Sur le choix des ministres

Imprimerie nationale.
SUR LE CHOIX
DES MINISTRES.
PAR M. DE CONDORCET.

Dans une conſtitution libre, on ne peut entendre par Monarchie, que la réunion du pouvoir exécutif national, entre les mains d’un chef unique & inviolable.

J’entends par pouvoir exécutif national celui qui s’exerce ſur la Nation entière, & qui n’eſt point borné d’une portion déterminée du territoire.

J’ai préféré ce mot à celui de ſuprême, qui, pour un ami de la liberté, ne peut avoir d’autre ſens.

Pluſieurs parties du pouvoir exécutif peuvent être exercées dans chaque diviſion du territoire d’une manière indépendante, & dès-lors on doit les déléguer à des hommes choiſis dans chaque Province, ſans que pour cela le Gouvernement ceſſe d’être Monarchique, ſi c’eſt toujours à un ſeul chef qu’eſt confiée la partie de ce pouvoir, qui, par sa nature, doit s’étendre ſur tout l’État[1].

Un Chef unique non inviolable, ne ſeroit qu’un premier Magiſtrat, & c’eſt l’inviolabilité qui diſtingue particulièrement le Monarque.

Mais l’exiſtence d’un Chef inviolable, & dès-lors non-reſponſable, feroit incompatible avec la liberté, s’il pouvoit à ſon gré violer la loi ou ſeulement ne pas l’exécuter.

On a donc établi qu’il ne pourroit agir ſeul ; qu’il ſeroit obligé d’employer des agens qui ſeroient pourſuivis comme prévaricateurs, s’ils violoient les loix, comme reſponſables, s’ils les exécutoient mal ; & la preuve même littérale qu’ils n’ont fait qu’obéir au Monarque, ne peut les diſculper.

Dans une Conſtitution libre & Monarchique, le Pouvoir exécutif eſt donc réellement partagé entre deux êtres différens qui exercent l’un ſur l’autre une forte de Véto. Le Monarque ne peut agir, ſi un Miniſtre ne conſent à répondre ſur ſa tête que cette action n’eſt pas contraire à la Loi. Le Miniſtre ne peut agir qu’en vertu du conſentement du Monarque.

Mais comme il eſt de l’eſſence du Pouvoir exécutif que ſon action ne ſoit pas ſuſpendue, & que la reſponſabilité néceſſaire du Miniſtre ſuppoſe la liberté abſolue de ne pas concourir à une action qu’il déſapprouve, il a fallu laiſſer au Monarque le droit de renvoyer ſes Miniſtres & de les remplacer.

La Monarchie doit être héréditaire, parce que l’élection d’un Monarque peut entraîner des troubles ; que la poſſibilité de parvenir au Trône répand dans le Corps de la Nation un caractère d’intrigue & d’ambition toujours dangereux pour la liberté & l’autorité des Loix. D’ailleurs, l’élection conduit auſſi à de mauvais choix. L’ambitieux qu’on auroit choiſi joindroit au pouvoir de ſa place celui de ſon parti ; & il faut mieux accorder moins de pouvoir à un Chef héréditaire, que d’être conduit à l’hérédité par l’abus qu’un chef électif ſeroit bientôt de ſon pouvoir. Un Monarque électif, un Sénat héréditaire, ſeroient deux conſtitutions également vicieuſes.

Tel eſt le mode de Gouvernement, qui, ſous le nom de Monarchie, s’eſt établi dans pluſieurs Etats, non d’après des médications philoſophiques ſur la nature des pouvoirs, l’ordre des ſociétés & l’intérêt des peuples, mais en vertu d’anciennes habitudes, en obéiſſant aux circonſtances, & alors on a pu dire, ſi tout n’eſt pas bien, du moins tout eſt paſſable.

Prétendre que cette forme eſt incompatible avec la liberté, ou qu’elle eſt la meilleure pour une grande nation, la ſeule qui puiſſe même lui convenir, c’eſt parler d’après-ſes préjugés & ſes paſſions & non d’après ſa raiſon.

Ce feroit une véritable abſurdité que de croire une Nation liée, parce qu’elle a établi une hérédité perpétuelle ; de regarder comme un contrat avec une famille, ce qui n’eſt que la déciſion d’un pouvoir conſtituant, déciſion qu’un pouvoir ſemblable peut révoquer. Toutes les loix qui ne renferment pas le terme de leur durée, ſont perpétuelles dans ce même ſens, c’eſt-a-dire qu’elles doivent ſubſiſter juſqu’à ce qu’elles ſoient détruites par une autorité légitime conſtitutionnellement établie ; & il n’y a de loix vraiment perpétuelles, que celles qui ſeroient des conſéquences évidentes du droit naturel.

Puiſque dans une Monarchie héréditaire le haſard ſeul nomine le Chef du Pouvoir exécutif, il faut que la Loi constitutionnelle fixe l’organiſation & règle les fonctions du Miniſtère dont la concurrence eſt néceſſaire dans tous les actes de ce pouvoir ; il faut que les diſpoſitions de cette loi renferment une garantie de la liberté, qui ſuffiſe même dans le cas où le Monarque réuniroit des talens à de mauvaiſes intentions. — Il faut enfin qu’elles raſſurent contre la crainte d’un Miniſtère foible, ignorant ou corrompu, ſi le haſard place ſur le Trône un prince ſans eſprit & ſans caractère.

La reſponſabilité d’agens arbitrairement choiſis par le Monarque, ſuffit-elle pour remplir ces conditions ? Non ſans doute ; car un Prince ennemi de la liberté, trouvera des ſcélérats ambitieux prêts à s’expoſer à tout, pour augmenter leur pouvoir, ou des ſcélérats intrigants qui croiront avoir aſſez d’adreſſe pour éluder les loix. Une Nation qui n’oppoſeroit que la reſponſabilité aux entrepriſes des Miniſtres, ſeroit expoſée à payer de plus l’argent dont ils auroient beſoin pour en éluder les dangers. D’ailleurs ou la reſponſabilité deviendroit une véritable tyrannie, ou elle ne peut être un préſervatif contre les erreurs involontaires ou contre la foibleſſe. En un mot c’eſt un moyen ſans lequel les autres ſeroit nuls, mais qui ſeul n’a qu’une puiſſance foible, incertaine & dangereuſe.

Il eſt donc néceſſaire d’en chercher un plus sûr. Je crois qu’on peut ſe trouver dans la manière de choiſir les Miniſtres, & on y réuſſira ſi l’on parvient à concilier ces trois conditions.

1o . Que les Miniſtres puiſſent convenir au Monarque ; car il faut que leur volonté s’accorde avec la ſienne.

2o . Que les Miniſtres ne puiſſent être choiſis dans un parti contraire à la liberté.

3o . Qu’ils ne puiſſent changer de parti, ni pour être choiſis, ni après l’avoir été.

Pour cela je propoſerai la forme ſuivante :

1o . Les Repréſentans de la Nation, à la fin de la convention qui établiroit cette forme de Conſtitution, choiſiroient, comme ſeules capables de remplir les places du Miniſtère, quatre-vingt-dix perſonnes ; & enſuite les Membres de chaque Légiſlature choiſiroient, avant de ſe ſéparer, un nombre ſuffiſant pour remplacer celles qui n’exiſteroient plus ſur la liſte & trente au delà, juſqu’à ce que le nombre total allât à cent quatre-vingt.

2o . Léligibilité ne ſeroit acquiſe que pour dix ans. Ainſi chaque année ceux qui auront rempli cet eſpace de temps ſeroient effacés de la liſte, mais ils pourroient être immédiatement réélus.

3o . Dans le cas où le Monarque voudroit remplacer un ou pluſieurs de ſes Midiſtres, le Corps législatif, s’il étoit préſent, pourroit exclure au ſcrutin, juſqu’à un cinquième des membres de la liſte.

4o . Si le remplacement étoit fait pendant ſon abſence, il auroit droit de procéder à la rentrée à un ſcrutin d’excluſion où les nouveaux Miniſtres ſeroient compris ; mais elles ne pourroient tomber ſur les autres Miniſtres actuellement en place.

5o . Toute Légiſlature auroit le droit de faire un autre ſcrurin lorſqu’elle entreroit en fonctions ; & ſi l’excluſion tomboit ſur un des Miniſtres actuels, le Monarque ſeroit obligé de le rem- placer,

6o . L’excluſion n’auroit de force que pour une ſeule nomination au Miniſtère.

On rempliroit par ce moyen les trois conditions. exigées 1o . Le Monarque conſerve la faculté de renvoyer ſes Miniſtres, & ſon choix eſt ſuffiſamment étendu pour qu’il ne puiſſe être réduit à l’impoſſibilité d’en trouver qui lui conviennent, s’il n’a pas réellement formé de projets contre la liberté.

En effet le nombre de ſujets qu’il peut nommer fera, dans le cas le plus défavorable, au moins les deux tiers du nombre de ceux qui ont été déſignés, c’eſt-à-dire, de ſoixante au moins, pendant la première Légiſlature ; de cent-vingt au moins lorſqu’il ſeroit complet.

Au reſte, rien n’empêche de porter ce nombre plus haut, pourvu qu’on s’arrête au point où la qualité d’éligible s’aviliroit & où la difficulté de connoître les ſujets inſcrits ſur la liſte, rendroit l’excluſion illuſoire.

2o . Puiſque le Monarque ne peut choiſir que parmi ceux qui ont été déſignés par les Repréſentans de la Nation, elle n’a pas à craindre qu’ils ſoient pris dans le parti de ſes ennemis.

3o . L’excluſion prononcée par la Légiſlature, à chaque changement de Miniſtres, ſuffit pour raſſurer contre ceux qui, afin de le devenir, auroient changé de principes ; & celle qui eſt prononcée au commencement de chaque Légiſlature eſt une précaution contre ceux qui, une fois parvenus aux places, ſeroient tentés de trahir les intérêts de la liberté.

On a fixé un terme de dix ans à l’éligibilité que confère l’élection de la Légiſlature, parce que, ſi l’on fixoit un terme trop court, la néceſlité de faire en même temps un trop grand nombre de choix, rempliroit la liſte d’hommes ſans talens, ſans conſidération perſonnelle, tandis que les Miniſtres déſignés n’ayant qu’une eſpérance plus foible de parvenir, en deviendroient d’autant plus intriguans. Si, au contraire, on fixoit un terme trop long, la moitié de la liſte ſeroit occupée par des hommes qui ne ſeroient plus au courant, ni des affaires, ni des opinions.

On objectera, peut être, que ce ſeroit au Peuple & non à la Légiſlature qu’il faudroit confier le choix ; mais dans une grande Nation, la généralité des Citoyens ne peut élire immédiatement. Il faut que ce droit ſoit remis à des Électeurs, & on n’a que l’alternative ou de le conférer à ceux qui ont été choiſis pour faire les Loix, ou d’inſtituer un corps particulier de citoyens nommés comme les Membres de la Législature, par les Électeurs des diverſes diviſions de l’Empire.

Sur le choix des Miniſtres. C’eſt d’après la nature des fonctions, & l’intérêt commun, que l’on doit décider à qui il convient de déléguer un pouvoir, & la poſſibilité de juger de la capacité des concurrens, eſt une des premières conditions qu’on doive exiger des Électeurs.

Or des hommes élus dans les différentes Provinces jugeroient mal des qualités néceſſaires, pour remplir une place du Miniſtère. Au-lieu qu’après avoir exercé, pendant deux ans, dans la Capitale, les diverſes fonctions attribuées au Corps légiſlatif, ils doivent être plus en état de prononcer.

On pourroit craindre une confuſion de pouvoirs en chargeant le Corps légiſlatif de choiſir les Agens d’un autre pouvoir, ſi ces Agens devoient l’exercer ſous les mêmes hommes qui les ont élus ; mais ſi l’élection n’a lieu qu’au moment où un autre Corps légiſlatif doit remplacer le premier, cette confuſion n’exiſte pas, puiſque celui qui élit n’a plus de pouvoir au moment où il fait les élections, & que ſes membres, redevenus citoyens privés, ne ſont plus que de ſimples électeurs.

Ceux qui ſont déclarés capables du Miniſtère ne doivent pas être inéligibles pour la Légiſla ture ; le droit d’excluſion qui eſt donné au Corps légiſlatif rend cette meſure ſans danger. Si on adopte la méthode propoſée, on peut également ou rendre les places de Miniſtres compatibles, ou ce que je crois bien préférable, incompatibles avec celles de Membre de la Légiſlature ; car dans l’une & l’autre hypothèſè, cette manière de les nommer entraîne moins d’inconvéniens que n’en auroit la nomination excluſive réſervée au Monarque.

Préfère-t-on l’incompatibilité ? Des hommes choiſis par un Corps législatif & contre leſquels ce lui qui exiſte n’a pas exercé ſon droit d’excluſion, lui font moins étrangers & peuvent y obtenir plus aiſément la confiance qui leur eſt néceſſaire, pour remplir utilement leurs fonctions.

Veut-on que les Miniſtres puiſſent être Membres des Légiſlatures ? Si le Monarque nommoit arbitrairement, il ſeroit preſque forcé d’y borner ſon choix, puiſque c’eſt pour lui le ſeul moyen de s’aſſurer de n’en point faire qui ſoit odieux au parti dominant. Ainſi il n’eſt pas réellement libre : la liſte de la Légiſlature devient une véritable liſte d’Éligibles. Or il vaut mieux que l’éligibilité dépende des Légiſlatures elles-mêmes, que de dépendre de chaque diviſion de l’État, & le vœu de la pluralité des Membres du Corps Légiſlatif indique plus sûrement l’opinion nationale, que le vœu de la pluralité des Électeurs d’une Province particulière.

On conſerve dans cette forme de nomination les avantages réels de la Monarchie, c’eſt-à-dire, que l’on peut plus aiſément & plus sûrement maintenir l’unité dans le Pouvoir exécutif, & ce qui eſt plus important, dans un grand nombre de circonſtances locales, éviter les factions qui partageroient un Conſeil de chefs indépendans, ou l’influence de leurs intérêts particuliers qui, bien plus que ceux d’un Monarque, pourroient être contraires à l’intérêt national & dont l’activité ſe déployeroit avec plus d’énergie & de danger, que les paſſions de Miniſtres ſubordonnés.

Il reſte maintenant à conſidérer la méthode précédente, relativement au droit de refuſer les loix qui peut être conféré au Monarque. Cette prérogative n’eſt pas eſſentielle à cette forme de gouvernement, & en quelques mains que ſoit le pouvoir exécutif, on peut également demander s’il eſt utile ou dangereux pour le peuple qu’il en ſoit inveſti. Mais, ſans entrer dans cette diſcuſſion, il eſt du moins certain que ce droit ſeroit abſurde, s’il étoit autre choſe que celui d’appeller du Corps légiſlatif égaré ou ſurpris, au Corps légiſlatif inſtruit & paiſible.

Alors on peut demander s’il doit être un appel à une légiſlature différente, de manière que la Nation inſtruite de la diſcuſſion, puiſſe, en choiſiſſant de nouveaux repréſentans, avoir égard à leur opinion, & qu’ainſi la queſtion ſoit en quelque ſorte jugée par la Nation ; ou bien s’il faut que cet appel puiſſe être porté à la même Légiſlature qui alors péſeroit les motifs d’oppoſition, & ſe décideroit d’après l’opinion publique.

Le dernier parti me paroît préférable. En effet, la loi qui donne lieu à cet appel eſt de nature à intéreſſer vivement la maſſe des Citoyens, ou elle ne l’eſt pas. Dans le premier cas, au moment de la réélection, il ſuffira pour ſe faire nominer, de ſe montrer un partiſan zélé de l’opinion dominante. On n’élira pas le plus éclairé, mais celui qui ſur une queſtion particulière a fait ſemblant d’adopter tel ou tel parti. Si la diſcuſſion n’agite pas la Nation, on élira comme à l’ordinaire, & alors l’objet de cet appel ne ſera pas rempli. Mais il arrivera que les intriguans, les ambitieux tâcheront d’exciter du mouvement ſur chaque loi refuſée, eſſaieront de la lier à la cauſe de la liberté. N’avons-nous pas vu il y a quel ques mois une ſociété d’agioteurs déférer comme mauvais Citoyens ceux qui oſoient entreprendre de dévoiler leurs manœuvres, ou d’en contrarier le ſuccès. Ainſi d’un côté, le droit négatif ne ſerviroit qu’à entretenir dans la Nation une turbulence nuiſible à ſa proſpérité ; de l’autre, le pouvoir exécutif emploieroit les mêmes moyens pour s’oppoſer aux réformes utiles, & pour s’emparer de beaucoup d’élections à l’aide d’un parti intéreſſé aux abus, comme en Angleterre dans la queſtion du Bill pour la Compagnie des Indes.

2o . Il vaut mieux ſoumettre la Légiſlature à l’influence de l’opinion publique qu’à celle de la Nation, lorſqu’on ne donne au vœu des Citoyens qu’une action indirecte, lorſqu’il ne s’énonce point expreſſément, & ſous une forme régulière ; parce qu’alors, ce qu’on appelle improprement vœu de la Nation n’eſt dans le fait que le cri de la multitude égarée par les hommes intéreſſés à la ſéduire.

3o . Il eſt fort inutile que la Nation prononce toutes les fois que le Pouvoir exécutif n’eſt pas d’accord avec le Pouvoir légiſlatif ; car il en peut réſulter qu’une bonne loi ſera retardée malgré l’unanimité du corps légiſlatif, ſe décidant après la délibération la plus mûre. Pourquoi d’ailleurs cette circonſtance néceſſiteroit-elle un appel à la Nation ? Pourquoi ſuppoſer que les loix auxquelles le miniſtère s’oppoſe ſont préciſément celles qui mettent la liberté en danger ? Ce qui eſt vraiment utile, c’eſt qu’une loi ne paſſe pas ſans un mûr examen, non plus que la loi contraire ; & en atteindra bien mieux ce but en établiſſant une lutte d’opinions entre le Corps légiſlatif & le Conſeil du Monarque qu’en retardant la déciſion pendant quelques années.

Mais dans les deux cas, le moyen propoſé pour choiſir les agens du Pouvoir exécutif, remédie aux inconvéniens du droit négatif accordé au conſeil du Monarque, puiſqu’il en réſulte l’impoſſibilité d’une autre diviſion que celle d’opinion entre ce Conſeil & le Corps légiſlatif. En effet, l’excluſion celui-ci peut donner à une partie des éligibles, éloigne toute diviſion de parti & même de principes. Ainſi, cette forme conſerve ce qui eſt utile, ce qui peut prévenir les erreurs des légiſlatures, & elle écarte ce qui eſt nuiſible.

Il eſt ſans doute ſuperflu de prouver que l’oppoſition de deux partis n’eſt jamais pour la liberté qu’une barrière illuſoire, & que l’accord & non la lutte des pouvoirs politiques, et le but d’une Conſtitution raiſonnable. Il n’eſt pas moins vrai que la conformité de principes entre le Corps légiſlatif & le Conſeil du Monarque eſt néceſſaire à la proſpérité publique. Mais une Conſtitution où il faut que cette conformité s’étende juſqu’aux opinions, où, ſi les Miniſtres ne dominent pas le Corps légiſlatif, de manière qu’ils y aient la pluralité pour toutes leurs propoſitions, le Monarque eſt forcé d’en choiſir d’autres à qui cette pluralité ſoit aſſurée, une telle Conſtitution ſeroit livrée à l’intrigue, au choc de les paſſions privées, de tous les intérêts perſonnels. Auſſi, propoſer de faire concourir la Légiſlature dans le choix des Miniſtres, ce n’eſt pas dépouiller le Monarque, c’eſt aſſurer ſon droit plutot, c’eſt lui en donner un réel, au lieu du droit purement imaginaire dont il jouiroit, ſi ſon choix paroiſſoit libre ; c’eſt diminuer l’influence réelle de la Légiſlature ſur la nomination des Ministres ; mais c’eſt ſubſtituer une influence légale & utile à une influence illimitée & corruptrice. En général, toutes les fois que par la nature même des choſes un pouvoir doit influer ſur un autre, il faut que la loi règle ſon action, ou la Conſtitution reſte abandonnée au hazard ; & comme on doit donner aux Citoyens un moyen légal de changer une Conſtitution qui leur déplaît, parce qu’autrement ils la changeroient par une inſurrection, il faut donner aux Légiſlatures un moyen légal & direct d’écarter les Miniſtres qui leur ſont odieux, parce qu’elles en trouveroient aiſément d’autres aux dépends de l’eſprit public.

En Angleterre, cet eſprit n’eſt-il pas dégradé & avili au point qu’il n’y exiſte plus de différence ſérieuſe dans les opinions des Hommes publics ; qu’il ſeroit ridicule pour eux d’avoir un ſyſtême de légiſlation, d’adminiſtration ou de politique ; que la ſeule affaire importante eſt de s’attacher au parti de tels ou tels individus, pour prendre part au pillage du tréſor, quand ils font Miniſtres, & jouer le patriotiſme quand ils ne le font plus.

Mais juſqu’ici les Miniſtres, comme Miniſtres, n’ont point une pluralité aſſurée ; ils ſe gardent même de l’avoir ; car alors elle ſeroit au Roi, & non pas à eux ; ils ont une majorité compoſée de Membres qui appartiennent au Miniſtère, & d’un parti attaché à leur fortune.

C’eſt donc entre deux factions vraiment perſonnelles, que la Légiſlature Anglaiſe eſt partagées l’avantage eſt pour celle à qui le troupeau docile des ſerviteurs de la Couronne voue ſon obéiſſance, & elle le perd, quand elle devient aſſez foible pour qu’il croie trouver plus de profit à ſuivre le parti contraire.

Quel eſt l’origine de ce ſyſtême corrompu etabli par Walpole, & perfectionné par ſes ſucceſſeurs ?

La Chambre des Communes ne peut faire renvoyer les Miniſtres qui lui ſont ſuſpects, qu’en leur faiſant leur procès, ou en réduiſant le Gouvernement à l’impoſſibilité d’agir. Par conſéquent les Miniſtres ne pouvant ni gouverner ni être en sûreté, pour peu qu’ils déplaiſent à la majorité de la Chambre des Communes, ont été obligés de la corrompre pour la gouverner. Si, au contraire, le choix du Monarque eût été dirigé de manière que le Miniſtère ne pût jamais être long-temps en oppoſition de parti avec la majorité, alors les Miniſtres auroient pu, ſans danger, agir indépendamment d’elle, & ſoutenir des opinions contraires à la ſienne ; ils n’auroient pas eu le même intérêt de la ſéduire. Comme la Chambre des Communes ne peut forcer au renvoi des Miniſtres que par des moyens violens, ils craignent qu’elle ne ſoit tentée de les employer ; contraints dès lors de céder au premier mécontentement, la corruption s’eſt offerte à eux comme le moyen de conſerver leur place ; & la corruption une fois établie en a rendu l’uſage habituel & néceſſaire.

Craindroit-on les intrigues de ces Miniſtres déſignés ? Non, ſans doute ; car cette déſignation n’aura d’autre effet que de circonſcrire ces intrigues & de les rendre plus difficiles, en fixant les regards du public ſur ceux qui peuvent être tentés de s’y livrer. Sans doute cette forme ſeroit mauvaiſe, ſi on n’établiſſoit pas un mode d’élection qui, propre à indiquer le véritable vœu des Électeurs, fût combiné avec ſoin ſur le nombre des votans, ſur celui des choix à former, ſur le véritable objet de l’élection. Juſqu’ici les méthodes d’élire ont été copiées d’après la forme évidemment abſurde, imaginée par les Miniſtres lors de la convocation des États-Généraux, ou choiſies au haſard entre des formes bonnes en elles-mêmes, mais qu’une application faite ſans examen a rendu illuſoires. Ce n’eſt donc point d’après le réſultat des élections faites juſqu’ici, qu’on doit juger de la bonté des choix qu’on peur eſpérer d’une élection faite par la Légiſlature, & ſut-tout d’une élection ſolennelle par laquelle elle termineroit ſes fonctions[2] Enfin, ſi cette concurrence de la Légiſlature n’eſt qu’utile dans une Conſtitution libre & Monarchique déjà conſacrée par le temps, elle devient preſque néceſſaire au moment où cette Conſtitution remplace une Monarchie abſolue ; elle détruit cette défiance qui, autrement, s’éleveroit ſans ceſſe contre les Miniſtres, empêcheroit de donner au Gouvernement l’activité néceſſaire, & ſeroit naître bientôt la tyrannie des factions ; elle ôte tout prétexte à ces projets inſenſés & coupables de Régence, de Protectorat, de Lieutenance générale qui, dans preſque toutes les révolutions, ont été l’écueil de la liberté. Le patriotiſme, dans un pays libre, ne conſiſte pas à crier contre l’autorité des Miniſtres, car ils n’ont que celle qui leur eſt confiée ; mais examiner ſi la loi ne lui a pas donné trop d’étendue ; il ne conſiſte pas à s’élever contre leurs opinions ont leurs perſonnes, mais à obſerver leur conduite, & à juger leurs actions. Ceux qui, au contraire, portent l’activité de leur zèle, non ſur les choſes, mais ſur les places ou ſur les individus, ſont de véritables ennemis du peuple, qui cherchent à le ſéduire & à profiter de ſon ignorance, ou des ambitieux qui cachent des vues perſonnelles ſous le voile d’une hypocriſie politique ; & on doit regarder comme ſalutaire tout moyen qui ôtera des forces à cette claſſe nombreuſe d’hommes ſans talens, ſans lumières, d’une réputation incertaine ou honteuſe, qui ne pouvant exiſter que dans le déſordre & par le déſordre, & cherchant à obtenir leurs diſcours la popularité qu’ils ne peuvent mériter par des ſervices & par des vertus, ſont préciſément dans les pays libres, ce que les intrigans & les valets à généalogie ſont dans les cours corrompues.

Nous touchons au moment où l’Aſſemblée Nationale, en organiſant les pouvoirs qu’elle créés, va décider ſi la corruption doit ou ne doit pas être un des refforts de la Conſtitution Françaiſe ; c’eſt-à-dire, ſi nous flotterons des ſiècles entiers peut-être au gré des ſophiſtes, des intriguans, des hypocrites qui ſe diſputeront le pouvoir, ou ſi nous reſterons libres ; ſi nous avons ſubſtitué l’ariſtocratie des factions à celle des prérogatives héréditaires, ou rétabli les droits de l’égalité naturelle ; en un mot, ſi nous ſommes deſtinés à nous agiter ſous l’empire du machiaveliſme, ou à vivre ſous celui de la raiſon & de la vérité.





De l’Imprimerie Nationale.

  1. J’ai prouvé dans un autre Ouvrage, que l’adminiſtration du Tréſor public devroit être abſolument ſéparée du Pouvoir exécutif, à qui, pour maintenir l’unité, il ſuffiroit d’en donner une connoiſſance entière & immédiate. Voyez l’Ouvrage intitulé Sur la Conſtitution du pouvoir chargé d’adminiſtrer le Tréſor National.
  2. On pourra ſuivre la méthode ſuivante. J’obſerverai qu’elle n’eſt bonne que pour une préſentation & non pour une nomination, pour former une liſte d’éligibles & non pour élire, & qu’elle ſuppoſe que le nombre des électeurs eſt très-grand, & que celui des places pour leſquelles il s’agit de déſigner eſt très-petit,

    1o . Chaque votant écriroit ſur une liſte autant de noms qu’il y a des places auxquelles cette préſentation donne un droit excluſif, huit, par exemples ; s’il y a huit places de Miniſtres, ſix, s’il y en a ſix. Ler perſonnes écrites ſur cette liſte ſeront ſeules ſuſceptibles d’un ſecond ſcrutin.

    2o . On dreſſeroit une liſte imprimée de ces noms, auxquels on attacheroit des numéros. Les liſtes feroient diſtribuées aux Électeurs qui y marqueroient un nombre de noms égal à celui qui eſt néceſſaire pour compléter la liſte des éligibles ; mais ce nombre ne pourroit dans aucun cas être plus de quatre fois celui des places, que les Éligibles peuvent ſeuls remplir, 32 par exemple, s’il y a huit Miniſtres, 24, s’il y en a ſix.

    3o . Si le nombre de noms à placer ſur la liſte des Éligibles eſt plus que quatre fois celui des places ; on fera ſucceſſivement ſous la même forme deux ou trois élections ; mais le premier ſcrutin ſera commun pour toutes.

    Ainſi, par exemple, s’il faut ſoixante noms & qu’il y ait huit places de Miniſtres, on fera deux élections, dont chacune donneroit 30 noms ; s’il faut ſoixante noms & qu’il y ait ſix places de Miniſtres, on ſeroit trois élections, chacune pour vingt noms.

    Quant aux excluſions, chacun indiqueroit de même ſur des liſtes numérotées le nom de ceux qu’il rejette juſqu’à la concurrence du cinquième des noms qui ſont portés ſur la liſte, & ceux qui auroient contr’eux plus de la moitié des voix ſeroient exclus.