Sur la Valeur objective de la science


SUR LA VALEUR OBJECTIVE DE LA SCIENCE


§ 1. — Introduction.

Les articles de M. Le Roy ont déjà donné lieu à de nombreuses discussions. Dans la première séance de la Société française de philosophie, c’est encore la thèse de M. Le Roy qui a fait l’objet des débats ; je dois donc supposer que cette thèse est familière aux lecteurs de cette Revue.

Je ne saurais l’accepter tout entière. Certes je suis d’accord sur bien des points avec M. Le Roy, et il a même cité, à l’appui de sa manière de voir, divers passages de mes écrits que je ne suis nullement disposé à récuser. Je ne m’en crois que plus tenu d’expliquer pourquoi je ne puis le suivre jusqu’au bout.

M. Le Roy se plaint souvent d’être accusé de scepticisme. Il ne pouvait pas ne pas l’être, encore que cette accusation soit probablement injuste. Les apparences ne sont-elles pas contre lui ? Nominaliste de doctrine, mais réaliste de cœur, il semble n’échapper au nominalisme absolu que par un acte de foi désespéré.

C’est que la philosophie anti-intellectualiste, en récusant l’analyse et « le discours », se condamne par cela même à être intransmissible, c’est une philosophie essentiellement interne, ou tout au moins ce qui peut s’en transmettre, ce ne sont que les négations ; comment s’étonner alors que pour un observateur extérieur, elle prenne la figure du scepticisme ?

C’est là le point faible de cette philosophie ; si elle veut rester fidèle à elle-même, elle épuise sa puissance dans une négation et un cri d’enthousiasme. Cette négation et ce cri, chaque auteur peut les répéter, en varier la forme, mais sans y rien ajouter.

Et encore, ne serait-il pas plus conséquent en se taisant ? Voyons, vous avez écrit de longs articles, il a bien fallu pour cela que vous vous serviez de mots. Et par là n’avez-vous pas été beaucoup plus « discursif » et par conséquent beaucoup plus loin de la vie et de la vérité, que l’animal qui vit tout simplement sans philosopher ? Ne serait-ce pas cet animal qui est le véritable philosophe ?

Pourtant, de ce qu’aucun peintre n’a pu faire un portrait tout à fait ressemblant, devons-nous conclure que la meilleure peinture soit de ne pas peindre ? Quand un zoologiste dissèque un animal, certainement il « l’altère ». Oui, en le disséquant, il se condamne à n’en jamais tout connaître ; mais en ne le disséquant pas, il se condamnerait à n’en jamais rien connaître et par conséquent à n’en jamais rien dire.

Certes il y a dans l’homme d’autres forces que son intelligence, personne n’a jamais été assez fou pour le nier. Ces forces aveugles, le premier venu les fait agir ou les laisse agir ; le philosophe doit en parler ; pour en parler, il doit en connaître le peu qu’on en peut connaître, il doit donc les regarder agir. Comment ? avec quels yeux ? sinon avec son intelligence ? Le cœur, l’instinct, peuvent la guider, mais non la rendre inutile ; ils peuvent diriger le regard, mais non remplacer l’œil. Que le cœur soit l’ouvrier et que l’intelligence ne soit que l’instrument, on peut y consentir. Encore est-ce un instrument dont on ne peut se passer, sinon pour agir, au moins pour philosopher. C’est pour cela qu’une philosophie vraiment anti-intellectualiste est impossible. Peut-être devrons-nous conclure au primat de l’action ; toujours est-il que c’est notre intelligence qui conclura ainsi ; en cédant le pas à l’action, elle gardera de la sorte la supériorité du roseau pensant. C’est là aussi un « primat » qui n’est pas à dédaigner.

Qu’on me pardonne ces courtes réflexions et qu’on me pardonne aussi de les faire si courtes et d’avoir à peine effleuré la question. Le procès de l’intellectualisme n’est pas le sujet que je veux traiter : je veux parler de la science et pour elle, il n’y a pas de doute ; par définition, pour ainsi dire, elle sera intellectualiste ou elle ne sera pas. Ce qu’il s’agit précisément de savoir, c’est si elle sera.

§ 2. — La Science, Règle d’action.

Pour M. Le Roy, la science n’est qu’une règle d’action. Nous sommes impuissants à rien connaître et pourtant nous sommes embarqués, il nous faut agir, et à tout hasard, nous nous sommes fixé des règles. C’est l’ensemble de ces règles que l’on appelle la science.

C’est ainsi que les hommes, désireux de se divertir, ont institué des règles de jeux, comme celle du tric-trac, par exemple, qui pourraient, mieux que la science elle-même, s’appuyer de la preuve du consentement universel. C’est ainsi également que, hors d’état de choisir, mais forcé de choisir, on jette en l’air une pièce de monnaie pour tirer à pile ou face.

La règle du tric-trac est bien une règle d’action comme la science, mais croit-on que la comparaison soit juste et ne voit-on pas la différence ? Les règles de jeu sont des conventions arbitraires et on aurait pu adopter la convention contraire qui n’aurait pas été moins bonne. Au contraire, la Science est une règle d’action qui réussit, au moins généralement et, j’ajoute, tandis que le règle contraire n’aurait pas réussi.

Si je dis, pour faire de l’hydrogène, faites agir un acide sur du zinc, je formule une règle qui réussit ; j’aurais pu dire faites agir de l’eau distillée sur de l’or ; cela aurait été aussi une règle, seulement elle n’aurait pas réussi.

Si donc les « recettes » scientifiques ont une valeur, comme règle d’action, c’est que nous savons qu’elles réussissent, du moins en général. Mais savoir cela, c’est bien savoir quelque chose et alors pourquoi venez-vous nous dire que nous ne pouvons rien connaître ?

La science prévoit, et c’est parce qu’elle prévoit qu’elle peut être utile et servir de règle d’action. J’entends bien que ses prévisions sont souvent démenties par l’événement ; cela prouve que la science est imparfaite et si j’ajoute qu’elle le restera toujours, je suis certain que c’est là une prévision qui, elle du moins, ne sera jamais démentie. Toujours est-il que Le savant se trompe moins souvent qu’un prophète qui prédirait au hasard. D’autre part le progrès est lent, mais continu, de sorte que les savants, quoique de plus en plus hardis, sont de moins en moins déçus. C’est peu, mais c’est assez.

Je sais bien que M. Le Roy a dit quelque part que la Science se trompait plus souvent qu’on ne croit, que les comètes jouaient parfois des tours aux astronomes, que les savants, qui apparemment sont des hommes, ne parlaient pas volontiers de leurs insuccès et que, s’ils en parlaient, ils devraient compter plus de défaites que de victoires.

Ce jour-là, M. Le Roy a évidemment dépassé sa pensée. Si la science ne réussissait pas, elle ne pourrait servir de règle d’action ; d’où tirerait-elle sa valeur ? De ce qu’elle est « vécue », c’est-à-dire de ce que nous l’aimons et que nous croyons en elle ? Les alchimistes avaient des recettes pour faire de l’or, ils les aimaient et avaient foi en elles, et pourtant ce sont nos recettes qui sont les bonnes, bien que notre foi soit moins vive, parce qu’elles réussissent.

Il n’y a pas moyen d’échapper à ce dilemme ; ou bien la science ne permet pas de prévoir, et alors elle est sans valeur comme règle d’action ; ou bien elle permet de prévoir d’une façon plus ou moins imparfaite, et alors elle n’est pas sans valeur comme moyen de connaissance.

On ne peut même pas dire que l’action soit le but de la science ; devons-nous condamner les études faites sur l’étoile Sirius, sous prétexte que nous n’exercerons probablement jamais aucune action sur cet astre.

À mes yeux au contraire, c’est la connaissance qui est le but, et l’action qui est le moyen. Si je me félicite du développement industriel, ce n’est pas seulement parce qu’il fournit un argument facile aux avocats de la science ; c’est surtout parce qu’il donne au savant la foi en lui-même et aussi parce qu’il lui offre un champ d’expérience immense, où il se heurte à des forces trop colossales pour qu’il y ait moyen de donner un coup de pouce. Sans ce lest, qui sait s’il ne quitterait pas terre, séduit par le mirage de quelque scholastique nouvelle, ou s’il ne désespérerait pas en croyant qu’il n’a fait qu’un rêve ?

§ 3. — Le fait brut et le fait scientifique.

Ce qu’il y avait de plus paradoxal dans la thèse de M. Le Roy, c’était cette affirmation que le savant crée le fait ; c’en était en même temps le point essentiel et c’est un de ceux qui ont été le plus discutés.

Peut-être, dit-il (je crois bien que c’était là une concession), n’est-ce pas le savant qui crée le fait brut ; c’est du moins lui qui crée le fait scientifique.

Cette distinction du fait brut et du fait scientifique ne me paraît pas illégitime par elle-même. Mais je me plains d’abord que la frontière n’ait été tracée ni d’une manière exacte, ni d’une manière précise ; et ensuite que l’auteur ait semblé sous-entendre que le fait brut, n’étant pas scientifique, est en dehors de la science.

Enfin je ne puis admettre que le savant crée librement le fait scientifique puisque c’est le fait brut qui le lui impose.

Les exemples donnés par M. Le Roy m’ont beaucoup étonné. Le premier est emprunté à la notion d’atome. L’atome choisi comme exemple de fait ! j’avoue que ce choix m’a tellement déconcerté que je préfère n’en rien dire. J’ai évidemment mal compris la pensée de l’auteur et je ne saurais la discuter avec fruit.

Le second cas pris pour exemple est celui d’une éclipse où le phénomène brut est un jeu d’ombre et de lumière, mais où l’astronome ne peut intervenir sans apporter deux éléments étrangers, à savoir une horloge et la loi de Newton.

Enfin M. Le Roy cite la rotation de la Terre ; on lui a répondu : mais ce n’est pas un fait, et il a répliqué : c’en était un pour Galilée qui l’affirmait comme pour l’inquisiteur qui le niait. Toujours est-il que ce n’est pas un fait au même titre que ceux dont nous venons de parler et que leur donner le même nom, c’est s’exposer à bien des confusions.

Voilà donc quatre degrés :

1o Il fait noir, dit l’ignorant.

2o L’éclipse a eu lieu à neuf heures, dit l’astronome.

3o L’éclipse a eu lieu à l’heure que l’on peut déduire des tables construites d’après les lois de Newton, dit-il encore.

4o Cela tient à ce que la terre tourne autour du soleil, dit enfin Galilée.

Où est donc la frontière entre le fait brut et le fait scientifique ? À lire M. Le Roy on croirait que c’est entre le premier et le deuxième échelon, mais qui ne voit qu’il y a plus de distance du deuxième au troisième, et plus encore du troisième au quatrième.

Qu’on me permette de citer deux exemples qui nous éclaireront peut-être un peu.

J’observe la déviation d’un galvanomètre à l’aide d’un miroir mobile qui projette une image lumineuse ou spot sur une échelle divisée. Le fait brut c’est : je vois le spot se déplacer sur l’échelle, et le fait scientifique c’est : il passe un courant dans le circuit.

Ou bien encore : quand je fais une expérience, je dois faire subir au résultat certaines corrections, parce que je sais que j’ai dû commettre des erreurs. Ces erreurs sont de deux sortes, les unes sont accidentelles et je les corrigerai en prenant la moyenne ; les autres sont systématiques et je ne pourrai les corriger que par une étude approfondie de leurs causes.

Le premier résultat obtenu est alors le fait brut, tandis que le fait scientifique c’est Le résultat final après les corrections terminées.

En réfléchissant à ce dernier exemple, nous sommes conduits à subdiviser notre second échelon, et au lieu de dire :

2. L’éclipse a eu lieu à neuf heures,

nous dirons :

2 a. L’éclipse a eu lieu quand mon horloge marquait neuf heures, et 2 b. Ma pendule retardant de dix minutes, l’éclipse a eu lieu à neuf heures dix.

Et ce u’est pas tout : le premier échelon aussi doit être subdivisé, et ce n’est pas entre ses deux subdivisions que la distante sera la moins grande : entre l’impression d’obscurité que ressent le témoin d’une éclipse, et l’affirmation : il fait noir, que cette impression lui arrache, il est nécessaire de distinguer. En un sens c’est la première qui est le seul vrai fait brut, et la seconde est déjà une sorte de fait scientifique.

Voilà donc maintenant notre échelle qui a six échelons, et bien qu’il n’y ait aucune raison pour s’arrêter à ce chiffre, nous nous y tiendrons.

Ce qui me frappe d’abord c’est ceci. Au premier de nos six échelons, le fait, encore complètement brut, est pour ainsi dire individuel, il est complètement distinct de tous les autres faits possibles. Dès le second échelon, il n’en est déjà plus de même. L’énoncé du fait pourrait convenir à une infinité d’autres faits. Aussitôt qu’intervient le langage, je ne dispose plus que d’un nombre fini de termes pour exprimer les nuances en nombre infini que mes impressions pourraient revêtir. Quand je dis : il fait noir, cela exprime bien les impressions que j’éprouve en assistant à une éclipse ; mais dans l’obscurité même, on pourrait imaginer une foule de nuances, et si au lieu de celle qui s’est réalisée effectivement, c’eût été une nuance peu différente qui se fût produite, j’aurais cependant encore énoncé cet autre fait en disant : il fait noir.

Seconde remarque : même au second échelon, l’énoncé d’un fait ne peut être que vrai où faux. Il n’en serait pas de même pour une proposition quelconque ; si cette proposition est l’énoncé d’une convention, on ne peut pas dire que cet énoncé soit vrai, au sens propre du mot, puisqu’il ne saurait être vrai malgré moi et qu’il est vrai seulement parce je veux qu’il le soit.

Quand je dis, par exemple, l’unité de longueur est le mètre, c’est un décret que je porte, ce n’est pas une constatation qui s’impose à moi. Il en est de même, comme je crois l’avoir montré ailleurs, quand il s’agit par exemple du postulatum d’Euclide.

Quand on me demande : fait-il noir ? je sais toujours si je dois répondre oui ou non.

Bien qu’une infinité de faits possibles soient susceptibles de ce même énoncé : il fait noir, je saurai toujours si le fait réalisé rentre ou ne rentre pas parmi ceux qui répondent à cet énoncé. Les faits sont classés en catégories, et si l’on me demande si le fait que je constate rentre ou ne rentre pas dans telle catégorie, je n’hésiterai pas.

Sans doute cette classification comporte assez d’arbitraire pour laisser à la liberté ou au caprice de l’homme une large part. En un mot, cette classification est une convention. Mais cette convention étant donnée, si l’on me demande : tel fait est-il vrai ? je saurai toujours que répondre et ma réponse me sera imposée par le témoignage de mes sens.

Si donc pendant une éclipse, on demande : fait-il noir ? tout le monde répondra oui. Sans doute ceux-là répondraient non qui parleraient une langue où clair se dirait noir et où noir se dirait clair. Mais quelle importance cela peut-il avoir ?

De même, en mathématiques, quand j’ai posé les définitions, et les postulats qui sont des conventions, un théorème ne peut plus être que vrai ou faux. Mais pour répondre à cette question : ce théorème est-il vrai ? ce n’est plus au témoignage de mes sens que j’aurai recours, mais bien au raisonnement.

Nous arrivons donc à la conclusion suivante.

L’énoncé d’un fait est toujours vérifiable et pour la vérification nous avons recours soit au témoignage de nos sens, soit au souvenir de ce témoignage. C’est là proprement ce qui caractérise un fait. Si vous me posez la question : tel fait est-il vrai ? je commencerai par vous demander, s’il y a lieu, de préciser les conventions, par vous demander, en d’autres termes, quelle langue vous avez parlé ; puis une fois fixé sur ce point, j’interrogerai mes sens et je répondrai, oui ou non. Mais la réponse, ce seront mes sens qui l’auront faite, ce ne sera pas vous en me disant : c’est en anglais ou c’est en français que je vous ai parlé.

Y a-t-il quelque chose à changer à tout cela quand nous passons aux échelons suivants ? Quand j’observe un galvanomètre, ainsi que je le disais tout à l’heure, si je demande à un visiteur ignorant : le courant passe-t-il ? il va regarder le fil pour tâcher d’y voir passer quelque chose ; mais si je pose la même question à mon aide qui comprend ma langue, il saura que cela veut dire : le spot se déplace-t-il ? et il regardera sur l’échelle.

Quelle différence y a-t-il alors entre l’énoncé d’un fait brut et l’énoncé d’un fait scientifique ? il y a la même différence qu’entre l’énoncé d’un même fait brut dans la langue française et dans la langue allemande, L’énoncé scientifique est la traduction de l’énoncé brut dans un langage qui se distingue surtout de l’allemand vulgaire ou du français vulgaire parce qu’il est parlé par un bien moins grand nombre de personnes.

N’allons pas trop vite cependant. Pour mesurer un courant, je puis me servir d’un très grand nombre de types de galvanomètres ou encore d’un électrodynamomètre. Et alors quand je dirai : il règne dans ce circuit un courant de tant d’ampères, cela voudra dire : si j’adapte à ce circuit tel galvanomètre je verrai le spot venir à le division  ; mais cela voudra dire également : si j’adapte à ce circuit tel électrodynamomètre, je verrai le spot venir à la division Et cela voudra dire encore beaucoup d’autres choses, car le courant peut se manifester non seulement par des effets mécaniques, mais par des effets chimiques, thermiques, lumineux, etc.

Voilà donc un même énoncé qui convient à un très grand nombre de faits bruts absolument différents. Pourquoi ? C’est parce que j’admets une loi d’après laquelle toutes les fois que tel effet mécanique se produira, tel effet chimique se produira de son côté. Des expériences antérieures très nombreuses ne m’ont jamais montré cette loi en défaut et alors je me suis rendu compte que je pourrais exprimer par le même énoncé deux faits aussi invariablement liés l’un à l’autre.

Quand on me demandera : le courant passe-t-il ? je pourrai comprendre que cela veut dire : tel effet mécanique va-t-il se produire ? mais je pourrai comprendre aussi : tel effet chimique va-t-il se produire ? Je vérifierai donc soit si l’effet mécanique a lieu, soit si l’effet chimique a lieu, et je répondrai. J’ai pu comprendre de deux manières différentes, puisque dans un cas comme dans l’autre la réponse doit être la même.

Et si la loi venait un jour à être reconnue fausse ? Si on s’apercevait que la concordance des deux effets mécanique et chimique n’est pas constante ? Ce jour-là, il faudrait changer le langage scientifique pour en faire disparaître une grave ambiguïté.

Et puis après ? Croit-on que le langage ordinaire, à l’aide duquel on exprime les faits de la vie quotidienne, soit exempt d’ambiguïté ?

En conclura-t-on que les faits de la vie quotidienne sont l’œuvre des grammairiens ?

Vous me demandez : y a-t-il un courant ? je cherche si l’effet mécanique existe, je le constate et je réponds : oui, il y a un courant. Vous comprenez à la fois que cela veut dire que l’effet mécanique existe, et que l’effet chimique, que je n’ai pas recherché, existe également. Imaginons maintenant que, par impossible, la loi que nous croyions vraie, ne le soit pas et que l’effet chimique n’ait pas existé dans ce cas. Dans cette hypothèse il y aura deux faits distincts, l’un directement observé et qui est vrai, l’autre inféré et qui est faux. On pourra dire à la rigueur que le second, c’est nous qui l’aurons créé. De sorte que la part de collaboration personnelle de l’homme dans la création du fait scientifique, c’est l’erreur.

Mais si nous pouvons dire que le fait en question est faux, n’est-ce pas justement parce qu’il n’est pas une création libre et arbitraire de notre esprit, une convention déguisée, auquel cas il ne serait ni vrai, ni faux ? Et en effet il était vérifiable, je n’avais pas fait la vérification, mais j’aurais pu la faire. Si j’ai fait une fausse réponse, c’est parce que j’ai voulu répondre trop vite, sans avoir interrogé la nature qui seule savait le secret.

Quand, après une expérience, je corrige les erreurs accidentelles ou systématiques pour dégager le fait scientifique, c’est encore la même chose ; le fait scientifique ne sera jamais que le fait brut traduit dans un autre langage. Quand je dirai : il est telle heure, cela sera une manière abrégée de dire : il y a telle relation entre l’heure que marque ma pendule, et l’heure qu’elle marquait au moment du passage de tel astre et de tel autre astre au méridien. Et une fois cette convention de langage adoptée par tous, quand on me demandera : est-il telle heure ? il ne dépendra pas de moi de répondre oui ou non.

Passons à l’avant-dernier échelon : l’éclipse a lieu à l’heure donnée par les tables déduites des lois de Newton. C’est encore une convention de langage qui est parfaitement claire pour ceux qui connaissent la Mécanique Céleste ou simplement pour ceux qui possèdent les tables calculées par les Astronomés. On me demande : l’éclipse a-t-elle eu lieu à l’heure prédite ? Je cherche dans la Connaissance des Temps, je vois que l’éclipse était annoncée pour neuf heures et je comprends que la question voulait dire : l’éclipse a-t-elle eu lieu à neuf heures ? Là encore nous n’avons rien à changer à nos conclusions. Le fait scientifique n’est que le fait brut traduit dans un langage commode.

Il est vrai qu’au dernier échelon les choses changent. La terre tourne-t-elle ? Est-ce là un fait vérifiable ? Galilée et le Grand-Inquisiteur pouvaient-ils, pour se mettre d’accord, en appeler au témoignage de leurs sens ? Au contraire, ils étaient d’accord sur les apparences, et quelles qu’eussent été les expériences accumulées, ils seraient restés d’accord sur les apparences sans s’accorder jamais sur leur interprétation. C’est même pour cela qu’ils ont été obligés d’avoir recours à des procédés de discussion aussi peu scientifiques.

C’est pourquoi j’estime qu’ils n’étaient pas en désaccord sur un fait ; nous n’avons pas le droit de donner le même nom à la rotation de la Terre, qui était l’objet de leur discussion, et aux faits bruts ou scientifiques que nous avons passés en revue jusqu’ici.

Après ce qui précède, il semble superflu de rechercher si le fait brut est en dehors de la science, car il ne peut pas y avoir, ni science sans fait scientifique, ni fait scientifique sans fait brut, puisque le premier n’est que la traduction du second.

Et alors a-t-on le droit de dire que le savant crée le fait scientifique. Tout d’abord il ne le crée pas ex nihilo puisqu’il le fait avec le fait brut. Par conséquent il ne le fait pas librement et comme il veut. Quelque habile que soit l’ouvrier sa liberté est toujours limitée par les propriétés de la matière : première sur laquelle il opère.

Que voulez-vous dire après tout quand vous parlez de cette création libre du fait scientifique et quand vous prenez pour exemple l’astronome qui intervient activement dans le phénomène de l’éclipse en apportant son horloge ? Voulez-vous dire : l’éclipse a eu lieu à neuf heures ? mais si l’astronome avait voulu qu’elle eût lieu à dix heures, cela ne tenait qu’à lui, il n’avait qu’à avancer son horloge d’une heure.

Mais l’astronome, en faisant cette mauvaise plaisanterie, aurait évidemment abusé d’une équivoque. Quand il me dit : l’éclipse a eu lieu à neuf heures, j’entends que neuf heures est l’heure déduite de l’indication brute de la pendule, par la série des corrections d’usage. S’il m’a seulement donné cette indication brute, ou s’il a fait des corrections contraires aux règles habituelles, il a changé sans me prévenir le langage convenu. Si au contraire il a eu soin de me prévenir, je n’ai pas à me plaindre, mais alors c’est toujours le même fait exprimé dans un autre langage.

En résumé, tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce. S’il prédit un fait, il emploiera ce langage, et pour tous ceux qui sauront le parlér et l’entendre, sa prédiction est exeinpte d’ambiguïté. D’ailleurs une fois cette prédiction lancée, il ne dépend évidemment pas de lui qu’elle se réalise ou qu’elle ne se réalise pas.

Que reste-t-il alors de la thèse de M. Le Roy ? Il reste ceci : le savant intervient activement en choisissant les faits qui méritent d’être observés. Un fait isolé n’a par lui-même aucun intérêt ; il en prend un si l’on a lieu de penser qu’il pourra aider à en prédire d’autres ; ou bien encore si, ayant été prédit, sa vérification est La confirmation d’une loi. Qui choisira les faits qui, répondant à ces conditions, méritent le droit de cité dans la science ? C’est la libre activité du savant.

Et ce n’est pas tout. J’ai dit que le fait scientifique est la traduction d’un fait brut dans un certain langage ; j’aurais dû ajouter que tout fait scientifique est formé de plusieurs faits bruts. Les exemples cités plus haut le montrent assez bien. Par exemple pour l’heure de l’éclipse mon horloge marquait l’heure à l’instant de l’éclipse ; elle marquait l’heure au moment du dernier passage au méridien d’une certaine étoile que nous prendrons pour origine des ascensions droites ; elle marquait l’heure au moment de l’avant-dernier passage de cette même étoile. Voilà trois faits distincts (encore remarquera-t-on que chacun d’eux résulte lui-même de deux faits bruts simultanés ; mais passons sur cette remarque). Au lieu de cela je dis : l’éclipse a eu lieu à l’heure et les trois faits se trouvent concentrés en un fait scientifique unique. J’ai jugé que les trois lectures faites sur mon horloge à trois moments différents étaient dépourvues d’intérêt et que la seule chose intéressante était la combinaison de ces trois lectures. Dans ce jugement on retrouve la libre activité de mon esprit.

Mais j’ai ainsi épuisé ma puissance ; je ne puis pas faire que cette combinaison ait telle valeur et non telle autre, puisque je ne puis influer ni sur la valeur de , ni sur celle de , ni sur celle de qui me sont imposées comme faits bruts.

En résumé les faits sont des faits, et s’il arrive qu’ils sont conformes à une prédiction ce n’est pas par un effet de notre libre activité. Il n’y a pas de frontière précise entre le fait brut et le fait scientifique ; on peut dire seulement que tel énoncé de fait est plus brut ou, au contraire,plus scientifique que tel autre.

§ 4. — Le « Nominalisme » et « l’Invariant Universel ».

Si des faits nous passons aux lois, il est clair que la part de la libre activité du savant dans leur création deviendra beaucoup plus grande. Mais M. Le Roy ne la fait-il pas encore trop grande ? C’est ce que nous allons examiner.

Rappelons d’abord les exemples qu’il a donnés. Quand je dis : le phosphore fond à 44°, je crois énoncer une loi ; en réalité c’est la définition même du phosphore ; si l’on venait à découvrir un corps qui, jouissant d’ailleurs de toutes les propriétés du phosphore ne fondrait pas à 44°, on lui donnerait un autre nom, voilà tout, et loi resterait vraie.

De même quand je dis : les corps graves en chute libre parcourent des espaces proportionnels aux carrés des temps, je ne fais que donner la définition de la chute libre. Toutes les fois que la condition ne sera pas remplie, je dirai que la chute n’est pas libre, de sorte que la loi ne pourra jamais être en défaut.

Il est clair que si les lois se réduisaient à cela, elles ne pourraient servir à prédire ; elles ne pourraient donc servir à rien, ni comme moyen de connaissance, ni comme principe d’action.

Quand je dis : le phosphore fond à 44° je veux dire par là : tout corps qui jouit-de telle ou telle propriété (à savoir de toutes les propriétés du phosphore, sauf le point de fusion) fond à 44°. Entendue ainsi, ma proposition est bien une loi, et cette loi pourra m’être utile, car si je rencontre un corps jouissant de ces propriétés, je pourrai prédire qu’il fondra à 44°.

Sans doute, on pourra découvrir que la loi est fausse. On lira alors dans les traités de chimie : « il existe deux corps que les chimistes ont longtemps confondus sous le nom de phosphore ; ces deux corps ne différent que par leur point de fusion ». Ce ne serait évidemment pas la première fois que les chimistes en arriveraient à séparer deux corps qu’ils n’auraient d’abord pas su distinguer ; tels par exemple le néodyme et le praséodyme, longtemps confondus sous le nom de didyme.

Je ne crois pas que les chimistes redoutent beaucoup que pareille mésaventure arrive jamais au phosphore. Et si par impossible elle arrivait, les deux corps n’auraient probablement pas identiquement même densité, identiquement même chaleur spécifique, etc., de sorte qu’après avoir déterminé avec soin la densité par exemple, on pourra encore prévoir le point de fusion.

Peu importe d’ailleurs ; il suffit de remarquer qu’il y a une loi, et que cette loi, vraie ou fausse, ne se réduit pas à une tautologie.

Dira-t-on que, si nous ne connaissons pas sur la Terre un corps qui ne fonde pas à 44° tout en ayant les autres propriétés du phosphore, nous ne pouvons pas savoir s’il n’en existe pas sur d’autres. planètes ? Sans doute, cela peut se soutenir, et on conclurait alors que la loi en question, qui peut nous servir de règle d’action à nous qui habitons la Terre, n’a cependant aucune valeur générale au point de vue de la connaissance, et ne doit son intérêt qu’au hasard qui nous a placés sur ce globe. C’est possible, mais s’il en était ainsi, la loi n’aurait pas de valeur, non pas parce qu’elle se réduirait à une convention, mais parce qu’elle serait fausse.

De même en ce qui concerne la chute des corps. Il ne me servirait à rien d’avoir donné le nom de chute libre aux chutes qui se produisent conformément à la loi de Galilée, si je ne savais d’autre part que, dans telles circonstances, la chute sera probablement libre ou à peu près libre. Cela alors est une loi qui peut être vraie ou fausse, mais qui ne se réduit plus à une convention.

Je suppose que les astronomes viennent à découvrir que les astres n’obéissent pas exactement à la loi de Newton. Ils auront le choix entre deux attitudes ; ils pourront dire que la gravitation ne varie pas exactement comme l’inverse du carré des distances, ou bien ils pourront dire que la gravitation n’est pas la seule force qui agisse sur les astres et qu’il vient s’y ajouter une force de nature différente.

Dans ce second cas, on considérera la loi de Newton comme la définition de la gravitation. Ce sera l’attitude nominaliste. Le choix entre les deux attitudes reste libre, et se fait par des considérations de commodité, quoique ces considérations soient le plus souvent tellement puissantes qu’il reste pratiquement peu de chose de cette liberté.

Nous pouvons décomposer cette proposition : (1) les astres suivent la loi de Newton, en deux autres : (2) la gravitation suit la loi de Newton, (3) la gravitation est la seule force qui agisse sur les astres. Dans ce cas la proposition (2) n’est plus qu’une définition et échappe au contrôle de l’expérience ; mais alors ce sera sur la proposition (3) que ce contrôle pourra s’exercer. Il le faut bien puisque la proposition résultante (1) prédit des faits bruts vérifiables.

C’est grâce à ces artifices que par un nominalisme inconscient, les savants ont élevé au-dessus des lois ce qu’ils appellent des principes. Quand une loi a reçu une confirmation suffisante de l’expérience, nous pouvons adopter deux attitudes, ou bien laisser cette loi dans la mêlée ; elle restera soumise alors à une incessante revision qui sans aucun doute finira par démontrer qu’elle n’est qu’approximative. Ou bien on peut l’ériger en principe, en adoptant des conventions telles que la proposition soit certainement vraie. Pour cela on procède toujours de la même manière. La loi primitive énonçait une relation entre deux faits bruts et  ; on introduit entre ces deux faits bruts un intermédiaire abstrait , plus ou moins fictif (tel était dans l’exemple précédent l’entité impalpable de la gravitation). Et alors nous avons une relation entre et que nous pouvons supposer rigoureuse et qui est le principe ; et une autre entre et qui reste une loi revisable.

Le principe, désormais cristallisé pour ainsi dire, n’est plus soumis au contrôle de l’expérience, il n’est pas vrai ou faux, il est commode.

On a trouvé souvent de grands avantages à procéder de la sorte, mais il est clair que si toutes les lois avaient été transformées en principes, il ne serait rien resté de la science. Toute loi peut se décomposer en un principe et une loi, mais il est bien clair par là que, si loin que l’on pousse cette décomposition, il restera toujours des lois.

Le nominalisme a donc des bornes et c’est ce qu’on pourrait méconnaître, si on prenait à la lettre les assertions de M. Le Roy.

Une revue rapide des sciences nous fera mieux comprendre quelles sont ces bornes. L’attitude nominaliste n’est justifiée que quand elle est commode ; quand l’est-elle ?

L’expérience nous fait connaître des relations entre les corps ; c’est là le fait brut ; ces relations sont extrémement compliquées. Au lieu d’envisager diréctement la relation du corps et du corps , nous introduisons entre eux un intermédiaire qui est l’espace, et nous envisageons trois relations distinctes : celle du corps avec la figure de l’espace, celle du corps avec la figure de l’espace, celle des deux figures et entre elles. Pourquoi ce détour est-il avantageux ? Parce que la relation de et était compliquée, mais différait peu de celle de et qui est simple ; de sorte que cette relation compliquée peut être remplacée par la relation simple entre et et par deux autres relations qui nous font connaître que les différences entre et d’une part, entre et d’autre part sont très petites. Par exemple si et sont deux corps solides naturels qui se déplacent en se déformant légèrement, nous envisagerons deux figures invariables mobiles et . Les lois des déplacements relatifs de ces figures et seront très simples ; ce seront celles de la géométrie. Et nous ajouterons ensuite que le corps , qui diffère toujours très peu de , se dilate par l’effet de la chaleur et fléchit par l’effet de l’élasticité. Ces dilatations et ces flexions, justement parce qu’elles sont très petites, seront pour notre esprit d’une étude relativement facile. S’imagine-t-on à quelles complications de langage il aurait fallu se résigner si on avait voulu comprendre dans un même énoncé le déplacement du solide, sa dilatation et sa flexion ?

La relation entre et était une loi brute, et elle s’est décomposée ; nous avons maintenant deux lois qui expriment les relations de et , de et et un principe qui exprime celle de avec . C’est l’ensemble de ces principes que l’on appelle géométrie.

Deux remarques encore. Nous avons une relation entre deux corps et que nous avons remplacée par une relation entre deux figures et  ; mais cette même relation entre ces deux mêmes figures et aurait pu tout aussi bien remplacer avantageusement une relation entre deux autres corps et , entièrement différents de et . Et cela de bien des manières. Si l’on n’avait pas inventé les principes et la géométrie, après avoir étudié la relation de et , il faudrait recommencer ab ovo l’étude de la relation de à . C’est pour cela que le géométrie est si précieuse. Une relation géométrique peut remplacer avantageusement une relation qui, considérée à l’état brut, devrait être regardée comme mécanique, elle peut en remplacer une autre qui devrait être regardée comme optique, etc.

Et alors qu’on ne vienne pas dire : mais c’est la preuve que la géométrie est une science expérimentale ; en séparant ses principes des lois d’où on les a extraits, vous la séparez artificiellement elle-même des sciences qui lui ont donné naissance. Les autres sciences ont également des principes et cela n’empêche pas qu’on doive les appeler expérimentales.

Il faut reconriaître qu’il aurait été difficile de ne pas faire cette séparation que l’on prétend artificielle. On sait le rôle qu’a joué la cinématique des corps solides dans la genèse de la géométrie ; devrait-on dire alors que la géométrie n’est qu’une branche de la cinématique expérimentale ? Mais les lois de la propagation rectiligne de la lumière ont contribué aussi à la formation de ses principes. Faudra-t-il que la géométrie soit regardée à la fois comme une branche de la cinématique et comme une branche de l’optique ? Je rappelle en outre que notre espace euclidien qui est l’objet propre de la géométrie a été choisi, pour des raisons de commodité, parmi un certain nombre de types qui préexistent dans notre esprit et qu’on appelle groupes.

Si nous passons à la Mécanique, nous voyons encore de grands principes dont l’origine est analogue, et, comme leur « rayon d’action » pour ainsi dire est moins grand, on n’a plus de raison de les séparer de la Mécanique proprement dite et de regarder cette science comme déductive.

En Physique enfin, le rôle des principes est encore amoindri. Et en effet on ne les introduit que quand on y a avantage. Or ils ne sont avantageux justement que parce qu’ils sont peu nombreux, parce que chacun d’eux remplace à peu près un grand nombre de lois. On n’a donc pas intérêt à les multiplier. D’ailleurs il faut aboutir, et pour cela il faut bien finir par quitter l’abstraction pour prendre le contact de la réalité.

Voilà les bornes du nominalisme, et elles sont étroites.

M. Le Roy a insisté pourtant, et il a posé la question sous une autre forme :

Puisque l’énoncé de nos lois peut varier avec les conventions que nous adoptons, que ces conventions peuvent modifier même les relations naturelles de ces lois, y a-t-il dans l’ensemble de ces lois quelque chose qui soit indépendant de ces conventions et qui puisse pour ainsi dire jouer le rôle d’invariant universel ? On a par exemple introduit la fiction d’êtres qui, ayant fait leur éducation dans un monde différent du nôtre, auraient été amenés à créer une géométrie non-euclidienne. Si ces êtres étaient ensuite brusquement transportés dans notre monde à nous, ils observeraient les mêmes lois que nous, mais ils les énonceraient d’une manière toute différente. À la vérité, il y aurait encore quelque chose de commun entre les deux énoncés, mais c’est parce que ces êtres ne diffèrent pas encore assez de nous. On peut imaginer des êtres plus étranges encore, et la partie commune entre les deux systèmes d’énoncés se rétrécira de plus en plus. Se rétrécira-t-elle ainsi en tendant vers zéro, ou bien restera-t-il un résidu irréductible qui serait alors l’invariant universel cherché ?

La question demande à être précisée. Veut-on que cette partie commune des énoncés soit exprimable par des mots ? Il est clair alors qu’il n’y a pas de mots communs à toutes les langues, et nous ne pouvons avoir la prétention de construire je ne sais quel invariant universel qui serait compris à la fois par nous, et par les géomètres fictifs non-euclidiens dont je viens de parler ; pas plus que nous ne pouvons construire une phrase qui soit comprise à la fois des Allemands qui ne savent pas le français et des Français qui ne savent pas l’allemand. Mais nous avons des règles fixes qui nous permettent de traduire les énoncés français en allemand, et inversement. C’est pour cela qu’on a fait des grammaires et des dictionnaires. Il y a aussi des règles fixes pour traduire le langage euclidien dans le langage non-euclidien, on s’il n’y en a pas, on pourrait en faire.

Et si même, il n’y avait ni interprète, ni dictionnaire, si les Allemands et les Français, après avoir vécu des siècles dans des mondes séparés, se trouvaient tout à coup en contact, croit-on qu’il n’y aurait rien de commun entre la science des livres allemands, et celle des livres français ? Les Français et les Allemands finiraient certainement par s’entendre, comme les Indiens d’Amérique ont fini par comprendre la langue de leurs vainqueurs après l’arrivée des Espagnols.

Mais, dira-t-on, sans doute, les Français seraient capables de comprendre les Allemands même sans avoir appris l’allemand, mais c’est parce qu’il reste entre les Français et les Allemands quelque chose de commun, puisque les uns et les autres sont des hommes. On arriverait encore à s’entendre avec nos non-euclidiens hypothétiques, bien qu’ils ne soient plus des hommes, parce qu’ils conserveraient encore quelque chose d’humain. Mais en tout cas un minimum d’humanité est nécessaire.

C’est possible, mais j’observerai d’abord que ce peu d’humanité qui resterait chez les non-euclidiens, suffirait non seulement pour qu’on pût traduire un peu de leur langage, mais pour qu’on pût traduire tout leur langage.

Maintenant, qu’il faille un minimum, c’est ce que je concède ; je suppose qu’il existe je ne sais quel fluide qui pénètre entre les molécules de notre matière à nous, sans avoir aucune action sur elle ni sans subir aucune action qui en vienne. Je suppose que des êtres soient sensibles à l’influence de ce fluide et insensibles à celle de notre matière. Il est clair que la science de ces êtres différerait absolument de la nôtre et qu’il serait superflu de chercher un « invariant » commun à ces deux sciences. Ou bien encore, si ces êtres rejetaient notre logique et n’admettaient pas, par exemple, le principe de contradiction.

Mais vraiment je crois qu’il est sans intérêt d’examiner de semblables hypothèses :

Et alors, si nous ne poussons pas si loin la bizarrerie, si nous n’introduisons que des êtres fictifs ayant des sens analogues aux nôtres et sensibles aux mêmes impressions, et d’autre part admettant les principes de notre logique, nous pourrons.conclure alors que leur langage, quelque différent du nôtre qu’il puisse être, serait toujours susceptible d’être traduit.

Or la possibilité de la traduction implique l’existence d’un invariant. Traduire, c’est précisément dégager cet invariant. Ainsi déchiffrer un document cryptographique, c’est chercher ce qui dans ce document demeure invariant, quand on en permute les lettres.

Quelle est maintenant la nature de cet invariant, il est aisé de s’en rendre compte, et un mot nous suffira. Les lois invariantes ce sont les relations entre les faits bruts, tandis que les relations entre les « faits scientifiques » restaient toujours dépendantes de certaines conventions.

§ 5. — Contingence et Déterminisme.

Je n’ai pas l’intention de traiter ici la question de la contingence des lois de la nature, qui est évidemment insoluble, et sur laquelle on a déjà tant écrit.

Je voudrais seulement faire remarquer que de sens différents on a donné à ce mot de contingence, et combien il serait utile de les distinguer.

Si nous envisageons une loi particulière quelconque, nous pouvons être certains d’avance qu’elle ne peut être qu’approximative. Elle est en effet déduite de vérifications expérimentales et ces vérifications n’étaient et ne pouvaient être qu’approchées. On doit toujours s’attendre à ce que des mesures plus précises nous obligent à ajouter de nouveaux termes à nos formules ; c’est ce qui est arrivé par exemple pour la loi de Mariotte.

De plus l’énoncé d’une loi quelconque est forcément incomplet. Cet énoncé devrait comprendre l’énumération de tous les antécédents en vertu desquels un conséquent donné pourra se produire. Je devrais décrire d’abord toutes les conditions de l’expérience à faire et la loi s’énoncerait alors : si toutes ces conditions sont remplies, tel phénomène aura lieu.

Mais on ne sera sûr de n’avoir oublié aucune de ces conditions, que quand on aura décrit l’état de l’univers tout entier à l’instant  ; toutes les parties de cet univers peuvent en effet exercer une influence plus ou moins grande sur le phénomène qui doit se produire à l’instant .

Or il est clair qu’une pareille description ne saurait se trouver dans l’énoncé de la loi ; si on la faisait d’ailleurs, la loi deviendrait inapplicable ; si on exigeait à la fois tant de conditions, il y aurait bien peu de chance pour qu’à aucun moment elles fussent jamais toutes réalisées.

Alors comme on ne sera jamais certain de n’avoir pas oublié quelque condition essentielle, on ne pourra pas dire : si telles et telles conditions sont réalisées, tel phénomène se produira ; on pourra dire seulement : si telles et telles conditions sont réalisées, il est probable que tel phénomène se produira à peu près.

Prenons la loi de la gravitation qui est la moins imparfaite de toutes les lois connues. Elle nous permet de prévoir les mouvements des planètes. Quand je m’en sers par exemple pour calculer l’orbite de Saturne, je néglige l’action des étoiles ; et en agissant ainsi, je suis certain de ne pas me tromper, car je sais que ces étoiles sont trop éloignées pour que leur action soit sensible.

J’annonce alors avec une quasi-certitude que les coordonnées de Saturne à telle heure seront comprises entre telles et telles limites. Cette certitude cependant est-elle absolue ?

Ne pourrait-il exister dans l’univers quelque masse gigantesque, beaucoup plus grande que celle de tous les astres connus et dont l’action pourrait se faire sentir à de grandes distances ? Cette masse serait animée d’une vitesse colossale et après avoir circulé de tout temps à de telles distances que son influence soit restée jusqu’ici insensible pour nous, elle viendrait tout à coup passer près de nous. À coup sûr, elle produirait dans notre système solaire des perturbations énormes que nous n’aurions pu prévoir. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’une pareille éventualité est tout à fait invraisemblable, et alors, au lieu de dire : Saturne sera près de tel point du ciel, nous devrons nous borner à dire : Saturne sera probablement près de tel point du ciel. Bien que cette probabilité soit pratiquement équivalente à la certitude, ce n’est qu’une probabilité.

Pour toutes ces raisons, aucune loi particulière ne sera jamais qu’approchée et probable. Les savants n’ont jamais méconnu cette vérité ; seulement ils croient, à tort ou à raison, que toute loi pourra être remplacée par une autre plus approchée et plus probable, que cette loi nouvelle ne sera elle-même que provisoire, mais que le même mouvement pourra continuer indéfiniment, de sorte que la science en progressant possédera des lois de plus en plus approchées et de plus en plus probables, que l’approximation finira par différer aussi peu que l’on veut de l’exactitude et la probabilité de la certitude.

Si les savants qui pensent ainsi avaient raison, devrait-on dire encore que les lois de la nature sont contingentes, bien que chaque loi, prise en particulier, puisse être qualifiée de contingente ?

Où bien devra-t-on exiger, avant de conclure à la contingence des lois naturelles, que ce progrès ait un terme, que le savant finisse un jour par être arrêté dans sa recherche d’une approximation de plus en plus grande et qu’au delà d’une certaine limite, il ne rencontre plus dans la Nature que le caprice ?

Dans la conception dont je viens de parler (et que j’appellerai la conception scientifique), toute loi n’est qu’un énoncé imparfait et provisoire, mais elle doit être remplacée un jour par une autre loi supérieure, dont elle n’est qu’une image grossière. Il ne reste donc pas de place pour l’intervention d’une volonté libre.

Il me semble que la théorie cinétique des gaz va nous fournir un exemple frappant.

On sait que dans cette théorie, on explique toutes les propriétés des gaz par une hypothèse simple ; on suppose que toutes les molécules gazeuses se meuvent en tous sens avec de grandes vitesses et qu’elles suivent des trajectoires rectilignes qui ne sont troublées que quand une molécule passe très près des parois du vase ou d’une autre molécule. Les effets que nos sens grossiers nous permettent d’observer sont les effets moyens, et dans ces moyennes, les grands écarts se compensent, ou tout au moins il est très improbable qu’ils ne se compensent pas ; de sorte que les phénomènes observables suivent des lois simples, telles que celle de Mariotte ou de Gay-Lussac. Mais cette compensation des écarts n’est que probable. Les molécules changent incessamment de place et dans ces déplacements continuels, les figures qu’elles forment passent successivement par toutes les combinaisons possibles. Seulement ces combinaisons sont très nombreuses, presque toutes sont conformes à la loi de Mariotte, quelques-unes seulement s’en écartent. Celles-là aussi se réaliseront, seulement il faudrait les attendre longtemps ; si l’on observait un gaz pendant un temps assez long, on finirait certainement par le voir s’écarter, pendant un temps très court, de la loi de Mariotte. Combien de temps faudrait-il attendre ? Si on voulait calculer le nombre d’années probable, on trouverait que ce nombre est tellement grand que pour écrire seulement le nombre de ses chiffres, il faudrait encore une dizaine de chiffres. Peu importe, il nous suffit qu’il soit fini.

Je ne veux pas discuter ici la valeur de cette théorie. Il est clair que si on l’adopte, le loi de Mariotte ne nous apparaîtra plus que comme contingente, puisqu’il viendra un jour où elle ne sera plus vraie. Et pourtant croit-on que les partisans de la théorie cinétique soient des adversaires du déterminisme ? Loin de là, ce sont les plus intransigeants des mécanistes. Leurs molécules suivent des trajectoires rigides, dont elles ne s’écartent que sous l’influence de forces qui varient avec la distance suivant une loi parfaitement déterminée. Il ne reste pas dans leur système la plus petite place, ni pour la liberté, ni pour un facteur évolutif proprement dit, ni pour n’importe quoi qu’on puisse appeler contingence. J’ajoute, pour éviter une confusion, qu’il n’y a pas là non plus une évolution de la loi de Mariotte elle-même ; elle cesse d’être vraie, après je ne sais combien de siècles ; mais au bout d’une fraction de seconde, elle redevient vraie et cela pour un nombre incalculable de siècles.

Et puisque j’ai prononcé ce mot d’évolution, dissipons encore un malentendu. On dit souvent : qui sait si les lois n’évoluent pas et si on ne découvrira pas un jour qu’elles n’étaient pas à l’époque carbonifère ce qu’elles sont aujourd’hui ? Qu’entend-on par là ? Ce que nous croyons savoir de l’état passé de notre globe, nous le déduisons de son état présent. Et comment se fait cette déduction, c’est par le moyen des lois supposées connues. La loi étant une relation entre l’antécédent et le conséquent, nous permet également bien de déduire le conséquent de l’antécédent, c’est-à-dire de prévoir l’avenir et de déduire l’antécédent du conséquent, c’est-à-dire de conclure du présent au passé. L’astronome qui connaît la situation actuelle des astres, peut en déduire leur situation future par la loi de Newton, et c’est ce qu’il fait quand il construit des éphémérides ; et il peut également en déduire leur situation passée. Les calculs qu’il pourra faire ainsi ne pourront pas lui enseigner que la loi de Newton cessera d’être vraie dans l’avenir, puisque cette loi est précisément son point de départ ; ils ne pourront pas d’avantage lui apprendre qu’elle n’était pas vraie dans le passé. Encore en ce qui concerne l’avenir, ses éphémérides pourront être un jour contrôlées et nos descendants reconnaîtront peut-être qu’elles étaient fausses. Mais en ce qui concerne le passé, le passé géologique qui n’a pas eu de témoins, les résultats de son calcul, comme ceux de toutes les spéculations où nous cherchons à déduire le passé du présent, échappent par leur nature même à toute espèce de contrôle. De sorte que si les lois de la nature n’étaient pas les mêmes à l’âge carbonifère qu’à l’époque actuelle, nous ne pourrons jamais le savoir, puisque nous ne pouvons rien savoir de cet âge que ce que nous déduisons de l’hypothèse de la permanence de ces lois.

On dira peut-être que cette hypothèse pourrait conduire à des résultats contradictoires et qu’on sera obligé de l’abandonner. Ainsi, en ce qui concerne l’origine de la vie, on peut conclure qu’il y a toujours eu des êtres vivants, puisque le monde actuel nous montre toujours la vie sortant de la vie ; et on peut conclure aussi qu’il n’y en a pas toujours eu, puisque l’application des lois actuelles de la physique à l’état présent de notre globe nous enseigne qu’il y a eu un temps où ce globe était tellement chaud que la vie y était impossible. Mais les contradictions de ce genre peuvent toujours se lever de deux manières : on peut supposer que les lois actuelles de la nature ne sont pas exactement celles que nous avons admises ; ou bien on peut supposer que les lois de la nature sont actuellement celles que nous avons admises, mais qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

Il est clair que les lois actuelles ne seront jamais assez bien connues pour qu’on ne puisse adopter la première de ces deux solutions et qu’on soit contraint de conclure à l’évolution des lois naturelles.

D’autre part supposons une pareille évolution ; admettons, si l’on veut, que l’humanité dure assez pour que cette évolution puisse avoir des témoins. Le même antécédent produira par exemple des conséquents différents à l’époque carbonifère et à l’époque quaternaire. Cela veut dire évidemment que les antécédents sont à peu près pareils ; si toutes les circonstances étaient identiques, l’époque carbonifère deviendrait indiscernable de l’époque quaternaire. Évidemment ce n’est pas là ce que l’on suppose. Ce qui reste, c’est que tel antécédent, accompagné de telle circonstance accessoire, produit tel conséquent ; et que le même antécédent, accompagné, de telle autre circonstance accessoire, produit tel autre conséquent. Le temps ne fait rien à l’affaire.

La loi, telle que la science mal informée l’aurait énoncée, et qui aurait affirmé que cet antécédent produit toujours ce conséquent, sans tenir compte des circonstances accessoires ; cette loi, dis-je, qui n’était qu’approchée et probable, doit être remplacée par une autre loi plus approchée et plus probable qui fait intervenir ces circonstances accessoires. Nous retombons donc toujours sur ce même processus que nous avons analysé plus haut, et si l’humanité venait à découvrir quelque chose dans ce genre, elle ne dirait pas que ce sont les lois qui ont évolué, mais les circonstances qui se sont modifiées.

Voilà donc bien des sens différents du mot contingence. M. Le Roy les retient tous et il ne les distingue pas toujours suffisamment, mais il en introduit un nouveau. Les lois expérimentales ne sont qu’approchées, et si quelques-unes nos apparaissent comme exactes, c’est que nous les avons artificiellement transformées en ce que j’ai appelé plus haut un principe. Cette transformation, nous l’avons faite librement, et comme le caprice qui nous a déterminés à la faire est quelque chose d’éminemment contingent, nous avons communiqué cette contingence à la loi elle-même. C’est en ce sens que nous avons le droit de dire que le déterminisme suppose la liberté, puisque c’est librement que nous devenons déterministes. Peut-être trouvera-t-on que c’est là faire la part bien large au nominalisme et que l’introduction de ce sens nouveau du mot contingence n’aidera pas beaucoup à résoudre toutes ces questions qui se posent naturellement et dont nous venons de dire quelques mots.

Je ne veux nullement rechercher ici les fondements du principe d’induction ; je sais fort bien que je n’y réussirais pas ; il est aussi difficile de justifier ce principe que de s’en passer. Je veux seulement montrer comment les savants l’appliquent et sont forcés de l’appliquer.

Quand le même antécédent se reproduit, le même conséquent doit se reproduire également ; tel est l’énoncé ordinaire. Mais réduit à ces termes, ce principe ne pourrait servir à rien. Pour qu’on pût dire que le même antécédent s’est reproduit, il faudrait que les circonstances se fussent toutes reproduites, puisqu’aucune n’est absolument indifférente, et qu’elles se fussent exactement reproduites. Et, comme cela n’arrivera jamais, le principe ne pourra recevoir aucune application.

Nous devons donc modifier l’énoncé et dire : si un antécédent produit une fois un conséquent , un antécédent peu différent de , produira un conséquent peu différent de . Mais comment reconnaîtrons-nous que les antécédents et sont « peu différents » ? Si quelqu’une des circonstances peut s’exprimer par un nombre, et que ce nombre ait dans les deux cas des valeurs très voisines, le sens du mot « peu différent » est relativement clair ; le principe signifie alors que le conséquent est une fonction continue de l’antécédent. Et comme règle pratique, nous arrivons à cette conclusion que l’on a le droit d’interpoler. C’est en effet ce que les savants font tous les jours et sans l’interpolation toute science serait impossible.

Observons toutefois une chose. La loi cherchée peut se représenter par une courbe. L’expérience nous a fait connaître certains points de cette courbe. En vertu du principe que nous venons d’énoncer, nous croyons que ces points peuvent être reliés par un trait continu. Nous traçons ce trait à l’œil. De nouvelles expériences nous fourniront de nouveaux points de la courbe. Si ces points sont en dehors du trait tracé d’avance, nous aurons à modifier notre courbe, mais non pas à abandonner notre principe. Par des points quelconques, si nombreux qu’ils soient, on peut toujours faire passer une courbe continue. Sans doute, si cette courbe est trop capricieuse, nous serons choqués (et même nous soupçonnerons des erreurs d’expérience), mais le principe ne sera pas directement mis en défaut.

De plus, parmi les circonstances d’un phénomène, il y en a que nous regardons comme négligeables, et nous considérerons et comme peu différents, s’ils ne diffèrent que par ces circonstances accessoires. Par exemple, j’ai constaté que l’hydrogène s’unissait à l’oxygène sous l’influence de l’étincelle, et je suis certain que ces deux gaz s’uniront de nouveau, bien que la longitude de Jupiter ait changé considérablement dans l’intervalle. Nous admettons par exemple que l’état des corps éloignés ne peut avoir d’influence sensible sur les phénomènes terrestres, et cela en effet semble s’imposer, mais il est des cas où le choix de ces circonstances pratiquement indifférentes comporte plus d’arbitraire ou, si l’on veut, exige plus de flair.

Une remarque encore : le principe d’induction serait inapplicable, s’il n’existait dans la nature une grande quantité de corps semblables entre eux, ou à peu près semblables, et si l’on ne pouvait conclure par exemple d’un morceau de phosphore à un autre morceau de phosphore.

Si nous réfléchissons à ces considérations, le problème du déterminisme et de la contingence nous apparaîtra sous un jour nouveau.

Supposons que nous puissions embrasser la série de tous les phénomènes de l’univers dans toute la suite des temps. Nous pourrions envisager ce que l’on pourrait appeler des séquences, je veux dire des relations entre antécédent et conséquent ; je ne veux pas parler de relations constantes ou de lois, j’envisage séparément (individuellement pour ainsi dire) les diverses séquences réalisées.

Nous reconnaîtrions alors que parmi ces séquences il n’y en a pas deux qui soient tout à fait pareilles. Mais, si le principe d’induction tel que nous venons de l’énoncer est vrai, il y en aura qui seront à peu près pareilles et qu’on pourra classer les unes à côté des autres. En d’autres termes, il est possible de faire une classification des séquences.

C’est à la possibilité et à la légitimité d’une pareille classification que se réduit en fin de compte le déterminisme. C’est tout ce que l’analyse précédente en laisse subsister. Peut-être sous cette forme modeste semblera-t-il moins effrayant au moraliste.

On dira sans doute que c’est revenir par un détour à la conclusion de M. Le Roy que tout à l’heure nous semblions rejeter : c’est librement qu’on est déterministe. Et en effet toute classification suppose l’intervention active du classificateur. J’en conviens, cela peut se soutenir, mais il me semble que ce détour n’aura pas été inutile et aura contribué à nous éclairer un peu.

§ 6. — Objectivité de la Science.

J’arrive à la question posée par le titre de cet article : Quelle est la valeur objective de la science ? Et d’abord que devons-nous entendre par objectivité ?

Ce qui nous garantit l’objectivité du monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec d’autres êtres pensants. Par les communications que nous avons avec les autres hommes, nous recevons d’eux des raisonnements tout faits ; nous savons que ces raisonnements ne viennent pas de nous et en même temps nous y reconnaissons l’œuvre d’êtres raisonnables comme nous. Et comme ces raisonnements paraissent s’appliquer au monde de nos sensations, nous croyons pouvoir conclure que ces êtres raisonnables ont vu la même chose que nous ; c’est comme cela que nous savons que nous n’avons pas fait un rêve.

Telle est donc la {1re}} condition de l’objectivité : ce qui est objectif doit être commun à plusieurs esprits, et par conséquent pouvoir être transmis de l’un à l’autre, et comme cette transmission ne peut se faire que par ce « discours » qui inspire tant de défiance à M. Le Roy, nous sommes bien forcés de conclure : Pas de discours, pas d’objectivité.

Les sensations d’autrui seront pour nous un, monde éternellement fermé. La sensation que j’appelle rouge est-elle la même que celle que mon voisin appelle rouge, nous n’avons aucun moyen de le vérifier.

Supposons qu’une cerise et un coquelicot produisent sur moi la sensation et sur lui la sensation et qu’au contraire une feuille produise sur moi la sensation et sur lui la sensation . Il est clair que nous n’en saurons jamais rien ; puisque j’appellerai rouge la sensation et vert la sensation , tandis que lui appellera la première vert et la seconde rouge. En revanche ce que nous pourrons constater c’est que, pour lui comme pour moi, la cerise et le coquelicot produisent la même sensation, puisqu’il donne le même nom aux sensations qu’il éprouve et que je fais de même.

Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. Mais il n’en est pas de même des relations entre ces sensations.

À ce point de vue, tout ce qui est objectif est dépourvu de toute qualité ; et n’est que relation pure. Je n’irai certes pas jusqu’à dire que l’objectivité ne soit que quantité pure (ce serait trop particulariser la nature des relations en question), mais on comprend que je ne sais plus qui se soit laissé entraîner à dire que le monde n’est qu’une équation différentielle.

Tout en faisant des réserves sur cette proposition paradoxale, nous devons néanmoins admettre que rien n’est objectif qui ne soit transmissible, et par conséquent que les relations entre les sensations peuvent seules avoir une valeur objective.

On dira peut-être que l’émotion esthétique, qui est commune à tous les hommes, est la preuve que les qualités de nos sensations sont aussi les mêmes pour tous les hommes et par là sont objectives. Mais si l’on y réfléchit, on verra que la preuve n’est pas faite ; ce qui est prouvé, c’est que cette émotion est provoquée chez Jean comme chez Pierre par les sensations auxquelles Jean et Pierre donnent le même nom ou par les combinaisons correspondantes de ces sensations ; soit que cette émotion soit associée chez Jean à la sensation que Jean appelle rouge, tandis que parallèlement elle est associée chez Pierre à la sensation que Pierre appelle rouge ; soit mieux parce que cette émotion est provoquée, non par les qualités mêmes des sensations, mais par l’harmonieuse combinaison de leurs relations dont nous subissons l’impression inconsciente.

Telle sensation est belle, non parce qu’elle possède telle qualité, mais parce qu’elle occupe telle place dans la trame de nos associations d’idées, de sorte qu’on ne peut l’exciter sans mettre en mouvement le « récepteur » qui est à l’autre bout du fil et qui correspond à l’émotion artistique.

Qu’on se place au point de vue moral, esthétique ou scientifique, c’est toujours la même chose. Rien n’est objectif que ce qui est identique pour tous ; or on ne peut parler d’une pareille identité que si une comparaison est possible, et peut être traduite en une « monnaie d’échange » pouvant se transmettre d’un esprit à l’autre. Rien n’aura donc de valeur objective que ce qui sera transmissible par le « discours », c’est-à-dire intelligible.

Mais ce n’est là qu’un côté de la question. Un ensemble absolument désordonné ne saurait avoir de valeur objective puisqu’il serait inintelligible, mais un ensemble bien ordonné peut n’en avoir non plus aucune, s’il ne correspond pas à des sensations effectivement éprouvées. Il me semble superflu de rappeler cette condition et je n’y aurais pas songé si on n’avait soutenu dernièrement que la physique n’est pas une science expérimentale ? Bien que cette opinion n’ait aucune chance d’être adoptée ni par les physiciens, ni par les philosophes, il est bon d’être averti, afin de ne pas se laisser glisser sur la pente qui y mènerait. On a donc deux conditions à remplir, et si la première sépare la réalité[1] du rêve, la seconde la distingue du roman.

Maintenant qu’est-ce que le science ? Je l’ai expliqué au § précédent, c’est avant tout une classification, une façon de rapprocher des faits que les apparences séparaient, bien qu’ils fussent liés par quelque parenté naturelle et cachée. La science en d’autres termes est un système de relations. Or nous venons de le dire, c’est dans les relations seulement que l’objectivité doit être cherchée ; il serait vain de la chercher dans les êtres considérés comme isolés les uns des autres.

Dire que la science ne peut avoir de valeur objective parce qu’elle ne nous fait connaître que des rapports, c’est raisonner à rebours, puisque précisément ce sont les rapports seuls qui peuvent être regardés comme objectifs.

Les objets extérieurs par exemple, pour lesquels le mot objet a été inventé, sont justement des objets et non des apparences fuyantes et insaisissables parce que ce ne sont pas seulement des groupes de sensations, mais des groupes cimentés par un lien constant. C’est ce lien, et ce lien seul qui est objet en eux, et ce lien c’est un rapport.

Donc quand nous demandons quelle est la valeur objective de la science, cela ne veut pas dire : la science nous fait-elle connaître la véritable nature des choses ? mais cela veut dire ; nous fait-elle connaître les véritables rapports des choses ?

À la première question, personne n’hésiterait à répondre, non ; mais je crois qu’on peut aller plus loin : non seulement la science ne peut nous faire connaître la nature des choses ; mais rien n’est capable de nous la faire connaître et si quelque dieu la connaissait, il ne pourrait trouver de mots pour l’exprimer. Non seulement nous ne pouvons deviner la réponse, mais si on nous la donnait, nous n’y pourrions rien comprendre ; je me demande même si nous comprenons bien la question.

Quand donc une théorie scientifique prétend nous apprendre ce qu’est la chaleur, ou que l’électricité, ou que la vie, elle est condamnée d’avance ; tout ce qu’elle peut nous donner, ce n’est qu’une image grossière. Elle est donc provisoire et caduque.

La première question étant hors de cause, reste la seconde. La science peut-elle nous faire connaître les véritables rapports des choses ? Ce qu’elle rapproche devrait-il être séparé, ce qu’elle sépare devrait-il être rapproché ?

Pour comprendre le sens de cette nouvelle question, il faut se reporter à ce que nous avons dit plus haut sur les conditions de l’objectivité. Ces rapports ont-ils une valeur objective ? cela veut dire : ces rapports sont-ils les mêmes pour tous ? seront-ils encore les mêmes pour ceux qui viendront après nous ?

Il est clair qu’ils ne sont pas les mêmes pour le savant et pour l’ignorant. Mais peu importe, ear si l’ignorant ne les voit pas tout de suite, le savant peut arriver à les lui faire voir par une série d’expériences et de raisonnements. L’essentiel est qu’il y a des points sur lesquels tous ceux qui sont au courant des expériences faites peuvent se mettre d’accord.

La question est de savoir si cet accord sera durable et s’il persistera chez nos successeurs. On peut se demander si les rapprochements que fait la science d’aujourd’hui seront confirmés par la science de demain. On ne peut pour affirmer qu’il en sera ainsi invoquer aucune raison a priori ; mais c’est une question de fait, et la science a déjà assez vécu pour qu’en interrogeant son histoire, on puisse savoir si les édifices qu’elle élève résistent à l’épreuve du temps ou s’ils ne sont que des constructions éphémères.

Or que voyons-nous ? Au premier abord il nous semble que les théories ne durent qu’un jour et que les ruines s’accumulent sur les ruines. Un jour elles naissent, le lendemain elles sont à la mode, le surlendemain elles sont classiques, le troisième jour elles sont surannées et le quatrième elles sont oubliées. Mais si l’on y regarde de plus prés, on voit que ce qui succombe ainsi, ce sont les théories proprement dites, celles qui prétendent nous apprendre ce que sont les choses. Mais il y en a en elles quelque chose qui le plus souvent survit. Si l’une d’elles nous a fait connaître un rapport vrai, ce rapport est définitivement acquis et on le retrouvera sous un déguisement nouveau dans les autres théories qui viendront successivement régner à sa place.

Ne prenons qu’un exemple : la théorie des ondulations de l’éther nous enseignait que la lumière est un mouvement ; aujourd’hui la mode favorise ia théorie électro-magnétique qui nous enseigne que la lumière est un courant. N’examinons-nous pas si on pourrait les concilier et dire que la lumière est un courant, et que ce courant est un mouvement. Comme il est probable en tout cas que ce mouvement ne serait pas identique à celui qu’admettaient les partisans de l’ancienne théorie, on pourrait se croire fondé à dire que cette ancienne théorie est détrônée. Et pourtant il en reste quelque chose, puisque entre les courants hypothétiques qu’admet Maxwell il y a les mêmes relations qu’entre les mouvements hypothétiques qu’admettait Fresnel. Il y a donc quelque chose qui reste debout et ce quelque chose est l’essentiel. C’est ce qui explique comment on voit les physiciens actuels passer sans aucune gêne du langage de Fresnel à celui de Maxwell.

Sans doute bien des rapprochements qu’on croyait-bien établis ont été abandonnés, mais le plus grand nombre subsiste et paraît devoir subsister. Et pour ceux-là alors, quelle est la mesure de leur objectivité ?

Eh bien, elle est précisément la même que pour notre croyance aux objets extérieurs. Ces derniers sont réels en ce que les sensations qu’ils nous font éprouver nous apparaissent comme unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible et non par un hasard d’un jour. De même la science nous révèle entre les phénomènes d’autres liens plus ténus mais non moins solides ; ce sont des fils si déliés qu’ils sont restés longtemps inaperçus, mais dés qu’on les a remarqués, il n’y a plus moyen de ne pas les voir ; ils ne sont donc pas moins réels que ceux qui donnent leur réalité aux objets extérieurs ; peu importe qu’ils soient plus récemment connus puisque les uns ne doivent pas périr avant les autres.

On peut dire par exemple que l’éther n’a pas moins de réalité qu’un corps extérieur quelconque ; dire que ce corps existe, c’est dire qu’il y a entre la couleur de ce corps, sa saveur, son odeur, un lien intime, solide et persistant ; dire que l’éther existe, c’est dire qu’il y a une parenté naturelle entre tous les phénomènes optiques, et les deux propositions n’ont évidemment pas moins de valeur l’une que l’autre.

Et même les synthèses scientifiques ont en un sens plus de réalité que celles du sens commun, puisqu’elles embrassent plus de termes et tendent à absorber en elles les synthèses partielles.

On dira que la science n’est qu’une classification et qu’une classification ne peut être vraie, mais commode. Mais il est vrai qu’elle est commode, il est vrai qu’elle l’est non seulement pour moi, mais pour tous les hommes ; il est vrai qu’elle restera commode pour nos descendants ; il est vrai enfin que cela ne peut pas être par hasard.

Qu’on ne se méprenne pas à la vivacité de cette critique et qu’on ne croie pas que je fasse peu de cas des travaux de M. Le Roy. Tous les lecteurs de cette Revue connaissent le philosophe et l’écrivain ; mais ce que tous ne savent.pas, c’est qu’il a acquis une connaissance approfondie des sciences exactes et des sciences physiques et même qu’il a fait preuve de précieuses facultés d’invention mathématique. Non seulement j’ai la plus grande estime pour le talent de M. Le Roy, mais je ne repousse pas toutes ses conclusions. On m’a vu m’en rapprocher dans certains passages de cet article même ; ce n’étaient ni des inadvertances ni des concessions oratoires. Ce que je répudie dans sa thèse, ce n’en est que la partie la plus paradoxale et la plus aventurée.

H. Poincaré.
  1. J’emploie ici le mot réel comme synonyme d’objectif ; je me conforme ainsi à l’usage commun ; j’ai peut-être tort, nos rêves sont réels, mais ils ne sont pas objectifs.