Sur l’organe de l’âme


V
À SOMMERING.
DE L’ORGANE DE L’ÂME
1796


Vous me demandez mon avis[1], très honorable Monsieur, sur votre traité si complet d’un certain principe vital chez les animaux, principe qui prend le nom d’organe immédiat des sens (πρῶτον Αἰσθητήριον) lorsqu’il s’agit de la simple faculté de percevoir, et celui de siége commun de la sensibilité (sensorium commune), en ce qui regarde la réunion de toutes les perceptions. Je suis d’autant plus touché d’un pareil honneur, que je ne suis pas tout à fait étranger aux sciences naturelles. — Mais cette question tient aussi à la métaphysique (dont l’oracle, comme on dit, est depuis longtemps muet), ce qui me fait hésiter à recevoir ou à refuser un tel honneur : car il ne s’y agit pas moins du siége de l’âme (sedes animae), quant à sa faculté de sentir (facultas sensitive percipiendi) que par rapport à sa faculté motrice (facultas locomotiva). Il faut donc une réponse à la question de conflit qui pourrait s'élever entre deux facultés qui ont chacune leur juridiction (le forum competens), à savoir la faculté de médecine dans son ressort anatomico-physiologique, et ,1a faculté de philosophie dans son ressort psychologico-métaphysique. Là, comme dans toutes les tentatives de conciliation entre ceux qui seraient volontiers d'avis de tout fonder sur des principes emfnnques, et ceux qui ne veulent que des principes entièrement à priori (ce qui arrive toujours lorsqu'on veut concilier la théorie du droit pur avec la politique comme théorie soumise à des conditions emmriques, ou la théorie pure de la religion avec la religion révélée comme doctrine également soumise à des conditions empiriques), surgissent des dissemblances qui n'ont leur raison que dans l'opposition des facultés devant lesquelles est naturellement portée la question, lorsqu'on y cherche une réponse en s'adressant à une université (comme à un établissement qui embrasse toute espèce de science). — Celui-là donc qui, dans la question présente, attend une solution du médecin comme physiologiste, la compromet aux yeux du philosophe comme métaphysicien ; et réciproquement, celui qui tient le métaphysicien pour compétent aura pour adversaire le physiologiste.

Mais c'est proprement la notion d'un siège de l'âme, qui divise les facultés sur l'organe commun des sens. Mieux vaudrait donc la mettre hors de cause. Ce qui pourrait se faire avec d'autant plus de raison qu'elle demande une présence locale, qui attribue un rapport de lieu à une chose qui n'est qu'un pur objet du sens intime, et qui n'est par conséquent déterminable qu'au point de vue du temps. Cette notion est donc contradictoire. Au contraire, une présence virtuelle, qui n'appartient qu'à l'entendement, qui n'a conséquemment rien de commun avec l'espace, donne une notion qui permet de ne traiter la question proposée (du semormm commune) qu'au point de vue physiologique. — En effet, encore bien que la plupart des hommes croient sentir la pensée dans la tête, c'est là toutefois un simple vice de subreption, qui consiste à prendre le jugement sur la cause de la sensation éprouvée en un certain endroit (du cerveau) pour la sensation de la cause en ce même endroit, et à faire succéder aux traces du cerveau déterminées par les impressions survenues dans cet organe, sous le nom d’idées matérielles (Descartes), les pensées qui s’associeraient suivant certaines lois. Quoique ces traces ne soient que des hypothèses parfaitement arbitraires, elles ne supposent cependant aucun siège de l’âme, et le problème physiologique n’a rien à démêler avec la métaphysique. — Nous n’avons donc affaire qu’à la matière, qui rend possible la réunion de toutes les représentations sensibles dans l’esprit[2]. — Or, la seule matière qui soit propre à cela (comme sensorium commune), d’après la découverte qui résulte de votre profonde analyse, est contenue dans la cavité cérébrale, et n’est que de l’eau. C’est l’organe immédiat de l’âme, organe qui, d’une part, isole les filaments nerveux qui s’y terminent, afin que les sensations dont ils sont les instruments ne se confondent point, et qui, d’autre part, opère entre eux une communauté universelle, pour empêcher que des sensations, éprouvées par la même âme, ne soient cependant hors d’elle (ce qui est une contradiction).

Mais voici la grande difficulté : c’est que l’eau, comme liquide, ne peut facilement se concevoir organisée. Et cependant sans organisation, c’est-à-dire sans une disposition des parties appropriée à une fin, et constante dans sa forme, aucune matière ne peut servir à l’âme d’organe immédiat. Peut-être votre belle découverte n’aurait donc pas encore atteint son but.

Un fluide est une matière fixe dont chaque partie peut être déplacée du lieu qu’elle occupe par l’effort le plus léger. Mais cette propriété semble répugner à la notion d’une matière organisée, que l’on conçoit comme une machine, par conséquent comme une matière fixe[3], qui résiste avec une certaine force au déplacement de ses parties (par conséquent aussi au changement de sa configuration interne). Or, concevoir cette eau en partie liquide, en partie solide (à peu près comme l’humeur cristalline dans l’œil), ce serait aussi aller en partie contre le but qu’on se proposerait en admettant cette propriété d’un organe immédiat de la sensibilité, tout en voulant expliquer la fonction de cet organe.

Qu’arriverait-il si, à la place d’une organisation mécanique, reposant sur une juxtaposition des parties pour la réalisation d’une certaine forme, je préférais une organisation dynamique, fondée sur des principes chimiques (comme l’organisation mécanique repose sur des principes mathématiques), de manière qu’elle pût subsister avec la fluidité de cette matière ? — La division mathématique d’un espace et de la matière qui l’occupe (par exemple de la cavité cérébrale et de l’eau qui la remplit) allant à l’infini, il en peut être de même de la division chimique comme division dynamique (séparation de matières différentes par la dissolution réciproque de leurs espèces) ; elle va également, autant que nous sachions, à l’indéfini (in indefinitum). — L’eau commune pure, regardée naguère encore comme un élément chimique, se trouve maintenant décomposée par des expériences pneumatiques en deux gaz d’espèce différente. Chacun de ces gaz possède, outre sa base, le calorique, qui est peut-être susceptible de se décomposer naturellement en lumière et en une autre matière, comme la lumière, à son tour, se décompose en couleurs diverses, etc. Si Ton ajoute à cela que les végétaux savent tirer de cette eau commune une quantité immense de matériaux en partie liquides, probablement par voie de décomposition et de composition d'une autre espèce, on peut alors se faire une idée de la diversité des instruments que les nerfs rencontrent à leur extrémité centrale dans l'eau du cerveau (qui n'est peut-être que de l'eau ordinaire), à l'effet d'être sensible au monde extérieur, et de pouvoir à leur tour réagir sur lui.

Si maintenant l'on regarde comme une hypothèse la subordination d'une faculté nerveuse à l'esprit dans la pensée empirique, c'est-à-dire dans la transmission et la composition des représentations sensibles données, pour décomposer, suivant la différence propre à chacun des nerfs, l'eau des ventricules cérébraux en ces éléments premiers dont nous venons de parler, et que par la séparation de l'un ou de l'autre on fasse naître des sensations différentes (par exemple celle de la lumière par le moyen de l'excitation du nerf optique, ou celle du son par l'excitation des nerfs acoustiques, etc.), de telle sorte cependant que ces matériaux, après l'excitation finie, se trouvent de nouveau réunis; alors, pourrait-on dire, cette eau sera continuellement organisée sans cependant l'être jamais. De cette manière, cependant, le résultat qui pouvait être obtenu par l'organisation constante sera pareillement atteint, à savoir de faire comprendre, mais seulement quant à sa composition chimique, l'unité collective de toutes les représentations sensibles en un organe commun (sensorium commune).

Mais le problème propre, tel qu'il est posé d'après Haller, n'est cependant pas résolu par là. Ce problème n'est pas simplement physiologique; il doit aussi servir de moyen pour faire concevoir l'unité de la conscience de soi-même (unité qui appartient à l'entendement) dans les rapports d'étendue que l'âme soutient avec les organes du cerveau (qui fait partie des sens externes), par conséquent de faire concevoir le siège de Tàme, comme sa présence locale; ce qui est une question du ressort de la métaphysique, question que non seulement elle ne peut résoudre, mais qui de plus implique contradiction. — En effet, si je dois rendre visible quelque part dans l'espace le lieu de mon âme, c'est-à-dire de mon moi absolu, il faut alors que je me perçoive moi-même par le sens à l'aide duquel je perçois la matière qui m'environne immédiatement. C'est ainsi que, lorsque je veux déterminer le lieu que j'occupe comme homme dans le monde, je suis dans la nécessité de considérer mon corps par rapport avec d'autres corps qui sont hors de moi. — Or, l'âme ne peut se percevoir que par le sens intime, et ne peut percevoir le corps (intérieurement ou extérieurement) que par des sens externes. Elle ne peut donc se déterminer absolument aucun lieu, parce qu'elle devrait, à cet effet, avoir pour objet de sa propre intuition externe elle-même, ce qui répugne. — La solution demandée, par conséquent la question du siège de l'âme, qui est adressée à la métaphysique, conduit à une quantité impossible (1/^2), et l'on peut rappeler, à celui qui l'entreprend, ces mots de Térence : Nihilo plus agas quam si des operam ut eum raUone insanias. On ne peut cependant reprocher au physiologiste, auquel il suffit ^ d'avoir poursuivi la présence purement dynamique jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la présence immédiate, d'avoir demandé au métaphysicien de remplir le vide existant.

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Notes modifier

  1. Le grand anatomiste Sam.-Thom. Sommering dédiait à Kant son ouvrage De l’organe de l’âme; Kœnigsberg, in-4°, 1796, avec planches. On avait suivi dans cet ouvrage les vues de Kant sur la manière de traiter le sujet. — Schubert.
  2. On entend par esprit (Gemûth) la seule faculté (animus) de composer les représentations données et l’unité de l’aperception empirique ; ce n’est pas encore la substance (anima), entièrement différente de la matière par sa nature, dont on fait alors abstraction. On a ainsi l’avantage d’être dispensé, par rapport au sujet pensant, d’entrer dans la métaphysique, qui s’occupe de la conscience pure et de son unité a priori, dans le rapport de représentations données avec l’entendement. En restant ainsi dans la physiologie, nous n’avons affaire qu’à l’imagination, à l’intuition de laquelle peuvent correspondre, par hypothèse (même en l’absence de leur objet, comme représentations empiriques) des impressions cérébrales (proprement un habitus de la reproduction), qui appartiennent à un tout unique de l’intuition interne de soi-même.
  3. Au fluide (fluidum) doit proprement être opposé le solide (rigidum), ainsi qu’Euler a coutume de le faire. Le vide est l’opposé du plein.