Sur la philosophie de M. Cousin


M. DE SCHELLING,

SUR LA PHILOSOPHIE

DE M. COUSIN


Le texte est, autant que j’ai pu en juger, une traduction fort bien faite de la Préface que M. Cousin a placée en tête de la seconde édition de ses Fragmens philosophiques[1]. Déjà l’année passée j’avais écrit pour une de nos feuilles[2] une annonce critique de cette Préface, et maintenant j’ai consenti avec plaisir à ce que ce jugement servît en quelque sorte de préambule à la traduction faite par mon ami et ancien élève, le professeur Beckers. Mais, comme cette annonce, qui parut aussitôt après l’original, était destinée à des lecteurs qui ne l’auraient pas sous les yeux, elle en renfermait plusieurs passages littéralement traduits. Pour les lecteurs de la présente traduction, cette partie de mon premier travail est devenue inutile, et il a fallu me décider à donner un peu plus d’extension à la partie critique, et prendre occasion des propositions de l’auteur, pour y rattacher quelques observations fugitives.

Dans ses voyages répétés en Allemagne, M. Cousin s’est acquis l’estime et l’amitié non-seulement des hommes qui suivaient la même carrière que lui, mais des savans en général ; et ce qui continuera d’assurer à ses travaux l’intérêt de l’Allemagne littéraire, c’est qu’avec le savant et spirituel M. Guizot et un petit nombre d’autres, il fut le premier qui, après les guerres de la révolution et de l’empire, appelât l’attention de ses compatriotes sur la science et la littérature allemandes. Il le fit surtout avec bonheur ; quant à la philosophie. Ceux qui, parmi nous, pourraient encore être tentés de croire que ce n’est pas à nous de lui en savoir gré et que tout l’avantage de ces communications a été pour les Français, feraient par là preuve de peu de sens. Car qui pourrait ne pas convenir que, pour la clarté, la netteté et la précision du style en matières scientifiques, il n’y ait quelque chose à apprendre de nos voisins de l’ouest ? Or, le style la manière de dire les choses, lorsqu’une fois on y attache quelque prix, réagit toujours sur les choses elles-mêmes. Les Allemands avaient depuis si long-temps philosophé uniquement entre eux, que leurs spéculations et leur langage s’éloignèrent de plus en plus de ce qui est universellement intelligible, et que le degré de cet éloignement de la manière commune de penser et de s’exprimer, finit par devenir en quelque sorte la mesure du talent philosophique. Les exemples ne nous manqueraient pas. De même que certaines familles qui se séparent du reste de la société pour vivre entre elles, parmi d’autres singularités répulsives, finissent par affecter des expressions qui leur sont propres et qui ne sont intelligibles que pour elles seules, ainsi il en arriva aux Allemands en philosophie ; et plus, après quelques vains essais de répandre les idées de Kant au dehors, ils renoncèrent à se faire comprendre des autres nations, plus ils s’habituèrent à se regarder comme le peuple élu de la philosophie, oubliant que le but primitif de toute philosophie, but souvent manqué, mais qu’il n’en faut pas moins toujours poursuivre, est d’obtenir l’assentiment universel en se rendant universellement intelligible. Ce n’est pas à dire, sans doute, qu’il faille juger les œuvres de la pensée comme des exercices de style ; mais toute philosophie qui ne peut se faire comprendre de toutes les nations civilisées et être exprimée convenablement en toute langue, par cette raison seule ne saurait être la philosophie vraie et universelle. L’intérêt avec lequel les étrangers commencent à suivre la marche de la philosophie allemande, ne peut donc manquer de réagir favorablement sur elle-même. L’écrivain philosophique qui, il y a quelques dizaines d’années, ne pouvait s’écarter de la terminologie reçue et des formes consacrées sans s’exposer à passer pour un homme peu scientifique, pourra désormais se délivrer plus impunément de cette contrainte, Il cherchera la profondeur dans les pensées et tout au moins une complète absence de facilité et de clarté dans l’expression, ne sera plus réputée, comme cela est arrivé, talent et inspiration philosophiques.

Au moment où nous allons donner à nos lecteurs une idée des doctrines de M. Cousin, nous sentons plus que jamais tout ce qu’il faudrait encore d’éclaircissemens et de discussions pour rapprocher la philosophie allemande et la philosophie française et les limites dans lesquelles devra se renfermer le présent écrit, nous permettent à peine d’espérer qu’elles pourront dès à présent s’entendre parfaitement.

Avant d’examiner les rapports des travaux de M. Cousin avec la philosophie allemande, il est nécessaire de considérer sa position relativement à la philosophie française. Pour pouvoir apprécier avec justice ce qu’il a fait, il ne faut pas perdre de vue le point duquel seul il lui était permis de partir. Pour se rendre intelligible à ses compatriotes, il lui fallut prendre la philosophie là où il la trouvait arrivée parmi eux. En Allemagne même toute transition brusque dans la succession des systèmes philosophiques a été impossible. Il est de la nature la plus intime de la philosophie, que la vérité elle-même ne saurait se montrer avec l’espoir d’être accueillie, avant que toutes les explications antérieurement possibles aient été tentées et épuisées.

Pour caractériser en peu de mots l’individualité philosophique de M. Cousin, nous dirons qu’il sentit la nécessité de s’élever de l’empirisme qu’il trouva autour de lui, et qu’il reconnaît encore pour point de départ, à une philosophie rationnelle et fondée sur des principes universels. L’empirisme qui constituait ce qu’on appelle la philosophie du dix-huitième siècle, était un sensualisme pur, c’est-à-dire cette doctrine selon laquelle toutes les fonctions, toutes les facultés de l’esprit, toutes les idées et le syllogisme lui-même, ne seraient que la sensation persistante, répétée, combinée ou transformée. Or, cet empirisme, M. Cousin l’admet en ce sens, que l’observation en général et celle de la nature humaine en particulier lui paraît le seul point de départ légitime de toute philosophie, et que, selon lui, de tous les faits psychologiques, la sensation est le premier et le plus prochain. Mais il ne s’arrête pas à ce fait, et il déclare que si, quant au principe de la méthode, il se rattache à la philosophie française, il s’en sépare dans l’application ; qu’une observation impartiale fait voir dans la conscience des phénomènes que nulle construction ne peut ramener légitimement à la seule sensation. Le premier de ces phénomènes est, selon lui ; ce qui est oppose à ce qui est purement passif dans l’impression sensible : c’est ce qu’il appelle activité, puis personnalité et volonté, et il prétend que cette activité libre et volontaire constitue à elle seule toute, la sphère de la personnalité, du sujet, du Moi. Il y a là, ce nous semble, solution de continuité ; car, que devient cette activité, qui, à notre insu, s’applique à l’impression sensible, pour la transformer en représentation ? Pour peu que l’on connaisse la marche antérieure de la philosophie sensualiste, on ne s’étonnera pas que, pour ménager cette transition de la réceptibilité, ou de la sensibilité, à la spontanéité, M. Cousin se serve principalement du phénomène de l’attention que nous appliquons volontairement aux sensations. Une seconde manière d’arriver à ce même résultat, nous la trouvons dans une autre Préface de M. Cousin, qu’il a placée en tête d’un ouvrage posthume de M. Maine de Biran[3]. « Condillac et ses disciples, dit-il, expliquent toutes nos facultés par la sensation, c’est-à-dire par l’élément passif. Pour eux, l’attention est la sensation devenue exclusive ; la mémoire, une sensation prolongée ; l’idée, une sensation éclaircie. Mais qui éclaircit la sensation pour la convertir en idée ? Qui retient ou rappelle la sensation pour en faire un ressouvenir ? Qui considère isolément la sensation pour la rendre exclusive ? Une sensation devenue exclusive par sa vivacité propre n’est pas l’attention qui s’y applique, et sans laquelle, plus la sensation serait exclusive, moins elle serait perçue. »

Jusqu’ici, c’est-à-dire pour ce qui est de la reconnaissance du fait de la spontanéité ou de la volonté, considérée comme une source de phénomènes psychologiques indépendante de la sensation, il paraît que M. Cousin avait été précédé par M. Maine de Biran. Mais celui-ci s’était arrêté là, tandis que M. Cousin reconnut et distingua des faits sensibles et des faits volontaires, un troisième ordre de faits non moins réels, les faits rationnels. Au-dessus de la sensibilité et de l’activité il place la faculté de connaître, qu’on appelle la raison. « On pense comme on peut, non pas comme on veut, dit-il ; saisir, reconnaître une vérité, est un fait simple, indécomposable, sui generis, qui ne peut se réduire à la simple volonté attentive, non plus qu’à la sensation. Non-seulement je sens, mais je sais que je sens ; non-seulement je veux, mais je sais que je veux ; et ce savoir-là est tout-à-fait distinct de la volonté. D’ailleurs la seule volonté pourrait donner tout au plus l’idée de cause, mais non le principe de causalité ni l’idée de substance ; et c’est pourtant par-là seulement que nous pouvons nous élever jusqu’à l’idée de la cause suprême et de Dieu. » Selon M. Cousin, Maine de Biran, s’il eût vécu davantage, aurait fini comme Fichte, « le grand représentant, le véritable héros de la philosophie de la volonté et du moi ; dont la théorie est la même que celle de M. de Biran, mais plus profonde encore dans ses bases psychologiques plus rigoureuse dans ses procédés, plus hardie dans ses conséquences ; cet idéaliste intrépide, ce stoïcien théorique et pratique, duquel on ne saurait pas dire si le système est plus fait pour le caractère ou le caractère pour le système ; cette tête et cette ame si bien d’accord, cette nature si une et si ferme, cet homme fort par excellence, et précisément parce qu’il était fort, ne peut tenir jusqu’au bout dans le cercle aride où l’entraînait la rigueur de l’analyse et de la dialectique. En dépit de l’une et de l’autre, et quoi qu’il en ait dit, il changea de doctrine ; et sortant du moi, il invoqua une intervention divine, une grâce mystérieuse qui descend d’en haut sur l’homme. Mais, pour que cette grâce nous éclaire et nous persuade, il faut bien qu’elle rencontre quelque chose en nous qui puisse la reconnaître, l’accueillir, la comprendre[4]. »

« Cette faculté supérieure, encore une fois, continue M. Cousin[5], c’est la raison qui, si elle n’eût pas été retranchée d’abord par l’esprit de système, eût naturellement révélé au philosophe, comme elle le fait au genre humain, toutes les grandes vérités que le scepticisme ne peut ébranler, que le mysticisme défigure, et notre propre existence, attachée à la volonté, et celle de la nature extérieure, qui a sans doute de l’analogie avec le moi, mais qui en diffère aussi, et au-dessus du moi et du non-moi, une cause première et souveraine, dont la cause personnelle et les causes extérieures ne sont que des copies imparfaites. » Le principe de causalité et l’idée de substance, à l’aide desquels seulement nous parvenons à la partie dogmatique de la philosophie, qui s’élève au-dessus de l’expérience immédiate, sont fournis par la raison, laquelle n’est encore pour notre auteur, conformément à sa manière de philosopher, qu’un fait, le seul fait de la nécessité ou nous sommes d’admettre avec confiance le principe de causalité et l’idée de substance. Puisque la raison, considérée comme un simple fait, n’est, en définitive, qu’un sentiment, il ne faut pas s’étonner que, selon M. Cousin. elle nous découvre « le vrai, le bien, le beau et leurs contraires, tantôt à tel degré, tantôt à tel autre ; ici, sous la forme du raisonnement et même du syllogisme, qui a sa valeur et son autorité légitime ; là, sous une forme plus dégagée et plus pure, à l’état de spontanéité, d’inspiration, de révélation (à la manière de Jacobi). C’est là la source commune de toutes les vérités les plus élevées comme les plus humbles ; c’est là la lumière qui éclaire le moi et que le moi n’a point faite. Faute de reconnaître et de suivre cette lumière, on la remplace par son ombre. On passe à côté de la raison sans l’apercevoir ; puis on désespère de la science, et on se précipite dans le mysticisme, dont toute là vérité est empruntée pourtant à cette même raison qu’il réfléchit imparfaitement et à laquelle il mêle souvent de déplorables extravagances.[6] »

Maintenant que nous avons exposé les principes de M. Cousin d’après lui-même, nous demanderons en quoi donc consiste proprement sa philosophie ? Dans ce que nous venons de citer, on remarque deux parties essentiellement différentes et qu’il est impossible de réunir en une seule et même science. En effet, la première ne sort pas de la sphère de la psychologie et par conséquent de la subjectivité, et trouve seulement dans la conscience la faculté de ces principes universels, à l’aide desquels ensuite une seconde partie, une partie dogmatique et objective, devra prouver l’existence du monde extérieur, celle de notre propre personnalité et celle de Dieu. Or, si cette seconde partie seule mérite le nom de science et de métaphysique, la première peut tout au plus lui servir de préparation et de fondement. M. Cousin dit lui-même que la psychologie n’est pas toute la philosophie, mais qu’elle en est le fondement. Dans tous les cas la philosophie de l’auteur n’est pas alors une philosophie d’une seule pièce, comme s’exprimait Jacobi. En second lieu, sa métaphysique est tout-à-fait pareille à celle qui régnait avant Kant, en ce qu’elle repose sur le seul syllogisme et que partout elle se contente du que sans s’occuper du comment[7]. Quelque peu de rapports qu’elle ait du reste, pour le fond et la forme, avec la scolastique, néanmoins ce qu’elle veut et ce qu’elle donne en apparence, ne va guère au-delà de la mesure de l’ancienne métaphysique de l’École, et elle est loin encore d’être une philosophie réelle[8], telle qu’on la demande aux systèmes modernes. Nous avons aussi des doutes sur divers autres points. Nous les exposerons suivant l’ordre des matières que l’auteur a observé lui-même dans sa dissertation.

I. MÉTHODE.

Ici l’auteur s’adresse spécialement à la nouvelle philosophie allemande, à laquelle il fait un reproche de passer de l’ontologie à la psychologie et non vice versa. Mais la métaphysique antérieure à liant procédait de la même manière, et ce caractère ne distingue pas suffisamment la philosophie allemande actuelle de l’ancienne. Ce qui la caractérise davantage, c’est, comme dit M. Cousin, qu’elle aspire à reproduire dans ses conceptions l’ordre, même des choses, et l’auteur nous accorde lui-même que dans cet ordre universel, l’homme n’est qu’un résultat, le résumé de tout ce qui précède, et que, prise objectivement, la racine de la psychologie est dans l’ontologie. « Mais, ajoute-t-il, comment sais-je cela, comment l’ai-je appris ? » Et pour l’apprendre, ou, pour mieux dire, afin de s’assurer tout d’abord de l’ordre objectif, et particulièrement d’un principe objectif, il pense qu’il faut prendre son point de départ dans la psychologie. Mais si c’était là la seule différence qui séparât la méthode de M. Cousin de la méthode allemande, force lui serait de reconnaître que dans sa marche regressive ou analytique vers les principes et vers un principe absolu, la recherche doit arriver finalement à un point où, le principe étant trouvé, rien ne l’empêche de procéder par synthèse et de reproduire l’ordre naturel des choses. Mais nous avons vu que sa métaphysique n’est pas faite ainsi, et que non-seulement il n’admet pas de science objective ou de philosophie qui reproduise l’ordre des choses, sans un fondement psychologique, mais qu’il ne reconnaît pas cette science elle-même, et qu’il n’y arrive ni par voie psychologique ni par aucune autre. Si donc, à notre tour, nous autres Allemands, nous ne pouvons approuver sa manière de commencer la philosophie, ce n’est pas que nous ne reconnaissions en aucun sens le besoin de l’expérience, ou que nous refusions d’admettre que toute philosophie relève individuellement de l’expérience. Dès la première ligne de sa Critique, Kant déclare que toute connaissance procède de l’expérience ; et si l’on avait demandé à ce philosophe ou à tout autre défenseur des idées a priori, comment il avait appris l’existence de ces idées, il aurait répondu, sans aucun doute c’est par l’expérience ; car si nous n’avions pas le sentiment de l’universalité et de la nécessité, dont ces idées sont revêtues dans notre conscience, nous ne pourrions les distinguer de celles qui sont dépourvues de ces caractères. Ainsi l’assertion, qu’il est impossible de fonder la philosophie autrement que sur l’expérience, est superflue à l’égard de la philosophie allemande, et ce n’est pas du tout sur ce point que devra porter la discussion.

La différence qui nous sépare de M. Cousin, ce n’est pas non plus que nous n’admettions pas là nécessité de faire précéder toute philosophie de certaines considérations, ou même de certains principes formels, et que nous tombions pour ainsi dire, du ciel avec nos systèmes. Le rationalisme le plus absolu même, tel, par exemple, qu’il se montre dans la philosophie de Spinosa, s’est du moins dit d’avance qu’il faut commencer par ce dont la conception n’a pas besoin de la conception d’autre chose, cujus conceptus non egêt conceptu alterius rei. Or, c’est là un principe purement formel quelque chose dont on est assuré par. l’idée seule de la science, et pour quoi il n’est besoin d’aucune expérience spéciale. Et, ce principe une fois établi, on peut commencer directement par ce qui se conçoit nécessairement et d’une manière absolue, c’est-à-dire, par ce qui ne peut ne pas se concevoir ce n’est là qu’une conséquence du principe énoncé ci-dessus. La difficulté ne consiste pas à justifier un pareil point de départ, elle est dans la possibilité de marcher en avant en partant de là. Spinosa prétend que de la notion ou de la nature de la substance (comme il appelle ce qui se conçoit nécessairement et absolument), les choses finies se déduisent avec une nécessité tout aussi rationnelle, que de la notion même du triangle il s’ensuit que les trois angles sont ensemble égaux à deux angles droits ; mais Spinosa ne prouve pas ce qu’il avance et se contente de l’affirmer.

Le système de philosophie auquel, dans les derniers temps, on a le plus décidément reproché de l’analogie avec le spinosisme[9], avait bien un principe de développement nécessaire dans son sujet-objet infini, c’est-à-dire, dans le sujet absolu, qui, en vertu même de sa nature, s’objective, ou devient objet ; mais qui de chaque objectivité revient victorieux et se montre chaque fois à une plus haute puissance de subjectivité, jusqu’à ce que ; après avoir épuisé toute sa virtualité, coûte sa possibilité de s’objectiver, il apparaisse comme sujet triomphant de tout. Dans ce sujet-objet, disons-nous, cette philosophie possédait un principe de développement nécessaire. Mais si le rationnel pur, ce qui n’a d’autre attribut que celui de ne pouvoir pas n’être pas conçu[10], est sujet pur, alors ce sujet qui, selon le système en question, en se développant, s’élève de chaque objectivité à une plus haute puissance de subjectivité, n’est plus simplement avec ce caractère ce qui ne peut pas ne pas se concevoir ; ce caractère que le sujet n’avait pas originairement, est un attribut emprunté à l’expérience, et qui été imposé à cette philosophie par un vif sentiment de la réalité des objets, ou par la nécessité de se procurer un moyen de se développer et de construire le monde extérieur. Or, ce que cette nécessité avait mêlé d’empirique ou d’expérimental au principe du sujet absolu, un philosophe venu plus tard[11], que la nature semblait avoir prédestiné à renouveler de nos jours le wolfianisme, l’en a distrait comme par instinct, en substituant au principe vital et réel, auquel la philosophie antérieure avait attribué la faculté de se réaliser dans les objets et puis de retourner en lui-même, la notion ou l’idée logique, à laquelle, par la fiction la plus arbitraire et la plus étrange, il attribuait une faculté pareille de mouvement propre ou dé développement nécessaire. C’est là une invention dont l’honneur lui revient à lui seul, et que la pauvreté intellectuelle a justement admirée, ainsi que cette autre invention, par laquelle il identifiait cette même notion dans son origine avec l’être pur. Force lui fut de conserver le principe du mouvement, puisque sans lui il était impossible de faire un pas en avant ; mais il en changea le sujet, ce sujet étant chez lui, comme nous l’avons dit, l’idée logique ou la notion. Or, attendu que c’était celle-ci qui, selon lui, se développait, il appela ce développement un mouvement dialectique, et comme dans le système antérieur le mouvement progressif n’était pas dialectique dans ce sens, il refusait toute méthode à cette même philosophie à laquelle il était redevable du principe de sa propre méthode, c’est-à-dire de la possibilité de construire un système à sa manière ; c’était le moyen le plus simple de. s’emparer de ce qu’elle renfermait de plus propre et de plus original.

Cependant le mouvement logique propre à la notion se soutient, comme on pouvait le prévoir, tant que le système se développe dans les limites de ce qui est purement logique ; mais dès l’instant qu’il faut en sortir pour placer le, pied sur le terrain de la réalité, le mouvement dialectique s’arrête et se rompt. Alors il faut recourir à une seconde hypothèse : l’idée, on ne sait trop pourquoi, ennuyée peut-être, de son existence purement logique, s’avise de se décomposer dans ses moments, afin d’expliquer la création. La première supposition de cette philosophie, qui prétendait n’avoir besoin de rien supposer, fut d’attribuer à la notion purement logique la faculté de se transformer par sa nature même en son contraire, et puis de retourner à soi, de redevenir elle-même : chose qu’on peut bien penser d’un être réel, vivant, mais qu’on ne saurait dire de la simple notion que par la plus absurde des fictions. La seconde supposition fut d’imaginer que l’idée, ou la notion complète, puisse se rompre en quelque sorte, se séparer d’elle-même pour passer dans la nature ; car cette transformation n’est plus un mouvement dialectique, mais un tout autre, auquel il serait difficile d’imposer un nom pour lequel il n’y a pas de catégorie dans un système rationnel pur, et pour lequel l’inventeur lui-même n’en a point dans son propre système. Cette tentative de rétrograder avec les notions d’une philosophie réelle déjà fort avancée, et, à laquelle on avait travaillé depuis Descartes, vers le dogmatisme scolastique, et de fonder la métaphysique sur un principe purement rationnel, exclusif de toute réalité, tentative vaine par cela seul que l’élément empirique ou la réalité, repoussé d’abord, est réintroduit dans le système comme par une porte de derrière ; cet épisode de l’histoire de la philosophie moderne, s’il n’a pas servi à son progrès, a du moins eu cet avantage de montrer par un exemple nouveau qu’il est impossible, avec le rationnel pur, d’arriver jusqu’à la réalité.

Ainsi donc, pour revenir à auteur, on peut fort bien commencer un système de philosophie par un principe a priori, par un principe purement rationnel, en le faisant seulement précéder de quelques considérations préliminaires. Là n’est point la difficulté. Mais de même que toutes ces formes qu’on appelle a priori n’expriment que le côté négatif de toute connaissance, ce sans quoi nulle connaissance n’est possible, et non le côté positif, ce par quoi elle naît, et que par conséquent leur caractère d’universalité et de nécessité n’est qu’un caractère négatif ; de même dans ce prius absolu, qui dans son universalité et sa nécessité n’est autre chose que ce qui nulle part et en rien ne peut ne pas se concevoir, c’est-à-dire, l’être en soi (άυτο τό ΟΝ), on ne peut reconnaître que le caractère universel négatif, ce sans quoi rien n’est, mais non ce par quoi quelque chose existe. Or, si c’est précisément là ce qu’on cherche, si l’on veut connaître la cause positive de tout ; si l’on aspire à une science réelle, il est aisé de voir qu’on ne peut parvenir au principe positif et qui renferme en lui le négatif, ni par la voie de l’empirisme seul, ni par la seule voie du rationalisme, le premier ne pouvant s’élever jusqu’à la notion de l’être universel, notion qui de sa nature est a priori, ni le second sortir de la sphère de la pensée. Il est donc vrai que, pour fonder un système sur un principe positif et réel, il ne suffira pas de ces réflexions générales et préliminaires dont nous avons parlé, et il faudra bien se poser cette question : comment sais-je cela ? ou plutôt, comment est-il arrivé que je veuille savoir cela ? Mais dans aucun cas cette recherche préalable n’aurait a descendre jusqu’à ces faits psychologiques, ni tels que l’auteur les présente, ni tels qu’on pourrait les présenter peut-être ; car nous avouerons à cette occasion qu’alors même que nous serions d’accord avec l’auteur, dans un autre sens que celui que nous avons indiqué, sur ce principe, que toute saine philosophie doit commencer par l’observation, nous ne comprendrions pas encore pour cela le grand prix qu’il attache à fonder la philosophie sur les faits psychologiques. Ces faits paraîtront toujours peu de chose auprès de ces grands principes de naissance et d’origine tels qu’ils sont présentés, par exemple, dans le Philèbe de Platon, et qui se trouvent par la seule analyse de l’expérience en général et non précisément de l’expérience psychologique. Les formules numériques même ou de géométrie, dont se servaient pour cela les Pythagoriciens, étaient empruntées à l’expérience. Nous accorderons volontiers que la psychologie peut être une préparation utile à la philosophie en général, tout en niant qu’elle puisse jamais lui servir de fondement mais elle ne saurait servir d’introduction à une philosophie déterminée, ni surtout à celle dont il est ici question et avec laquelle elle n’a aucun rapport. Quant à la préparation qui était subjectivement nécessaire pour cela, l’esprit philosophique en a pris lui-même un meilleur soin par les systèmes divers où il s’est successivement exercé, et parmi lesquels c’est dans le rationalisme et l’empirisme qu’il s’est le plus montré opposé à lui-même. C’est pour cela que rien n’est peut-être mieux entendu, dans ce moment-ci, que quelque chose de semblable à cet éclectisme que M. Cousin a exposé avec tant de vérité et d’éclat, bien que cette dénomination ne nous paraisse pas tout-à-fait convenable. Toutefois cette préparation elle-même n’est nécessaire que subjectivement, pour celui qui est encore à s’élever vers cette philosophie ; elle n’est nécessaire que pour l’intelligence de cette proposition par laquelle elle pourrait commencer : je ne veux pas seulement connaître l’être pur, je veux connaître l’ÊTRE RÉEL, ce qui EST, ce qui EXISTE.[12]

C’est dans ce sens que la philosophie est à la veille de subir encore une grande réforme qui, pour l’essentiel, sera la dernière. Sous cette forme nouvelle, elle donnera l’explication positive de la réalité, sans enlever, pour cela, à la, raison le droit d’être en possession du prius absolu, même de celui de la divinité ; possession dans laquelle elle ne se mit, que fort tard qui seule l’émancipa de toute relation réelle et personnelle et lui donna enfin la liberté nécessaire pour posséder même la science positive comme science[13]. Alors l’opposition du rationalisme et de l’empirisme sera examinée dans un sens beaucoup plus élevé que jusqu’ici, et aussi d’un point de vue plus haut que celui auquel a du se placer M. Cousin, et qui est en général parallèle à l’état actuel de la philosophie. L’empirisme ne sera pas pris, ainsi que l’entendent les Français et la plus grande partie des Allemands, comme identique avec le sensualisme, et comme déniant à la connaissance humaine tout caractère d’universalité et de nécessité ; mais dans ce sens plus élevé, dans lequel on peut dire que le vrai Dieu n’est pas seulement l’Être universel, mais en même temps un être particulier ou empirique[14]. Alors aussi l’empirisme et le rationalisme seront conciliés ensemble d’une tout autre manière que cela n’a été possible jusqu’ici ; ces deux systèmes se réuniront dans une seule et même notion, de laquelle, comme d’une source commune, découleront d’une part, avec la loi suprême de la pensée, toutes ses lois secondaires et les principes de toutes les sciences rationnelles négatives ou à priori ; et d’un autre côté le contenu positif de la science souveraine, de la science qui mérite seule ce nom au sens propre.

C’est pour cela que depuis long-temps nous nous sommes plu à ne voir dans cette prédilection pour l’empirisme de la part des Français et d’autres nations, non moins heureusement douées, qu’une protestation, aveugle quelquefois, non contre la philosophie, mais contre le rationalisme exclusif, dont les Allemands n’ont pu se sevrer jusqu’ici ; et c’est précisément dans cette aversion des autres nations pour ce dernier système que nous avons vu, bien que dans un avenir assez éloigné, le moyen de nous entendre avec elles[15], alors même qu’il nous répugnait d’approuver cette obstination à persévérer dans une psychologie en grande partie stérile, et qui, auprès de la vaste étendue de l’empire de l’expérience, devait nous paraître extrêmement limitée.

Les détails dans lesquels nous sommes entré à l’occasion des observations de l’auteur sur la méthode, prouveront avec quel intérêt nous les avons lues, et combien nous y avons trouvé en général de justesse et de pénétration. Ce que nous en avons dit, suffira pour en faire apprécier l’importance.

II. APPLICATION DE LA MÉTHODE.

Ainsi le principe de la méthode de l’auteur est l’observation en général, et spécialement l’observation psychologique. Quant à la méthode elle-même, il s’en explique de la manière suivante. « La philosophie, dit-il, n’est pas seulement une science de faits, c’est aussi une science de raisonnement, » c’est-à-dire, si nous comprenons bien cette assertion, une science qui, par l’application de principes généraux, s’étend aussi à des choses où à des vérités qui ne sont pas renfermées dans la simple observation[16]. Or, ces principes, des principes d’une valeur réelle, objective, indépendante de la personnalité ou du sujet, la raison seule, selon l’auteur, peut les fournir. Mais en même temps il présente la personnalité et la raison comme des faits qui ne se découvrent qu’à l’aide du raisonnement même, et qu’il établit en effet par ce moyen. Nous verrons comment l’auteur cherchera dans la section suivante à expliquer ce cercle. Cette troisième section est sans contredit la partie la plus importante de l’ouvrage, puisqu’elle expose le passage de l’expérience au savoir rationnel, ou, comme s’exprime M. Cousin, de la psychologie à l’ontologie.

III. PASSAGE DE LA PSYCHOLOGIE A
L’ONTOLOGIE.

Si le lecteur a lu avec attention le commencement de cette partie, il a pu voir que dès le moment où il s’agit du fait de l’activité, se présente l’idée de cause. Pour expliquer cette circonstance, il faut se rappeler ce que nous avons déjà précédemment cité de la Préfacé que l’auteur a placée en tête de l’ouvrage posthume de M. de Biran. Là il est dit (p. XII) : « La plus féconde de toutes les idées celle sur laquelle repose la métaphysique, est assurément l’idée dé cause ; ici ce n’est plus une hypothèse, c’est l’idée la plus certaine recueillie dans un fait primitif, évident par lui-même : la volition. D’un autre côté l’auteur dit dans cette même Préface (p. XXXIV) : « Le principe de causalité est incontestablement universel et nécessaire ; or, il répugne que l’aperception d’une cause toute individuelle et contingente puisse porter jusque-là ; sans doute le principe de causalité ne se développerait point si préalablement une notion positive de cause individuelle ne nous était donnée dans la volonté ; mais une notion individuelle et contingente qui précède un principe nécessaire, ne l’explique pas et n’en peut pas tenir lieu. » Si nous avons bien compris l’auteur, nous recueillons d’abord dans le fait de notre propre activité, dans l’acte de la volition, l’idée simple de cause (nous n’examinons pas la valeur de cette proposition) l’application de cette idée, donnée ainsi dans l’expérience immédiate, à la sensation, afin que je puisse, aussi concevoir une cause pour celle-ci, cause que je ne puis être moi-même : cette application ne se fait que par induction, et par conséquent par la pensée seule. Induire est un procédé tout rationnel, qui n’appartient pas à la volonté. La raison seule m’autorise à considérer cette cause comme objective, comme existant réellement hors de moi. « La raison, dit, M. Cousin (p. XVII), nous découvre ce qui n’est pas nous, des objets autres que le sujet lui-même, et placés hors de sa sphère, l’existence du monde extérieur. » C’est, donc par la raison, au moyen de la loi de causalité imposée à ma conscience, que je m’assure de l’existence d’une cause extérieure et par là d’un monde extérieur.

Mais, pourrait-on demander ici, qu’est-ce qui me donne l’idée de l’existence, qui est évidemment une idée antérieure et plus générale, puisque je l’applique à celle de cause elle-même, comme je ne pourrai m’empêcher de l’appliquer plus tard à celle de substance, à laquelle l’auteur va passer tout-à-l’heure ? Nous ignorons s’il nous accordera que nous ayons bien saisi l’ensemble de ses pensées ; dans tous les cas il pourra voir par notre exposé ce qui n’y a pas été tout-à-fait clair pour nous. La difficulté que nous y avons trouvée, c’est qu’il nous a paru que, par la voie de son analyse psychologique, il ne saurait arriver à la raison qu’à l’aide de ces mêmes notions et de ces mêmes principes universels que la raison doit seulement lui fournir. Quant à l’idée de cause, ce cercle parait devoir être évité par cet expédient que l’auteur la regarde comme une notion immédiate, donnée dans le sentiment même de notre propre activité. Mais que sera-ce de l’idée de substance ? Cette idée, selon l’auteur, ne se produit absolument qu’avec la raison. L’idée de substance, selon M. Cousin, ne diffère point au fond de l’idée de cause. La substance n’est que la cause en soi, dans son essence, dans sa puissance virtuelle, considérée comme n’agissant pas, de même que ce que nous appelons cause, n’est que la cause en action. Or, l’expérience immédiate ne nous donne dans la volonté que la cause en acte, et non le principe insaisissable et invisible de cette cause que nous concevons nécessairement. La cause en action n’équivaut pas à la cause en soi. La volonté donne la cause en acte, la raison seule peut donner la cause en soi, la substance[17]. Mais en s’élevant ainsi vers la raison, qui seule peut donner la substance, l’auteur n’applique-t-il pas déjà cette notion de substance ? Il nous semble que non-seulement il applique déjà cette idée, mais même celle du principe de la substance, dont M. Cousin ne parle pas, quoique ce principe doive être tout aussi bien reconnu que le principe de la causalité. Mais il applique le principe et par conséquent l’idée en parlant de facultés, de sensibilité, d’activité, de raison. Car le simple fait ne donne pas la faculté mais seulement un acte ; conclure d’un simple fait à un pouvoir, suppose le principe et par conséquent l’idée de substance. Car qu’est-ce qu’un pouvoir ou une faculté, si ce n’est une cause en soi, une cause en repos, une cause virtuelle, et qu’est-ce qui conduit l’auteur à l’idée de faculté, si ce n’est que les phénomènes, les faits contingents qu’il trouve dans la conscience, doivent avoir pour fondement quelque chose d’essentiel qui ne change point, une substance (id quod substat) ?

Si maintenant nous considérons en général cet essai de passer de la psychologie à l’ontologie, nous devons dire que M. Cousin se distingue des sensualistes de l’école française, en ce qu’il ne place pas la source des idées ontologiques dans la sensibilité ; qu’il la place au contraire dans la raison, faculté distincte à la fois de la sensibilité et de la personnalité. Mais la raison est pour lui tout aussi bien que la sensibilité, un simple fait fondé sur l’expérience, un fait admis, accepté, inexpliqué comme elle ; quelque chose qu’il n’admet que pour se dispenser de remonter plus haut, qui ne repose sur rien, et qui, par l’emploi de certaines locutions où l’on reconnaît un peu l’influence de la phraséologie de Jacobi, n’en devient que plus mystérieux. Il dit, par exemple, à plusieurs reprises la raison nous révèle, et dans cette expression on aperçoit l’intention de donner une signification positive à ce qui, en soi, n’a qu’une valeur négative ; et cette négativité, l’auteur lui-même semble la reconnaître en disant entre autres que la raison nous empêche, nous force, etc.[18] Mais cette impulsion rationnelle que nous trouvons en nous comme quelque chose d’inné, ne se présente pas avec le caractère de ce qui ne saurait être expliqué davantage, ou dérivé de rien d’antérieur. Le seul sentiment de la nécessité, par exemple, de supposer une cause à tout phénomène, David Hume lui-même ne l’a pas nié, mais il en a cherché avec raison l’explication, et certainement il n’eût pas admis la qualité occulte d’une faculté hypothétique et inexplicable. Se contenter de distinguer la raison de la sensibilité et de la personnalité, la déclarer indépendante de l’une et de l’autre, ne suffit pas pour lui donner cette objectivité que M. Cousin lui attribue. Kant non plus ne fait dépendre la raison ni de la volonté ni de la sensibilité, et pourtant, comme l’auteur l’a reconnu, elle n’a, selon Kant, qu’une valeur subjective. D’après M. Cousin, la raison n’est pas subjective, ou dérivée de la personnalité ; mais il ne la conçoit néanmoins que dans le sujet, en nous ; or, c’est précisément pour cela qu’elle a besoin d’être expliquée, si l’on veut lui reconnaître une véritable objectivité, dans un autre sens que celui de Kant. Cette explication, on le voit aisément, ne devient possible qu’autant qu’on admet que la raison vient elle-même de l’objet, non, certes, par l’intermédiaire des sens, la seule manière dont jusqu’ici on se l’est représenté, mais en montrant qu’elle est elle-même le prius posé subjectivement, rétabli de l’objectivité dans sa priorité et sa subjectivité primitive.[19]

Mais cette explication suppose un procès, que l’auteur paraît toujours encore peu disposé a admettre. C’est là qu’est peut-être la cause à la fois de ce qu’il y a de défectueux et dans sa propre philosophie et dans sa manière de juger la philosophie allemande. Car c’est précisément dans cette idée du procès que consiste le véritable progrès de la philosophie moderne, et non dans la matière des propositions : c’est dans sa méthode qu’est la véritable essence de la philosophie allemande. Nous n’entendons pas parler ici du procès dans son application impropre et abusive à l’idée logique ; mais du procès réel de cette philosophie qui la première a fait usage de cette notion importante[20].

Le dernier sommet métaphysique est atteint par la nécessité que la raison impose à la conscience, de remonter des deux causes limitées, le moi et le non-moi, qui, en tant que limitées, ne sauraient être de véritables causes, à la cause proprement dite, à la cause absolue, qui les a fait être et qui les maintient[21]. C’est à ces notions générales qui, comme on le voit, ne renferment rien d’un véritable savoir, que se borne tout. Il est encore à remarquer que l’auteur croit sa philosophie suffisamment distinguée du panthéisme, par cela seul que Dieu n’est pour lui qu’a titre de cause, n’étant substance absolue qu’en tant que cause absolue. Selon M. Cousin, le Dieu de Spinosa est une pure substance et non une cause. La vérité est que le Dieu de Spinosa n’est pas une cause transitive et accidentelle ou voulant avec liberté mais bien une cause immanente et nécessaire. Le Dieu de son système, au contraire, ajoute M. Cousin, est essentiellement cause ; son essence est précisément la puissance créatrice, qui ne peut ne pas produire. Mais s’il en est ainsi, le Dieu de M. Cousin est une cause exactement comme celui de Spinosa. Du moins nous avouons n’en pas voir clairement la différence,

IV. VUES GÉNÉRALES DE M. COUSIN SUR
L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE.

Tout ce que M. Cousin a écrit en général, soit ici, soit ailleurs, sur l’histoire de la philosophie et sur la manière de la traiter, est de tout point excellent[22], et porte l’empreinte d’une connaissance profonde, comme on devait s’y attendre de l’ingénieux traducteur de Platon et du savant éditeur de Proclus. Cependant une partie de ce chapitre renferme plutôt des observations exotériques, très-intéressantes du reste, une sorte de confessions de l’auteur sur la marche de son éducation philosophique, sur ses rapports avec ses maîtres et ses prédécesseurs. Quant au reproche qu’il adresse à Jacobi, de séparer la raison de la foi, et de n’avoir pas vu que la source de l’enthousiasme, de la foi, du sentiment, de cette illumination intime qui ressemble à une prophétie est dans la raison même, et que tout cela n’en est qu’une application plus haute et plus pure, il est à remarquer que Jacobi lui-même a plus tard rectifié sa philosophie dans ce sens. Le mot misologie, que Tennemann lui avait appliqué, lui inspira une telle frayeur que, cédant à d’autres influences encore, il pria, dans la dernière édition de ses œuvres, le lecteur de substituer le terme entendement. (Verstand) à celui de raison (Vernunft) partout où la raison serait nommée avec une sorte de mépris, et réciproquement de mettre raison pour entendement partout où il serait question d’un entendement intuitif. C’était là, il est vrai, un amendement insuffisant ; mais, en général, Jacobi s’efforça, dans les derniers temps, de rationaliser sa doctrine autant que cela était possible, et de faire sa paix avec la raison. Sa foi, comme un de ses plus zélés partisans a cru pouvoir l’assurer après la mort de Jacobi et peu avant la sienne, fut une foi purement rationnelle.

Plus loin, M. Cousin parle de ses rapports personnels avec les philosophes allemands contemporains. On ne pourra s’empêcher d’admirer la confiance de jeune homme avec laquelle l’auteur, qui de son propre aveu ne comprenait de Hegel que peu ou rien, a pu ensuite, comme il le dit lui-même, aller l’annoncer, et prophétiser en quelque sorte le grand homme[23] ! On peut voir, dans cet écrit même et ailleurs encore, quel gré on lui a su de ces paroles. Quant aux Allemands, quant à ceux du moins qui ont une véritable intelligence de leur philosophie, il peut être assuré qu’ils ne peuvent qu’approuver sa sage réserve[24], et qu’ils ne l’ont jamais blâmé pour ne s’être pas fait en France le prôneur de quelque philosophie d’Allemagne. Il a senti incontestablement que la philosophie allemande est encore livrée à un travail[25] dont la vraie crise, qui expliquera ce travail, est encore à attendre. Il ne pouvait jamais descendre, lui, à profiter, pour produire un effet momentané, de l’épuisement des esprits blasés, pour qui, ce qu’il y a en soi de plus repoussant, a le plus d’attraits (qu’on songe seulement au grossier scandale du saint simonisme !). Qu’ils nous soient les bienvenus les esprits plus vifs, s’ils veulent étudier et examiner avec nous, mais non pas lorsqu’ils prétendent juger avant d’avoir appris, ou lorsque, semblables à d’aventureux corsaires, effleurant les rivages de la science allemande, abordant tantôt ici, tantôt là, ils s’imaginent déjà être les maîtres du pays. C’est une chose affligeante, sans doute, de voir le ton et les manières de l’esprit de parti politique faire invasion dans le domaine de la science et de la littérature ; mais ne craignons pas de voir périr le véritable génie scientifique dans un pays comme la France, où, malgré tant de bouleversements, les études les plus solides et les plus profondes sont encore en honneur, et où, pour citer un exemple étranger à la philosophie, nous voyons s’élever des hommes comme Eugène Burnouf. L’amour de M. Cousin pour la philosophie allemande lui a été reproché comme une tendance anti-française il a, au contraire, fidèlement conservé ce caractère national pour qui, comme il le dit lui-même, la netteté, la précision, la clarté, la liaison parfaite sont un besoin.

Si quelqu’un est appelé à donner par la suite à la France une idée exacte de la marche de la philosophie moderne, c’est M. Cousin, qui réunit à un degré éminent et a montré, dans tous ses travaux, l’investigation persévérante, la pénétration, le calme et l’impartialité, toutes les qualités, en un mot, qui forment l’historien de la philophie, philosophe lui-même.

Ce que l’auteur a dit en particulier sur sa position, relativement à l’école théologique en France, mériterait, sous plus d’un rapport, d’être également pris en considération dans notre Allemagne.


Note à la page 32.

Nous allons expliquer, autant du moins que cela nous sera possible, cette expression de procès, qui joue un si grand rôle dans la langue philosophique de Schelling et de Hegel. Ce mot, tiré du latin, où, comme chacun sait, il ne signifie pas seulement l’action de sortir de quelque part pour marcher en avant, mais encore accroissement et progrès, avait été depuis long-temps employé en Allemagne dans la terminologie de la chimie. On appelait procès chimique (chemischer Prozess), cette série de modifications que les corps éprouvent par des réactions intérieures, qui sont successivement effets et causes, et produisent pour dernier résultat un composé nouveau. En empruntant cette expression à la chimie, M. de Schelling lui a donné le sens de travail progressif, de développement successif, produisant une série de formes transitoires dans l’intérêt d’une forme définitive. Dans tout développement il y a un point de départ et une matière donnée, un état primitif, ensuite des degrés de formation, des moments de développement, qui peuvent être considérés en eux-mêmes comme ayant produit une forme déterminée, mais qui, relativement au but général, ne sont que des moyens destinés à préparer et à amener, un dernier résultat, le dernier terme du travail, la fin du procès. Hegel s’est beaucoup servi de ce mot dans son histoire dé la philosophie. Ainsi, par exemple, la manière dont les Ioniens expliquaient l’univers par les transformations successives d’un élément primitif, il l’appelle procès. En traitant de la philosophie d’Héraclite, il nomme le mouvement éternel auquel toutes choses sont livrées et dont le feu est le substratum, la vie universelle, le procès général de l’univers ; les diverses phases de ce mouvement sont dans son langage les moments principaux du procès réel de la vie. C’est la notion du procès qui, selon Hegel, constitue le fondement de la philosophie de la nature. D’après cette notion il y a dans la nature un développement progressif de ce qui d’abord n’est qu’en puissance ; il n’y a partout que transition d’un degré à un autre degré, que transformation d’un élément dans un autre élément ; nulle forme n’existe pour elle-même ; elle n’est que la condition d’une forme nouvelle et définitive. Pour la science physique positive, au contraire, il n’y a ni métamorphose proprement dite, ni transition : l’eau est de l’eau, le feu du feu, comme dit Hegel ; chaque production, chaque forme de la nature est considérée en elle-même comme fait, et dans son existence particulière. Elle réduit bien les corps composés à des corps simples ; elle admet le mélange et la composition ; mais elle suppose l’immutabilité des élémens et l’indépendance des formes.

Il y a du reste plusieurs espèces de procès, ou, pour mieux dire, cette notion s’applique de diverses manières et à toute espèce de développement vers un but déterminé. Il faut distinguer du procès absolu le procès relatif que la chimie admet, comme par exemple celui par lequel l’eau se transforme en vapeur et la vapeur retourne en eau. Il y a le procès simple, le procès individuel, le procès universel, etc. Cette idée s’applique également aux choses physiques et aux choses intellectuelles et morales, à l’histoire du monde, l’histoire de la philosophie, à une fleur, à un animal, à l’univers. Comme on voit, M. de Schelling reproche a Hegel d’avoir abusivement appliqué la notion du procès ou de la transformation par progrès à l’idée logique, tandis que dans son système à lui se trouve le procès réel (der Realprozess), ou l’application de cette méthode aux choses mêmes, non pas seulement aux choses matérielles, mais encore aux choses morales et intellectuelles. Son principe est le procès réel, absolu, universel. Expliquer comment de la plénitude primitive, absolue, virtuelle est sorti l’univers, le monde physique et le monde moral, voilà le problème de sa philosophie, de toute philosophie réelle.

C’est donc de cette notion du procès que M. de Schelling invite M. Cousin à faire usage, notion sans laquelle, selon lui, il n’y a pas de véritable philosophie, pas de véritable savoir. Hegel aussi, d’accord en ceci avec celui qui fut son maître, regarde cette idée comme essentielle à la connaissance philosophique. « Héraclite, dit-il, est le premier qui ait énoncé la nature de l’infini, et le premier qui ait saisi la nature comme infinie en soi, et son essence même comme en procès. C’est de lui qu’il faut dater l’existence de la philosophie. » Voyez ses Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, t. I, p. 346.


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  1. Paris, 1833.
  2. Les Annales de Bavière, 1833, n.°135. Blatt für Literatur, N.° XC.
  3. Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme. Paris, 1834.
  4. Préface des Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, p. XL.
  5. Ouvrage cité, p. XLI
  6. Même ouvrage, p. XXXIX.
  7. C’est-à-dire qu’elle recueille et pose les faits sans les expliquer. Elle dit, par exemple, qu’il y a une cause souveraine du monde ;mais elle n’explique point cette cause. (Note du traducteur.)
  8. Eine Real-Philosophie, c’est-à-dire une philosophie qui ne s’occupe plus seulement du moi et des idées, mais qui explique à la nature même des choses et leurs rapports. (Note du traducteur.)
  9. Ce système est celui de M. de Schelling lui-même, ou plutôt celui qu’il a professé autrefois, et qui paraît avoir subi depuis de grandes modifications. (Note du traducteur.)
  10. Das nur nicht nicht zu denkende.
  11. L’auteur fait ici la critique de la philosophie de Hegel. (Note du traducteur.)
  12. Je ne sais si j’ai rendu parfaitement cette formule, qui paraît être le point de départ de la nouvelle philosophie réelle de M. de Schelling « Ich will nicht das blosse Seyende ; ich will das Seyende, das Ist oder existirt. » Il a ajouté ici la note suivante : « A la place de l’Être en soi (ce qui n’a plus que le seul caractère de l’existence ou de la substance, des blossen Seyenden), la plus générale de toutes les notions logiques ou rationnelles, la philosophie dont nous venons de parler (celle de Hegel), a mis l’Être pur, l’existence pure (das reine Seyn), l’abstrait d’un abstrait ; notion pure, en effet, puisqu’elle est absolument vide, et qui, par cela même, est identique au néant, mais dans un tout autre sens encore que celui dans lequel elle la donne elle-même pour cela ; elle n’est rien, à peu près comme la blancheur sans rien de blanc, ou le rouge sans rien de rouge. Poser l’Être comme le premier, c’est le poser sans ce qui est. Mais qu’est-ce que l’Être ou l’existence sans une chose qui soit ? Ce qui est, est le premier ; son existence ou son être n’est que le second et ne peut être conçu pour soi. De la même manière l’idée de naître ou de naissance, prise abstractivement (das blosse Werden), est une pensée tout-à-fait vide. Et ce sont ces idées creuses et vides que l’on a prises pour de la profondeur ! »
  13. Le traducteur sent parfaitement tout ce que ce passage et plusieurs autres encore doivent présenter d’obscurité à ceux qui ne sont pas familiarisés avec le langage et le génie de la philosophie de M. de Schelling. Mais il n’a pu entrer dans son dessein d’accompagner cette traduction d’un commentaire ; ce commentaire, renfermé dans les bornes d’une simple brochure, eût été insuffisant pour ceux à qui il se serait adressé ;il est superflu pour les autres. (Note du traducteur.)
  14. Qui se révèle dans la nature et l’expérience.(N. du trad.)
  15. M. Cousin a entre ses mains une lettre écrite à lui sur ce sujet par l’auteur de la présente Préface, en 1827 ou 1828.
  16. M. de Schelling pouvait citer les propres paroles de M. Cousin. « La philosophie, dit celui-ci, part de l’observation, mais ne s’y arrête point, et avec le calcul s’élève aux lois générales de la nature et au système du monde… Le calcul est la puissance même de la raison. » (N. du trad.)
  17. Préface de l’ouvrage posthume de M. de Biran, p. XXXIII.
  18. Page XXII de la Préface. Il nous semble que M.de Schelling donne ici aux paroles de M.Cousin un sens qu’elles n’ont pas. Ce dernier dit : « Cette même raison qui nous donne les causes finies et bornées, nous empêche de nous y arrêter comme à des causes qui se suffisent, et nous force de les rapporter à une cause suprême. » Or, empêcher de s’arrêter, forcer de rapporter, ce n’est certes pas n’avoir qu’une valeur négative. (Note du trad.)
  19. Pour comprendre ces paroles, il faut se rappeler que, dans le système de M. de Schelling, il y a identité absolue entre le monde idéal et le monde réel, le sujet et l’objet, les idées et les choses ; que la raison elle-même, en tant qu’absolue, est l’identité du réel et de l’idéal, et que selon lui, l’objet de la philosophie est de connaître l’essence de toutes choses au moyen des idées de la raison. Du sein de l’absolu se développe la nature dans deux ordres corrélatifs, le réel et l’idéal, les choses et les idées. Ni les idées ne se conforment aux choses, ni les choses ne se conforment aux idées ; elles coexistent et se développent dans une parfaite identité. La raison, subjective dans l’homme, vient de l’objet en ce sens que les idées ne se révèlent en elle qu’à l’occasion des objets ; mais comme elle est une copie, une image de la raison absolue, elle est réellement indépendante des objets, elle leur est antérieure, le prius posé subjectivement, la raison dans un être fini, s’élevant par l’observation des choses jusqu’à l’intuition des idées et se rétablissant ainsi dans son indépendance ; dans sa priorité et sa subjectivité primitive. (N. du trad.)
  20. Nous demandons la permission de nous servir de cette expression de procès pour traduire le mot allemand Prozess. Nous l’expliquerons dans une note placée à la fin de cet opuscule.
  21. Voyez la Préface de M. Cousin, p. XXII.
  22. Durchaus trefflich.
  23. Le passage de la préface de M. Cousin, où il parle de sa première rencontre avec Hegel, étant celui qui a été le plus attaqué en Allemagne, tant par les disciples de Hegel que par ses adversaires, nous croyons devoir le rappeler ici. M. Cousin vit Hegel en 1817, alors que Hegel n’était à Heidelberg que depuis une année, peu célèbre encore, mais avant déjà publié sa Phénoménologie de l’esprit et son Encyclopédie des sciences philosophiques, c’est-à-dire, étant déjà en possession de tout son génie et ayant déjà élaboré les idées fondamentales de son système. Parmi ces idées il y en a qui, indépendamment de l’ensemble dont elles font partie, ne peuvent manquer de frapper par leur grandeur et leur originalité ; elles devaient frapper surtout un jeune homme d’une haute et facile intelligence et plein d’enthousiasme. Voici comment M Cousin rapporte cette entrevue avec Hegel : « Hegel ne savait pas beaucoup plus de français que je ne savais, d’allemand (ce qui ne veut pas dire qu’on ne se parlait pas). Dès la première conversation je le devinai, je compris toute sa portée, je me sentis en présence d’un homme supérieur ; et quand d’Heidelberg je continuai ma course en Allemagne, je l’annonçai partout, je le prophétisai en quelque sorte, et à mon retour en France je dis à mes amis : Messieurs, j’ai vu un homme de génie. L’impression que m’avait laissée Hegel était profonde, mais confuse. » Tout cela ne paraît-il pas fort naturel ? Ne peut-on pas être frappé de la grandeur d’un homme de génie et comprendre toute sa portée, sans avoir compris toute sa pensée ? Et pourquoi trouverait-on déplacée une prophétie, quelque peu justifiée qu’elle paraisse d’abord, si cette prophétie s’est réalisée depuis ? M. Cousin a encore dit que Hegel n’était pas d'une amabilité extrême. On a été blessé en Allemagne de cette assertion, comme si l’on ne pouvait être un grand homme sans être extrêmement aimable. (Note du trad.)
  24. C’est-à-dire que, malgré la profonde impression que Hegel fit sur M. Cousin, malgré l’amitié qui les a liés, M. Cousin ne s’est pas fait le partisan de Hegel, et n’a vu en lui qu’un illustre disciple de Schelling. (N. du trad.)
  25. Ici M. de Schelling se sert encore du mot procès. Voir notre note à la fin.