Supplément au Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne/Troisième nuit

TROISIÈME NUIT

La nuit suivante, j’étais assis, vers 9 heures, sur une chaise de fer de l’Avenue des Acacias, regardant passer les piétons et les voitures, un peu avant l’organisation secrète du plaisir. Il y avait là d’assez nombreux couples parfaitement ignorants des débauches nocturnes qui se préparent entre initiés dans cette allée, au point que quelques-uns avaient amené leurs enfants ou leur vieille mère. Je connais également des personnes de mœurs beaucoup moins austères que celles de ces paisibles promeneurs, qui demeurent sceptiques sur ce genre moderne de bacchanales, si l’on peut dire, auxquelles se mêlent des aegipans et des satyres en vestons. Mais ils le resteront jusqu’au jour où quelque affilié leur révélera les moyens de crocheter les portes du mystère, et j’emploie ici un terme beaucoup trop fort.

Je fus tiré de mes réflexions par la vue du peintre Morand qui, depuis plusieurs années, prend ses repas dans le même restaurant que moi, rue Jacob. Je lui ai souvent procuré de très beaux modèles, et je l’ai tiré une fois d’affaire au sujet d’un scandale de rapins, à l’issue du Bal des Quat’z-Arts. Ces petits services ont fini par créer une sorte de camaraderie entre nous, d’autant qu’il est assez liant. J’ajoute que je taquine un peu le pinceau à mes moments perdus. C’était aussi la distraction favorite d’un exécuteur des hautes-œuvres que j’ai connu, et qui, pour signature, ajoutait à son prénom le nom de Paris, en souvenir de l’ancienne métonymie, M. de Paris, qui désignait le bourreau…

M’ayant déjà aperçu, Morand se dirigea de mon côté. Force me fut d’accepter sa compagnie et de renoncer à mes investigations. Je le fis néanmoins sans maussaderie, car c’est un homme intelligent et toujours plein d’anecdotes, la plupart sur l’amour. J’étais loin de me douter que j’allais provoquer une confidence analogue à celle de la veille.

— Quoi ? lui dis-je, la dernière fois que je vous ai rencontré rue Jacob, vous m’aviez dit que vous vous prépariez à partir pour la campagne. Même vous me fîtes vos adieux, et je vous souhaitai bon travail. Il y a bien de cela huit jours ?

— C’est vrai. Mais étant tombé amoureux, je suis resté… Resté pour partir demain. Dupont, je suis vraiment trop malheureux ! Et malheureux par ma faute. Ce soir, je suis venu cherché ici de la solitude, de la mélancolie et de la fraîcheur. J’aime à voir se lever la lune au-dessus de ces arbres quand les promeneurs se font rares… Mais savez-vous seulement à quelle heure elle se lève, Dupont ?

— Ma foi non !

— Moi non plus ! Enfin, je suis venu pour remâcher mes pensées, avec ou sans lune… Eh bien non, je suis venu pour voir si je ne les rencontrerais pas…

— Et si vous les rencontrez ? Allons, mon bon ami, que vous méditiez une vengeance ou que vous cherchiez à accroître votre douleur par une certitude, cela n’est digne ni de vous ni de votre âge. Dans le premier cas, je vous jure que je ne vous laisserai pas agir, dans le second, vous feriez mieux de satisfaire au chagrin tout en l’allégeant, soit de me confier vos peines. Ce qui revient à dire que dans l’un ou l’autre je ne vous quitterai pas.

— Non, je ne venais pas pour me venger. De quoi me vengerais-je, Dupont, puisque c’est moi qui lui ai donné cette femme ? Du moins, je la lui avais prêtée…

— Prêtée ? Est-ce que l’on prête une femme ? Quelle inconséquence ! Ou plutôt, fis-je, me ravisant et lui serrant le bras, quelle aberration !

— Oui, quelle aberration ! Pourtant, j’aimais cette femme, Dupont, et c’était la seconde fois que je la voyais. Car, comme le disait Wilde, qui s’y connaissait en aberrations : « chacun tue ce qu’il aime. » Chacun des fous dans son genre, aurait-il dû ajouter, qui sont les esclaves d’une sensibilité excessive. Que dis-je ! ils en sont les artistes : ils jouent sur ce clavier les choses les plus douces, les plus tranquilles, les plus aimables ou les plus légères, mais il faut soudain qu’ils leur fasse rendre les accents déchirants dont ils s’enivrent. C’est que la douleur s’impose à eux avec sa voix puissante ou ses insinuations profondes. Que de fadeur dans la paix, que de frivolité dans la joie ! Comprenez-vous cela, Dupont ?

— Oui, mais je l’expliquerais avec moins de poésie. Un certain Sacher Masoch…

— Ah ! de grâce, laissez-le, ou je ne raconte rien. Parler de lui ou de Sade, voyez-vous, c’est faire éclater la grimace d’un pédantisme abject au milieu de passions qui sont vieilles comme l’humanité et qui ne confinent pas nécessairement aux extrêmes, à la laideur, comme celles de vos deux « cliniciens ». Étais-je masochiste, par exemple, quand, sur le déclin de mon enfance, je jouais avec un petit bateau qu’un marin m’avait construit quelques années auparavant, et que je le détruisis, un beau jour, à coups de hache, tout en versant les larmes les plus amères ? Je le détruisis, Dupont, parce que je savais que, quelques mois après, je ne m’intéresserais plus à lui, devant dépouiller l’enfant pour l’adolescent, et que je lui préférerais des jeux de bruit et de violence. Alors, je l’abolis pour le regretter, lui et les joies que j’avais encore à en attendre. Autrement, je me serais détaché de lui comme je l’avais fait de jouets plus puérils, une poupée bretonne, une petite tortue de carton peint qui agitait sa tête et ses pattes sous un couvercle de verre, que sais-je encore ? Au moins, me disais-je, la souffrance que je ressens sera le plus sûr véhicule du souvenir, puisque les joies que j’éprouvais avec ma poupée et ma tortue ne le sollicitent pas et ne rappellent strictement à mon esprit que leurs formes et leurs couleurs. De même, voyez-vous, Dupont, devrait-on quitter une femme que l’on aime en plein éclat de la passion, et la quitter sans retour, après une scène terrible. Mais l’homme n’a peut-être pas le courage de l’enfant, ou plutôt la vie ne s’étend plus à perte de vue devant lui…

Tenez, avec votre masochisme, vous m’avez fait dérailler ! Mon bateau n’a aucun rapport avec la maîtresse que je viens de perdre. Ne me collez donc plus d’étiquettes, mon cher : je n’aime pas trop que l’on sache ou même savoir d’où je viens, si je ne sais trop où je vais…

Je laissai Morand poursuivre, sans relever ses incohérences, et je me promis de ne plus l’étiqueter. La lune montait au-dessus des arbres et formait avec eux un paysage romantique, mais de ce « romanticisme » encore voisin des classiques, qui est déjà dans Rousseau, et que l’auteur de La Chartreuse aimait écrire à l’anglaise.

— J’avais donc possédé une femme rencontrée la veille pour la première fois dans un dîner mondain, reprit Morand. À peine étais-je entré dans le salon, où elle se trouvait encore seule avec la maîtresse de maison, que je m’aperçus que je l’aimais et que j’eus la certitude qu’elle serait à moi. Non que j’aie la fatuité de croire irrésistibles mes artifices de séduction, mais parce que je lus dans ses yeux, avant même d’avoir parlé, qu’elle partageait mon sentiment. Me trouvant à côté d’elle à table, j’eus tout le loisir de l’entreprendre. Bientôt sa jambe s’enlaçait à la mienne, et, à la fin du repas, j’obtins une entrevue pour l’après-midi du lendemain. Je me souviens que je lui parlai à haute voix, car l’on attire l’attention bien davantage par le tête-à-tête ; d’ailleurs, les autres sont si occupés à raconter leurs histoires, ils font un tel bruit, que les voisins n’entendent ni ne remarquent votre colloque.

Elle vint à 2 heures. J’avais ma mère chez moi : faute de mieux, je menai ma conquête dans une chambre d’hôtel, où elle ne fit aucune difficulté de me suivre. Là, je connus des voluptés nombreuses et d’une qualité qui ne se rencontre pas souvent. Cette femme avait des sens, mais elle m’aimait aussi. Enfin, je vous passe tout ce que nous nous racontâmes, qui n’ajouterait rien à l’assurance que je vous donne que je l’aimais et qu’elle m’aimait. Nous décidâmes, en nous quittant, de nous rejoindre quelques jours après, exactement dans la nuit d’avant-hier. Mais comme je ne trouvai pas l’hôtel digne d’abriter nos amours, je lui donnai rendez-vous dans l’atelier d’un ami avec lequel je suis à tu et à toi. Nous avons fait nos études ensemble à l’École des Beaux-Arts, et cela remonte au père Bonnat. Si je n’avais pas déjà conduit ma maîtresse chez lui, au lieu de la traiter si cavalièrement, c’est que je n’aurais pas eu le temps de prévenir cet ami qui demeure loin et n’a pas le téléphone.

Enfin, je ne pouvais brutalement m’imposer à lui.

Quelle idée diabolique me passa par la tête en frappant à la porte de l’atelier ? Pourquoi, moi qui aimais cette femme que je croyais digne de respect, la traitai-je alors en conquête facile, en femme de plaisir ?

— Mon vieux, dis-je à mon ami, que je n’avais pas vu depuis assez longtemps, je viens te demander l’hospitalité pour une partie de la nuit, à telle date. Je ne resterai que jusqu’à minuit. Et tu sais, une femme, mon cher !… Dis donc, je voudrais t’associer à nos plaisirs. Mais comme je ne me suis pas encore entendu avec elle à ce propos, et que je n’aurais pas osé le faire, je ne l’en préviendrai qu’à une heure tardive. Si elle dit oui, je passerai à 11 heures un petit papier entre la porte et le chambranle. Si elle dit non, comme je le redoute, je ne mettrai rien, et tu iras faire un tour en attendant minuit, heure à laquelle tu pourras rentrer dans ton atelier vide.

— Eh bien oui, dit-il. Il en sera comme tu voudras et comme elle voudra. Mais tu sais, mon cher, je ne crois guère à ce genre d’aventure, bien que cela se fasse beaucoup depuis quelques années, dit-on. Et cela s’appelle une…

Il prononça un mot argotique dont il est souvent question dans l’allée où nous sommes. C’est une raison pour ne pas le répéter. Mais, à vous dire le vrai, il me fait horreur depuis hier.

Nous dinâmes ensemble, mon ami et moi. Lui montrait toujours une grande incrédulité, et aussi une légère humeur parce que je le forcerais sans doute d’attendre jusqu’à minuit.

— Dans mon quartier, soupira-t-il, je n’ai qu’une ressource de tuer le temps, celle d’aller au cinéma ! Il faut que j’aie bien de l’amitié pour toi ! Tiens, voici la clef. Tu la mettras dans telle cachette, près de la porte, afin que je puisse rentrer chez moi quand tu n’y seras plus. Mais surtout n’oublie pas ! En ce cas, j’irai carillonner chez toi et faire une peur affreuse à ta vieille mère. Adieu, et bonne chance, débauché !…

À 9 heures, croisant devant la porte, j’accueillis ma maîtresse d’un jour qui descendait de taxi, et je la conduisis dans l’atelier dont elle fit mine d’admirer les toiles pendant que je l’embrassais partout où je pouvais. Nous ne fûmes pas longs, pourtant, à grimper dans la soupente et à nous caresser sur le lit. Mon ami avait bien fait les choses : il y avait un en-cas sur une petite table, avec une bouteille de porto, des gâteaux secs et un seul verre. Nous nous promîmes d’y faire honneur, mais je pensais secrètement que nous l’y ferions à trois, malgré le scepticisme de l’hôte. En attendant, je faisais honneur au beau corps couleur d’ambre que je tenais dans mes bras ; je m’en repus au point que nous passâmes à la conversation, qui est un repos dans un nouveau plaisir en compagnie d’une femme intelligente et enjouée.

Durant tout le temps de l’amour, j’ose vous avouer que je m’enivrai de ce vin amer : voir un corps qui m’appartenait ployer sous la force d’un autre et recevoir les mêmes caresses dont j’avais été prodigue. J’en arrivai presque à la fureur, comme si je n’avais voulu lâcher la proie que j’allais abandonner de ma propre volonté, ou comme celui-là qui, devant se donner la mort, se repaît gloutonnement de la vie pendant les dernières heures qu’il s’est données. Mais je goûtais surtout l’insidieuse douleur d’avoir bientôt à souffrir et mon esprit impatient s’évertuait à imaginer la scène, me représentant à ma place mon ami dévêtu.

Ces choses-là, voyez-vous, Dupont, devraient plutôt rester dans le domaine des idées, de la chimère. Il faudrait aussi que les femmes qui consentent à écouter la confession de ces faiblesses viriles — je pèse bien mes termes — n’aient pas à leur tour la faiblesse ou la curiosité d’y céder. Ou bien encore, qu’elles fussent bien sûres d’elles-mêmes en y cédant. Mais est-on jamais sûr de rien, les uns et les autres, et peut-on toujours résister aux suggestions de l’esprit ? Ou bien alors, l’anonyme qui passe et ne se retrouvera pas. C’est pourquoi des femmes, en ce Bois même, s’abandonnent aux Satyres sous la protection de leurs maris. Ne cherchez pas d’autre explication, Dupont. Et quand vous m’aurez parlé de vice, vous n’aurez rien expliqué. Un vice (comme vous diriez), un vice si répandu, doit bien correspondre à quelque chose qui appartient à la nature de l’homme, lequel aime de vivre dangereusement. Peut-être y a-t-il dans le sentiment qui m’occupe et me paraît naturel, comme un lointain ressouvenir de l’âge des cavernes, quand le mâle ainsi désarmé n’était jamais sûr qu’un autre mâle moins favorisé ne vînt pas lui ravir sa femelle. Je ne saurais bien vous expliquer comment cela a pu devenir une recherche de l’esprit, peut-être à cause de l’assurance de civilisé qu’il se donne que la possession de la proie par un autre ne sera qu’un simulacre. C’est à peu près le même plaisir que nous prenons à la Tragédie et que les acteurs eux-mêmes peuvent y prendre, quelquefois avec de vraies larmes : c’est-à-dire que nous savons que le drame n’est qu’une feinte. Mais nous désignons à la Postérité l’auteur qui nous donne le plus le sentiment vrai des passions et le comédien qui reproduit le mieux l’apparence du réel.

— Autrement dit, interrompis-je, vous vous jouez un drame à trois, parfois une comédie légère. Mais vous ne prenez pas garde qu’il arrive que l’un des trois, que dis-je ! les trois ensemble, se prennent au sérieux ? Et n’a-t-on pas déjà vu, sur les scènes d’illusion dont vous parlez, des acteurs enfoncer pour de bon le poignard que l’on n’avait pas pris la peine de rendre inoffensif ? Dans les salles de spectacle, il se trouve aussi des gens assez abusés pour prendre parti, d’autres, plus abusés encore, pour faire un mauvais parti au rôle antipathique…

— Quoi qu’il en soit, reprit Morand, je demandai nonchalamment à ma maîtresse ce qu’elle ferait au cas où mon ami viendrait nous surprendre. Elle parut étonnée de ma question et réserva sa réponse. Je m’étendis alors sur le sujet que je lui présentai comme un badinage à la mode qu’il fallait dissocier de l’amour. Elle répondit qu’elle accepterait les caresses de mon ami, à condition qu’il ne lui déplût pas outre mesure et qu’il se conduisît avec délicatesse. Elle me demanda encore de le lui décrire ; le bien que je lui en dis, les exemples de sa peinture qu’elle voyait pendus la rassurèrent, et elle se prit à agréer cette aventure comme ne devant pas avoir de suites, un libertinage passager. Alors, je me levai, insérai entre la porte et le chambranle extérieur le petit papier dont il était convenu, et déposai la clef dans la cachette. Dehors, une pluie d’orage se déversait en rebondissant. Je revins m’étendre au côté de ma maîtresse. Elle ne m’en voulut pas d’avoir préparé la rencontre, puisqu’au terme de l’accord nous aurions pu partir à minuit sans attendre personne.

Son acceptation réveilla mes forces et je la possédai une fois encore. Onze heures étant passées, je crus que mon ami ne viendrait pas. Mais, une demi-heure après, j’entendis son pas et la clef tourner dans la serrure. Il demeura en bas quelques minutes. Je l’appelai, il ne tarda pas à paraître, nu comme un athlète, le corps frais et rosé de l’ablution froide qu’il venait de prendre. Ma maîtresse, en l’entendant entrer, avait rejeté son bras sur ses yeux et ramené le drap sur elle. J’arrachai ce drap qu’elle tenait avec mollesse, et livrai son beau corps à la vue de mon ami. Il ne put se tenir d’admiration et poussa des cris qui ne m’étonnèrent pas d’un artiste, mais qui, par leur durée, me firent douter de sa sobriété ou craindre pour sa raison. Celle qui était l’objet d’une si flatteuse et si bruyante surprise laissa retomber son bras et rétablit par ce geste toute la séduction de sa personne. Alors, elle et lui s’étant vus dans les yeux, se mirent à pousser des exclamations et des rugissements comme s’ils s’étaient attendus depuis des années en souhaitant la minute orageuse qui dût les jeter face à face, et ils s’étreignirent avec sauvagerie. Ils s’étreignirent ainsi, ne cessant de crier et faisant craquer leurs corps, pendant un temps infini. Cependant, ils ne se pénétraient pas et restaient immobiles. Je tentai de les désunir et de leur parler, mais rien n’y fit. De guerre lasse, je me jetai à bas du lit, me vêtis sommairement, allai boire coup sur coup quelques verres d’eau, et fis ruisseler aussi ma poitrine, mon dos et mes bras, car je sentais la folie de ces deux-là commencer de me tourmenter, mais sous les espèces de la jalousie, de la déconvenue et de l’impatience. J’entendais bien souffrir, mais avec toutes les réserves que je vous exposais tout à l’heure et tous les ménagements que réclame l’amour-propre. Cependant, on me plaçait devant l’irrémédiable. Et qu’avais-je à m’en plaindre ? Tout au plus pouvais-je invoquer la courtoisie, mais j’aurais été ridicule devant ces forcenés pour qui rien ne comptait plus que la passion, et qui continuaient de faire retentir l’atelier de leurs cris et de leurs gémissements.

Revenu près d’eux, je tentai de leur parler avec douceur comme on parle à des déments. Lui ne la possédait toujours pas.

— Laisse-la-moi ! me cria-t-il sans détourner la tête pour me regarder. Laisse-la-moi ! Tu vois bien que cette femme est à moi !

— Alors, prends-la ! lui criai-je. Pourquoi ne la prends-tu pas ?

Et, disant cela, poussé par une force contraire à mon cœur, j’aiguisais à nouveau le poignard qui m’avait déjà percé.

— Va-t’en, va-t’en, soupira-t-il comme s’il se retenait de me faire de la peine, comme s’il s’excusait d’une fatalité qui l’unissait à cette femme. Tu vois bien que c’est ta présence qui m’en empêche !

— Voyons, fis-je en m’asseyant sur le bord du lit, c’est toi mon obligé, et c’est moi, maintenant, que tu repousses ?

Je n’osai ajouter : pour une femme…

— Mais tu serais dix fois plus mon ami, s’il était possible, que je n’y pourrais rien ! Cela est plus fort que moi ! Je t’en demande pardon !… Mais va-t’en, je t’en supplie ! Laisse-la-moi ! laisse-la-moi !…

J’étais atterré par la sincérité de ses expressions, et par la douleur qu’il devait ressentir de ne pouvoir posséder l’objet de tant d’amour. Mais, en laissant de côté un acte qui n’aurait rien prouvé en la circonstance, je commençais de me demander avec anxiété lequel de nous deux l’aimait le plus. À en juger par la spontanéité de son sentiment, par la sauvagerie qu’il mettait à l’exprimer, ce garçon d’ordinaire si doux, si détaché, c’était incontestablement lui.

Je m’adressai à elle qui buvait ses baisers les yeux fermés. Sans doute, le souvenir encore frais de nos étreintes la ferait répondre avec plus de ménagements.

— Vous oubliez, lui dis-je, que vous devez être rentrée peu après minuit. Il s’agit pour vous d’une réputation à sauvegarder. Je vous en conjure, soyez prudente ! Habillez-vous, et quelle que soit l’affection que vous portiez à mon ami, quelque résolution que vous dussiez prendre, je tiens à cœur, en galant homme, de vous déposer à votre porte. Je descendrai même durant le temps que vous vous habillerez et vous laisserai avec lui, car je vois bien, hélas ! qu’il n’y a rien de plus à vous demander, ni à l’un ni à l’autre !

Elle se détacha doucement et prit la chemise que je lui tendais, la chemise que je respirai une dernière fois avec une déchirante volupté.

Je finis de m’habiller à la hâte, mais, au lieu de descendre, je marchai de long en large. Lui s’habillait à son tour sans rien dire.

— Je pense, fis-je avec une visible irritation, que tu auras au moins l’élégance de me laisser seul la reconduire ?

— Oui, dit-il, assez durement. Mais la rue n’est plus qu’une mare boueuse. Je la porterai dans mes bras et j’attendrai qu’il passe une voiture pour l’y déposer, si toutefois il en passe…

— Je la porterai bien moi-même ! répondis-je.

— Tu n’es pas assez fort !

Je voyais très bien où nous mènerait un tel point de départ de discussion, et j’épargnai à mon ami des remords, une humiliation futurs. Je dois avouer, toutefois, que sa force dépasse de beaucoup la mienne, mais ce n’est pas à cela, je le répète, que je m’arrêtai. Fallait-il ajouter, par la violence de gestes ou de paroles irréparables, à ce qui venait de se passer et dont la grandeur étrange nous laissait les uns et les autres dans une sorte d’hébétude ? Vous riez, Dupont ? Vous me trouvez emphatique ? Eh bien, mon ami, si vous aviez vu ces deux êtres s’affronter en hurlant, vous trembleriez encore devant le masque qu’avait revêtu l’Amour. Fassent les Dieux qu’il m’apparaisse encore sous les mêmes traits, mais cette fois pour m’être propice, et je consens d’expirer dans les bras où il m’aura poussé !…

Après tout, j’avais péché contre cette femme, et ma révolte déraisonnable m’eût rendu plus odieux encore. Mais lui étais-je odieux ? Elle me regardait avec la douceur d’une fillette et semblait demander de l’indulgence pour une chose qui avait dépassé la volonté d’un homme. Allais-je lui reprocher sa faiblesse, ses sens, sa trahison ? Sa trahison ! lequel d’elle ou de moi avait trahi ou semblé trahir l’autre ? Ne lui apparaissais-je pas comme un libertin ? Quelle preuve pouvais-je lui assurer de mon amour dépouillé de sa fureur charnelle ? Non, voyez-vous, je n’avais rien à dire, n’ayant pas de droits à faire valoir.

Enfin, mon ami ouvrit la porte.

— Je te demande encore pardon, fit-il avec plus de gentillesse. C’était plus fort que moi ! Non, il ne faut pas m’en vouloir !…

Et il prit ce corps jeune dans ses bras pour le porter comme il l’avait dit. Il ne pleuvait plus, mais nous avions de l’eau et de la fange presque jusqu’aux chevilles et l’on y voyait confusément. Assez, toutefois, pour qu’il me fût possible de discerner le visage de gravité qu’avait repris mon ami, et sur lequel l’ombre répandait sa douceur. Il marchait sans ployer sous son fardeau, le torse un peu rejeté en arrière, et cette attitude ajoutait une grande fierté à sa démarche. Elle est bien à lui ! pensais-je tristement, convaincu par la calme allure du vainqueur et par le confiant abandon de sa proie qui lui passait un bras autour du cou et reposait la tête au creux de son épaule, comme prête à s’endormir.

Nous marchâmes ainsi une cinquantaine de mètres, au bout desquels un taxi déboucha sur nous. Je l’arrêtai, et, me penchant, donnai l’adresse à mi-voix, pendant que mon ami déposait son fardeau.

— Adieu ! me dit-il, la main tendue. Et veuille me pardonner encore !…

Ils ne s’étaient pas embrassés, et je m’efforçais de croire que, ne connaissant ni son nom ni son adresse, lui ne la reverrait peut-être pas. Ma maîtresse — oserai-je encore lui conserver ce nom ? — se tenait dans son coin sans mot dire, mais je sentais bien qu’elle appréhendait l’explication inévitable.

— Qu’avez-vous fait ? m’écriai-je. Pourquoi m’avoir traité avec tant d’indifférence ? Vous ne pouviez ignorer le chagrin que me causaient vos cris et vos embrassements. Car vous vous donniez tout entière, bien qu’il n’ait pu vous prendre. Je crois que je n’ai jamais autant souffert de ma vie !

— Mon pauvre ami, me dit-elle en m’embrassant tendrement, je ne croyais pas que vous dussiez souffrir ! Au ton que vous prîtes pour me parler de libertinage sans conséquence, j’ai cru comprendre qu’il y avait beaucoup de libertinage dans votre cas, et qu’en somme, malgré tout ce que vous m’aviez dit précédemment, vous n’attendiez pas autre chose de moi. Je considérais donc comme une faiblesse de vous avoir cédé la première fois, — oh ! une faiblesse sans repentir… Mais pourquoi m’avoir jetée dans les bras de cet homme ? Pourquoi vous-même avoir fait cela ?

Alors, je lui exposai tout ce que vous savez et que vous étiquetez pour vous dispenser de réfléchir et de plaindre. Mais j’ajoutai que je ne poussais pas le goût de la douleur plus loin qu’un léger simulacre, et que je ne voulais pas la perdre. Elle soupira.

— Ne craignez pas, dit-elle, que je ne vous comprenne pas. Ce n’est pas le premier homme qui me parle ainsi : j’ai perdu un mari dans les mêmes circonstances. Pour tout dire, il m’a forcée d’en aimer un autre. Qu’est-il arrivé ? Inutile de poursuivre, n’est-ce pas ?…

Je tremblais que cette fois il n’en fût de même.

— Comptez-vous revoir mon ami ? fis-je sans détour.

— Pendant votre courte absence, il m’a dit qu’il voulait que je dînasse avec lui demain… Mais je n’irai pas ! non, je n’irai pas !…

Je crus un instant qu’elle s’était reprise et je sentis un baume divin fondre dans mes veines. Je la pressai contre moi. Elle me caressa avec douceur et je laissai aller ma tête contre son sein en pleurant comme un enfant. Mais ses caresses s’adressaient bien à un enfant que l’on console. C’était moi qui m’abandonnais à elle, et non pas elle à moi.

— Oui, repris-je, redevenu incertain, jurez-moi que vous ne le reverrez pas ! Quoi ! il veut que je lui pardonne, mais il a pris un rendez-vous. C’est indigne, et je ne lui pardonnerai de ma vie !

— Eh bien ! fit-elle en se dégageant, je ne peux ni mentir, ni aimer deux hommes à la fois. Je le reverrai demain, et vous, je ne vous verrai plus qu’en ami. Peut-être un jour m’apercevrai-je que je n’ai satisfait qu’un caprice !… Mais pourquoi m’avez-vous fait connaître cet homme ? Et pourquoi le Hasard a-t-il fait que ce fût celui-là même dont j’ai toujours rêvé ?… Ami, vous m’en voulez, maintenant ? Vous allez m’injurier, me battre, que sais-je ?… Faites ce que vous voudrez, mais je l’aime, je l’aime !…

Elle tamponna ses yeux de son mouchoir, et elle en étouffa les cris d’amour qu’elle ne pouvait retenir. Comme l’autre, « c’était plus fort qu’elle ». Et, comme tout à l’heure, il n’y avait rien à dire ni à faire. Allais-je lui reprocher de m’être brûlé au feu que j’avais allumé ? Mais j’étais envahi par le désespoir, incapable de bouger et de dire un mot. Le taxi s’arrêta. Il en était temps, car nous ne pouvions plus rester l’un à côté de l’autre, aussi étrangers l’un à l’autre, et commençant de sentir la haine pousser et fleurir entre nous comme une plante de faquir miraculeux. Elle descendit, et notre adieu fut un souffle.

Le lendemain matin, j’étais à la porte de mon ami, mais je ne trouvai personne. Je glissai alors un mot où je lui reprochais sa conduite, toutefois en des termes dépourvus de violence. À quoi bon, en effet ? Et même pourquoi ces reproches ?… Puis je revins me jeter sur mon lit. Je ne m’en suis levé que ce soir, pour venir ici, n’y tenant plus.

— Mais pourquoi ici, fis-je ? Vous saviez donc qu’ils y viendraient.

— J’ai oublié de vous dire qu’ils devaient dîner au pavillon d’Armenonville, et j’ai pensé qu’ils se promèneraient naturellement dans cette allée.

— Venez, lui dis-je. Allons où vous voudrez, mais ne restons pas ici. La lune est plus belle encore sur Longchamps, si vous tenez toujours à la regarder… Et que feriez-vous s’ils passaient ? Rien. Mais vous donneriez pâture à la douleur que vous logez en vous. Laissez-la mourir de faim !…

Il se laissa entraîner, et il respira l’air à pleins poumons, comme s’il se fût libéré d’un poids trop lourd.