliers. Elle peut, comme nous l’apprend l’exemple des plus grands penseurs, exprimer les vérités les plus profondes avec les mots ordinaires du langage familier — mais aussi, comme le montrent d’autres exemples, utiliser ces mêmes mots ordinaires pour les spéculations les plus audacieuses et les bavardages les plus insensés. Que n’a-t-on pas fait de l’innocent verbe « être » depuis l’époque des Éléates ! Ainsi, les mots les plus anodins de l’usage quotidien ont un destin philosophique mouvementé.

Lorsque, dans le langage ordinaire, on parle d’un « tout » par opposition à ses « parties », il n’y a généralement aucune ambiguïté ; mais lorsque, comme c’était déjà le cas chez Aristote, ces termes sont utilisés pour formuler une idée fondamentale d’un système philosophique, une grave problématique se pose. Elle reste irrésolue tant que l’on ne se rend pas compte, jusque dans les moindres détails, de la manière dont on veut vraiment utiliser les mots. En effet, en passant du quotidien au théorique et au général, on a introduit un nouvel usage de termes qui ne pourront être utilisés sans ambiguïté ni contradiction que si l’on s’est parfaitement mis d’accord sur leur signification, c’est-à-dire sur les règles de leur utilisation.

Le σύνολον d’Aristote est devenu le « tout » ou la « totalité » des écrivains philosophiques modernes. Ils ont sans cesse ces mots (ou d’autres de signification similaire) à la bouche et pensent ainsi être sur la voie de la résolution des plus grands problèmes. La « totalité » est presque devenue un mot magique dont on espère qu’il nous libérera de toutes les difficultés.

Trois questions fondamentales en particulier sont censées être résolues à l’aide de ce concept : La question de la relation entre l’organique et l’inorganique (le problème de la vie), la question de la relation entre le physique et le psychique (le problème de l’âme et du corps) et la question de la relation entre l’individu et la collectivité (le problème de la communauté). On peut également le formuler ainsi : on pense avoir trouvé la potion magique qui rendra définitivement visibles, avec une clarté parfaite, les relations essentielles entre la psychologie, la biologie, la physique et la sociologie. En effet, la plupart des écrivains utilisent le concept de totalité pour affirmer que l’organique se distingue de l’inorganique, le psychique du physique, la société de l’individu, par des propriétés très particulières qui excluent par principe toute réduction de l’un à l’autre. Seuls quelques psychologues cherchent à soutenir, à l’aide du concept de totalité — sous le nom de « Gestalt » — l’opinion opposée : à savoir que les frontières entre ces paires de domaines ne sont nullement infranchissables, et qu’il n’existe entre elles aucune opposition de principe dans la formation des concepts.

Les considérations qui suivent ont pour but d’examiner de manière critique les affirmations de ce genre ; et j’utilise pour cela la méthode que je considère comme la méthode philosophique par excellence : je recherche en effet le sens de telles affirmations. Il ne s’agit que de déterminer exactement ce que l’on veut dire par les différentes phrases dans lesquelles apparaît le mot « totalité » ; il s’agit simplement de déterminer la grammaire logique de ce mot (et du mot « partie »). Il s’avère alors que les auteurs de ces phrases ont souvent voulu dire quelque chose de précis et de juste, mais que cela ne leur est presque toujours venu à l’esprit que de façon confuse et a donc été mal exprimé. C’est pourquoi leurs déductions ne sont généralement pas correctes, et les philosophèmes construits sur elles doivent s’effondrer.

L’usage particulier qui est fait du concept de totalité dans la littérature philosophique contemporaine consiste, comme on le sait, à distinguer deux sortes d’entités différentes. Premièrement, celles qui représentent, comme on dit, une simple « somme » de parties, dont elles sont « composées », comme par exemple une maison faite de pierres individuelles, un gâteau fait de couches de pâte et de crème. La plupart du temps, on affirme qu’il n’existe dans la nature inorganique aucune autre structure que celles-là ; mais on les laisse toujours de côté comme n’étant absolument pas problématiques, pour porter toute son attention sur le deuxième type de « tout », à savoir ceux qui sont, comme on dit, plus qu’une simple somme de leurs parties et qui ont des propriétés tout à fait différentes de celles-ci ; comme par exemple une mélodie qui est tout à fait autre chose que les différents sons qui la composent ; un organisme est bien plus qu’un simple tas de cellules. C’est uniquement à de telles structures que l’on fait allusion lorsqu’on parle d’un « tout » dans un sens concis ; et l’on considère habituellement qu’elles ne se trouvent que dans le domaine de l’organique, du psychique, de l’esprit, de la société, et que c’est précisément là que réside la différence caractéristique entre les domaines de la vie et de l’esprit d’une part, et la nature morte d’autre part.

Le mot « Gestalt », qui a d’abord été utilisé dans ce sens particulier pour les structures qui constituent l’objet de la psychologie, mais qui a ensuite été appliqué par W. Koehler aux ensembles physiques, peut être considéré comme tout à fait équivalent au mot « Ganzheit » pour notre propos.

On a l’habitude d’indiquer deux critères pour qu’un complexe soit un véritable tout ou une forme et non une « simple somme » : 1. les propriétés de l’entité (parfois on ajoute : ses effets) ne sont pas composables (parfois on dit : déductibles) à partir des propriétés (ou effets) de ses parties. 2) Elle est « transposable », c’est-à-dire qu’elle peut rester inchangée dans ses traits caractéristiques, même si aucune de ses parties n’est conservée. Une mélodie, par exemple, a des propriétés et des effets d’une autre nature que les sons individuelles qui la composent ; les comportements d’un organisme vivant sont totalement différents de ceux des cellules ou même des molécules qui le composent. Les deux sont également transposables, car une mélodie reste essentiellement la même si je remplace chacune de ses notes par une note supérieure d’une tierce ; un organisme conserve toutes ses propriétés caractéristiques, bien que toutes ses parties soient continuellement remplacées par d’autres en raison du métabolisme, et peut-être même considérablement modifiées par le processus de vieillissement.

Quelqu’un à qui l’on a expliqué le concept de totalité à travers ces exemples pensera avoir compris le sens des deux critères, mais sera-t-il vraiment en mesure de les appliquer de manière générale ? Cela ne peut être le cas que si les critères eux-mêmes contiennent des instructions très claires à ce sujet. Mais qu’en est-il de cela ? Que signifient les expressions traits caractéristiques, composables, déductibles ? Ce serait une grave erreur de supposer que des mots comme « somme », « composition additive » et d’autres semblables, généralement utilisés sans explication, ont déjà une signification claire et connue de tous.

Prenez seulement le mot « composer » ! Nous disons d’un bâtiment qu’il est composé de pierres, et nous voulons ainsi indiquer une juxtaposition spatiale des pierres ; nous disons d’une mélodie qu’elle est composée de sons, et nous entendons par là une certaine succession temporelle des sons ; mais nous disons aussi d’un accord qu’il est composé de sons individuels, et dans ce cas, cela doit signifier que les sons sont émis simultanément dans le temps : il s’agit donc à chaque fois d’une utilisation différente, parfois même opposée, du même mot, et l’on peut imaginer autant d’autres utilisations que l’on veut. Lorsqu’un physicien nous explique le parallélogramme des forces, il parle d’un assemblage de vecteurs en une résultante, et les philosophes se disputent pour savoir s’il s’agit ou non d’un processus additif, sommatif, sans considérer que ce n’est rien d’autre qu’une question purement terminologique, car nous sommes libres de déterminer à volonté quand nous voulons parler d’une somme et quand nous ne le voulons pas.

On oublie trop facilement que le sens du mot « somme » n’est clairement défini que pour un seul cas, celui des nombres. Si l’on veut l’utiliser dans d’autres cas, il faut à chaque fois une nouvelle définition particulière, et celle-ci est uniquement déterminée par des considérations pratiques, elle s’oriente selon les besoins présents. La physique, par exemple, n’a pas défini le concept de « somme de deux températures », mais celui de somme de deux vitesses.

Il vaut la peine de prendre des exemples comme ceux que nous venons de mentionner pour montrer l’arbitraire du concept de somme (et donc de son contraire, le concept de totalité). Jetons donc d’abord un coup d’œil à la température physique !

Peut-être quelqu’un dira-t-il qu’il arrive que l’expression , apparaisse dans une formule physique, où et signifient tous deux des températures — n’a-t-on donc pas affaire ici à une « somme de deux températures » ? Nous répondons : si vous le voulez, vous pouvez l’appeler ainsi ; mais l’expression , qui représente un certain nombre dans la formule physique, n’y a en tout cas pas la signification d’une température telle qu’elle est définie physiquement (par un certain procédé de mesure). En effet, que les deux signifient par exemple les températures de deux corps différents ou d’un seul et même corps à des moments différents, la formule n’affirme en général pas que la température d’un corps de la grandeur , puisse ou doive être mesurée quelque part. Inversement, je peux très bien dire qu’un corps a la température de ()° Celsius ; mais ce faisant, je lui ai simplement attribué la température de 20°, la différence ne tenant qu’à l’écriture (les règles arithmétiques comme les formules ne sont que des règles pour la transformation d’expressions symboliques). Je n’ai pas composé la température du corps à partir de deux températures, l’une de 15° et l’autre de 5°.

Qu’en est-il de l’expression , où chacun des deux termes de la somme représente la mesure d’une vitesse ? Elle désigne un nombre déterminé même si et signifient la vitesse de deux corps différents par rapport à deux systèmes différents quelconques ; mais par définition, les physiciens ne parlent de « composition » ou d’« addition » de deux vitesses que dans un cas très précis, à savoir le suivant : Il y a trois corps A, B, C et A a la vitesse par rapport à B, B a la vitesse par rapport à C ; on appelle alors la vitesse v que possède A par rapport à C la résultante (somme vectorielle) de et . Cette remarque est de la plus haute importance : chacune des trois vitesses est définie comme un nombre qui résulte d’un procédé de mesure bien précis. Quelle valeur cette méthode de mesure donne pour v, c’est-à-dire pour la vitesse de A par rapport à C, lorsque l’on a trouvé la valeur pour la vitesse de A par rapport à B et la valeur pour celle de B par rapport à C, ne peut bien sûr être enseignée que par l’expérience. Dans le cas où et sont orientés dans le même sens, on sait que (Théorème d’Einstein), où est la vitesse de la lumière et apparaît dans la formule parce qu’elle joue un rôle dans le processus de mesure par lequel les vitesses sont définies.

Après ces explications, il semble presque incompréhensible que certains critiques aient toujours affirmé qu’il fallait nécessairement que , sinon on commettait une absurdité logique en violant l’arithmétique. L’erreur (et c’est pourquoi nous en parlons ici) vient d’un manque total de clarté sur le concept de somme. On ne voit pas que la somme de deux nombres et la « somme » de deux grandeurs physiques sont des choses tout à fait différentes, que la définition de l’une ne donne pas encore la définition de l’autre, mais doit être établie spécialement. La mesure de la « somme » physique de deux grandeurs est tout autre chose que la somme arithmétique des grandeurs des deux grandeurs.

La confusion apparaît clairement dans la formulation que H. Driesch donne à sa contestation du théorème de l’addition. Il dit (Relativitätstheorie und Weltanschauung, 2e éd., p. 39) : «  reste toujours et « n’est » jamais = c ». Il veut en effet affirmer que la vitesse résultante de la composition des vitesses et doit toujours être et ne peut jamais être , et il l’exprime dans la phrase citée parce qu’il suppose que doit désigner la valeur de la résultante, puisqu’elle est définie comme la « somme » . La théorie de la relativité n’enseigne cependant pas le non sens[1] que Driesch lui attribue, à savoir , mais plutôt que la vitesse résultante devient c si l’une des composantes est égale à . La formule du théorème de l’addition, divisée en deux parties, donne si on y ajoute .

Comme les sommes (complexes additifs) et les ensembles (complexes non additifs) sont des termes corrélatifs, on ne peut pas comprendre l’un sans être clair sur l’autre. Étant donné que nous avons trouvé une grave erreur chez le théoricien contemporain des ensembles en ce qui concerne le concept de somme, nous devons redoubler de vigilance quant à ses tentatives de distinguer le concept d’ensemble de ce dernier.

Ainsi, nous rencontrons toutes sortes de difficultés dans nos efforts pour trouver un usage clair et univoque du mot « totalité ». Nous devons être sceptiques quant à l’utilité des critères indiqués en raison de l’ambiguïté des termes qu’ils utilisent. Par exemple, les vitesses peuvent être considérées comme composables et décomposables, comme nous venons de le voir, mais si quelqu’un affirme que toute vitesse doit être considérée comme un « tout » indivisible, puisqu’il n’est pas possible de distinguer des parties, on ne peut pas le réfuter, mais on peut déclarer que sa façon de parler n’est pas pratique.

La question : somme ou totalité ? ne semble pas être une question de fait, mais une affaire de détermination arbitraire. Nous sommes confortés dans cette hypothèse par la controverse sur la question de savoir si de véritables ensembles ou figures existent aussi dans le domaine de la physique.

W. Köhler répond par l’affirmative à cette question en citant un certain nombre de cas dans lesquels les critères de totalité s’appliquent, par exemple la distribution de l’électricité sur un conducteur de forme quelconque, pour lequel un certain état d’équilibre est caractéristique et qui se rétablit de lui-même après toute perturbation.

Driesch a objecté à Köhler (Annalen der Philosophie, V, 1) que les « figures physiques » ne sont jamais de véritables ensembles, mais seulement des « unités d’action ». Certes, elles ne sont pas de simples sommes, en ce sens que le système dans son ensemble ne change pas si l’on enlève ou déplace l’une de ses parties ; mais cela vient précisément du fait que les différentes parties exercent les unes sur les autres des effets bien déterminés. Si l’on connaît la loi élémentaire de l’action des parties, on peut prédire tout ce qui va se passer dans le système ; le comportement de l’ensemble peut être déduit de celui des parties, si l’on connaît seulement les conditions extérieures particulières auxquelles le système est soumis. Dans le cas de la distribution d’électricité, par exemple, ces conditions sont données par la forme du conducteur : celle-ci est souvent une entité claire, mais seulement parce qu’elle est un « produit de l’intelligence », « faite par le physicien ».

Si nous laissons de côté cette dernière idée, qui ne peut apparemment que semer la confusion (car elle revient à ériger la simplicité ou la symétrie des formes géométriques en critère de totalité, mais selon lequel des entités qui ne sont pas faites par des physiciens, comme les stemes, les systèmes solaires, les cristaux, devraient aussi être considérées comme des totalités, ce qui est certainement contraire à l’intention de Driesch), ces explications reviennent à déclarer que les anciens critères de totalité sont insuffisants et à en établir de nouveaux. Lorsque Driesch souligne que la physique et la chimie n’ont jamais décrit leurs structures comme de purs « et-composés », mais les ont toujours considérées comme des « unités d’action », on doit lui donner entièrement raison — si le sens du mot « et-composé » doit être d’exclure toute interaction entre les parties. Si les « unités d’action » étaient déjà des « totalités », alors — c’est ce que semble vouloir dire Driesch — il n’y aurait dans la nature que des totalités ; quels critères propose-t-il pour séparer les deux ?

L’idée, souvent exprimée par ailleurs, que le comportement d’un véritable tout ne doit pas être « déductible » de celui de ses parties, ne peut certainement pas être comprise comme signifiant que les processus de la totalité ne sont pas du tout calculables selon les lois de la nature (car cela signifierait l’identification de tels processus avec des événements non déterminés, aléatoires), mais elle signifie manifestement — et on entend très souvent cette formulation — que le comportement des parties est déterminé par le tout, et non l’inverse. Mais cette idée, comme tant d’autres tentatives de distinguer les processus vitaux des processus inorganiques, repose sur une incompréhension totale des termes « loi », « causalité », « détermination »[2]. Si la loi des parties peut être exprimée par celle du tout, l’inverse est toujours vrai ; il s’agit d’une simple différence d’écriture. Le profane s’en apercevra le plus facilement si on lui fait remarquer que le tout n’existe que si toutes ses parties sont présentes, et que par conséquent, dire qu’un événement quelconque est déterminé par le tout revient à dire qu’il est déterminé par toutes ses parties et leurs relations mutuelles. Cela vaut du moins tant que l’on entend par totalité quelque chose d’empiriquement constatable, et si l’on ne voulait pas le faire, toute possibilité d’entente cesserait, il n’y aurait pas de discussion.

Le deuxième critère proposé par Driesch dans les remarques ci-dessus signifierait que les structures organiques ont leur intégrité imprimée de l’extérieur, c’est-à-dire par la forme physique donnée, alors que chez les êtres vivants elle provient de l’intérieur et se rétablit donc d’elle-même dans de larges limites après des perturbations extérieures (par exemple lors de processus de régénération). Mais cela ne conduit pas non plus à une séparation nette ; car d’une part, les conditions extérieures jouent aussi dans l’organique un rôle qui ne peut jamais être totalement négligé et qui est souvent tout à fait décisif, et d’autre part, la conception et la formation de certaines conditions marginales se produisent aussi dans l’inorganique, comme dans les cas déjà mentionnés du système solaire ou de la croissance cristalline. Dans le cas de la « formation de gouttes homogènes », Driesch l’admet lui-même, mais il estime que de tels « cas spécifiques très simples n’entrent pas du tout en ligne de compte comme analogies pour la biologie ». Pourquoi n’entrent-ils pas en ligne de compte ? Simplement parce qu’ils sont simples et que les organismes sont compliqués ? Dans ce cas la différence entre les formes réelles et les formes physiques ne serait que dans la complication, donc purement graduelle et par conséquent floue et arbitraire. Aucune autre raison n’est donnée ni visible pour justifier l’absence d’analogies, et nous sommes ainsi confortés dans notre opinion que l’utilisation des termes « sommatif » et « tout à fait » n’est pas du tout une caractérisation purement objective des formes désignées par ces adjectifs, mais une différence de description, de moyens de connaissance, dans lesquels il y a toujours quelque chose d’arbitraire. Car la représentation de nos connaissances ne dépend pas seulement des propriétés des choses connues, mais aussi de la nature des moyens de représentation utilisés, qui peuvent être plus ou moins appropriés.

La justesse de notre supposition est confirmée par un examen plus approfondi des faits. Les écrivains qui parlent d’une composition « additive » ou « sommative » ont sans doute en tête quelque chose comme le procédé de la physique classique (dont l’applicabilité universelle est certes remise en question par le développement le plus récent de la recherche sur la nature). Il consiste à penser que la structure observée est divisée en d’innombrables cercles élémentaires très petits (éléments de volume) et à représenter son état global en donnant l’état physique complet de chacun de ses éléments. On peut toujours dire que la structure entière est « composée » de ces petits volumes élémentaires — sans se soucier de savoir si ceux-ci agissent les uns sur les autres et selon quelle loi. Dans la mesure où l’on se limite à l’observable, cette approche est toujours possible, pour tout organisme comme pour un système inanimé, car il est dans la nature de l’observation que tout ce qui est perçu soit déterminé dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi l’indication de tout ce qui se passe à tout moment dans chaque particule d’espace d’une structure est l’indication complète de l’ensemble des événements observables dans cette structure. (Nous savons aujourd’hui que la description de l’espace-temps n’est pas facilement applicable aux dimensions submicroscopiques, atomiques, mais cela n’a pas d’importance ici, car cela s’applique de la même manière aux entités formées et non formées, organiques et inorganiques ; la différence entre elles réside en effet dans le comportement observable).

La description complète du comportement de toutes les particules d’un système contient déjà la description sans faille de son comportement global ; les lois de ce qui s’y passe ne sont pas quelque chose qui doit être ajouté à la description, mais quelque chose qui doit être déduit de celle-ci. Cela se fait en essayant d’exprimer les innombrables descriptions individuelles à l’aide de formules aussi simples que possible, grâce auxquelles, en cas de succès, tout semble miraculeusement ordonné. L’établissement des lois de la nature, c’est-à-dire l’explication des phénomènes naturels, n’est rien d’autre qu’une telle simplification des descriptions existantes, une synthèse de nombreuses descriptions à l’aide de quelques formules ou fonctions.

Les lois sont établies soit sous une forme mathématique, soit sous une forme plus souple ; dans le premier cas, les fonctions utilisées peuvent être de formes très diverses, aucune n’est a priori privilégiée. Pour une « explication » physique, il n’est pas du tout nécessaire de décrire les processus par des forces agissant d’un point à l’autre (comme le croyait encore Helmholtz au début) ou par des lois d’action proche (équations différentielles d’une théorie des champs), mais des formes tout à fait différentes sont en principe équivalentes : on pourrait par exemple supposer des effets à distance dans le temps, ou encore des dépendances telles que la survenue d’un événement serait liée au déroulement d’un processus particulier s’étendant sur des temps et des espaces finis (dans ce cas, on pourrait déjà parler de « causalité globale » ).

Ce qui est important pour nous, c’est que le regroupement des descriptions individuelles est en principe arbitraire : seules les considérations de simplicité et de commodité sont déterminantes pour le choix de l’ordre. Par exemple, si l’on a affaire à un filament tourbillonnaire dans un liquide, il sera commode de simplifier la description générale de ce qui se passe dans le liquide, qui consiste à donner la position et la vitesse de chaque particule à chaque instant, en regroupant les particules qui forment le filament tourbillonnaire, c’est-à-dire en recherchant les relations qui ne s’appliquent précisément qu’à ces particules. (On trouve par exemple que le produit de la section transversale et de la vitesse de rotation est constant pour chaque filament tourbillonnaire). On considérera donc une telle structure, comme un filament tourbillonnaire, comme une individualité, comme un tout, et on caractérisera par exemple le mouvement global du liquide en comparant les mouvements des différentes particules. — Cet exemple permet de comprendre ce qui est valable d’une manière générale : une méthode de description « globale » ne sera nulle part la seule possible, mais elle sera toujours à sa place, et même souvent pratiquement la seule à pouvoir être mise en œuvre, là où apparaissent certains « invariants », certaines dispositions ou combinaisons qui se sont maintenues dans la succession des événements, en conservant certaines propriétés sensorielles frappantes, comme en particulier la forme spatiale et le type de relation spatiale des parties.

De tels invariants apparaissent toujours dans les corps animés et déterminent leur particularité caractéristique ; toute « finalité » organique consiste précisément en ce qu’une certaine régularité de tous les processus partiels peut être exprimée par ces invariants. Une main humaine, par exemple, conserve globalement sa forme de la naissance à la mort de l’individu, à travers tous les aléas du métabolisme et du cours de la vie : elle a toujours cinq doigts, qui sont pourvus d’ongles, possèdent une certaine longueur relative et une certaine mobilité, guérissent après de petites blessures, etc. Ce n’est qu’après la mort que la forme se dissout par décomposition. L’ensemble du corps de l’être vivant, chaque organe, chaque cellule, chaque noyau, chaque gène peut être considéré comme un tout, car il représente un invariant dans le sens expliqué.

De même qu’il est naturel, par exemple en astronomie, de regrouper les particules de matière appartenant à une planète pour former un corps céleste auquel on donne ensuite un nom en tant qu’ensemble ; ou qu’il est naturel de décrire l’état d’un liquide parcouru de lignes vertébrales par le mouvement de ces mêmes lignes, de même il va de soi que, dans la description et l’explication des processus organiques, on parle d’organes, de nerfs, d’yeux, d’os, de membres, de cellules, mais pas simplement des molécules qui composent ces choses. Caractériser cette manière naturelle de décrire et de parler comme une conception particulière de la vie, c’est-à-dire comme une conception « organismique », me semble être, pour le moins, une erreur terminologique.

En principe, il reste possible de dire tout ce qu’on peut dire de tout organisme en parlant uniquement des particules qui le composent et de leurs relations mutuelles. De facto, cela n’est peut-être pas possible — et même, dans l’état actuel des connaissances, c’est certainement exclu, car nous ne connaissons pas l’état de toutes les particules — mais cela ne change rien au fait que les organismes sont également accessibles à une description « sommative » (si on veut les appeler ainsi), et qu’il n’est nullement dans leur nature d’exiger la représentation « globale » comme seule possible.

Inversement, il n’existe pas non plus d’entités dont le comportement ne pourrait en principe être décrit qu’en parlant de chaque particule séparément, mais on peut toujours procéder à des regroupements arbitraires et les traiter comme des « ensembles » ; mais cela peut être très peu pratique, car cela ne conduit dans la plupart des cas qu’à de grandes complications. Nous avons cependant rencontré des exemples de structures inorganiques dans lesquelles cette méthode est très avantageuse. Un nouvel exemple nous serait fourni par le traitement météorologique des phénomènes atmosphériques : là, comme pour les organismes, il est pratiquement impossible de suivre le mouvement de chaque particule d’air ou de chaque gouttelette d’eau : au lieu de cela, on considère des groupes de caractère global et invariant, comme les dépressions, les cyclones, les orages, etc.

En toute rigueur, il n’est jamais correct de dire d’une structure qu’elle est une « simple somme » ou une « totalité », mais on veut dire que pour cette structure, il est préférable de former un concept de somme, et pour celle-ci, un concept global, en vue de la connaissance. Une analogie exacte de cette situation se trouve dans la description physique de la nature : il serait absurde de dire simplement de l’espace de la physique qu’il est « euclidien » ou « non euclidien », mais il faut dire : « il est plus simple de le décrire de manière euclidienne — ou non euclidienne ». Les deux sont toujours possibles, et ce n’est qu’en introduisant certaines définitions que l’on opte pour l’une ou l’autre. L’application plus détaillée de cette analogie serait très instructive et mettrait en lumière les erreurs souvent commises dans le traitement de notre question. Il s’agit de malentendus typiques qui reviennent au fond dans toute question épistémologique et théorique : Les problèmes de description adéquate, de définitions appropriées sont confondus avec des questions de fait, et c’est ainsi que naissent des problèmes apparemment ontologiques, des questions métaphysiques litigieuses. La « totalité », un excellent moyen de description conceptuelle, se transforme en une entité métaphysique, devient une « entéléchie » et d’autres manifestations similaires d’obscurité philosophique.

L’application de notre résultat au problème individu-communauté est facile. Il est parfaitement clair que toutes les affirmations concernant les peuples, les États, les partis, le droit, les mœurs, etc. peuvent être comprises comme des affirmations concernant les individus qui appartiennent à ces communautés ou qui sont porteurs de ces mœurs, etc. Si quelqu’un savait exactement ce que tous les individus humains ont fait et dit sur la terre, il saurait tout ce que l’histoire et la sociologie peuvent enseigner. Ce que l’on peut dire des nations, des castes ou d’autres « unités supérieures » serait entièrement contenu dans son savoir ; toutes les propositions vraies concernant de telles entités pourraient être déduites des propositions concernant les individus, elles ne s’ajouteraient pas à celles-ci comme de nouvelles vérités indépendantes. D’autre part, il est clair que ce mode de présentation « sommatif » serait extrêmement impraticable pour l’historien : même s’il pouvait suivre les actes de chaque individu dans le détail, il ne le ferait pas, mais continuerait à parler de la « volonté du peuple », du « caractère des nations », de la « querelle des États », etc. mais ce serait un malentendu philosophique primitif de croire que l’on affirmerait ainsi l’existence d’entités supérieures, telles que la volonté du peuple, la nation, l’État, dont seule l’histoire traiterait. Il s’agit seulement d’introduire une manière commode de parler, dans laquelle les processus qui nous intéressent peuvent être présentés de manière claire. Ici, comme dans tous les autres domaines, la proposition selon laquelle le tout précède logiquement les parties est une phrase vide de sens.

Enfin, en ce qui concerne la formation des concepts psychologiques, il me semble sans aucun doute qu’un mode de représentation « holistique », tel que le préconise la « Gestaltpsychologie », est le seul qui ait des chances d’aboutir, c’est-à-dire que ce n’est qu’avec son aide que l’on parvient pratiquement à une formulation des lois qui constituent l’objet de la psychologie. Mais ici aussi, il serait inexact de considérer l’idée fondamentale de la Gestalt-psychologie en disant que les formes psychiques sont justement des formes, et qu’il n’est ni possible ni permis de les considérer en les décomposant et en les composant. En principe, il est possible de considérer toutes les formes psychiques comme composées de parties, mais il faut d’abord définir exactement ce que l’on veut entendre par « partie ». Que l’on considère les harmoniques d’un son comme des « parties » du phénomène acoustique, ou que l’on désigne les phases successives de la douleur comme des « parties » de cette douleur, c’est simplement une question de définition. Ici, certaines déterminations ne s’imposent pas comme naturelles au même titre que la décomposition spatiale pour les formations physiques, et les grotesques abus de l’ancienne psychologie « atomiste » proviennent précisément du fait que l’on a cherché à donner des explications selon le modèle extérieur de la composition spatio-temporelle, sans s’être auparavant expliqué sur la notion de partie. On divisait sans réfléchir, comme cela nous venait à l’esprit, par exemple en « représentations », et dans les théories physiologiques, on attribuait naïvement de telles parties aux parties spatiales du cerveau, c’est-à-dire des représentations individuelles à des cellules nerveuses individuelles. La théorie de la Gestalt a fait le ménage dans ce genre de choses. Mais même pour elle, l’opposition entre « somme » et « totalité » ne peut pas signifier l’opposition entre deux types de choses ou de processus, mais elle reste une opposition entre deux modes de représentation.

  1. Qu’il y ait encore aujourd’hui des gens qui veuillent mettre ces absurdités sur le dos de la théorie de la relativité ne saurait surprendre, vu la mentalité des adversaires de cette théorie ; mais on avait bien cru impossible que quelqu’un pût affirmer — et cela sur la base du passage ci-dessus — que j’avais moi-même défendu ces absurdités. Mais cela a vraiment été affirmé par M. O. Kraus, professeur ordinaire de philosophie à l’université allemande de Prague. Dans le petit volume « Zur Philosophie der Gegenwart. Conférences et discours prononcés à l’occasion du 8e Congrès international des philosophes à Prague, par des membres de la Société Brentano. Prague 1934 » est imprimé un « épilogue radiodiffusé du Congrès de philosophie », signé par l’auteur et probablement prononcé devant le microphone. On peut y lire à la page 67 : « Il est significatif qu’il n’ait été question de la théorie de la relativité qu’une seule fois pendant tout le congrès, lorsque Schlick de Vienne a voulu justifier une nouvelle fois l’absurdité selon laquelle c — v = c ».
    M. O. Kraus ne peut pas s’excuser en disant qu’il n’avait pas une connaissance exacte de mes propos, car tout le texte de mon exposé était disponible au début du congrès dans les termes reproduits ici et avait été distribué aux participants. M. Kraus ne peut s’être référé qu’à cette version imprimée, car, lors de la conférence orale de Prague, je n’ai pas du tout fait référence au passage ci-dessus afin de gagner du temps pour d’autres explications. Bien que le signe moins chez Kraus, au lieu du signe plus chez moi, ait pu indiquer une certaine imprécision dans la lecture, mon texte est si clair et si net que le lecteur ne pourra pas expliquer l’affirmation citée de M. Kraus par une erreur (d’ailleurs, dans les circonstances actuelles, une négligence attribuant à l’adversaire exactement le contraire de son opinion réellement affirmée constituerait aussi un manquement grave au devoir littéraire). On peut donc supposer que M. Kraus n’a fait cette affirmation que dans le but de discréditer un courant philosophique qui lui était antipathique.
  2. Voir les explications de l’auteur sur le « principe de causalité dans la physique contemporaine », Ce livre, p. 42 et suivantes.