Sur Dante considéré sous le rapport philosophique

Écrits philosophiques
Traduction par Ch. Bénard.
(p. 297-314).
SUR DANTE,
CONSIDÉRÉ
SOUS LE RAPPORT PHILOSOPHIQUE.

Ceux qui préfèrent le passé au présent ne trouveront rien d’étrange à reporter leurs regards du spectacle peu satisfaisant de ce dernier vers un monument aussi éloigné de nous que l’est le poème de Dante. Une vénérable antiquité recouvre depuis longtemps ce monument élevé par la poésie, travaillant de concert avec la philosophie.

Pour justifier la place qui est accordée ici à ces réflexions, je ne dirai qu’un mot : c’est que le poème qui en est l’objet offre un des plus remarquables problèmes de la construction philosophique et historique de l’art. La suite fera voir que cette recherche en renferme une autre d’une portée plus générale, qui touche aux rapports de la philosophie elle-même, et n’est pas pour elle d’un moindre intérêt que pour la poésie. Les divers modes selon lesquels l’une et l’autre tendent à se combiner dans les temps modernes, exigent des deux côtés des conditions également importantes à déterminer.


Dans le sanctuaire « où la religion et la poésie se réunissent » Dante est comme le grand prêtre qui initie l’art moderne tout entier à ses destinées. Comme représentant, non pas un poëme particulier, mais le genre entier de la poésie moderne et en même temps un genre spécial, la Divine Comédie est tellement une œuvre indépendante, que la théorie déduite des formes ordinaires est pour elle tout-à-fait insuffisante. C’est comme un monde à part qui exige aussi une théorie à part. L’auteur l’appela divine, parce qu’elle traite de la théologie et des choses divines, et il lui donna le nom de comédie, d’après les idées les plus simples qu’on se fait de celle-ci et du genre opposé, à cause du commencement terrible, et du dénoûment heureux, et parce que la nature mixte de son poëme, dont le sujet est tantôt sublime, tantôt semble trivial, rendait nécessaire dans la diction une forme également mixte.

Il est facile de voir qu’elle ne peut pas non plus s’appeler un drame, selon les idées ordinaires, parce qu’elle ne présente aucune action déterminée. Sous ce rapport que Dante lui-même est considéré comme le personnage principal, qu’il est l’unique lien dans cette série indéfinie de conceptions et de tableaux, et qu’il joue un rôle moins actif que passif, ce poëme pouvait plutôt se rapprocher du roman. Mais encore cette dénomination épuise aussi peu son idée que celle de poëme épique qu’on lui donne vulgairement, puisque, dans les objets qui font le sujet de la représentation, il n’y a aucune exposition régulière. Il n’est pas plus possible de le considérer comme un poëme didactique, parce que sa forme et le but dans lequel il est composé n’ont pas le caractère de précision qui convient à l’enseignement. Il n’appartient donc à aucun genre particulier. Il n’est pas non plus une espèce de composé de plusieurs genres, mais un mélange entièrement original et en quelque sorte organique, qui ne peut être reproduit par un procédé artificiel, par la combinaison de tous les éléments de ces genres ; c’est un individu tout-à-fait indépendant qui ne peut être comparé qu’à lui-même.

Le fond du poëme est le siècle entier du poète, exprimé dans son unité ; ce sont ses événements pénétrés par les idées de la religion, de la science et de la poésie, et conçus dans l’esprit le plus élevé de ce siècle. Notre intention n’est pas de l’envisager dans son rapport avec cette époque, mais plutôt dans son caractère universel, comme premier type de la poésie moderne tout entière.

Jusqu’au moment placé dans un avenir encore indéterminé où toute la grande épopée des temps modernes, qui jusqu’à présent se manifeste encore rapsodiquement et dans des productions particulières, apparaîtra comme un tout complet, la loi nécessaire de la poésie moderne est que l’individu se forme un tout de la partie du monde qui s’offre à lui, et que, des faits et des idées de son temps, il se crée sa propre mythologie. Car, de même que le monde ancien est, en général, le monde des races, le monde moderne est celui des individus. Là, le général est véritablement le particulier ; la race agit comme individu, Ici, au contraire, on part de l’individu, et la particularité doit se convertir en généralité. Dans le monde ancien, par conséquent, tout est durable, invariable ; le nombre n’a presqu’aucune puissance, parce que l’idée générale s’identifie avec la personne de l’individu. Dans le monde moderne, la mobilité, le changement, est la loi permanente. Un cercle, non pas invariablement tracé, mais que l’on peut étendre à l’infini, renferme les déterminations de l’individu. Et comme, cependant, l’essence de la poésie est l’universalité, il faut que celui-ci, par la plus haute personnalité, se fasse de nouveau universel, retrouve le caractère absolu, au moyen de la plus parfaite particularité. Aussi, par le caractère entièrement indépendant de son poëme, qui ne peut se comparer à aucun autre, Dante est le créateur de l’art moderne, qui ne peut se concevoir sans cette nécessité arbitraire et sans cet arbitraire nécessaire.

Dès sa première origine, nous voyons la poésie grecque entièrement séparée de la science et de la philosophie. C’est ainsi qu’elle apparaît dans Homère ; et ce développement indépendant va jusqu’à une parfaite opposition entre les poètes et les philosophes, qui cherchaient vainement, par une explication des poésies homériques, à trouver une harmonie qui n’existait pas. Dans les temps modernes, la science a précédé la poésie et la mythologie qui ne peut être une mythologie sans être universelle, sans attirer dans son cercle tous les éléments de la civilisation actuelle : la science, la religion, l’art même, et combiner aussi avec eux dans une parfaite unité ceux des siècles passés. Dans cette opposition, comme l’art réclame quelque chose de fini, de limité, et que l’esprit du monde tend vers l’illimité, renverse avec une invariable puissance toutes les barrières, l’individu doit paraître en scène, mais, avec une liberté absolue, chercher à imprimer au mélange des temps des formes durables, et, en s’exerçant sur des matériaux arbitrairement choisis, rendre à la physionomie totale de sa composition le caractère extérieur de nécessité et d’universalité, par une originalité absolue.

C’est ce qu’a fait Dante. Il avait sous les yeux les matériaux que lui fournissait l’histoire contemporaine comme celle du passé. Il ne pouvait en former une simple épopée, d’abord, à cause de la nature même de son génie, ensuite, parce qu’il aurait, par là, exclu d’autres éléments de la civilisation de son époque. A cet ensemble d’idées appartenaient aussi l’astronomie, la théologie et la philosophie de son temps. Il ne pouvait pas exposer celles-ci dans un poème didactique ; car par là il s’imposait de nouveau des limites, et son poème, pour être universel, devait être en même temps historique. Il avait besoin d’une invention entièrement arbitraire, créée par l’individu, pour combiner tous ces matériaux et en former un tout organique. Il était impossible de représenter les idées de la théologie et de la philosophie, sous forme de symboles ; car il n’avait à sa disposition aucune mythologie symbolique. Mais il ne pouvait pas davantage faire un poème entièrement allégorique ; car alors celui-ci ne pouvait plus être historique. Ce devait donc être un mélange entièrement original de l’allégorie et de l’histoire. Dans le modèle que pouvait lui fournir la poésie des anciens, aucun expédient de cette sorte n’était possible. Il n’y avait que l’individu qui pût le trouver et sa libre imagination l’exécuter.

Le poème de Dante n’est pas allégorique, en ce sens que les personnages exprimeraient seulement des idées étrangères, sans avoir par eux-mêmes aucune existence indépendante. D’un autre côté, aucun d’eux n’est pas non plus indépendant du sens allégorique, au point d’être, en même temps, l’idée abstraite elle-même et plus qu’une allégorie. Il y a donc dans son poëme un milieu tout-à-fait original entre l’allégorie et la représentation symboliquement objective. Il n’y a là dessus aucun doute, et le poète lui-même a expliqué que Béatrice, par exemple, est une allégorie, et représente la théologie. Il en est de même de ses compagnes, et de tant d’autres figures. Mais elles sont en même temps là pour leur propre compte ; elles apparaissent comme personnages historiques, sans pour cela être des symboles.

Dante est, sous ce rapport, un modèle tout-à-fait primitif et original, parce qu’il a exprimé ce que la poésie moderne doit faire pour exposer, dans une composition poétique, l’ensemble de l’histoire et de la civilisation de son temps, la seule matière mythologique qui lui fût offerte. Il devait, avec une liberté absolue, combiner l’allégorie et l’histoire. Il doit être allégorique, et il l’est même malgré lui, parce qu’il ne peut être symbolique, il est également historique, parce qu’il doit être poétique. L’invention qu’il déploie sous ce rapport est chaque fois véritablement unique ; c’est un monde nouveau qui appartient entièrement à son auteur.

Le seul poëme allemand qui offre une tendance universelle, combine aussi, de la même façon, les intérêts les plus étrangers dans l’esprit de l’époque, par l’invention tout-à-fait personnelle d’une mythologie partielle, par la figure de Faust ; quoique cette composition puisse s’appeler, dans un sens bien plus aristophanesque, une comédie, et dans un autre plus poétique, une comédie divine, que le poème de Dante.

L’énergie avec laquelle le poète sait façonner le mélange particulier des événements de son temps et de ceux de sa vie, détermine la mesure dans laquelle il conserve la force mythologique. Les personnages de Dante reçoivent déjà, par la place qu’il leur donne et qui est éternelle, une sorte d’éternité. Non-seulement la réalité qu’il emprunte à son temps, comme l’histoire d’Ugolin et d’autres, mais encore, ce qui est chez lui de pure invention, comme la mort d’Ulysse et de ses compagnons, offre, dans l’enchainement de son poëme, une incontestable vérité mythologique.

Il ne peut y avoir qu’un intérêt subalterne à exposer la philosophie, la physique et l’astronomie de Dante en elles-mêmes et pour elles-mêmes, parce que leur véritable caractère original ne consiste que dans la manière dont elles sont combinées avec la poésie. Le système de Ptolémée, qui sans doute est la base de son édifice poétique, a déjà même une couleur mythologique. Si sa philosophie est, en général, celle d’Aristote, il ne faut pas cependant entendre par là une philosophie purement péripatétique, mais une combinaison propre à cette époque, de cette philosophie avec les idées de la philosophie platonicienne, comme cela peut se prouver par plusieurs exemples du poëme.

Nous ne nous arrêterons pas à faire remarquer la force et la profonde vérité de certains passages, la simplicité et la naïveté infinie de plusieurs images par lesquelles le poète exprime ses idées philosophiques, par exemple, l’endroit que tout le monde connaît, où il s’agit de l’ame qui sort des mains de Dieu comme une petite fille qui pleure et rit avec une grâce enfantine, une simple petite ame qui ne sait rien, si ce n’est qu’excitée par le sourire du Créateur, elle se tourne volontiers vers ce qui la réjouit. Nous parlons seulement de la forme générale, symbolique, de l’ensemble, dont le caractère absolu révèle, plus que tout le reste, la portée universelle et l’éternité de ce poëme.

Lorsque l’union de la philosophie et de la poésie n’est conçue que dans leur synthèse la plus inférieure, c’est-à-dire, comme poème didactique, il est nécessaire alors, puisqu’il est de l’essence du poëme de ne pas avoir de but extérieur, que l’intention d’enseigner disparaisse en lui et se change en une indépendance absolue qui efface toute subordination. Mais cela ne peut se concevoir qu’autant que la science, étant l’image de l’univers et sa reproduction fidèle, et celui-ci, à son tour, étant considéré comme la poésie la plus ancienne et la plus belle, la science elle-même est absolument poétique. Le poëme de Dante nous offre une beaucoup plus haute fusion de la science et de la poésie. Aussi sa forme extérieure elle-même, dans sa libre originalité, doit reproduire d’autant plus fidèlement le type général du système du monde.

La division de l’univers et celle du sujet en trois règnes, l’enfer, le purgatoire et le paradis, est aussi, indépendamment de la signification particulière que le christianisme attache à ces idées, une forme symbolique universelle. De sorte qu’on ne voit pas pourquoi chacune des époques désignées ne pourrait avoir sa comédie divine, conçue dans le même plan. Pour le drame moderne, la division des cinq actes est adoptée comme forme ordinaire, parce que chaque événement est considéré dans son commencement, son développement, son point culminant, sa marche vers le dénouement et sa fin réelle ; de même cette trichotomie de Dante, pour la haute poésie prophétique qui exprimait un temps complet, doit se concevoir comme une forme générale qui, dans le développement de l’action, ne pouvait offrir une variété infinie qu’autant qu’elle serait sans cesse vivifiée par la puissance d’une invention originale. Mais ce n’est pas seulement comme forme extérieure, c’est aussi comme expression sensible du type intérieur de toute science et de toute poésie, que cette forme est éternelle, et on peut y entrevoir les trois grands objets de la science et de la culture intellectuelle : la nature, l’histoire et l’art. La nature est comme la naissance de toutes choses, la nuit éternelle, cette unité dans laquelle celles-ci sont renfermées en elles-mêmes, l’aphélium de l’univers, le lieu de l’éloignement de Dieu du véritable centre. La vie et l’histoire, dont le caractère est un développement progressif, n’est qu’une purification, un passage à un état absolu. Celui-ci n’est visible que dans l’art, qui anticipe dans l’éternité, qui est le paradis de la vie et est véritablement au centre.

Ainsi, le poëme de Dante, par quelque côté qu’on l’envisage, n’est nullement une œuvre particulière d’une époque particulière, d’un degré particulier de civilisation ; il a tous les caractères d’un premier type par son universalité, qui se combine avec l’individualité la plus absolue, par sa compréhensibilité, en vertu de laquelle il n’exclut aucun côté de la vie et de la culture de l’esprit humain, par sa forme enfin, qui n’est pas un type particulier, mais qui est celui du système général de l’univers.

La structure intérieure du poëme dans ses détails ne peut, sans doute, pas avoir ce caractère d’universalité, puisqu’elle est formée d’après les idées du temps et les vues particulières du poète. Mais le type intérieur, en ce qu’il a de général, comme on doit l’attendre d’une composition pleine d’art et entièrement réfléchie, est aussi extérieurement symbolisé par la forme, la couleur et le ton qui dominent dans les trois grandes parties du poëme.

A cause de ce qu’il y a d’extraordinaire dans son sujet, Dante avait besoin, quant à la forme de ses inventions, de s’appuyer, dans les détails, sur une sorte de croyance religieuse que la science du temps pouvait seule lui donner, cette science qui est pour le poète comme une mythologie et la base générale qui supporte l’édifice hardi de ses inventions. Mais, même dans les détails, il reste entièrement fidèle à son dessein d’être allégorique, sans cesser pour cela d’être historique et poétique. L’enfer, le purgatoire et le paradis ne sont pour ainsi dire que le système de la théologie développé in concreto et architectoniquement. La mesure, les nombres et les rapports qu’il observe dans la partie intérieure de ce système étaient déterminés d’avance par cette science ; et il a renoncé ici, à dessein, à la liberté de l’invention, afin de donner à son poëme, illimité quant au fond, une nécessité et des limites extérieures, par la forme. Le caractère sacré des nombres et leur signification est une autre forme extérieure sur laquelle s’appuie sa poésie. C’est ainsi, qu’en général, toute la science logique et syllogistique de son temps n’est pour lui qu’une forme, qu’il faut lui accorder pour atteindre à cette région dans laquelle se trouve sa poésie.

Dante, cependant, en s’attachant ainsi aux conceptions religieuses et scientifiques, comme aux idées les plus universellement reçues que lui offrit son siècle, ne cherche jamais une espèce de vraisemblance poétique d’un genre inférieur ; par là, au contraire, il écarte bien plutôt toute pensée de flatter un sens grossier. Son entrée dans l’enfer se fait, comme il convenait, sans qu’il cherche prosaïquement à la motiver ou à la faire comprendre ; elle a lieu dans un état semblable à celui d’une vision, et encore sans intention de la donner comme telle. Son inspiration, puisée dans les yeux de Béatrice par lesquels la force divine pénètre, en quelque sorte, dans son ame, il l’exprime en une seule ligne. Le merveilleux de ses propres aventures, il le convertit immédiatement en une comparaison avec les mystères de la religion, et il les rend croyables par un mystère encore plus élevé ; comme lorsqu’il donne son entrée dans la lune, qu’il compare à celle de la lumière dans une eau tranquille, pour une image de l’incarnation de Dieu.

La richesse des idées poétiques, la profondeur de la pensée philosophique qui pénètre jusqu’au plus petits détails dans la construction intérieure des trois parties de l’univers, formait une science particulière, comme, peu de temps après la mort du poète, sa nation le reconnut en fondant une chaire spéciale de Dante, que Boccace occupa le premier.

Or, non seulement les inventions de détail, dans chacune des trois parties du poème, laissent le caractère général de la forme première, mais la loi de celle-ci s’exprime d’une manière plus précise encore dans le rythme intérieur et spirituel par lequel ces trois parties s’opposent entre elles. Par cela même que l’enfer est plus terrible par le sujet, l’expression y est aussi plus énergique, la diction plus sévère ; le langage est sombre et remplit l’ame d’horreur. Dans une partie du purgatoire règne un calme profond, parce que les gémissements du monde inférieur se taisent. A son sommet, dans le vestibule du ciel, tout est couleur. Le paradis est une véritable musique des sphères.

La multiplicité et la diversité des supplices de l’enfer offrent une fécondité d’invention sans exemple. Entre le crime et le supplice il n’y a pas d’autre rapport qu’un rapport poétique. Le génie de Dante ne recule pas devant l’horrible ; il y a plus, il va jusqu’à la dernière limite ; mais on peut remarquer, pour chaque cas particulier, qu’il ne cesse jamais d’être sublime, et par conséquent d’être véritablement beau. Car, ce que des hommes qui n’étaient pas capables de saisir l’ensemble ont désigné, en partie, comme bas et trivial, ne l’est pas dans son sens ; c’est un élément nécessaire de la nature mixte du poëme, et qui l’a fait nommer comédie par Dante lui-même. La haine de la perversité, la sainte indignation qui s’expriment dans la composition terrible de Dante, ne sont pas le partage des âmes communes. Le doute est encore plus permis sur ce qui est généralement admis : que le bannissement de Florence, lorsque jusque-là sa muse n’avait été consacrée qu’à l’amour, tourna, pour la première fois, son esprit vers le sérieux et l’extraordinaire, aiguillonna son génie et le porta vers cette haute conception dans laquelle s’exhalèrent avec sa vie toute entière, avec les infortunes de son cœur, et les malheurs de sa patrie, ses chagrins et ses amertumes. Mais la vengeance qu’il exerce, il l’exerce, en quelque sorte, au nom du jugement universel, comme juge investi d’une mission divine, avec une autorité prophétique, non en vertu d’une haine personnelle, mais avec une ame sainte et indignée des crimes du siècle, avec un amour pour la patrie que depuis longtemps on ne connaissait plus. C’est ainsi qu’il se représente lui-même, dans un passage du paradis, où il dit : « Si jamais il advient que le poëme sacré, auquel le ciel a mis la main aussi bien que la terre, et qui m’a fait pâlir pendant plusieurs années, triomphe de la cruauté du temps, qui me tient exilé du beau bercail où je dormais, agneau ennemi des loups qui le ravagent, je retournerai avec une autre voix et une autre toison, recevoir, dans le lieu de mon baptême, le laurier poétique. » Il adoucit l’horreur des supplices des damnés par sa propre sensibilité ; lors même qu’il touche au terme de tant de lamentables souffrances, son cœur est oppressé à un tel point qu’il a peine à retenir ses larmes, et Virgile lui dit : « Pourquoi te troubles tu ? »

Il a déjà été remarqué que la plupart des supplices de l’enfer sont symboliques par rapport aux crimes qu’ils doivent punir. Mais il y en a plusieurs qui ont une signification beaucoup plus étendue de ce nombre en particulier est la représentation d’une métamorphose où deux natures se changent en même temps l’une en l’autre et échangent en quelque sorte leur substance. Aucune des métamorphoses de l’antiquité ne peut se comparer avec celle-ci pour l’invention ; et si un naturaliste ou un poète didactique était capable d’esquisser des images de cette force, pour représenter l’éternelle métamorphose de la nature, il pourrait s’estimer heureux.

L’enfer se distingue des deux autres parties, non-seulement, comme nous l’avons fait observer, par le caractère extérieur de la représentation, mais encore parce qu’il est principalement le monde des formes, et ainsi la partie plastique du poëme. On doit reconnaître, dans le purgatoire, la partie pittoresque. Non-seulement les expiations qui sont imposées aux pécheurs sont, en partie, représentées tout-à-fait dans le genre de la peinture, avec un calme qui va jusqu’à la sérénité ; mais, en particulier, le voyage sur la colline sacrée des expiations présente une rapide succession de figures, de scènes, où sont épuisés tous les effets variés de la lumière. Lorsque le poète est arrivé sur les bords du Léthé, alors se déploie la plus haute magnificence de peintures et de couleurs, dans la description des antiques bois sacrés de cette contrée, de la clarté céleste des eaux recouvertes de leurs ombrages éternels, de la jeune fille qu’il rencontre sur ces rives, et de l’arrivée de Béatrice au milieu d’un nuage de fleurs, sous un voile blanc, couronnée d’olivier, portant un manteau vert et vêtue d’une robe dont la couleur avait l’éclat d’une flamme vive.

Le poète est lancé par le cœur de la terre elle-même dans la région de la lumière. Dans l’obscurité du monde souterrain, on ne pouvait distinguer que la forme des objets. Dans le purgatoire, la lumière s’alimente encore, en quelque sorte, de la matière terrestre, et devient la couleur. Dans le paradis, il ne reste plus que la pure musique de la lumière. Celle-ci cesse d’être la lumière réfléchie, et le poète s’élève, par degrés, à la contemplation de la pure substance, sans couleur, de la divinité elle-même. La conception du système du monde, revêtue, à l’époque du poète, d’une dignité mythologique, l’opinion sur la nature des étoiles et la mesure de leur mouvement, sont le principe qui sert de base à ses inventions dans cette partie du poëme. Et si, dans cette sphère de l’absolu, il y a encore place pour des degrés et des différences, il les efface par cette belle parole qu’il fait dire à une des ames jumelles qu’il rencontre dans la lune : « Que chaque point du ciel est le paradis. »

Le plan du poëme exigeait que les plus hautes questions de la théologie fussent traitées précisément dans le paradis. La haute vénération pour cette science est exprimée par l’amour pour Béatrice. Or, à mesure que la contemplation s’absorbe dans l’universel pur, il est nécessaire que la poésie se change en musique, que la forme s’efface, et, sous ce rapport, l’enfer doit paraître la partie la plus poétique. Mais il ne faut ici rien prendre séparément. L’excellence propre de chaque partie n’est conservée et ne se comprend que par son rapport avec le tout. Quand on a saisi le rapport des trois parties dans l’ensemble, on reconnaît comme nécessaire que le paradis soit la partie musicale et lyrique, même dans l’intention du poète, qui l’exprime aussi dans les formes extérieures, par l’emploi plus fréquent des mots latins empruntés aux hymnes de l’église.

La grandeur admirable du poëme, qui apparaît dans la fusion intime de tous les éléments de la poésie et de l’art, se manifeste ainsi extérieurement d’une manière parfaite. Cette œuvre divine n’est ni plastique, ni pittoresque, ni musicale ; elle est tout cela en même temps et dans une parfaite harmonie. Elle n’est ni dramatique, ni épique, ni lyrique ; mais elle est de ces genres une combinaison entièrement originale, unique, sans exemple.

Je crois avoir montré, en même temps, que ce poëme est la prophétie et le premier modèle de la poésie moderne tout entière. Il en renferme tous les caractères ; il est la première plante qui, née de l’heureux mélange de tous ses éléments, ait ombragé la terre de ses rameaux et porté sa tête au ciel ; il est le premier fruit de sa transfiguration. Ceux qui veulent apprendre à connaître la poésie qui s’est développée plus tard, non d’après des idées superficielles, mais dans sa source, peuvent s’exercer sur ce grand et sévère génie, afin de savoir par quels moyens il a embrassé la totalité de l’art moderne, et s’assurer qu’aucun nœud aussi facilement formé n’en a mieux lié toutes les parties. Ceux qui ne se sentent pas appelés à cette étude peuvent aussi s’appliquer ces mots du commencement de la première partie :

« Vous qui entrez, laissez toute espérance. »


FIN.