Sur l’Album de la Vagabonde


La Revue de Paris28e année, Tome 6, Nov-Dec 1921 (p. 600-605).

SUR

L’ALBUM DE LA VAGABONDE

CINEMA

« … Mais Éthel, d’une main qui ne tremblait pas, fit feu, atteignant au front le lâche ennemi de son père… »

« … — Jamais je ne t’appartiendrai, misérable ! cria la courageuse midinette. Elle étendit le bras : une détonation éclata et Julot-la-Vipère roula sur la berge du fleuve. »

« Lola bondit comme une panthère : le marquis Rataflutis s’effondra, un poignard dans le cœur… »

C’est ainsi que les héroïnes, au cinéma, savent défendre leur honneur ou celui de leur famille, et rendre aux abîmes l’industriel déloyal, l’amant falsificateur de lettres, le ranch-man aux desseins tortueux. Un tel courage trouve sa récompense à huit ou dix mètres de là, sur le même rouleau de pellicule. Éthel étreint son père ; la midinette s’évanouit sur le cœur du duc qui l’adore ; Lola, détournant du cadavre espagnol un divin sourire, caresse les têtes bouclées de ses enfants en abandonnant son front au premier mari méconnu, et tout le monde est content.

Tout le monde est content, mais… Mais pourquoi faut-il que j’invente, après le dernier chapitre de ces films, éminemment moralisateurs, où le traître puni succombe, un épilogue qui en gâte l’optimisme ? J’imagine les jours heureux de Lola, entre son excellent époux et ses enfants frisés, je vois sa rêverie paisible au bord de l’élégante Méditerranée qui lui était bien due, j’imagine — car le cinéma « c’est la vie » — que le bonheur n’est tout de même pas un philtre qui abolit la mémoire, et qu’une forme gisante, percée d’une lame, doit s’interposer, à jamais, entre la loyale meurtrière et toute félicité.

Je crois que la midinette devenue duchesse entendra, si le cinéma c’est la vie, le râle de Julot au delà des soupirs amoureux du duc. J’ai cette candeur de craindre qu’Éthel, puisque le cinéma c’est la vie, ne puisse plus étreindre le père qu’elle a sauvé sans que se dresse devant elle, mort et encore debout, l’homme qui chancelait dans la fumée du browning… « Tu ne tueras point… »

Hélas, femme, tu ne pourras pas toujours ne pas tuer. Mais il ne faut pas que le film, qui s’arrête au moment où ta véritable existence, après le drame, commence, t’enseigne qu’il t’est possible, même si tu as purgé le monde et sauvé ton honneur — d’oublier l’heure tu as répandu la rouge vie de ton semblable, et fermé des yeux qui te haïssaient.

LANDRU

« Ce qui est inconcevable, me dit un ami, ce n’est pas la curiosité que vous avez manifestée de voir Landru, c’est que, l’ayant vu, vous ayez parlé de lui sur ce ton de réserve, de courtoisie, presque d’estime, ma foi… »

Mon ami exagère. Mais pourquoi quitterais-je, pour parler de Landru et écrire à son sujet, le ton de la bonne compagnie ? Cet homme respire la politesse. Et je n’ai nulle envie de me mettre au diapason d’un acte d’accusation qui, pendant quatre heures d’horloge, a versé sur une tête d’accusé les qualificatifs les moins ambigus : « Assassin… découpeur de femmes… sinistre fiancé… meurtrier… » Tout cela avant les preuves ? À quel vocabulaire recourir, si la lumière se fait et accable le polygame, pour le flétrir mieux et plus ? Un tel résumé, — si j’ose l’appeler ainsi —, tarit d’un coup toutes les ressources du langage injurieux.

Cependant Landru, ni impudent ni accablé, regarde la foule sans insistance, salue le tribunal avant et après qu’il a parlé, use de mots et de gestes contenus, et nous acquérons peu à peu l’impression — renforcée par les menaces empoisonnées de l’avocat général, les coups de gueule de la partie civile, les ricanements insultants de la défense et la rumeur grivoise du public, — la scandaleuse impression qu’une seule personne, à l’audience, se soucie des convenances et sait « se tenir en compagnie » : l’homme assis au banc d’infamie.

Quand c’est la société qui punit, elle manque de chic, et même de décence. Les matins d’exécution, autour de la guillotine, les rires, le pinard, la frénésie des monomanes et des curieux salissent une place, au centre de laquelle un homme, pâle, marche sans plier, et presque toujours meurt convenablement. La grandeur qui fait défaut à nos juges et à nos supplices, il devient facile à un condamné de s’en parer, momentanément. Un peu de tenue, une patience hautaine, quelque politesse obstinée, et le voilà en passe d’être sympathique, par comparaison.

Non que je cherche, en « Landru », — comme le nomment tout court ces messieurs des assises — la dégaine d’un innocent. « On n’est jamais innocent avec une figure comme la sienne, » disait un auditeur de la première journée. L’homme que voici s’avoue escroc, mais il porte d’autres péchés que celui de vol. Le meurtre ? il se peut. Surtout, je crois, la captation de pensée, la substitution de volonté, qui ne sont pas de petits crimes.

Son œil inhumain et rêveur a charmé des proies que la foule commence à trouver médiocres, mais peut-être que Landru n’avait point d’ambition. Plus méticuleux qu’actif, il tendait les rets grossiers de l’annonce payante, quand l’affût et la battue l’eussent probablement mieux servi. Quoi, pas même une comtesse parmi tant de victimes ? Patience, il en trouvera plus tard, ce palikare en civil au nez tranchant. Qu’on l’acquitte, seulement, en tant qu’assassin douteux. Le risque d’être volées ne retiendra guère les détraquées qui chuchotent, dès la première audience : « Ma chère, il a le masque impérieux d’un grand séducteur ! » Un grand séducteur… C’est ainsi qu’elles ont coutume d’appeler celui qui les méprise ouvertement.

LE « PETIT ENFER »

Le « Petit enfer »… Dans la Danse de Mort, Strindberg baptise ainsi une chambre conjugale, pas même ! un salon conjugal où depuis vingt ans se consument, l’un tisonnant l’autre, deux damnés : un homme et une femme.

La mode le veut, on va trembler à l’Œuvre devant Fauchois, devenu, par la grâce de Lugné-Poë, une sorte de démon ataxique et militaire. Il y a de quoi trembler aussi devant la révolte de sa femme, — madame Maillau, — quadragénaire revêche qui soudain éclate de sensualité destructrice, se mue en goule blonde et funèbre, tordue sur un lit et montrant une chair blanche, fruit mûr que sa chute crève et dénude…

Je suis allée frémir à ce dialogue barbelé. Une si longue férocité épuise le spectateur, et me met un peu en défiance. Je pressens qu’une volonté puissante double et prolonge ici celle de Strindberg au point de trahir, par moments, l’auteur coupable de voiler l’idole par l’abondance des offrandes, Lugné-Poë, fidèle exaspéré, joue le Strindberg trop Strindberg.

Qu’après vingt ans de haine réciproque et organisée deux époux ennemis se disent sur le ton de la fureur : « Veux-tu faire une partie de cartes ? » ou bien : « Il me semble que ta vue baisse ? » cela m’étonne et j’enregistre, comme des fausses notes, leurs rugissements disproportionnés. Vingt ans de menaces, de souhaits homicides exhalés à voix haute, vingt ans du divertissement effroyable à-qui-mourra-le-dernier, et ces gens crient encore ? J’en doute. À ce train-là, ils seraient depuis longtemps morts, ou réconciliés. Ce beau jeu de haïr et d’attendre ne se joue pas vingt années parmi les vociférations.

La dispute est une poissarde facilement mouillée de larmes. Mais la haine m’apparaît comme une héroïne plus voluptueuse et plus soigneuse d’un sourd apparat ; elle craint, en hurlant fréquemment, de s’amoindrir. Riche, elle n’est jamais à court d’expression. C’est pourquoi je demande à mon ami Lugné-Poë : Ce cauchemar septentrional, si vous l’aviez imprégné d’un poison moins convulsif, en eût-il semblé moins cauchemar, — et moins septentrional ?

LES RÉPÉTITIONS DE « CHÉRI »

Comme ces gens-là sont consciencieux ! Ils me font honte. Je ne savais pas encore ce qu’était, sur une scène, le premier bégaiement d’une pièce que j’ai conçue ; j’apprends un métier inconnu, celui de l’auteur qui a une comédie en répétitions. C’est un dur métier pour les comédiens.

On ne leur met en mains que ce cahier oblong où s’inscrivent, en belle ronde, les répliques de leur rôle, isolées, desserties, refroidies ; disons-le : complètement incompréhensibles.

De ce cryptogramme, ils exhumeront mot à mot, nuance à nuance, un personnage vivant ; ils composeront, avec les morceaux de ce puzzle disloqué, un tableau cohérent. Méthode barbare qui date de loin et s’impose par l’ancienneté. Directeurs et comédiens y perdent une semaine d’ânonnements. Mais la patience des comédiens, comme leur résignation, est infinie. Ils sont capables de reprendre vingt fois un dialogue, aussi bien que d’attendre, muets, les mains ouvertes sur les genoux, noyés dans une ombre funèbre, leur réplique d’entrée qui ne viendra peut-être pas aujourd’hui, ni demain…

L’heure du travail est venue, ils apportent chacun, à la tâche commune, une contribution singulièrement anxieuse, et la plupart du temps pessimiste. Leur modestie brille, tant que la rampe est éteinte. Jeanne Cheirel rayonne, malgré elle, d’une causticité potelée, à laquelle ne résistent ni les auteurs de « Chéri » ni ses camarades. Et cependant elle s’assombrit dès qu’elle se repose, et le doute d’elle-même trouble ses beaux yeux de chienne tendre. Jeanne Rolly a, devant son rôle, la souplesse combative et l’humilité d’une débutante. Bour cherche le diapason vocal de son personnage et le murmure tout bas, les yeux perdus, en muezzin qui chante l’heure. Pierre de Guingand, sur le plateau, saute comme un chat, se roule sur des genoux féminins, témoigne tour à tour d’une gaîté adolescente et d’une force masquée de ruses, et notre applaudissement ne lui arrache, le portant franchi, que des protestations navrées, des « ah, ce n’est pas ça encore… ah, j’en suis loin… »

Oui, comme ils sont consciencieux, troublés, enthousiasmés de peu, chancelants et tels que s’ils naissaient, péniblement, à chaque rôle nouveau… Je ne plains pas leur angoisse. Elle est un des secrets de leur longue jeunesse.


LE CAMBRIOLEUR MONDAIN

« Il est », assure sa mûre amie, « cocaïnomane, menteur, kleptomane, alcoolique, vicieux… » Eh quoi, vicieux aussi ? Vicieux en outre ? Cela fait trembler, — et rêver — de penser qu’il peut être « vicieux ». Et elle ajoute, comme les autres amies, mûres ou non, du gentilhomme cambrioleur : « D’ailleurs, charmant ! »

Charmant ou non, le voici résigné aux aveux. Résigné n’est pas assez dire ; il doit s’y précipiter avec enivrement. Que sont les orgies de stupéfiants et d’alcool, auprès de la rage, auprès du délire de tout révéler ? Songez qu’il se tait depuis des années. Songez qu’il porte la charge, à lui seul, de tant de vols, des cent esquisses de roman policier que chaque vol représente. Ivre ou à jeun, c’est lui, lui tout seul, qui a calculé, pour voler une fourrure, le moment précis où la préposée du vestiaire bavardait, où la danseuse, au dancing, s’éloignait de sa chaise en y laissant la cape de zibeline. Souvenez-vous qu’il a vingt fois calculé l’instant de la pesée sur une porte, dans des immeubles peuplés et bruyants, et qu’aucun complice n’a fait pour lui le guet, ni occupé la concierge, ni détourné la domestique… Ce n’est pas sa bravoure que je signale, c’est sa solitude. De quelles ombres féodales nous revient ce petit baron détrousseur, planté au coin des restaurants et des salons ? Les journaux nous apprennent qu’il a une petite figure un peu comique, le nez frivole et pointu, une bouche mince bien serrée sur ses secrets. Donnons-lui tout de suite la sorte de considération à laquelle il a droit, la curiosité due à celui qui n’a jamais parlé. Bubu-de-Montparnasse, à sa place, eût parlé, sur l’oreiller. Le Mylord de Carco se fût confié à mademoiselle Savonnette, par une de ces après-midi gorgée de pluie où les gouttières sanglotent au bord du toit. Bouve, orgueilleux, eût voulu éblouir son équipe. Le plus fier monte-en-l’air se raconte à un copain. Mais Serge de Lenz se tait. S’il ne l’a pas appris, d’autres avant lui, pour lui, ont grandi et vécu dans un monde où la frivolité, spartiate, enseignait à un enfant que la larme est une inconvenance, la spontanéité une faute et la confiance une faiblesse plébéienne. Le voleur à l’écharpe de soie ne s’est donc trahi ni dans l’intoxication, ni dans le cauchemar. Mais quelqu’un l’a rencontré, un humble courtier du Destin l’a touché du doigt à l’épaule, dans l’un de ces instants où la fatigue, l’insomnie, — le froid, — ou simplement la distraction, cette mise-bas de notre armure la plus intime — font de nous des créatures tremblantes et nues. Serge de Lenz a compris tout de suite : il a jeté son sac d’outils et s’est mis à parler. Depuis il parle, il parle, et ne s’arrêtera que quand il aura tout dit. « Je veux, assure-t-il, faciliter la tâche de la justice. » Ainsi l’ivrogne honteux s’excuse et dit : « Je n’aime pas le cognac, mais j’en prends pour digérer. » Impénétrable malgré les stupéfiants, malgré les nuits sans sommeil et les lits trop doux, Serge de Lenz recule devant l’aveu de sa première, de sa pire débauche : la volupté perverse de cesser de mentir.

SORCIERS

J’aurais voulu, pendant une heure, goûter à la toute-puissance ; c’est-à-dire me nommer Pierre Faget, sorcier. Souhait tardif, puisque Faget termine, comme les faux messies, sa vie d’autocrate entre les murs d’un cachot. Du moins il aura goûté, en cette terne république, toutes les joies des tyrans et des magiciens : il a fait tomber des têtes, il a tué par le fer et le poison. Il a cueilli une petite herbe inoffensive, et l’a muée en mauvaise fée… Son histoire est sans doute celle de beaucoup de sorciers, il a commencé par la spéculation et abouti à la foi. Le jour où un rebouteux escroc, accusé par un paysan d’avoir vendu un « charme » confectionné avec deux bouts de ficelle, une feuille sèche et trois crottes de bique inoffensives se fâche rouge, il est mûr pour la sorcellerie efficace et les envoûtements. Il souffre dans son orgueil, il condamne, il se venge, — il croit, il dispose de la puissance départie aux illuminés et aux magnétiseurs. Que serait-il, sans sa foi en lui-même ? Un herboriste. C’est la mégalomanie, et le respect qu’il a de son pouvoir, qui l’élèvent au rang de liseur d’âmes, d’assassin par imposition des mains, d’empoisonneur à distance. Désormais son village lui appartient, et les hameaux éparpillés, et le département. Un quotidien, deux quotidiens s’étonnaient, la semaine dernière, devant Pierre Faget : « Comment imaginer qu’une vaste région de notre beau pays est encore la proie d’un tel obscurantisme ! » Cependant, au verso de la page des mêmes quotidiens, vous trouvez une liste de voyantes, de dormantes et d’astrologues parisiens, qui tous gagnent assez pour vivre. Cependant, on fait queue chez la « femme à la bougie », chez la « femme au verre d’eau », chez la « femme aux épingles », et le marc de café coûte plus cher que le café. Un employé des Postes lit toute votre vie, s’il passe à son doigt la bague que vous venez de retirer du vôtre. Dans la province où il fut médecin, la clientèle ne manquait pas à mon frère aîné ; mais lorsqu’on amenait à son cabinet une cheville foulée, un genou gonflé, une épaule démise ou un bras entamé par la faux, les mêmes questions réglementaires amenaient les mêmes réponses :

— Y a-t-il longtemps que vous êtes dans cet état ?

— Huit jours, quinze jours, monsieur le docteur.

— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps avant devenir ?

— C’est que… j’ai, d’abord été me faire barrer…

Le barreur d’abord, c’est-à-dire le sorcier-rebouteux, qui dessinait sur le membre malade une ligne cabalistique. Après, le médecin, si le patient n’est ni mort ni guéri.

Si l’art d’un Pierre Faget ne le conduisait pas au gaspillage de la vie humaine, à la destruction, décidée légèrement et comme par jeu, de l’être humain, il n’y aurait pas grand mal à ce que quelques Pierre Faget, judicieusement éparpillés, continssent et guidassent des âmes faibles ou désemparées. Occuper un cerveau débile à la confection de cachets, de brouets magiques, prétendre le guérir en le convertissant à la course à cloche-pied et à la prière quotidienne… Un grand médecin, qui s’appelait Grouby, frappait de la même manière l’esprit de ses clients. Loin de dire à une mondaine anémique qui n’eût point obéi : « Prenez de l’exercice », il lui ordonnait : « Montez au pas de course l’avenue des Champs-Élysées, côté droit, du rond-point à l’angle de la rue Balzac ; là, vous vous tournez vers le couchant et vous sautez trois fois sur place à pieds joints en imitant le cri du chemin de fer de ceinture. Vous traversez l’avenue, vous la descendez au pas de course, vous rentrez chez vous, vous vous mettez nue, sauf une ceinture rose en ruban no 7, vous ouvrez la fenêtre de votre chambre, et vous faites douze fois le tour de la pièce sur un pied, puis douze fois sur l’autre, en chantant à tue-tête le troisième couplet de la Marche des Petits Chasseurs… Vous ne savez pas la Marche des Petits Chasseurs ? vous l’apprendrez. Voici le nom et l’adresse de l’éditeur. »

Charlotte Lysès m’affirmait, en me conduisant chez la « femme à la bougie », que je retirerais beaucoup de bien de ma consultation. Je suis donc allée chez la femme à la bougie ? Eh oui. Je crois donc à cette bougie qui brûle et pleure ses larmes de stéarine, aux images d’avenir et de passé que forme et déforme sa fumée malodorante ? Pas précisément. Oui et non… Entendons-nous bien. Pierre Faget et ses collègues en magie… ils me font hausser les épaules. Le marc de café, c’est de l’enfantillage. Les épingles renversées, c’est de la superstition grossière. Mais la femme à la bougie… que voulez-vous que je vous dise ? Elle m’a affirmé en 1917 que mon mari, en dehors de toute permission régulière et prévue, viendrait de Champagne à Paris avant onze jours, — et il y est venu avant onze jours.

Une petite montmartroise de race pure, que Jules Lemaitre admirait comme il eût admiré une « naturelle » des îles polynésiennes, avait coutume de lui dire :

— Vous me courez avec votre bon Dieu. Le bon Dieu, c’est de la blague. Mais je n’ai jamais souffert qu’on parle mal de la Sainte Vierge devant moi. La Sainte Vierge, ça, c’est sérieux.

CHATS

Ils sont cinq autour d’elle, tous les cinq issus de la même souche et rayés à l’image de leur ancêtre le chat sauvage. L’un porte ses rayures noires sur un fond rosé comme le plumage de la tourterelle, l’autre n’est, des oreilles à la queue, que zébrures pain brûlé sur champ marron très clair, comme une fleur de giroflée. Un troisième paraît jaune, à côté du quatrième qui n’est que ceintures de velours noir, colliers, bracelets, sur un dessous gris argent d’une grande élégance. Mais le cinquième, énorme, resplendit dans sa fourrure faune à mille bandes. Il a les yeux vert de menthe, et la large joue velue qu’on voit au tigre.

Elle, mon Dieu, c’est la Noire. Une Noire pareille à cent autres Noires, mince, bien vernissée, la mouche blanche au poitrail et la prunelle en or pur. Nous l’avons nommée la Noire parce qu’elle est noire, de même la chatte grise s’appelle Chatte-Grise et la plus jeune des bleues de Perse Jeune-Bleue. Nous n’avons pas risqué la méningite.

Janvier, mois des amours félines, pare les chats d’Auteuil de leur plus belle robe et racole, pour nos trois chattes, une trentaine de matous. Le jardin s’emplit de leurs palabres interminables, de leurs batailles, et de leur odeur de buis vert. La Noire seule marque qu’ils l’intéressent. C’est trop tôt pour Jeune-Bleue et Chatte-Grise, qui contemplent de haut la démence des mâles. La Noire, pour l’heure, se tient mal, et ne va pas plus loin. Elle choisit longuement dans le jardin une branche taillée en biseau, élaguée de l’an dernier, pour s’en servir en guise de brosse à dents d’abord, puis de gratte-oreilles, enfin de gratte-flancs. Elle s’y râpe, elle s’y écorche, en donnant tous les signes de la satisfaction. Une danse horizontale suit, au cours de laquelle elle imite l’anguille hors de l’eau. Elle se roule, chemine sur le dos et le ventre, souille sa robe, et les cinq matous avec elle avancent, reculent comme un seul matou. Souvent le doyen magnifique, n’y tenant plus, s’élance, et porte sur la tentatrice une patte pesante… Tout aussitôt la chorégraphe voluptueuse se redresse, gifle l’imprudent et s’accroupit, pattes rentrées sous le ventre, avec un aigre et revêche visage de vieille dévote. En vain le puissant chat rayé pour montrer sa soumission, et rendre hommage à la Noire, feint-il de choir les quatre pattes en l’air, défaillant et soumis. Elle le relègue parmi le quintette anonyme, et gifle équitablement n’importe quel rayé, s’il manque à l’étiquette et la salue de trop près.

Ce ballet de chats dure depuis ce matin, sous mes fenêtres. Aucun cri, sauf le « rrrrr… » dur et harmonieux qui roule par moments dans la gorge des matous. La Noire, muette et lascive, provoque, puis châtie, et savoure sa toute-puissance éphémère. Dans huit jours le même mâle qui tremble devant elle, qui patiente et perd le boire et le manger, la tiendra solidement par la nuque… Jusque-là, il plie.

Un sixième rayé vient d’apparaître. Mais aucun des matous n’a daigné le toiser en rival. Gras, velouté, candide, il a perdu dès son jeune âge tout souci des jeux de l’amour, et les nuits tragiques de janvier, les clairs de lune de juin ont cessé pour lui, à jamais, d’être fatidiques. Ce matin, il se sent déjà las de manger, fatigué de dormir. Il promène, sous le petit soleil d’argent, sa robe lustrée, et la fatuité sans malice qui lui valut son nom de Beaugarçon. Il sourit au temps clair, aux passereaux confiants. Il sourit à la Noire, à sa frémissante escorte. Il taquine d’une patte moite un vieil oignon de tulipe, qu’il délaisse pour un gravier rond. La queue de la Noire fouette et se tord comme un serpent coupé : il s’élance, la capture, la mordille, et reçoit une demi-douzaine de mornifles, sèches et griffues, à le défigurer… Mais Beaugarçon, déchu du rang de mâle, ignore tout du protocole amoureux, et redescend à l’équité pure. Injustement battu, il ne prend que le temps de gonfler ses poumons et de reculer d’un pas, avant d’administrer à la Noire une correction telle qu’elle en suffoque, râle de rage et saute le mur pour cacher sa honte dans le jardin du voisin.

Et comme j’allais courir, craignant la fureur des matous, au secours de Beaugarçon, je vis qu’il faisait retraite avec lenteur, majesté et inconscience, parmi les rayés immobiles, silencieux, et pour la première fois déférents devant l’eunuque qui avait osé battre la reine.

COLETTE