« Si l’histoire ancienne, dit un savant historien[1], a essuyé une perte sensible et à jamais irréparable, c’est surtout par la disparition des écrits qui traitaient de la constitution, des entreprises et des travaux des Phéniciens. Plus ce peuple a influé sur le développement de l’humanité par ses propres inventions, par l’établissement de ses nombreuses colonies et par son commerce immense, plus on sent la lacune que la perte de ces écrits a laissée dans les fastes du genre humain. » Et cependant, malgré cette absence totale de documens originaux, le vénérable professeur de Gœttingue, n’ayant d’autre secours que quelques données éparses dans la Bible et dans les auteurs grecs et latins, mais guidé par cette conscience intime qu’il a de la vie des peuples de l’antiquité, est parvenu à nous faire connaître l’état politique, la constitution, les colonies des Phéniciens, et les routes que suivait leur immense commerce, tant sur terre que sur mer. Mais que de fois il regrette, dans son livre, de n’avoir pas sous les yeux les histoires de Dius et de Ménandre d’Éphèse, dont Josèphe nous a conservé quelques fragmens, et surtout l’histoire de la Phénicie par Sanchuniathon, dont Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, a cité de longs fragmens, qui, malheureusement, ne contiennent que la partie cosmogonique de l’ouvrage ! Aussi a-t-il dû apprendre avec une joie bien vive, mais sans doute mêlée de quelque incertitude, la nouvelle annoncée il y a environ six mois par les journaux, que la traduction grecque de Sanchuniathon, par Philon de Byblos, avait été retrouvée dans un couvent de Portugal. Sa joie et son incertitude, tous les amis de l’antiquité les ont partagées ; mais le découragement a bientôt succédé à l’espérance quand on a vu que cette annonce n’était suivie d’aucun autre document, soit sur l’état et le contenu du manuscrit, soit sur son futur éditeur.
Ce silence affligeant vient enfin d’être rompu par la publication d’une brochure annoncée comme l’avant-coureur du texte grec de Philon, et ayant pour titre : Analyse de l’histoire primitive des Phéniciens par Sanchuniathon, faite sur le manuscrit nouvellement retrouvé de la traduction complète de Philon ; avec des observations de Fr. Wagenfeld. Cette brochure qui a paru chez Hahn, à Hanovre, contient en outre un fac-simile du manuscrit et un avant-propos de M. le docteur G.-F. Grotefend, directeur du lycée de Hanovre, connu depuis longtemps dans le monde savant par les importans travaux auxquels il s’est livré sur les inscriptions de Persépolis et sur celles de la Lycie.
Que doit-on penser de cette publication ? Faut-il la regarder comme une mystification ou comme un document sérieux ? Le nom de Grotefend, si l’on n’en a pas abusé, comme on a abusé cet hiver du nom d’Herschell, ne permet guère de voir dans cette brochure l’œuvre d’un faussaire ? L’Allemagne n’est pas la terre classique de ces sortes de supercheries dont l’Italie a donné de si funestes exemples. La bonne foi, disons plus, la candeur germanique n’admet guère un pareil soupçon. Le fac-simile du manuscrit, joint à la brochure, est d’une écriture fort ancienne, qui annonce la main non d’un Grec, mais d’un homme de l’Occident ; or un faussaire n’eût pas choisi de préférence un caractère de ce genre, qui pouvait le trahir. De plus, un mystificateur, dont le but eût été surtout d’obtenir un débit considérable, aurait cherché à composer un livre plus divertissant, à y jeter plus d’épisodes romanesques ; on invente difficilement l’histoire complète d’un peuple tel que les Phéniciens, car, à chaque pas, l’on est exposé à se trahir. Or, il faut en convenir, dans l’analyse de Sanchuniathon, la simplicité et la vérité de la narration, ses coïncidences avec la Bible, la multiplicité des détails, la facilité avec laquelle les noms propres s’y expliquent par l’hébreu, tout semble annoncer une composition originale. Enfin, et cet argument n’est pas sans quelque force, l’auteur, qui fixe l’existence de Sanchuniathon au vie siècle avant notre ère, n’eût pas manqué d’insérer dans son livre l’histoire de la fondation de Carthage, et surtout le récit du siége de Tyr par Nabuchodonosor, tandis qu’il s’arrête au ixe siècle, se bornant à indiquer les historiens qui ont raconté les évènemens postérieurs. On ne peut non plus tirer un argument négatif de l’époque tardive de cette découverte, autrement il faudrait nier l’existence de la République de Cicéron, des Institutes de Gaius, de la Chronique d’Eusèbe, des différens ouvrages de Lydus, etc. Ce n’est pas d’ailleurs la première mention qui soit faite d’un manuscrit de Sanchuniathon. Beck, dans une note sur la bibliothèque grecque de Fabricius, prétend qu’il existe un fragment inédit de cet auteur à la bibliothèque de Médicis à Florence ; il ajoute qu’un troisième fragment a été recueilli en Orient par Peiresc qui le porta à Rome au père Kircher, mais que ce dernier refusa de le publier. Enfin, Léon Allatius a, si je ne me trompe, dit quelque part avoir vu de ses propres yeux dans un monastère des environs de Rome un manuscrit de Philon de Byblos.
Le seul argument négatif qui ait quelque force, c’est l’absence de tout renseignement précis sur le manuscrit qu’on prétend avoir découvert dans la péninsule espagnole. Mais s’il est vrai, comme on l’assure, que ce livre provienne d’un couvent portugais qui fut pillé lors de l’expédition de don Pedro contre son frère, et qu’il ait été porté en Allemagne par un officier hanovrien[2], on conçoit qu’on ait hésité à citer des noms propres.
Déjà des opinions très opposées ont été émises sur cette découverte. Nous savons par l’Athenœum du 25 juillet dernier, que le savant Gesenius, le plus célèbre de tous les hébraïsans de l’Allemagne, Gesenius, qui nous promet l’explication prochaine des inscriptions phéniciennes que le temps a respectées, s’est prononcé en faveur de l’authenticité du manuscrit dont M. Wagenfeld vient de publier l’analyse. Il est vrai que, suivant le même journal, M. Wilken, l’historien des croisades, s’est prononcé pour la négative ; mais, quel que soit le respect que mérite l’opinion de M. Wilken, en pareille matière, celle de M. Gesenius doit l’emporter. Nous devons ajouter que, s’il faut en croire l’article de l’Athenœum, M. Grotefend a publié la note suivante sur le livre de M. Wagenfeld : « Pour prévenir l’intention où l’on pourrait être de traduire cet ouvrage dans d’autres langues, je crois qu’il est de mon devoir de déclarer publiquement, et sans perdre de temps, que, d’après les renseignemens recueillis jusqu’ici, je suis moralement convaincu que l’extrait de Sanchuniathon n’est qu’une ingénieuse fiction. Et je fais cette déclaration sans attendre aucune recherche, qui prendrait trop de temps ; car, en supposant qu’en définitive le résultat démontrât que cette déclaration n’était pas fondée, elle suffit dès à présent pour engager M. Wagenfeld à défendre son honneur en donnant des preuves de sa probité. »
Mais au premier abord cette note paraît difficilement pouvoir être l’ouvrage de M. Grotefend. Comment ! ou il a été cruellement mystifié, ou l’on a déloyalement abusé de son nom, et il se borne à qualifier l’ouvrage d’ingénieuse fiction ; et cette déclaration de sa part n’a d’autre but que d’empêcher la traduction de la brochure dans des langues étrangères ! Mais, dans l’une ou l’autre supposition, qui n’aurait commencé par accabler le faussaire sous le poids de sa juste indignation, sans s’inquiéter si des traductions dans d’autres idiomes pourraient contribuer à propager l’erreur ? Si la note de l’Athenœum est de M. Grotefend, il faut qu’elle ait été dénaturée par le traducteur anglais, soit involontairement, soit dans un but d’intérêt personnel.
Telles étaient les réflexions que suggérait à l’auteur de cet article une telle complication d’incidens et de doutes, quand il a reçu la lettre suivante de M. Grotefend, auquel il s’était adressé pour lever ses incertitudes.
Hanovre, le 18 août 1836.
Monsieur,
Peu de temps après avoir recommandé aux savans l’analyse de la traduction de Sanchuniathon par Philon de Byblos, qu’on prétend avoir découverte récemment, j’ai eu lieu de me convaincre que l’auteur de cette analyse n’était qu’un mystificateur, et je me suis vu dans la nécessité d’exprimer publiquement mes doutes sur l’authenticité de sa découverte.
Il est vrai qu’il y a tant de motifs qui plaident en faveur de l’authenticité de l’ouvrage, que les hommes les plus habiles peuvent difficilement y trouver la matière d’un doute. Mais comme tout ce qui a paru à ce sujet dans le public annonce, dans
M. Wagenfeld, un insigne mystificateur, et que personne n’a pu jusqu’ici examiner le manuscrit, on est autorisé à douter de l’authenticité, sinon de l’ensemble, du moins de beaucoup de détails. On était d’autant plus éloigné de s’attendre à une pareille supercherie de la part d’un jeune homme candidat en théologie et en philologie à Brême, que l’amour de la vérité est le trait caractéristique des Allemands. Mais malheureusement
M. Wagenfeld a si peu d’amour pour la vérité, que je me suis vu obligé de rompre toute relation avec lui. Les doutes que j’ai émis dans les journaux n’avaient d’autre but que de le mettre au pied du mur, afin d’arriver au moins à quelque certitude. Ils ont eu pour résultat
de le faire traiter avec la librairie Schünemann, à Brême, pour l’impression de l’original grec. Mais malheureusement on doute également de l’authenticité de cet original. Et en admettant même que ce texte grec eût pour base un ancien manuscrit, on ne peut prendre pour argent comptant ce qui vient d’un homme qui, comme
M. Wagenfeld, est convenu que pour le plaisir de mystifier le public, il ne craindrait pas de recourir à l’imposture.
« Recevez, monsieur, etc.
G.-F. Grotefend. »
On voit, par cette lettre, que tous les doutes sont encore loin d’être levés ; mais elle nous prouve que M. Grotefend est véritablement l’auteur de la préface qui précède l’analyse en question, et que, ne connaissant pas les motifs peu honorables qui ont pu déterminer M. Wagenfeld à abuser de sa bonne foi et de celle du public, il a cru dès le principe à l’authenticité de l’ouvrage. Mais qu’on ne se hâte pas de blâmer le respectable directeur du lycée de Hanovre d’avoir accordé confiance à ce travail, car il est fait avec tant d’habileté et de savoir, qu’il peut tromper l’œil le plus exercé. Comment penser qu’un jeune homme qui vient à peine de quitter les bancs de l’université ait déjà acquis assez de science pour faire revivre un ancien peuple dans une histoire suivie et probable ? Comment croire surtout que, pour satisfaire une fantaisie aussi bizarre qu’inexplicable, ce jeune homme, dès son début, compromette tout son avenir, et s’expose à jamais au mépris de ses concitoyens ? Tout autre savant que M. Grotefend, qui, sans connaître le caractère du jeune étudiant, eût reçu la communication de son livre, se serait passionné pour la découverte ; car, je le répète, rien de plus vraisemblable que tout ce récit. Nous en ferons juge le public en mettant sous ses yeux quelques extraits de cette brochure, qui méritera toujours d’être regardée comme une production aussi curieuse qu’intéressante, quelle que doive être, en définitive, l’opinion à laquelle on s’arrêtera sur le compte de son auteur.
Nous commencerons par l’histoire mythique de Mélicerte ou Melkart, l’Hercule tyrien (liv. ii, chap. 9-15).
Ce mythe est raconté fort au long d’après les chants sacrés que Sanchuniathon entendit à Tyr, dans son enfance, et dont le sens merveilleux devait avoir fait une forte impression sur son esprit. L’idée renfermée dans ce mythe, c’est qu’on ne peut s’élever à la divinité qu’en poursuivant un grand et noble but à travers tous les dangers, et en surmontant toutes les fatigues. Mélicerte se propose un but éloigné de l’autre côté de la mer orageuse, au bout de la terre (
cap. 10). Ce but est digne d’un dieu : celui qui l’atteindra, s’élèvera vers la divinité. — Mélicerte arrive en effet à Tartessus ; ses contemporains étonnés lui élèvent des temples et des autels, et l’invoquent à l’égal de Kronos et des autres dieux. Du reste il est incontestable que ce mythe renferme aussi plusieurs souvenirs historiques, comme par exemple la notion d’une grande quantité de métaux précieux en Espagne.
L’auteur commence par nous raconter une aventure amoureuse de la jeunesse de Mélicerte, et la fin tragique de cet amour. Les fils de Démaroon, Mélicerte et Isroas, après une expédition contre les géans, se disputèrent, en partageant le butin fait sur l’ennemi, la possession de Déisone
[3], jeune fille des montagnes, d’une rare beauté, dont Isroas s’était emparé. Mélicerte propose de s’en remettre au choix de la jeune
fille ; Isroas y consent, et Déisone choisit Mélicerte : car il était aussi beau qu’Isroas
[4] était laid.
Mélicerte alors célèbre son épouse dans des chants qui s’étaient conservés jusqu’au temps de Sanchuniathon et que l’on chantait à la fête de ce héros. Mais Isroas vint pour enlever de force Déisone, et assiégea la tour de Mélicerte. En vain celui-ci tenta de l’apaiser. « Le vautour tue le vautour, et le cèdre de la montagne renverse son frère dans sa chute. Mais pourquoi désires-tu le combat, pourquoi veux-tu la guerre contre ton frère ? Tu connais mon courage ; je ne voudrais pas te rencontrer dans le combat. Ne sommes-nous pas, ô mon frère, deux torrens, qui s’élancent du même ravin ? Pourquoi cherches-tu le combat contre moi, Isroas ? » Lorsque Isroas vit qu’il ne pouvait point s’emparer de la jeune fille, il la perça de loin d’une flèche, afin que son frère ne pût pas non plus en jouir. Mélicerte accourt et la trouve morte. Il la pleura trois jours, et demanda alors aux Cabires des vaisseaux avec lesquels, à la tête de ses nombreux compagnons, il fait route vers Cittium, dont les habitans étaient alors en guerre avec les montagnards. Aidés par Mélicerte, les Cittiens remportent la victoire, et en reconnaissance de ce service, ils veulent que le héros devienne leur roi. Mais lui part pour la côte située en face de Cittium, où demeurait le frère de son père, nommé Jurus. Le récit de l’entrevue de Mélicerte avec le vieillard aveugle est fort touchant.
Là il s’arrête quelque temps : car la mer est orageuse et les vents soufflent avec violence. Jurus, sentant approcher sa fin, donne sa bénédiction à Mélicerte, d’après un ancien usage de l’Orient, l’exhorte à continuer son voyage, et lui prédit l’avenir : « Tu triompheras d’une mer inconnue, et le premier de tous les mortels tu verras les bornes de la terre. Tu deviendras si grand, que Kronos et les autres dieux te regarderont comme leur égal. »
Jurus mourut ; Mélicerte l’ensevelit et le pleura trois jours. Le quatrième jour il se relève, se purifie, et s’embarque avec ses compagnons pour continuer son voyage. Mais une violente tempête les fit long-temps errer sur la mer. Enfin ils entrèrent dans une baie, mais comme il s’y trouvait un grand nombre de bas-fonds, ils essuyèrent un naufrage où quelques hommes de l’équipage périrent. Cependant le plus grand nombre échappa aux dangers et atteignit le rivage.
D’abord ils formèrent le dessein de se construire un nouveau vaisseau sur cette plage ; mais ils furent contraints d’y renoncer parce que les forêts du pays ne leur offraient pas de bois de construction, et que d’ailleurs, dans ces parages, les écueuils et les bas-fonds rendaient la navigation très dangereuse. Ils résolurent donc de remonter la côte jusqu’à ce qu’ils trouvassent un port sûr et des matériaux convenables.
Ce naufrage doit avoir eu lieu sur la côte occidentale de l’Italie, car la contrée où les voyageurs arrivèrent ensuite est nommée Ersiphonie
[5]. Ils s’y établirent au pied d’une montagne qu’ils appelèrent Liban
[6], et il résulte de la comparaison d’autres passages que sous le nom d’Ersiphonie, il faut entendre les côtes de la Ligurie, et sous celui de Liban, les Alpes. Il y avait aussi un chemin qui conduisait au-delà de la montagne, le long des côtes de la mer. Mélicerte, qui avait appris que cette montagne était sacrée et que les dieux y résidaient, envoya ses compagnons en avant par le chemin indiqué, et lui-même gravit la montagne pour y sacrifier et y prier. Ainsi, dans la légende hébraïque le peuple reste dans la plaine, et Moïse seul monte sur le sommet de la montagne pour se mettre en rapport avec la divinité. Un autre point de comparaison se présente dans l’une et l’autre tradition ; c’est que le séjour de Mélicerte sur la montagne, fut de quarante jours comme celui de Moïse. (Voyez Exode,
xxxiv, 28.) Le héros phénicien y vécut dans un commerce intime avec les dieux ; puis il redescendit auprès de ses compagnons, qui, dans l’intervalle, avaient construit un vaisseau sur les bords d’un grand fleuve. Ce fleuve ne peut être autre que le Rhône, car il est dit que Mélicerte dut descendre durant cinq jours, en se dirigeant à l’ouest, avant d’y retrouver ses compagnons.
Ici l’auteur donne quelques détails sur la montagne sacrée. Mélicerte est le seul mortel qui ait gravi ce pic inaccessible, parce qu’indépendamment des horreurs d’une nature sauvage, une telle entreprise offrait des dangers qui devaient détourner les plus audacieux. En effet, dans les marais et dans les lacs qui entouraient la montagne, se trouvaient des dragons d’une grosseur démesurée, qui enlaçaient pour le dévorer quiconque s’approchait de ces lieux, et dans les forêts voisines on voyait au milieu des arbres des fantômes effrayans. Le milieu de la montagne est enveloppé de brouillards et de nuages. Au-dessus des nuages s’élève la cime la plus haute, couverte de neiges éternelles. Là se trouve la demeure des dieux, inaccessible à tous les mortels.
Mélicerte se remit en mer avec son vaisseau nouvellement construit et aborda dans une île où se trouvaient de nombreux troupeaux de bœufs. Il désirait se procurer quelques pièces de bétail, car il était dans
une grande détresse. Mais l’avare et inhospitalier Obybacros
[7] auquel appartenaient ces troupeaux, refusa d’accéder à sa prière, et Mélicerte se vit contraint de recourir à la violence pour l’éloigner. Pendant ce temps ses compagnons emmenèrent tranquillement les bestiaux dont ils avaient besoin, et accablèrent de leurs railleries Obybacros, qui de loin exhalait sa fureur en horribles injures.
Il est inutile de faire ressortir la conformité parfaite qu’offre avec cette tradition celle où les Grecs racontent l’enlèvement des bœufs de Géryon par Hercule. Cette dernière a pris évidemment naissance chez les Phéniciens, et les Grecs n’ont fait que l’embellir en l’attribuant à leur Hercule
[8]. Du reste, les Phéniciens et les Grecs sont d’accord sur le lieu de la scène, que les uns et les autres placent dans les îles Baléares. Ainsi, Mélicerte était parvenu près des côtes de l’Espagne.
Parti de ces lieux, il fit naufrage sur les côtes d’une île voisine. Cette île était couverte de forêts, et comme Mélicerte se trouvait malade, personne n’osa pénétrer dans ces bois épais pour y chasser ; car tous étaient effrayés par les sons terribles qui partaient de ces lieux, semblables aux rugissemens d’un lion redoutable. Ils se virent donc réduits aux coquillages et aux poissons dont le port était pourvu en abondance.
Témoin de la frayeur de ses compagnons, Mélicerte sentit se ranimer son ardeur chevaleresque, et ne trouvant personne qui voulût l’accompagner, tout malade qu’il était, il s’aventura seul au milieu de la forêt. Bientôt il aperçut, au milieu du taillis le plus touffu, une femme d’une grande beauté qui était endormie. Au bruit des pas du héros elle se réveille et lui ordonne de s’approcher. Il obéit, mais, ô prodige ! les jambes de cette femme se terminent en queue de serpent. Mélicerte, qui ne connaît pas la crainte, s’avance intrépidement pour connaître sa volonté. Elle lui annonce qu’elle est l’une des servantes de Léiathana
[9], la reine des serpens, et l’invite à la suivre auprès d’elle. Mélicerte y consent, et trouve dans une caverne la reine entourée de ses suivantes, qui, toutes, sont semblables à elle. La reine lui apprend qu’elle a été chassée de ses états par Masisabas
[10] qui la retient en ces lieux par ses enchantemens (
ἐπῳδαὶς). Mais, ajoute-t-elle, je t’ai choisi pour me venger, car je vois que tu es un homme de cœur. Va donc ! tu le rencontreras à Tartessus, aux bornes du monde, et quand tu l’auras abattu sous tes coups, tu trouveras pour
ta récompense d’immenses richesses dans sa demeure. Elle dit, et en le congédiant elle lui remit une boîte qui contenait un poison mortel. En trempant ses flèches dans ce poison, il ne pouvait manquer de donner la mort à son ennemi. Mélicerte alors se hâte de regagner le rivage où il raconte à ses compagnons les prodiges dont il a été témoin, et l’accueil qu’il a reçu.
Ses compagnons sont émerveillés de son récit, et se hâtent de réparer le navire. Pendant plusieurs jours ils font route vers l’ouest, et abordent enfin en terre ferme. Ils débarquent alors, et aperçoivent dans l’intérieur du pays de Tartessus une citadelle, qui, d’après la description de Léiathana, ne peut être que la demeure de Masisabas. Celui-ci, qui avait vu de loin le vaisseau s’approcher des côtes, n’attendit pas que les étrangers l’attaquassent, et accourut vers le rivage pour engager le combat. Il était d’une taille démesurée, et dépassait Mélicerte de toute la tête ; ses armes brillantes, sa force prodigieuse, tout semblait rendre la victoire douteuse pour le héros phénicien. Un accident inattendu rendit encore la position de Mélicerte plus difficile ; car au moment où il marchait à la rencontre de son ennemi, son arc, trop fortement tendu, se brisa, et, par là, il se vit dans l’impossibilité de faire usage du poison que Léiathana lui avait donné. La tradition sans doute a ajouté cet épisode pour montrer comment un héros, par sa propre force, peut sans le plus léger secours mener à bout toutes les entreprises.
Dans cette extrémité, Mélicerte saisit un javelot et le lance à son ennemi avec tant de vigueur qu’il le perce de part en part et le cloue même à un arbre voisin. La victoire de Mélicerte est assurée, il s’approche de Masisabas et lui coupe la tête.
Vient ensuite l’énumération des trésors que le vainqueur trouva dans la citadelle conquise, et qui consistaient en beaucoup d’or et des monceaux prodigieux d’argent
[11]. Au bruit de ce glorieux exploit, les habitans des contrées voisines accoururent pour rendre hommage au héros, et lui témoignèrent leur reconnaissance. Ils lui apportèrent aussi en présent une quantité énorme de métaux précieux. Mélicerte apprit d’eux que, près de là, se terminait la mer et se trouvait un détroit qui conduisait dans l’Océan. À cette nouvelle, il remonte aussitôt sur son navire, et suivant la direction indiquée, il parvint le jour même au détroit. Mais, comme il était déjà tard, il résolut de ne descendre à terre que le lendemain. Les habitans des côtes, en apercevant suspendue à la proue du navire la tête de Masisabas qu’ils avaient jusqu’alors regardé comme invincible,
chantèrent les louanges et l’intrépidité de Mélicerte, et l’accueillirent avec joie.
Ainsi Mélicerte avait enfin atteint le but qu’il se proposait depuis long-temps. « Il fut le premier qui parvint aux bornes de la terre. Avant tous les Sidoniens et tous les Tyriens il pénétra sur les plaines désertes de l’Océan. Aussi reçut-il la récompense qui lui était promise. Aux yeux des habitans, race grossière et sauvage, tout dans les étrangers était un sujet d’admiration, leur navire, leur costume, leurs ustensiles. Ils vivaient de pêche et de chasse, et avaient, il est vrai, des barques, mais très petites et très grossièrement construites. Ils ne portaient pas non plus de vêtemens, et se couvraient de peaux de bêtes, car ils ne connaissaient ni l’art du tisserand ni aucun autre art. Tous leurs meubles étaient d’un travail grossier et d’une simplicité extrême. Les étrangers, au contraire, avaient un grand vaisseau, de beaux vêtemens, des meubles pleins d’élégance. À ces différentes circonstances, et surtout aux grandes choses qu’il avait accomplies, ils reconnurent que Mélicerte était un dieu. Ils regardèrent aussi ses compagnons comme des dieux, mais comme des dieux inférieurs.
Ensuite Sanchuniathon raconte l’érection des deux colonnes par Mélicerte, son règne à Tartessus et son apothéose. Sur l’une et l’autre rive du détroit, il y avait une montagne au haut de laquelle il éleva une colonne. Ces deux colonnes, on les voit encore aujourd’hui, et elles doivent leur nom à Mélicerte. — Personne n’ignore que la légende de l’Hercule grec s’est approprié cette expédition, mais comme dans les temps, bien postérieurs, où les Grecs osèrent aussi se hasarder dans cette contrée, les anciennes colonnes de Mélicerte avaient disparu depuis long-temps, l’Hercule grec éleva les montagnes de Gibraltar et de Ceuta, comme monument de ses exploits, et depuis lors on n’a pas cessé de les appeler les colonnes d’Hercule.
Mélicerte s’établit dans cette contrée et s’efforça d’initier les habitans à la civilisation de l’Orient. Avant tout il bâtit une citadelle et une ville. Les Tartessiens reconnaissans lui élevèrent des temples dans la ville et dans les contrées environnantes, où ses images, d’argent pur, étaient l’objet d’un culte religieux. Un jour, enfin, qu’il était parti sans suite pour la chasse, il ne revint pas, et l’on ne put jamais retrouver ni son corps, ni son tombeau ; car, d’après les opinions de l’ancien Orient, le tombeau des hommes qui, comme Mélicerte, ont été admis dans le commerce de la divinité, reste toujours inconnu. C’est ainsi que jamais personne n’a vu le tombeau de Moïse. (Deuteron. xxxiv, 6.) Après la disparition de Mélicerte, ceux de ces compagnons qui lui avaient survécu, résolurent de faire connaître à leur patrie les résultats de leur expédition, et choisirent pour cette mission les hommes non mariés ; car plusieurs d’entre eux avaient épousé des filles du pays. Après beaucoup de fatigues et de dangers, les envoyés arrivèrent enfin dans la mère-patrie, et élevèrent, sur le lieu même d’où ils étaient partis, un temple en l’honneur de Mélicerte. « Ce temple, on le voit encore dans l’ancienne ville des Tyriens. » La ville de Tyr elle-même fut bâtie plus tard sur ce même emplacement.
Dans le dernier chapitre de ce livre, l’auteur décrit les statues du dieu et les fêtes que célébraient en son honneur, un jour avant leur départ, ceux qui s’embarquaient pour Tartessus.
Certes il serait difficile de donner une couleur plus naturelle à ce symbole si intéressant des progrès de la navigation et du commerce des Phéniciens. Il n’y a pas moins de vérité dans le récit du voyage de découvertes que le roi de Tyr, Joram ou Hiram, contemporain de Salomon, fit exécuter par sa flotte, qui parvint jusque dans l’île de Ceylan :
Les Éthiopiens
[12] apprirent à Joram que vers le midi il y avait aussi de vastes et riches contrées ; que la population y était immense ; les productions variées et remarquables ; qu’elles consistaient en or, en argent, en perles, en pierres précieuses, en bois d’ébène, en ivoire, en singes, perroquets, paons, etc. ; que toutes ces productions se trouvaient dans la Chersonèse la plus éloignée vers l’orient, là où les hommes voyaient le soleil sortir des ondes de la mer.
Joram envoya alors une députation à Natambalos, roi de Babylone, et lui fit dire : « J’apprends que le pays des Éthiopiens est vaste et populeux, et que de Babylone on peut y arriver facilement, mais non pas de Tyr. Si tu consens à fournir à mes sujets les vaisseaux nécessaires pour ce voyage, je t’enverrai cent manteaux de pourpre. » Le roi se montra d’abord disposé à y consentir ; mais il retira sa promesse quand les marchands éthiopiens qui se trouvaient à Babylone, amenés par le commerce, l’eurent menacé d’abandonner la ville, s’il donnait des vaisseaux aux Tyriens.
Alors Joram offrit au roi des Juifs, Irenius (Salomon), de lui fournir tous les bois nécessaires pour la construction d’un nouveau palais s’il consentait à lui céder un port sur la mer d’Éthiopie, et Irenius lui abandonna la ville et le port d’Éilotha (Élath).
Bien qu’il y eût dans le voisinage de ce lieu d’immenses forêts de
palmiers, comme il ne s’y trouvait pas de bois de construction, Joram se vit forcé d’y faire porter, par huit mille chameaux, celui dont il avait besoin. On y construisit une flotte de dix vaisseaux, dont Kedar, Jamine et Kotilos obtinrent le commandement. Lankapatus
[13], le seul des trois Éthiopiens qui eût survécu, désirant revoir sa patrie, s’embarqua avec eux et la flotte mit à la voile.
La mer d’Éilotha fut bientôt franchie, mais des tempêtes ne permirent pas aux voyageurs de traverser le détroit pour pénétrer dans la haute mer. Ils se décidèrent donc à débarquer dans une île pour y attendre la fin du mauvais temps. Pendant leur séjour dans cette île, ils semèrent du froment dans un endroit favorable et recueillirent une abondante moisson. Ensuite, ils franchirent le détroit, se dirigèrent à l’est et rencontrèrent, long-temps après avoir quitté l’Arabie, des vaisseaux babyloniens qui revenaient d’Éthiopie dans leur patrie.
Le jour suivant, les Phéniciens aperçurent le pays des Éthiopiens, désert et sablonneux sur le rivage, mais hérissé de montagnes dans l’intérieur. Durant dix jours ils longèrent cette côte inhospitalière, faisant toujours voile à l’est, et atteignirent enfin le point où elle se dirige vers le sud, à une distance infinie, couverte de villes populeuses. Les Éthiopiens possédaient aussi des vaisseaux et se livraient à la navigation ; mais leurs bâtimens n’étaient pas équipés en guerre, et l’usage des voiles leur était inconnu. Les Tyriens continuèrent leur route pendant trente-six jours et arrivèrent enfin dans l’île de Rachius.
Ils débarquèrent sur un rivage très bas et couvert d’arbres énormes ; mais durant la nuit, un vent impétueux les en éloigna, et ils coururent de grands dangers jusqu’au moment où ils trouvèrent enfin un mouillage sûr. Dans l’intérieur du pays s’élevaient de nombreux villages très peuplés, et quand les Phéniciens s’avancèrent dans les terres, ils furent entourés par les indigènes, qui accoururent en grand nombre et les conduisirent au gouverneur de la province. Celui-ci les traita somptueusement durant sept jours. Pendant ce temps, il envoya un messager au roi de la contrée pour l’informer de l’arrivée des étrangers et lui demander ses ordres. Le septième jour, le messager revint, et le jour suivant le gouverneur conduisit les Tyriens au roi, qui habitait la grande et populeuse ville de Rochapatta dans l’intérieur de l’île.
La marche était ouverte par une troupe de doryphores (lanciers) que le roi avait envoyés pour escorter les étrangers et pour écarter, par le bruit de leurs armes, les éléphans, dont ce pays abonde, et qui rendaient le voyage très dangereux. Ensuite venaient les Tyriens dont les chefs, Kedar, Kotilos et Jamine, étaient voiturés dans des litières, et les habitans du village qui portaient les présens destinés à leur souverain. Venait enfin le gouverneur, monté sur un éléphant et entouré de sa propre garde. Durant le voyage, ils arrivèrent aux bords d’un fleuve où se trouvaient un grand nombre de crocodiles qui dévorèrent l’un des hommes de l’escorte.
Au bout de trois jours, ils aperçurent devant eux la ville de Rochapatta, entourée de hautes montagnes. Au moment où ils s’approchèrent de la ville, une multitude innombrable accourut à leur rencontre, les uns montés sur des éléphans, les autres sur des ânes, d’autres encore portés en palanquin ; mais le plus grand nombre était à pied.
Là, ils furent reçus par un officier qui les conduisit dans le vaste et splendide château du roi, dont il ferma la porte derrière eux, afin que la foule des curieux ne pût y pénétrer avec le cortége. Ensuite, il les présenta au roi Rachius qui était assis sur un tapis précieux. Les Tyriens lui offrirent leurs présens qui consistaient en chevaux, en étoffes de pourpre et en siéges de bois de cèdre. Le roi, de son côté, leur fit remettre des perles, de l’or, deux mille dents d’éléphant et une grande quantité de cannelle. Puis il leur donna l’hospitalité pendant trente jours.
Quelques Tyriens moururent dans l’île, l’un d’eux de maladie, les autres frappés par les dieux. Un Tyrien ayant trouvé des crottes de chèvres, traça quelques sillons dans le sable et invita l’un de ses compagnons, qui était près de là, à venir jouer avec lui. L’autre chercha vainement du crottin de chameau, attendu qu’il n’existe pas de chameaux dans cette île, et pour le remplacer il prit une bouse de vache qu’il coupa en morceaux ; puis il se plaça vis-à-vis son compagnon, déposa les morceaux de fiente dans les sillons tracés sur le sable, et le jeu commença. Un prêtre qui passa par là les invita à cesser ce jeu, attendu que la fiente de vache était sacrée dans ce pays. Mais les deux Tyriens se rirent de cette injonction et continuèrent leur jeu. Le prêtre s’éloigna, mais quelques instans après, les deux joueurs tombèrent morts, au grand effroi des assistans. L’un des deux morts était né à Jérusalem.
La grande île de Rachius est entourée de tous les côtés par la mer si ce n’est vers le nord où elle communique par un isthme avec le continent opposé. Baaut dont on voit encore les pas empreints sur les montagnes a créé cette île en amoncelant le limon primitif. C’est de Baaut que descend le grand roi
[14]. L’île a en largeur six jours de marche et plus de douze en
longueur. Les productions en sont précieuses et variées. La mer fournit avec profusion aux habitans de la côte, des poissons d’un goût agréable, et le gibier abonde dans les montagnes. La cannelle y a beaucoup de force, et les éléphans qu’on rencontre dans l’île sont les plus grands qui existent. On trouve dans les fleuves, de l’or et des pierres précieuses, et des perles sur le bord de la mer.
Quatre rois règnent sur le pays ; mais ils sont soumis à un roi suprême auquel ils envoient en tribut de la cannelle, des éléphans, des perles et des pierres précieuses. Ils ne lui donnent pas d’or, parce qu’il en possède en grande quantité.
Le premier roi a ses états au sud dans la partie où se tiennent les éléphans et dans laquelle on les prend en grand nombre ; le second à l’ouest où l’on récolte la cannelle. C’est dans cette contrée que s’était opéré le débarquement des Tyriens. Le troisième a son royaume au nord où l’on recueille les perles en grande abondance. Une muraille est élevée dans toute la largeur de l’isthme pour défendre l’île contre les attaques des Barbares du continent. Enfin, les possessions du quatrième sont à l’est, et c’est là qu’on trouve les pierres précieuses avec profusion. Tous les
quatre sont frères du roi de Rochapatta, le roi suprême, dignité qui est toujours conférée à l’aîné.
Ce roi suprême possède mille éléphans noirs qui sont très communs dans le pays, et cinq blancs dont l’espèce est extrêmement rare et ne se trouve pas dans les autres contrées. Quand les chasseurs prennent un éléphant de cette couleur, ils le conduisent aussitôt au roi de Rochapatta ; car la loi ne permet qu’à lui d’en posséder de semblables.
Les crocodiles sont aussi très communs dans le pays, mais les habitans les chassent dans les marais et les tuent à coup d’épieux. Les Tyriens assistèrent à ce genre de chasse dix jours après leur arrivée à Rochapatta. Les crocodiles ne sont pas les seuls objets d’effroi qu’on rencontre dans les lieux solitaires. Les mouches y sont si nombreuses et si altérées de sang, que les messagers du roi qui, pour plus de promptitude, sont obligés de traverser les plus épaisses forêts, sont souvent tués par elles.
Tous ces détails, Joram, au retour des vaisseaux, les fit graver sur une colonne qui, par son ordre, fut érigée sur le parvis du temple de Mélicerte. « Il est vrai que cette colonne a été renversée par le tremblement de terre qui s’est fait sentir, il y a un an (ἐν τῷ πέρυσι σεισμῷ τῆς γῆς), mais elle n’a point été brisée et l’on peut encore y lire facilement l’inscription. »
Nous croyons devoir dire ici qu’un savant indianiste, auquel nous avons communiqué cet extrait, n’y a rien vu qui dénote une falsification. On ne peut qu’émettre la même opinion sur le huitième livre, qui contient un relevé des forces militaires de Tyr et des pays fréquentés par ses vaisseaux.
HUITIÈME LIVRE.
PÉRIPLE DE JORAM.
§ i. — RÉDACTION DU PÉRIPLE. (Chap. 1-2.)
« Ceci est le Périple dont Joram, roi de Tyr, a ordonné la rédaction à Joram, prêtre de Mélicerte, et qu’il a voulu qu’on gravât sur une colonne élevée dans le vestibule du temple de ce dieu. Il a prescrit au scribe Sydyk d’en faire quatre copies pour être envoyées aux habitans de Sidon, de Byblos, d’Aradus et de Béryte. » Mais presque toutes ces copies avaient été perdues, et nous avons vu plus haut que la colonne elle-même avait été brisée. Un seul exemplaire fut conservé dans le temple de Baaltis à Byblos, l’auteur nous en a rapporté les termes exprès (διὰ γραμμὰτων τάδε λέγουσα). Le Commencement était ainsi conçu :
« Joram, fils de Bartophas, roi de Tyr, a fait appeler devant lui Joram, fils de Madynus, vers le temps des premières figues, et lui a dit : Prends ton livre et dresse le catalogue de tous les états, de toutes les îles, de tous les pays barbares, de leurs forces, de leurs trirèmes, de leurs navires et de leurs chars ; car nos trirèmes, en naviguant vers l’île de Rachias, ont atteint les bornes de la terre à l’est, en sorte que nous connaissons les pays les plus éloignés et leurs habitans, et que nous savons ce que nos pères ignoraient, eux qui naviguaient vers les îles et vers l’occident sans connaître les contrées orientales qui nous sont connues aujourd’hui. Écris tout cela pour que le souvenir s’en transmette chez nos descendans. Quand le roi eut dit ces mots, je me prosternai et m’éloignai pour rédiger cet écrit. »
§ ii. — POSSESSIONS DES TYRIENS SUR LE CONTINENT. (Chap. 3-8.) — i. — TYR ET SIDON. (Chap. 3-4.)
De même que parmi tous les rois, le roi des Tyriens est le plus puissant, de même aussi la ville de Tyr est la plus grande et la plus riche de toutes les villes. C’est elle qui a inventé tous les arts. C’est en effet dans cette contrée que les compagnons d’Usous ont les premiers construit un vaisseau pour se dérober à la poursuite d’Hypsouranios ; ce sont les habitans du pays qui, les premiers, se sont livrés à l’agriculture et à d’autre travaux.
L’armée du roi se compose de soixante mille combattans, cent trirèmes et une quantité innombrable de vaisseaux de transport. Il a en outre mille doryphores couverts d’armures en or, et quatre-vingts chars de guerre. Le temple de Mélicerte et toute la ville ont été bâtis par les compagnons de ce Dieu, à leur retour de Tartessus. Aux environs de Tyr se trouvent les villes d’Hysora, de Mæné (Μαίνη), Silyphe, Bethobarkas, qu’on appelle aussi Bethataba, et Ramasé.
La ville des Sidoniens est aussi très riche. Ses forces de terre consistent en cent mille combattans, mille doryphores et vingt chars ; ses forces navales se composent de soixante trirèmes. Au territoire des Sidoniens appartiennent aussi les villes de Monychus, Jauphé, Moyra, Dibon, séjour des enfans du roi, Nebra et Soate.
ii. — BYBLOS, ARADUS, BÉRYTE. (Chap. 5-7.)
L’armée des Bybliens consiste en vingt mille combattans, deux mille doryphores et vingt chars. Ils ont en outre quatre-vingt-cinq galères. Dans leur ville sont les temples de Kronos qui a fondé la ville, de Baaltis et d’autres dieux. Près de Byblos sont situées les villes d’Asmania, de Jasude, de Nebite et de Nebra (différente de celle des Sidoniens).
Les Aradiens ont une armée de huit mille hommes, plus mille doryphores, cinq cents archers, vingt chars de guerre et cinquante trirèmes. Les villes de leur territoire sont Arboze, Kasauron, Itynna, Delibas et Asypotia. Entre Delibas et Itynna se trouvent les Misybata, pierres prophétiques élevées par le dieu Ouranos
[15].
Les Bérytiens peuvent mettre sur pied dix mille combattans, mille doryphores et quarante chars de guerre. Leur marine se compose de trente galères. Leur ville a été bâtie par Eliun, qui lui a donné le nom de sa femme Béryte. On y admire surtout les temples de Pontus et d’Astarté. Les villes peuplées par les Bérytiens sont : Arbe, Isbas, Sydrobal et Bethastaroth. Sur le chemin qui conduit à Byblos, près de la ville de Sydrobal, s’élèvent les ruines de la tour des Égyptiens qui, sous la conduite de Pasurgus, cherchèrent à soumettre la contrée. Une vierge, Adramot
[16], les vainquit et détruisit leur repaire.
iii. — LES MONTAGNES. (Chap. 8.)
Les forces des habitans des montagnes s’élèvent à trente-deux mille
hommes, dont deux mille archers. Ils n’ont ni villes, ni vaisseaux, ni chars de guerre, et habitent de nombreux villages. C’est chez eux, dans les villages de Gabara, d’Oryx et de Gadra, que se trouvent les Bétyles
[17], qui sont aussi des oracles établis par Ouranos. Les plus célèbres sont sur le sommet du mont Zetunus qui est couvert d’oliviers et sur la route qui conduit des montagnes à Tyr. Sur la montagne qui lui fait face, est le village de Momigura, où se trouve une forteresse avec des retranchemens et une garnison.
§ iii. — ÉNUMÉRATION DES FORCES DE TYR. (Chap. 9.)
Ces villes, ces villages, ces montagnes, sont tributaires du roi Joram : et quand ce prince se dispose à la guerre, il rassemble à Tyr toutes les forces militaires dont il dispose, savoir : six cent huit mille combattans, cent quatre-vingts chars, six mille doryphores, deux mille cinq cents archers et trois cent vingt-cinq trirèmes. Si la guerre doit avoir lieu sur mer, les habitans des îles et des colonies lui envoient leur contingent, qui consiste en soixante-dix mille soldats, deux mille six cents archers et trois cent dix-huit vaisseaux de transport.
§ iv. — POSSESSIONS DES TYRIENS AU-DELÀ DE LA MER. (Chap. 10-14.)
La première des îles est Cittium (Chypre). Elle est fertile et bien peuplée. L’intérieur de l’île est habité par des barbares impies et grossiers qui ressemblent par les mœurs et par le langage aux géans du mont Liban. Sur les côtes, riches en ports, sont situées des villes, des villages et des forteresses bâties par nos ancêtres. La ville de Cittium, fondée par Demaroon, a une armée de dix mille hommes, soixante galères et cinq cents archers ; mais elle n’a pas de chars, l’usage en étant inconnu dans les îles. Dans la même contrée se trouvent encore les villes de Lydana et de Gola, ainsi que beaucoup de villages. L’île renferme encore la ville de Masuda
[18], qui fut fondée par le Sidonien Bimalus, et peut équiper quatre mille hommes et vingt galères. Près de cette ville, au sommet d’une montagne, est un grand autel élevé à Kronos, et qui, brillant toujours d’un vif éclat, peut être aperçu des navigateurs même par un temps pluvieux.
En naviguant vers l’occident, on rencontre l’île des Rhodiens qui, en cas de guerre, peut fournir trois mille hommes et dix vaisseaux. Les Sidoniens, dans des temps fort reculés, y ont fondé une ville ; mais l’infertilité du sol a contraint les habitans à l’abandonner, et depuis lors ils vivent dispersés dans plusieurs villages.
La côte opposée est au contraire fertile et très peuplée. On y trouve
trois établissemens des Sidoniens, un des Aradiens et quatre des Tyriens. Les noms des villes sidoniennes sont Machira, Supha, Zoara ; celui de l’établissement d’Aradus, Sale ; ceux des colonies tyriennes, Ozyne, Bethomalkrot, Masaba et Casra. Les habitans de Machira ont une armée de cinq mille hommes et vingt vaisseaux. Ceux de Supha peuvent armer deux mille hommes et dix vaisseaux ; ceux de Zoara, mille hommes et dix vaisseaux. Les Saléens, de leur côté, ont quinze cents guerriers et une flotte de huit vaisseaux. Enfin, les habitans d’Ozyne mettent sur pied deux mille hommes ; ceux de Bethomalkrot douze cents ; ceux de Masaba cinq cents, et ceux de Casra huit cents. Les quatre villes réunies possèdent quinze vaisseaux.
Les Machiréens, les Suphéens et les Ozynéens font souvent voile vers des îles et des détroits situés au couchant pour combattre les barbares de ces pays, qui se livrent à la piraterie, et ont des vaisseaux semblables aux nôtres.
De là on aborde promptement à Maphilé, colonie peuplée par des Aradiens, des Bybliens et d’autres encore. Dans des temps plus anciens il y avait là cinq colonies, que les sauvages indigènes détruisirent ; les habitans de ces cinq villes se réunirent sur ce point et y bâtirent une ville. Leurs forces consistent en quatre mille combattans et trente-six vaisseaux. Cet établissement se trouve dans le pays de Tenga, contrée vaste, mais fort déserte, parce qu’elle est dépourvue d’eau et brûlée par le soleil.
En navigant au nord de Mazaurisa, on arrive en Erséphonie, où se trouvent quatre colonies, dont l’armée monte à douze mille hommes et à vingt-cinq vaisseaux. Cette force imposante date de l’époque où, au moment d’une guerre contre les Tartessiens, les Sidoniens y envoyèrent des renforts. On n’a rien à craindre des indigènes, car ils sont peu nombreux et très pacifiques. Dans ce pays est le mont Libnas, consacré à Mélicerte, qui y a laissé l’empreinte de ses pieds.
Maintenant, si l’on réunit toutes les forces de terre et de mer du roi Joram, on trouvera que son armée consiste en vingt-cinq myriades de combattans de toute arme, et sa flotte en six cent quarante-trois vaisseaux. Il possède en outre cent quatre-vingts chars de guerre et d’immenses trésors ; car, si en temps de guerre les villes lui envoient des troupes auxiliaires, en temps de paix elles lui paient un tribut.
Les Tartessiens, descendans de Mélicerte, sont alliés des Tyriens et habitent à l’occident. Leur prince est Nausitanus, fils de Charon, qui est très puissant et possède beaucoup de galères et d’autres vaisseaux. Ce peuple habite cinq grandes villes et beaucoup de villages. Les contrées voisines des fleuves sont très fertiles, les montagnes renferment de riches mines d’or et d’argent, surtout aux villages d’Ardiabe et d’Ophile.
Tartessus est située sur le détroit et sur l’océan. L’océan septentrional n’est pas navigable à cause du soulèvement des vagues, celui du sud parce que les côtes y sont désertes. Là est le promontoire de Tiborsypha.
§ VI. — LE SUD, LE NORD ET L’EST DE LA TERRE. (Chap. 16.)
Dans le voisinage des Tyriens habitent les Cérates, les Juifs, les Égyptiens, les Arabes, les Damascènes et les Hamathéens, alliés de Joram. En Égypte est le Nil. En le remontant, on arrive en sept jours à la capitale où l’on trouve un grand nombre d’esclaves éthiopiens venus des contrées méridionales. Ils ont la peau noire, mais par leurs mœurs et leur manière d’être, ils ressemblent beaucoup aux Égyptiens. Les Éthiopiens habitent les contrées les plus méridionales de la terre.
Au nord habitent les Arméniens, les Phrygiens et les Lydiens ; bien plus au nord encore les Cambres, les Amydones et les Titans. Les Titans sont une race très sauvage et à demi nue qui va chercher en Médie des chevaux blancs qu’elle regarde comme des dieux. Ils habitent autour d’un grand lac et sont à vingt jours de marche des Mèdes.
Vers le levant habitent les Babyloniens, les Mèdes et les Éthiopiens. La ville des Babyloniens est grande et peuplée. La Médie nourrit de nombreux troupeaux de chevaux blancs. Le pays des Éthiopiens est sablonneux et aride sur les côtes, montagneux dans l’intérieur des terres.
Le pays le plus reculé à l’orient est la Chersonèse de Rachius, où les trirèmes de Joram sont parvenues.
La mer t’a-t-elle rejeté sur le rivage comme une perle brillante, ou bien es-tu né du ciel, astre lumineux ? Le continent brille de ton éclat et la mer réfléchit ta beauté.
Ô reine des flots, quand tu vois ton peuple naviguer, tu te réjouis comme une heureuse mère à la vue de ses enfans.
Mais jette les yeux au loin, et des larmes rouleront sur tes joues et baigneront le sol ; et la mer retentira de tes chants plaintifs ;
Il n’y a pas moins de grandeur dans ce chant d’un roi d’Hamalh banni de ses états :
Ammisus m’a chassé de la ville ; mes serviteurs m’ont accablé de leurs railleries ; mais je ferai fouetter mes serviteurs et je tuerai Ammisus.
Autrefois je reposais sur la pourpre de Tyr, et mon coussin était fait de soie babylonienne.
Mais croyez-vous que je tremble parce que l’obscurité descend sur la forêt et que l’orage passe à travers les arbres comme un lion rugissant ?
Croyez-vous que je m’épouvante à l’aspect des rochers qui brillent à la clarté de la lune et des pâles fantômes qui surgissent de chaque motte de terre ?
Le lion est-il sans courage dans son obscure tanière ? Avez-vous jamais vu le sanglier saisi de crainte ? Le sanglier sauvage parcourt sans effroi les ravins de la montagne, et le rugissement du lion fait trembler ses ennemis.
Ph. Le Bas.