Émile-Paul frères (p. 185-190).


Pensées
Larmes dans les ténèbres


Celui que l’on perd est toujours celui que l’on aime le plus.


Je ne suis pas assez brisé encore.

Je suis brisé, pourtant. Qui peut l’être plus ? Les coups de la cognée se doivent mesurer à la force de l’arbre. Mais quoi ? La cognée aux racines, j’ai encore reçu la foudre. Et ce n’est pas assez ?

Ha, s’il ne s’agissait que de moi : c’en serait déjà fait.

Ô douleur.

Je voudrais mourir… Mais la mort me Le rendrait-elle ?

Elle ne me le rendra pas. Ainsi je ne puis plus ni vivre, ni mourir. Une agonie éternelle. Je connais enfin ma condition d’homme. Le problème de la mort, c’est celui de l’univers ; et l’homme est le misérable géomètre qui se le pose. Il ne comporte que des solutions imaginaires, et tout le calcul se fait dans l’analyse de l’agonie.


Rien n’a de véritable puissance à me retenir, que mon immense amour pour mon Pauvre Petit. Il veut que je vive, à tout le moins puisque je ne peux lui rendre la vie. Il le veut. Il l’exige. Et moi, je ne veux pas le trahir, comme il l’a été de tout le reste : car il a presque toujours été trahi. Moi seul lui ai été fidèle ; et fidèle je veux toujours lui être. Jusqu’à ce que l’ignoble tyrannie du destin me ravale aussi à la trahison, s’abatte sur ma tête et me rature du livre odieux et sublime. Car c’est ce que nous sommes : un mot que l’amour inscrit, et que le hasard efface ; — un mot, riche de tout l’univers pour notre cœur, — et vide de sens pour tout cet univers sans cœur.


Pourquoi craindre pour moi ? Je subis de vivre, je ne le désire plus. Subir, c’est le plus sûr. Qui sait si je ne serais pas trop heureux d’être mort ?

La vie fait ma passion et mon horreur. La vie m’exalte et me dégoûte. Je souffre d’en avoir tant encore. De là, que j’en ai trop aussi.

Je me déchire à toute idée. Mais quand je pense à l’âge où il a été fauché, à sa jeunesse et à la mienne, ma douleur est si forte que je ferme les yeux, et me sens près de tomber évanoui : j’attends le même coup. Évanouissement de l’amour, en effet, de l’espoir, de la confiance, de tout ce qui fait vivre, dans une vue du sépulcre, qu’on ne quittera jamais.


Nous sommes tous matérialistes, dès qu’il plaît à la mort. Et nous parlons de notre cœur, pour parler de notre amour. Tout cela est plein de sang. Nos sensations font la matière du monde et sont matière pour nous-mêmes. L’éternelle victime, c’est notre âme, cette matière des sentiments, qui les porte tous, et que les sentiments ne cessent de créer en retour.

Puis, le saint mensonge de l’illusion se dissipe ; et l’on se couche dans la fosse de la vérité. Pour pourrir.


Lui seul, et non moi.

Je ne pense point à moi, depuis le désastre de mon amour. Je suis tout compassion, et je souffre infiniment plus de ma pitié que je n’ai jamais souffert de moi-même. On peut guérir de soi et de son mal : mais comment de cette compassion, et du cher objet dont la douleur fait une pitié éternelle ?

Je ne suis pas encore assez brisé. Et tout brisé même, ce n’est pas assez : les morceaux brûlent et souffrent sous le ciel. Il faut s’éteindre.

Qui peut faire insulte à la nature ? Qui peut lui rendre un culte ? — Pour insulter la nature, c’est assez de la nommer. Et c’est assez de son nom pour la vanter.

Connaître est le propre de l’homme, et par là désespérer. La science, qui est l’homme qui se connaît, est aussi sa torture.

Pour bien penser, il faut ne tenir aucun compte du cœur ; et le cœur se supplicie de cette pensée, et qu’elle ne tient pas compte de lui.

Qui se voit vivre, se voit mourir. Un seul regard sur la mort, une seule réflexion, et voilà dans sa froide clarté toute l’horreur de la duperie. Imaginer le néant, c’est déjà s’anéantir ; et la raison chancelle : inutile sommet, où l’on ne trouve que le vertige.


Je t’envie, mon Amour : tu ne m’as pas vu mourir.