Supplément au Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne/Quatrième nuit

QUATRIÈME NUIT
L’avenue Raphaël, à la Muette, est bordée, d’un seul côté, de petits hôtels dont la plupart évoquent les villes d’eaux par leur style de villas cossues mais coquettes, et aussi par leurs stores rayés de diverses couleurs qui semblent gonflés d’une brise marine. Le matin et l’après-midi, une foule d’enfants y jouent sur les pelouses d’en face. Le soir on y voit peu de monde, couples bourgeois que la fatigue des années empêche de pousser jusqu’au lac, femmes de chambre et gens de maison qui ébauchent des aventures sur les bancs et doivent reprendre leur servitude avant l’heure de fermeture des théâtres. Tout enfin y respire le calme, et, somme toute, l’honnêteté. Un tramway, qui transporte dans le centre environ cinquante personnes par jour, trouble à peu près seul le silence, les enfants mis à part, encore que ceux-ci soient trop bien élevés pour avoir le goût et la santé des jeux bruyants.
Je m’étais assis là, le lendemain de ma rencontre avec mon ami Morand, et j’attendais minuit pour me rendre au Pavillon-Royal, où je devais recevoir des instructions pour une affaire qui ne regarde que moi.
Pourquoi étais-je justement assis devant le No… de l’avenue Raphaël ? Je connaissais très bien de vue et de réputation le propriétaire de cet hôtel, vieux hobereau de province qui l’avait acquis deux ans avant de mourir, et qui avait rendu son âme à Dieu, car il était très catholique, un mois auparavant que je fusse là, dis-je, en rêveur solitaire, en « spectateur nocturne », comme mon grand-père Nicolas.
Ce hobereau de province se nommait M. de Bourbillon. Il avait vécu presque toute sa vie dans un château des environs d’Orbec, ayant perdu sa digne épouse avant la majorité de ses deux filles, et menant une existence scandaleuse avec des servantes qu’il allait racoler dans les mauvais lieux d’alentour, le plus souvent à Lisieux, rue du Pont-Mortain, si je ne m’abuse, ces mauvais lieux où se rencontrent, devant une partie de manille, les gens les plus honorables, cependant que la patronne se livre au tricot et qu’un piano mécanique joue, dans le salon à côté, des danses américaines sur un rythme de pas de charge.
Ces servantes-maîtresses jetaient la perturbation dans l’endroit, soit par leurs toilettes, leurs fards et leurs propos de mauvais goût, soit par leur conduite éhontée. Et ces créatures ne se gênaient pas pour bazarder ceci ou cela du château, qui une paire de chandeliers de vermeil, qui des boîtes d’écaille à miniatures, qui des bouquins reliés aux armes, des brimborions que les antiquaires revendent des prix scandaleux, et même de l’argenterie, ces vieilles pièces lourdes comme des haltères, relevées en bosse et burinées d’entrelacs qui font trembler les mains des vieillards, les couvrent de taches et les font passer pour gâteux avant l’âge. Et non contentes de dévaliser leur maître, ces servantes le couvraient encore de ridicule et d’abjection : un dégoûtant qui avait des manies pour n’arriver à rien, et dont l’haleine empestait un relent de vieux puits, un vieux puits plein de vase et de chiens crevés ! Et ces garces-là se soûlaient au cabaret avec les rouliers, les goujats de ferme et autres galapiats. C’était alors un beau charivari tout retentissant de gaudrioles et de basanes taillées au revers de la cuisse : « Et v’lan ! Voilà pour M. le Marquis ! Et m.... ! voilà pour les curés et la Religion… »
La Religion, le marquis l’honorait de toute sa ferveur. Il écoutait la messe chaque matin dans la petite chapelle du château, et ces messieurs, le curé et le vicaire, en tiraient bons dîners et bénéfices, servis à table par l’une de ces putes à parfums qui leur ricanait dans le dos. Ils savaient bien à quoi s’en tenir, de la vie de leur hôte, mais ils n’osaient lui en faire de remontrances, d’autant que ses filles n’étaient sorties du couvent que pour se cloîtrer d’une autre façon, en attendant le mariage et la trentaine, chez des oncle et tante où venait les voir M. de Bourbillon, tout confit en bon esprit et bonnes manières. Les oncle et tante et les messieurs prêtres qui n’osaient rien dire avaient bien essayé de trouver un parti à M. de Bourbillon : des veuves quadragénaires qui, elles aussi, avaient des titres, des rentes et des châteaux. Mais M. de Bourbillon aimait mieux les servantes habiles à satisfaire les « idées » des vieux hommes, et il ne se souciait pas d’une épouse qui couche avec des tricots, une marmotte, et de ces chemises de chasteté comme on en confectionne encore dans les ouvroirs. M. de Bourbillon devenait cramoisi quand on lui parlait de mariage, et il secouait la tête négativement. C’est qu’il voyait en esprit les belles démones, toutes nues sous le baldaquin de son lit, insultant par leurs fesses et leurs tétons au portrait de la marquise qui se morfondait dans son cadre, modeste sous ses bandeaux démodés, et plate sous son corsage strictement fermé au menton par un camée de sa grand’mère. Elles insultaient encore à la maigreur d’un Christ d’ivoire jauni, que M. de Bourbillon tenait à voir là, au-dessus de sa couche, afin de témoigner de ses bons sentiments quand le médecin ou le curé le venaient assister au fort de ses maladies de bronches, de nerf sciatique et de vessie.
De temps à autre, le marquis congédiait, avec les plus grandes difficultés, la servante qui le trahissait et le couvrait d’injures en le quittant, d’injures et de basses révélations devant la valetaille goguenarde. Il faisait alors le vœu de se mieux conduire, de ne plus se donner en spectacle et peut-être de prendre femme. Mais cet état de repentir aux communions fréquentes ne durait pas longtemps. On mesurait son déclin aux réabonnements que M. de Bourbillon, château de Mortfontaine, à Orval, Calvados, prenait à des publications illustrées qui ne lui parvenaient pas régulièrement, car le facteur jugeait séant d’avoir aussi sa part de « rigolade », et encore les domestiques qui s’en ébaudissaient sous les toits, à la lueur des chandelles. Il faisait venir également des livres défendus, de ceux dont on trouve l’annonce alléchante dans les réclames des journaux susdits, des photographies de nudités, et certains objets de recluse ou de fille impatiente dont parlent Lucien, Brantôme et Sigogne. S’il se fût trouvé d’habiles miroitiers dans la région, il aurait fait lambrisser sa chambre de ces miroirs grossissants que décrit Sénèque au chapitre premier de ses Questions naturelles, encore qu’il n’affichât pas le goût de pédicateurs et des exolètes, lesquels, d’ailleurs, ne se rencontrent pas aisément dans le fond des terres… Cependant, il y pensait, comme il appert de ce que j’ai dit plus haut, et sur quoi je m’en voudrais d’insister. Et quand le barbon s’était bien peuplé l’esprit d’indécences, d’images spintriennes[1], quand sa pauvre tête chauve menaçait d’éclater sous les ruades de milles jambes luxurieuses, il quittait la bibliothèque du château où il s’était enfermé des mois entiers, et courait derechef se choisir une servante dans un bouge.
Une des demoiselles de Bourbillon avait fini par se trouver un époux. Il en était temps, car elle commençait de se consumer ; des sérosités noirâtres envahissaient les ailes de son nez, son front et son menton, et ses dents jaunissaient, pareilles à celles des vieux chevaux. Sa sœur lui ressemblait comme une jumelle. Aussi trouva-t-elle un courtisan dans le frère de l’honnête homme qui convolait avec son aînée d’un an. Ce fut à cette époque que les filles demandèrent des comptes à leur père, en vue de leur établissement, exigence qu’elles n’auraient pas témoignée si le célibat les eût conservées dans leur famille maternelle. M. de Bourbillon dût abandonner le château de sa femme à l’une, et à l’autre une gentilhommière de la région, enfoncée dans des marécages et que n’habitaient plus que les corneilles, les rats, les scolopendres et les cloportes. Il aurait pu demeurer dans l’un des châteaux avec l’un ou l’autre couple, mais il ne pouvait changer ses « habitudes », et personne ne le retint quand il parla de se retirer. On pensa que ce vieux débauché serait mieux ailleurs, encore qu’il portât le mieux du monde, et pour l’honneur des siens, la bannière des processions, le cordon du poêle et la corbeille du pain bénit, et qu’à coup sûr il se serait fait élire sénateur ou conseiller général s’il avait cessé de se corrompre lui-même pour corrompre les autres dans un autre domaine. Ses filles, toutefois, ignoraient la vie scandaleuse de leur père. Elles avaient cédé aux suggestions de la famille, comme elles l’avaient déjà fait en habitant ailleurs, et elles vénéraient un si saint homme qui leur parlait le rosaire à la main et les gratifiait d’images de piété aux coloris suaves, en souvenir d’une « mission » ou d’une retraite.
Au fond, le marquis n’était pas fâché de partir sous un prétexte aussi délicat que celui de ne déranger personne par sa présence. Il rêvait de Paris où la liberté est grande et où l’on satisfait ses désirs à sa guise quand on dispose de solides revenus. Comme il était indolent, et que, d’autre part, on ne saurait prendre une grande résolution tout seul, il s’ouvrit de ses projets à son notaire, Me Le Renduel. Celui-ci ne fut pas long à lui acquérir l’hôtel dont j’ai parlé, et M. de Bourbillon y installa ses curiosités. Elles remplissaient plusieurs malles.
— Je ne puis, avait-il dit à son gendre, me séparer de mes chères études. J’emporte donc mes papiers et mes livres. Quant au reste, je vous l’abandonne : il deviendra propriété de mes petits-enfants, si la Providence me fait la grâce de m’en accorder !
Voilà donc M. de Bourbillon à Paris, qui, entre mille extravagances, se mêle d’apprendre à danser ! Il fut bientôt célèbre à Montmartre et à Montparnasse, ainsi qu’en des lieux moins publics où les connaissances ne se font pas sous l’invocation de Terpsichore. Et il ne fut pas moins moqué, trompé et vitupéré qu’à Mortfontaine, soit par les gouvernantes, soit par les filles, soit par tous ceux et toutes celles qui vivaient à ses dépens. Mais je ne dépeindrai pas le tableau lamentable d’un vieux débauché de province qui a conservé des illusions et de la gaucherie dans la pratique des voluptés, si j’ose employer ce noble terme pour l’appliquer à des grimaces. Bref, il tomba dans le gâtisme, et finit par ne plus sortir que pour un tour au Bois et dans une petite voiture poussée par un valet de chambre à tête de sacristain, une crapule sournoise qu’on lui avait envoyée de Mortfontaine afin de mieux veiller sur lui et le préserver de ses excès. Moyennant rétribution, il laissait pourtant pénétrer des personnes aimables et des proxénètes. Mais il racontait et le passé et le présent à la valetaille d’alentour, celle qui vient s’asseoir sur les bancs de la Muette et livre sans le vouloir ses secrets aux oreilles du « Spectateur Nocturne ». J’ajoute qu’il arrive qu’on l’y aide…

Le Marquis de Bourbillon fut trouvé mort, un matin, dans sa chère bibliothèque. Il était dans un fauteuil ; sur la table, des photographies recroquevillées, un album encore vierge, un pot de colle et un pinceau.
On vint chercher le corps pour l’enterrer là-bas en grande pompe, on ferma l’hôtel et l’on y apposa des scellés. Enfin, dans un petit pavillon de concierge, on mit des gens de confiance.
Je me rappelais à moi-même la vie grotesque et lamentable de M. de Bourbillon, avec bien d’autres circonstances que j’omets à dessein pour ne pas tomber dans la banale précision des romanciers qui ont sans doute dépeint ce type de vieillard à plusieurs centaines d’exemplaires, quand je fus surpris de voir une lumière presque imperceptible à travers les persiennes du premier étage. Cette lumière allait et venait ; quelquefois, il s’en faisait une plus vive. Il se peut, me dis-je, que les scellés aient été levés depuis quelques jours, et qu’une fille ou un gendre vaque à ses occupations. Mais les maisons inhabitées ont un air qui ne trompe pas, si bien que l’intrus qui s’y loge, elles le dénoncent au passant, à l’observateur. De même, un visage trahit le chagrin ou une mauvaise pensée qui n’est pas habituelle à l’âme. Mais est-ce le maître : les maisons ont une bonne figure de gaieté et de confiance, fussent-elles fermées. Et combien qui sont les « maisons du crime », garderont cet aspect indéfinissable qui les fait discerner entre toutes, et le garderont malgré de nouveaux crépis, malgré les embellissements ou les changements, malgré la vétusté ?
Je n’irai pas jusqu’à dire que je devinais la présence d’un cambrioleur dans l’hôtel, mais plutôt quelque chose d’anormal, et je crus de mon devoir d’aller réveiller le concierge en sonnant et en frappant au carreau. J’ai d’ailleurs qualité pour cela, bien que j’use de mes prérogatives aussi peu que possible.
— Mon brave, lui dis-je, excusez-moi. Un parent de feu M. le Marquis habite-t-il la maison en ce moment ? C’est une question que je vous pose dans votre propre intérêt, car, depuis quelques minutes, j’aperçois de la lumière au premier étage.
— Non, pas du tout ! fit un peu rudement cet homme que j’arrachais au sommeil, et assez surpris de me voir me mêler de ses affaires.
— Oh ! repris-je pour le rassurer et en prenant le ton du bon garçon, je connais un peu les habitudes de l’hôtel, car je fus mis au courant de bien des choses par Jean-Marie…
C’était le nom du valet à la petite voiture.
— Ah bon ! Ah bon ! Alors, attendez que je passe des habits… Il se rendit compte et en montra un mélange de confusion, de surprise, de colère et de crainte qu’il traduisit tout d’abord par des exclamations.
— Enfin, dit-il, j’avais pourtant fermé la grille ! Comment n’ai-je rien entendu ?… À quelle heure a-t-il pu entrer comme ça !
Sa femme parut et ce fut à recommencer.
J’étais toujours derrière la grille, le nez en l’air, devant la petite lumière comparable au rayonnement d’une allumette-bougie. Une autre lumière plus vive lui succéda pour un instant.
— Je ne sais, dit le gardien, ce qu’il peut fabriquer là-haut avec ses deux lumières, ce chrétien-là, mais je vais l’attendre à la sortie. Il ne va pas rester là une éternité. Dites-donc, Monsieur, puisque vous êtes si honnête de m’avertir, ça ne vous ferait peut-être rien de m’assister ?
Et, sur mon consentement, il ouvrit la grille.
— C’était pas la peine d’entrer la clef, dit-il, la porte était ouverte. Bien sûr, il n’avait pas à la refermer. On est bête, tout de même !…
— J’ai là, reprit-il, un revolver et une matraque. Vous pourriez peut-être prendre la matraque ? On va se poster de chaque côté de la porte, sous la marquise, en se plaquant bien contre le mur. Et toi, dit-il à sa femme, qui tremblait comme la feuille, tu vas tâcher de trouver des agents cyclistes et tu leur diras d’aller chercher du renfort.
Je ne voyais pas là quelqu’un de très rassuré. Aussi j’acceptai la matraque pour lui donner le réconfort moral de deux hommes armés. Avec tout cela, pensais-je, je vais manquer mon rendez-vous, pour peu que cette affaire dure encore vingt minutes. Mais sans doute vais-je avoir à retenir quelque chose d’intéressant.
Nous avions beau prêter l’oreille, nous n’entendions aucun bruit d’effraction, seulement un pas léger de temps à autre, et une petite toux sèche. Et j’imaginais le pâle voyou chaussé d’espadrilles que nous cueillerions tout à l’heure avec son butin. Il ne ferait peut-être aucune résistance.
Mais, comment avait-il pu tromper la vigilance du gardien qui, sans être brave, me paraissait consciencieux ? Et qui avait indiqué le coup à faire à ce tranquille cambrioleur opérant à son aise et sans grandes précautions ? Ce Jean-Marie, dont j’avais invoqué la connaissance, ne me disait rien de bon.
— Eh bien, fit le garde, moi, je suis sûr qu’ils sont deux. Il y en a un qui éclaire l’autre, et cet autre, Monsieur, il essaie de fondre une plaque de coffre-fort avec un chalumeau.
Cela me parut juste et la situation plus périlleuse.
— Savez-vous, reprit mon homme, que M. le Marquis a laissé des choses de grande valeur, qui sont sous scellés, sans quoi, d’abord, on ne les aurait pas mis, les scellés ? Naturellement, celui de la porte d’entrée a sauté. Quand je dis naturellement, c’est idiot, car ils auraient pu entrer par une fenêtre ou par le dégagement du service. Quel culot, tout de même !… Dites-moi, Monsieur, vous connaissiez M. le Marquis ? Vous êtes peut-être un fournisseur ?… Je dis ça à cause de ce que vous m’avez dit de Jean-Marie.
— Ne parlons pas, soufflai-je, ça distrait, vous comprenez ?…
Quatre agents cyclistes se montraient à la grille entr’ouverte, et derrière eux le commissaire de police venu par un moyen rapide. Ma foi ! un hôtel du Bois, M. le Marquis, la famille, les scellés, cela valait de l’empressement ! Ils entrèrent. Le gardien marcha au-devant d’eux.
— Je suis le commissaire. Votre femme a dit aux agents… Alors, prévenu par eux, j’ai fait diligence… Oui, il y a quelqu’un là-haut, ça ne fait pas de doute… Il me faut quatre agents de plus pour garder les issues. Allez voir dehors, vous, avec votre machine, et sifflez, s’il en passe… Ils sont deux, ça ne fait pas de doute. Attendons le renfort, et tenons-nous tranquilles. Revolvers, mes amis… car ils vont se défendre, ça ne fait pas de doute…
La gardienne arriva en se tenant le sein gauche et en soufflant.
— Oh ! moi, vous savez, Monsieur le Commissaire, Messieurs les Agents, tout ça me tourne les sangs, et j’ai couru, j’ai couru !… Moi, je vais rentrer chez moi… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qui va se passer ? Je suis morte…
La lumière se voyait toujours, et, presque régulièrement, la plus grande jetait un éclat fugitif.
Les quatre agents arrivèrent avec celui qui était allé les chercher.
— Je vais toujours donner un coup de sifflet, fit le commissaire. Ça leur fera peut-être peur. Ou du moins nous verrons s’ils éteignent. Avant, fermez la grille à clef, concierge. Un homme dans le coin, là, deux à la porte de côté, un qui croisera devant l’hôtel. Et les autres pour me suivre. Vous y êtes ? Il siffla de son sifflet à roulette, juste devant la fenêtre éclairée. La lumière s’éteignit.
— Il n’y a pas de doute, fit le commissaire, sans que l’on pût comprendre de quoi il ne doutait plus.
— Attention à la porte de service, continua-t-il. Attendons.
Nous attendîmes dix minutes, au bout desquelles la petite lumière se ralluma.
— Alors, allons-y ! ordonna le commissaire.
Et, s’adressant au gardien :
— Vous, mon brave, vous marcherez devant, rapport aux commutateurs. Je ne sais pas où ils se trouvent, moi, vous comprenez ?…
— Oui, Monsieur le Commissaire…
Le pauvre homme n’en menait pas large, et, malgré tout le respect que je nourris pour la police, je dois dire que le commissaire sentait que l’heure était grave.
Nous entrâmes derrière le gardien qui tourna le robinet électrique. Ils étaient six hommes, le revolver au poing, qui se regardaient d’un air hébété sous la lumière aveuglante.
Mais, avant de monter, comme il en eût une seconde l’intention, le commissaire cria par deux fois :
— Qui est là ?… Qui est là ?…
Pas de réponse.
— Au nom de la Loi ! reprit-il, répondez !… Qui est là ?…
Pas de réponse.
— Il n’y a plus de lumière, cria un agent du dehors.
Le commissaire se gratta l’oreille.
— Allez ! marchez devant ! dit-il au gardien devenu blême. Les autres me suivent. Et vite !…
En cinq ou six enjambées, nous escaladâmes le premier palier qui donnait sur un vestibule dont les deux tiers demeuraient dans les ténèbres.
— Tournez donc le commutateur ! souffla le commissaire. On se ferait tuer comme rien là-dedans. Bon ! À quelle porte correspond la pièce, maintenant ?
— À celle-ci, gémit le gardien qui se colla contre le mur, autant pour se soutenir que pour éviter un mauvais coup.
— Au nom de la Loi ! cria le commissaire devant la porte et placé entre ses quatre agents aux revolvers prêts à faire feu. Au nom de la Loi, qui est là ?
Alors, on entendit un pas un peu traînant, un pas de vieillard, et une petite voix toussotante et flûtée.
— Mais c’est moi ! c’est moi !
Et la porte s’ouvrit. Dans l’encadrement parut un personnage à la fois imposant et ridicule par sa noblesse surannée. Il était vêtu d’une ample redingote ouverte sur une cravate blanche et un gilet de piqué blanc. Son pantalon gris perle retombait sur des souliers vernis à guêtres blanches. Une rosette d’officier ornait sa boutonnière. Des favoris d’argent en crosses de pistolets encadraient son doux visage rose où se lisait un étonnement mêlé d’impatience. Enfin, il tenait à la main une de ces petites bougies de cire dont on se sert pour illuminer les crèches de Noël, et il y avait adapté une bobèche de bristol, vraisemblablement faite d’une carte de visite, par précaution contre les taches.
— Qui, vous ? Qui, vous ? hurla le commissaire. Qu’est-ce que vous foutez ici ? Vous n’êtes pas un apache, il n’y a pas de doute ! Mais, au nom de la Loi !…
— Monsieur, siffla l’auguste vieillard, qui formait de sa main libre un cornet acoustique contre son oreille, commencez par n’être pas impertinent. Hem ! Hem !… Je suis Me Le Renduel, notaire à Bernay, officier de la Légion d’honneur et Président de la Société d’Élevage et d’Agriculture de mon département. J’ai d’autres titres, Monsieur, mais ceux-ci doivent vous suffire… Et qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît, que tous ces pistolets ?
— Mais enfin, reprit le commissaire en faisant un signe discret à ses agents de rentrer leurs armes et mettant, un peu confus, la sienne dans sa poche, mais enfin, que faites-vous ici, Me Le Renduel ? Oui, Me Le Renduel, jusqu’à preuve formelle d’état-civil…
— Je suis, Monsieur, dit Me Le Renduel qui s’approcha de la table après avoir donné de la lumière et toussé un peu, je suis le notaire de feu M. le Marquis de Bourbillon et celui de toute la famille, laquelle je m’efforce de servir de mon mieux en la circonstance.
Il s’appuyait du bout des doigts contre la table, dodelinant la tête à droite, à gauche et au centre pour ponctuer sa phrase, tout comme s’il se fût adressé à un auditoire considérable, au début d’une péroraison. Un cigare posé sur un cendrier continuait de fumer et luttait d’arome contre une affreuse odeur de caoutchouc, de cuir et de papiers brûlés qui faisait tousser tout le monde.
— Je veux bien vous croire, Me Le Renduel, mais votre présence ici, même justifiée par la qualité que vous vous donnez, est contraire à la Loi, et vous le savez mieux que personne, il n’y a pas de doute. Et, d’abord, vous venez d’en donner la preuve en ne répondant pas à la sommation d’un magistrat, Me Le Renduel. Pourquoi ne répondiez-vous pas ?
— Je suis un peu dur d’oreille, riposta le notaire avec un charmant sourire, et si l’on crie, Monsieur, je n’entends plus du tout. Il suffit d’élever un peu le ton, simplement !…
— Oui, oui, vous raillez, il n’y a pas de doute, Me Le Renduel. Cependant, pourquoi avez-vous éteint la lumière que vous teniez quand j’ai sifflé, et pourquoi ne vous servîtes-vous pas de l’électricité ? Et pourquoi venir subrepticement ici, je veux dire sans vous présenter au gardien que voilà ? Me Le Renduel, il n’y a pas de doute, je suis contraint de vous dresser procès-verbal. Veuillez, je vous prie, me…
— Arrêtez, Monsieur, répondit Me Le Renduel, vous allez déshonorer toute une famille !…
Et il éleva la main d’un geste imposant qui fit rentrer au commissaire le papier qu’il tirait déjà de sa poche.
— Oui, reprit-il, j’avoue que je suis venu ici subrepticement. C’est-à-dire que personne ne m’a arrêté quand j’ai ouvert la grille et la porte au moyen des clefs que la famille m’avait confiées sur ma demande. Aperçu et questionné par le gardien, je lui aurais fait part du but de ma visite, en le déguisant quelque peu. En tous cas, Monsieur le Commissaire, je désire avant de m’expliquer plus avant, que ce serviteur se retire chez lui pour y redormir de son profond sommeil, car, si je lui eusse exposé à ma façon les raisons qui m’ont amené, leur caractère confidentiel, il ne doit pas le connaître.
— Éloignez-vous, mon ami, fit le commissaire au gardien.
Quant à moi qui m’attendais à subir le même sort, j’avais déjà tiré ma carte de préfecture et la montrais au commissaire dans le creux de ma main. Il me fit un signe discret par quoi je fus autorisé de rester.
— Vous ignorez, peut-être, Monsieur le Commissaire, que feu mon client, M. le Marquis de Bourbillon, avait certaines faiblesses de l’esprit et de la chair qui n’étaient plus de son âge…
— Je n’ignore rien, Me Le Renduel. M. de Bourbillon, à qui vous montrez une indulgence tout oratoire, était simplement un débauché, un détraqué soumis à la surveillance de la police des mœurs, et à qui il serait arrivé quelque sale histoire un jour ou l’autre s’il n’avait eu le bon esprit de mourir. Et j’ajoute que je sais fort bien, Me Le Renduel, à quoi il occupait sa veillée quand la mort est venue le surprendre. C’est un avantage que j’ai sur vous, il n’y a pas de doute !…
— Non, Monsieur, reprit le notaire. Et c’est justement à cause des… collections… mettons d’objets d’art, auxquelles vous faites allusion, que je suis ici.
Et Me Le Renduel s’écarta de la cheminée où s’entassaient des papiers brûlés, parmi lesquels on distinguait encore des lambeaux d’estampes épargnés par le feu, des pellicules de photos toutes raccornies, et, trouant le noir amas des cendres, le chef purpurin du Dieu de Lampsaque, que la flamme avait boursouflé, mais triomphant encore, et exhalant, tel un cratère, des vapeurs infernales.
Me Le Renduel abaissa sur cette image le rideau de la cheminée en appuyant le pied contre la coquille de cuivre.
— Ainsi, Monsieur le Commissaire, poursuivit-il sans sourciller, les mains passées derrière le dos sous son ample redingote, vous pensez bien qu’il n’était pas possible de laisser aux filles du défunt le soin de découvrir ces turpitudes, à elles, à ses gendres ou ses alliés. Quel scandale, Monsieur, non seulement familial, mais encore dans le pays, si pareille découverte était répandue par la maladresse ou la malignité !… Tout ne tient pas dans le foyer, Monsieur. J’ai brûlé plusieurs kilos d’autres choses, qu’à l’aide d’une pelle à feu j’ai tassées dans de vieux numéros de la Croix lorsqu’elles furent consumées. Voyez cette bibliothèque : cela se trouvait, du haut en bas, derrière les premières rangées de livres. Parmi ces livres, il en est qui ont eu le même sort. Mais ce que je n’ai pu détruire, je l’emporte dans cette valise pour le briser chez moi. Voyez, Monsieur le Commissaire…
Et Me Le Renduel ouvrit une valise à soufflets d’où s’échappèrent des moulages du Musée Secret de Naples, phallus et ctéïs adornés de sonnettes et tintinnabulant d’allégresse.
Nous ne pûmes nous retenir de rire. Le notaire, toutefois, conservait son sérieux imperturbable.
— Maintenant que j’en ai terminé, continua-t-il, et que j’estime, en mon âme et conscience d’honnête homme, avoir entrepris cette besogne répugnante pour sauvegarder l’honneur et la pudicité de mes clients, sans aucun préjudice à leurs droits d’hoirie, je me permets de vous demander, Monsieur le Commissaire, si vous estimez devoir mettre à exécution le projet dont vous me menaciez tout à l’heure, moi, Me Le Renduel, notaire à Bernay, officier…
— Non, Me Le Renduel. Nous allons nous retirer. Mais je vous conseille tout de même de ne pas oublier les scellés que vous n’avez si bien détachés que dans le dessein de les recoller avec exactitude, il n’y a pas de doute. Adieu, Me Le Renduel. Si le commissaire ne peut vous approuver, l’homme sollicite de vous serrer la main !…
Voilà, pensai-je, bien des tracas, bien des discours et des simagrées pour une dizaines de livres de cendres et le bonnet de Messer Priapus, auraient dit Marot et La Fontaine !
Je courus au Pavillon-Royal, après m’être entretenu quelques instants avec le commissaire, mais je ne trouvai plus personne…

- ↑ Cf. K. F. Forberg, De figuris veneris, Chap. VIII. (note de Wikisource).