Sur l’éloge de Ch. Comte

SUR L’ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE.


PAR M. MIGNET[1].


La vie, a-t-on dit, est un tissu d’illusions et de déceptions. — Oui, mais il s’y mêle quelques souvenirs qui l’imprègnent comme d’un parfum délicieux.

Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.

Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la fortune, j’assistais pour la première fois à une séance publique de l’Académie des sciences morales et politiques.

Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les membres de l’illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges, l’amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l’élite de la société parisienne.

Le secrétaire perpétuel devait prononcer l’éloge de son prédécesseur, M. Charles Comte.

On se demandait avec anxiété : Comment M. Mignet, quel que soit son talent, parviendra-t-il à intéresser l’auditoire ? Que peut offrir de saisissant la vie d’un publiciste dont tous les jours furent absorbés par une polémique aujourd’hui oubliée et par des travaux approfondis sur la philosophie de la législation ? d’un journaliste probe, consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu’à la rudesse ? d’un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir volontairement dédaigné, dans son œuvre, cette partie artistique qui, si elle n’ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l’éclat, de la popularité, de la puissance de propagation aux travaux de l’intelligence ?

Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente ni trop rapide, se propage sans effort jusqu’aux extrémités de la salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d’à-propos et de justesse ; il l’égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune des intentions de l’orateur. Pendant une heure, l’auditoire reste comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si riche de nobles et pures émotions.

Mais quoi ! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de l’orateur ; est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l’assemblée captive ? qui font courir sur tous les bancs comme un frisson d’enthousiasme et unissent tous les cœurs dans un commun sentiment de pure joie et d’admiration passionnée ?

Non. — Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau côté de son sujet. Il peignait l’homme de bien, l’homme aux mâles résolutions, l’athlète vigoureux, l’intrépide défenseur des libertés publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l’attrait de la popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, ne firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa profonde conviction à son opiniâtre vertu.

Il semblait que cette chaude peinture d’une si belle vie, faisant contraste avec l’égoïsme et l’indifférence qui caractérisent l’époque actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de l’assemblée, et les remuait avec d’autant plus de puissance qu’on aurait pu les croire depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit un public, aux impressions encore fraîches et naïves, recueillant de la bouche de Plutarque le récit d’une des plus nobles vies des héros antiques. Avec quel discernement vraiment français l’auditoire ne saisissait-il pas, pour les applaudir, les traits de courage, d’abnégation, de fière indépendance, dont abonde la noble carrière du publiciste ! Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé de notre jeunesse, quand l’orateur disait :

« Le temps où s’est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils sont loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de ces luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui animaient tant de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles conduites. Alors on croyait aux idées avec une foi vive, on aimait le bien public avec une passion désintéressée. Ces belles croyances, qui sont l’honneur de l’intelligence humaine, M. Comte les a eues jusqu’à l’enthousiasme. Ces fortes vertus, qui sont aussi nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir, M. Comte les a portées jusqu’à la rudesse. »

Ah ! malgré le triste et décourageant spectacle qui s’offre de toute part autour de nous, quoique l’on n’aperçoive plus ni convictions énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne saurait désespérer d’un pays où le simple récit de la vie de M. Comte éveille une si vive et si unanime satisfaction ! Non, le scepticisme n’a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se montre cette ancre de salut du peuple, — l’intelligence d’honorer ce qui est honorable, — là où la puissance d’admiration vit encore !

Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière l’orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer. Chacun sentait que l’éloge de M. Mignet et l’enthousiasme de l’assemblée s’adressaient indirectement au collaborateur, à l’ami de M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. Comte, qu’une mort hâtée par le travail et la persécution avait trop tôt privés de leur père. Ils recueillent enfin, après dix longues années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un homme de cette trempe : un solennel hommage, un juste tribut d’admiration rendus à sa mémoire par une bouche éloquente, et sanctionnés par le sympathique et enthousiaste assentiment d’un public éclairé.

Je dois le dire cependant, si l’honorable secrétaire perpétuel fît une juste appréciation de l’homme en ce qui concerne ses actes, son caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict a-t-il été trop influencé par celui de l’opinion publique, qui semble n’avoir pas suffisamment apprécié, de bien s’en faut, la valeur philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on pourrait le comprendre s’il se rapportait uniquement au style. Je l’ai déjà dit : dans un ouvrage qui traite, selon la méthode scientifique, ces vastes sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu ont répandu les couleurs de leur brillante imagination, M. Comte ne paraît pas s’être attaché à rendre à ses pensées saillantes par l’éclat de la forme, la variété des tons, l’imprévu des antithèses et toutes les ressources d’une rhétorique étudiée. On conçoit qu’un homme tel que l’a dépeint M. Mignet ait rejeté ces vains ornements qui, dans sa pensée, sont des piéges pour le lecteur quand ils ne le sont pas pour l’écrivain. Plus M. Comte atteignait à la simplicité de l’expression, plus il croyait éloigner de ses écrits les chances de l’erreur ; et la Vérité était le seul objet de son culte, celui auquel il était prêt à sacrifier, s’il l’eût fallu, bien plus que sa renommée littéraire.

Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus d’éloquence. « Bien qu’il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l’esprit trop résolu et l’âme trop bouillante pour exposer sans s’émouvoir les longues traverses de l’humanité, je l’en loue. » Et ailleurs : « Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il avait cette bonté du cœur, cette chaleur de l’âme, cette élévation des sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la fois dans ses écrits et dans sa vie. »

Mais si M. Comte s’élève souvent jusqu’à l’éloquence (en laissant à ce mot son acception reçue), lorsqu’il flétrit de sa parole énergique l’injustice et l’abus de la force, j’ose dire qu’une éloquence d’une autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes les pages de ses écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours comme une lumière qui se fait dans son intelligence. Il se sent épris d’admiration devant l’harmonieuse simplicité des lois que l’auteur expose, et ce sentiment est d’autant plus vif qu’il ne se sépare jamais de celui de la certitude. Je ne connais, quant à moi, aucun artifice de rhétorique capable de remplir l’âme d’aussi délicieuses émotions. N’y a-t-il pas de l’éloquence, la plus vraie de toutes les éloquences, dans la simple et claire exposition de l’harmonie qui préside aux mouvements des corps célestes ? Quand il y a de la beauté et de la grandeur dans un sujet, plus l’auteur parvient à concentrer votre attention sur le tableau, en se faisant oublier lui-même, plus j’ose dire qu’il atteint aux pures sources de l’art.

M. Comte n’a qu’un but : exposer. Mais il expose avec tant de netteté les conséquences des actions humaines, qu’en ne s’adressant qu’à l’intelligence il parle au cœur. Peu d’écrivains communiquent à l’âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine aussi vigoureuse pour l’injustice et la tyrannie. Non qu’il déclame, il se borne à décrire ; mais le sentiment qu’il ne conseille pas naît de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se fait sentir dans toutes ses pages, c’est que la déclamation en est sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l’enchaînement des causes et des effets, la sympathie et l’antipathie naissent à son insu dans son âme pour ne plus s’y éteindre, et sans qu’il soit nécessaire de lui dire ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut aimer.

Je n’examinerai pas si le Traité de législation n’eût pas pu être conçu sur un plan plus méthodique ; quand on l’a lu, on comprend qu’il n’est que le frontispice d’une œuvre immense, interrompue par la mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de l’humanité.

Ce que je puis dire, c’est ceci : Je ne connais aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de l’évidence. Dans l’injuste abandon où la jeunesse studieuse semble laisser ce magnifique monument du génie, je n’aurais peut-être pas le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de deux autorités : l’une est celle de l’Académie, qui a couronné l’ouvrage de M. Comte ; l’autre est celle d’un homme du plus haut mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles s’adressent souvent : Si vous étiez condamné à la solitude et qu’on ne vous y permît qu’un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous ? Le Traité de législation de M. Comte, me dit-il ; car si ce n’est pas le livre qui dit le plus de choses, c’est celui qui fait le plus penser[2].


  1. Extrait du journal le Libre-Échange. no du 11 juillet 1847. (Note de l’éditeur.)
  2. Il est peu de personnes, ayant eu des relations avec l’auteur, qui ne l’aient entendu désigner Ch. Comte comme celui de ses initiateurs, de ses maîtres auquel il devait le plus. Voir la correspondance et notamment les pages 60 et 62. (Note de l’éditeur.)