Supplément au Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne/Première nuit

PREMIÈRE NUIT


J’avais coutume d’aller faire un tour aux Halles, vers 2 heures du matin, pendant toute une semaine du mois d’août 192… En vérité, ma profession ne m’y attirait pas particulièrement, mais j’y venais me restaurer après avoir passé la nuit au Bois. Le plus souvent, une voiture de maraîcher que je hélais au passage, à la hauteur de la Porte-Dauphine, me transportait bénévolement au milieu des fruits et des légumes qui répandent une odeur nauséabonde. Cependant, la médiocrité de mes ressources me la faisait tolérer, et il y a parfois quelque chose à apprendre des maraîchers, ou plutôt de leurs voituriers, qui sont souvent de « mauvais garçons » de campagne, dans le goût de ceux que mon aïeul Restif a dépeints au début de son Paysan Perverti. Une fois donc, je me trouvai en compagnie d’un homme singulier. Il portait un bâton à crochet de cuivre comme en devaient avoir les Goliards, et il s’accoudait dessus d’un air bon enfant. Des boîtes de fer-blanc pendaient à sa ceinture, une mallette cloutée gisait entre ses jambes avec sa bretelle de corde, et une toile de sac, qui devait lui servir de couverture, passait en bandoulière sur sa poitrine. Vêtu d’un velours délavé et couleur de terre, le cheveu et la barbe drus, il apparaissait aux rares et fugitives lumières comme le portrait du Chemineau, mais jeune, propre, puissant et sympathique.

Bien entendu, je liai conversation avec lui pendant que le conducteur retombait dans son sommeil, confiant dans l’instinct et la placidité de son cheval. J’appris ainsi en quelques phrases sobres qu’ayant aidé à charger le chariot, il avait obtenu en salaire de se rendre à Paris, et qu’il en repartirait à pied pour reprendre le trimard.

Comme d’ordinaire les vagabonds contournent les capitales et les grandes agglomérations où la police ne les tolère pas, et pour cause, je m’étonnai en moi-même de ce séjour qu’il disait être subordonné aux chances de trouver chez lui un avocat à qui il souhaitait rendre visite. Cet homme de robe demeurait rue de l’Éperon. Il le nomma avec déférence, et ce nom, fort connu du Barreau, éveilla en moi des images de sorcellerie, de sabbat, de pratiques bizarres où la religion est souvent mêlée si ce n’est la charlatanerie, car ce jeune maître, érudit et spirituel, s’est fait une spécialité de défendre ou d’accuser les sorciers, les gens d’église et les savants qui vivent en dehors de l’orthodoxie religieuse ou scientifique. Je demandai donc en riant à mon voisin s’il était accusé d’avoir vendu du soleil en bouteilles comme le héros d’un procès alors récent, ou bien d’avoir jeté des sorts contre rémunération, ou bien encore d’avoir pris part à quelques sévices ténébreux contre un curé de campagne, en compagnie de dévots et dévotes plus ou moins hérétiques.

— Non, répondit-il sur le même ton enjoué et en découvrant des dents parfaites, d’une blancheur éclatante. Mais comme je vois que vous connaissez au moins de réputation mon aimable défenseur, j’ai bien envie de vous conter mon histoire. Vous me paierez la soupe, n’est-ce pas, et même un verre de vin, si ce n’est trop vous demander ? Et puis, j’aime mieux vous le dire tout de suite pour vous mettre en confiance, je ne suis pas un malhonnête, moi ! Seulement un gars qui ne peut pas rester en place et qui a besoin d’air. Alors, je donne des coups de main dans les fermes, j’aide l’un et l’autre, répare ceci ou cela, et on me donne à manger et à coucher. Puis, je m’en vais comme j’étais venu, par la route et en chantant. Bonjour, bonsoir ! J’suis comme ça, moi ! Mais y en a qui n’peuvent comprendre qu’on soye un homme libre et qui vous traitent en salaud. I’n’auraient pas assez d’fourches, de chiens et d’gendarmes pour vous mettre au derrière, vingt Dieux !… T’nez, vaut mieux en rigoler ! Moi, d’abord, j’prends tout sur le ton d’la rigolade. Alors, ça biche pour la soupe et l’verre ?…

— Oui, mon ami, fis-je. Prenez toujours du tabac, et allez-y de votre histoire. Vous m’êtes d’ailleurs très sympathique.

— Eh bien, figurez-vous, dit-il, — et je lui rends son langage naturel — que v’là deux piges, j’arpionnais l’trimard aux environs d’Mantes. C’était sur la tombée d’la nuit. Et une flotte à n’pas mettre un cleb dehors ! Faut que je m’trouve un gîte, que je m’dis. Mais ça n’se rencontre pas toujours facilement dans les pays civilisés. Ailleurs, plus loin, y a d’vieux fours à pain, des granges abandonnées, des masures, des ruines. Bref, j’finis par viser une lumière au fond d’un enclos. En approchant j’vis que c’était assez palasse. J’frappe à la porte de ces pecnots. C’est l’patron qui m’ouvre, mais qui m’ouvre tout grand. D’ordinaire, vous savez, on est assez méfiant : on vous pose des questions, le genou contre la lourde et un gourdin dans la main.

— Ben ! entre mon gars, qui m’fit, comme si j’étais attendu, quoi !

Et moi qui m’étais un peu r’culé par question d’respect, je r’gardais d’dans avant d’entrer, en tendant un peu l’col, quasiment comme un chien qu’a pas encore l’habitude d’êt’e caressé. Y avait là la mère et la fille près d’un bon feu où cuisait une soupe au lard, aux choux, aux fayots et aux pommes de terre, autant qu’j’en jugeai par l’odeur. Et puis une nappe de toile cirée à carreaux rouges, bien propre, avec des assiettes, des verres, des bouteilles, des couverts, le tout brillant et gentil ! Et encore, un pageot dans l’fond, avec un bel éderdon rouge comme chez les ménesses de la rue Charbonnière, un oreiller, des draps blancs !… Ah, mince !… Vous n’pouvez pas savoir l’effet qu’ça produit, un lit, Monsieur, quand on couche dans la paille et plus souvent dans la saloperie. C’est comme qui dirait une belle femme grasse et blanche, une mémère qui vous inviterait à s’rouler sur son bide et ses tétons, dans la mollesse, la douceur, la chaleur, la bonne odeur de tout ça, vingt Dieux !…

— Alors, que r’fit l’type, tu veux pas entrer ? Qu’est-ce que t’attends, mon gars ?…

— C’est pas d’refus, patron, qu’j’i’dis. Mais j’aurais seulement voulu vous d’mander à pieuter dans la grange. J’vous aurais r’valu ça d’main en en mettant un coup, si y a besoin… Ben, j’vas toujours m’chauffer ! que j’fis.

— Ben sûr ! qui dit. Quand tu s’ras sec, t’iras dans la grange. Fais c’que tu veux…

Et la mère me pousse une chaise près de l’âtre. Et moi j’m’assieds dessus en demandant excuses. La fille m’avait pris mon bâton et tout l’fourbi, et posé tout ça dans un coin, près d’la porte. Et comme j’étais là d’vant l’feu et l’niasse sur la soupe, j’osais pas piper. Dans cinq minutes, que je m’disais, ils vont m’foutre à la porte pour briffer tranquilles. Vaut mieux rien dire et s’faire oublier. Mais j’sentais qu’i’m’zieutaient en dessous avec amitié ; qu’même i’s attendaient d’moi quéqu’chose. Y avait jusqu’au matou qui m’faisait des gentillesses en s’frottant cont’ ma jambe qui fumait et que j’osais pas r’tirer, crainte qu’on m’dise que j’dev’nais sec !

— Y fait un sale temps ! que j’dis, pour voir tout d’même c’qu’i’diraient.

— Oui, sale temps ! qu’i’ reprirent tous en chœur et en s’asseyant à côté d’moi comme pour faire conversation.

À la fin, comme i’n’disaient rien et qu’i’paraissaient attendre mon boniment :

— Çà sent bon, vot’soupe ! que j’fis. C’est du lard, pas, avec des choux, des fayots et des patates ?…

— T’en voudrais ? qu’fit l’patron. T’as dû avoir du ch’min pour venir ? Va, mon gars, fais c’que tu veux…

— Faudrait p’t’êt’ ben s’attabler, dit la mère. Le gars s’mettra au bout. C’est pas commode de manger comme ça d’vant l’feu. Et puis c’est prêt. Autant qu’tout l’monde soye ensemble : on parle mieux, surtout quand on a d’quoi s’dire…

Alors on s’met à table, moi au bout entre le patron et la patronne. Et je m’mets à boulotter comme j’en avais la permission. Et vous savez, une soupe à pleins bords, et une soupe qui s’tenait, une soupe tout ce qu’y a de pépère ! Ça s’ra pas comme la vôtre tout à l’heure, sauf le respect, Monsieur…

— Elle est bonne ! que j’fis, en m’torchant l’bec, puisqu’i’fallait dire qué’qu’ chose, rapport à c’que la mère avait dit qu’on parlait mieux comme ça, et qu’eux n’parlaient toujours pas !

— C’est-y qu’t’en r’voudrais ? qu’fit le patron. Fais c’que tu veux…

Alors, j’m’en laissai r’mettre, s’pas ? Et puis, quand j’eus mangé c’te soupe chaude qui m’brûlait l’lampion, j’aurais bien bu un coup du pinard que j’voyais sur la table. Sûr que j’avais cligné du côté du kilo sans l’faire exprès, car l’patron m’dit :

— Tu boirais ben un coup, mon gars ? Fais c’que tu veux…

Alors, j’bois un coup. Mais faut vous dire qui s’mirent tous à trinquer avec moi d’autor.

— À ta santé, mon gars ! qu’firent le daron et la daronne.

— À votre santé ! qu’fit la fille, qu’avait un petit air hypocrite de d’moiselle bien éduquée chez les Sœurs des pensionnats. Elle était si gironde que je n’pouvais m’empêcher d’la r’luquer en buvant. Y avait pas d’mal à ça : c’était lui rendre la politesse.

Quand j’eus fini de boire, je m’tortillais sur ma chaise d’une façon embarrassée. Si je m’lève, que je m’dis, ça n’s’ra p’têt’ pas poli, si je n’me lève pas, ça s’ra tout d’même. Alors j’remuais ma chaise pour qu’on m’dise : Tu veux partir, mon gars ? Fais c’que tu veux… Mais pas du tout ! L’patron m’dit :

Eh ben, es-tu content comme ça ? T’as-t-i’ encore besoin de quéqu’chose ?

Alors, j’compris qu’ces bons types-là voulaient m’en mettre plein la lampe. Y en a qui s’embêtent entre eux, d’autres qui veulent faire profiter les autres, d’autres qui veulent vous épater. Je ne démêlais pas trop l’quel des trois ça pouvait être, mais j’me sentis résolu à tirer profit jusqu’au moment qu’on m’dirait : « Allez ! t’as assez bouffé. Maintenant, fous l’camp ! »

— Ben, que j’fis, j’mangerais ben un peu d’lard, avec vot’permission.

— Fais c’que tu veux ! dit l’patron, qui n’avait qu’ça à la bouche.

Fais c’que tu veux, fais c’que tu veux… Alors, comme de juste, après l’lard à pleine assiette, je m’verse du pinard d’autorité, mais sans oublier les autres, et j’m’envoye du brie, des noix, des raisins secs et des confitures. Non, mais vous m’voyez, avec ma gueule d’empeigne, manger des confitures ? C’est tordant !… Et puis café, pousse-café, recafé et repousse-café. I’sont encore allés chercher une bouteille de schnique, mon vieux, de derrière les fagots, et tout exprès pour mézigue qu’avais l’conduit en pente ! Mais je m’étais mis à jaspiner et à leur dégoiser des chansons parce que j’n’étais plus emprunté. Surtout qu’j’avais fini par m’douter qui d’vait y avoir erreur sur ma personne. Et j’te faisais des compliments et des rigolades à la p’tite, à qui l’dab et la dabiche disaient : « Ris donc, empotée ! Il est gentil, l’gars ! Et puis d’abord, i’fait c’qui veut… »

J’crois bien qu’il était pus d’minuit. On avait liché et boulotté tout c’qu’y avait dans la tôle. Alors, le patron m’fit :

— Maintenant tu pourrais p’t’ête aller t’coucher ? Qu’est-ce que t’en dis, mon gars ? Parc’que d’main à l’aube, tu sais…

Tiens ! que j’pensai, i’m’fout à la porte d’main à l’aube !… À moins qu’i’n’veuille me donner du turbin ?…

Alors, je m’levai d’ma chaise, et j’me sentis pas très bien d’aplomb. J’avais les quilles à la déglingue, quoi !…

— T’as pus besoin de rien, à c’t’heure ? que r’prit l’autre. T’es content ? T’as zu tout c’que t’as voulu, pas vrai ?

Et le v’là qui s’met à tripoter une lanterne.

Eh ben, non ! que j’gueulai, avec un culot qu’était à son comble. Vous avez été si chouette que j’voudrais pager dans l’plumard. Vous n’allez pas me r’fuser ça ?…

Et j’foutis ma main à plat sur la table pour leur faire comprendre que j’rigolais pas. C’t’idée d’coucher dans un dodo, on m’l’aurait pas enlevée d’la tronche, d’autant que j’me sentais déjà la peau du chose qui m’chatouillait en dev’nant douce comme de la soye. Une idée d’homme bu, quoi !

— Ah bon ! qu’i’fit ? Faut pas t’fâcher, mon gars. Fallait l’dire plus tôt ! Fais-tu pas tout c’que tu veux ?…

J’étais saoul, mais, vingt Dieux ! j’en r’çus comme un coup dans l’ventre. Alors, quoi ? y avait plus d’limites, s’pas ? Fais c’que tu veux, fais c’que tu veux !… J’aurais ben voulu encore aut’chose, mais, malgré tout mon culot, j’en étais à m’gratter la bille pour trouver l’moyen d’dire ça qui n’pouvait pas sortir.

— Voyons, mon gars, qu’fit l’daron, maint’nant, t’as pus besoin de rien. Faut êt’raisonnable. T’as mangé la soupe, le lard, le fromgi, l’arton et l’reste ; t’as bu du bon vin, du café, d’la gniole, t’aurais bu du champagne comme un trou si y en avait-z-eu, et t’as fumé plus d’la moitié du perlot à toi tout seul ! Y a pus ren de ren, même que l’feu est clamsé. Et tu vas loufer dans nos draps !… Allons, bonsoir, mon gars ! D’main à l’aube, c’est conv’nu.

Et les v’là qui s’en vont pour pagnoter à côté en portant une calbombe longue comme un vit d’chien. J’voyais bien que l’mec commençait à la trouver un peu forte de café. Mais, comme je m’dis : après tout, j’m’en fous !…

— Non ! que j’repris tout d’une haleine pour me ramasser l’courage, puisque j’fais tout c’que j’veux ici, j’veux encore baiser vot’fille !…

Alors, la fille s’ensauvit pendant que l’père et la mère se r’tournaient sur moi, pâles comme des nouilles, les yeux sortis d’la tête et la gueule ouverte. Mêm’ que les dents leur-z-i branlaient !…

— J’vous dis que j’veux baiser vot’fille, Nom de Dieu !…

Et j’foutais en l’air mon alpingue, ma limace, mon phalzar et mes grolles pendant qu’i’restaient là à s’tâter.

— Ben ! fit l’patron qui m’vit entrer dans l’plum’, puisqu’i’ faut faire tout c’qui veut, y a pas, faut qu’elle y aille !… Ici Noémie, sacrée andouille ! Assez chiâlé comme ça, hein ? Et grouille-toi d’coucher avec le gars !… Et toi, qu’i’ fit à la daronne, tu vas m’fout’e la paix, ou j’te mets une tarte de quoi qu’t’iras porter des nouvelles !

Quand la fille fut dans l’lit, l’visage couvert de ses mains et pleurant à gros hoquets qu’ça commençait à m’fair’honte — encore que j’lui patinais les tétons, des p’tits tétons qui rel’vaient la tête, — v’là l’père qui fait :

— Ben, bonsoir, maintenant qu’t’as tout c’que tu voulais !…

— Non ! que j’fis. Vous êtes deux sacrés cons qu’allez vous coller à genoux devant l’plumard et réciter les litanies d’la Vierge pendant que j’vas dépuceler la môme !

Eh ben, ça qu’aurait dû les fair’ roter, leur tourner les sangs, c’est c’qui parut les faire rentrer dans leur assiette ! Et les vlà qui s’mettent à prier pour de bon et à voix haute comme à l’église, la daronne tenant la camoufle et son bouquin des dimanches. Ah ! vingt Dieux ! moi qui n’trouve pas toujours de bonnes occases, j’eus là un morceau de roi ! Ell’ chiâlait pus. Même ell’ poussa pas un cri, mais ell’ serrait les quenottes avec autant d’douleur que d’rage. Et moi, j’grondais comme un cochon, j’y allais pire qu’une bête. J’dis pire, parc’que les bêtes, ça n’en r’met pas, à part les zoiziaux…

Et vas-y, à l’épicemard, à la paresseuse et en levrette ! J’en aurais inventé, que j’vous dis !… Ah ! vingt Dieux !…

Après, j’tombai comme un’masse et j’m’endormis. Mais pas pour longtemps. C’est qu’leur sacrée horloge de bois, à quoi j’étais pas habitué, moi qui couche dehors ou dans l’pelard, s’mit à sonner avec un grand boucan de chaînes et de ressorts de tous les diables. « Mon brav’fieu, qu’je m’dis dans l’noir — faut vous dire qu’i’zétaient partis en douce, et qu’la poupée pionçait à côté d’moi en m’tournant l’dos, toute recrocqu’villée en chien d’fusil — mon brav’fieu, t’as fait là quéqu’chose qui va t’attirer des emmerdements quand l’jour va paraître… D’main à l’aube, qu’il a dit… Allons, ouste, et décanille sans tambour ni trompette !

J’m’habillai à tâtons, pris mon bardâ dans l’coin de la porte sans plus faire d’pétard qu’un chat qui s’lèche, et j’tirai gentiment la porte qu’était point fermée. Dehors, i’n’flottait pus. Aussi, j’allongeai mes fum’rons pour gagner du large. Et puis, je m’mis à chanter toutes les couillonnades de mon répertoire que j’leur avais dévidées.

Ben ! ça a été comme ça pendant des mois, toujours content, travaillant d’ci, travaillant d’là. Puis, un an après — qui faisait beau, c’jour-là, bon Dieu ! — je m’balladais par la cambrouse, la ch’mise ouverte sur la fale, et dégoisant sans penser à mal, quand v’là les cognes qui m’tombent dessus : « Papiers ?… »

J’ai zu beau montrer des faffes en règle, et protester d’mon innocence, comme on dit, ils m’ont bel et bien embarqué jusqu’à Orléans. Là, j’ai su qu’j’étais accusé d’avoir abusé d’la fille Noémie Machin qui s’était trouvée enceinte et avait porté plainte contre inconnu, mais en donnant mon signalement. Jusqu’à un tatouage sur la poitrine que c’te petite garce a bien su voir, elle qui s’cachait la figure, et qu’les cognes ont bien r’péré… Vous pensez si j’les ai sortis, les fais c’que tu veux, de quoi l’daron m’rebattait les esgourdes. Mais ça n’a pas pris ! On m’a dit : Mauvaise affaire ! Choisissez un avocat.

— Est-ce que j’en connais des avocats, moi ? J’ai jamais rien fait !…

— Alors, on vous en coll’ra un d’office.

Avec un autre que celui qu’on m’a donné, j’étais frit. Ce gosse-là a bien démêlé le fin des choses, et il a fait rigoler l’tribunal avec mon histoire, ce qui n’nuit pas. Figurez-vous qu’mes idiots voulaient faire crever la vache du voisin, rapports à des bisbilles qu’ils avaient-z-eues ensemble. Alors, le dab était allé trouver, l’matin du fameux jour, un j’teux de sorts qui ne pouvait pas v’nir. Mais il avait dit : « Mon aide viendra c’soir à ma place ; faut exécuter tout c’qu’i’voudra. Aussi, tu lui diras : fais c’que tu veux, même si ça n’te va pas, à toi. Moyennant quoi i’ manigancera des trucs et des simagrées tout’la nuit. Au p’tit jour, i’ s’rendra sur la place où qu’est la vache, et elle crèv’ra sous ses derniers enchantements. » Alors, moi, j’arrive, on m’prend pour lui, à cause que j’ai l’minois du diable, et c’est comme ça qu’on fait tout c’que j’veux. Mais i’paraît que c’est quand que j’ai eu la fière idée des litanies qu’ça leur a r’donné confiance à tous. Ce mic-mac de r’ligion et de cochonn’ries était tout à fait dans la note sacrilège, qu’a dit l’avocat. Sacrilège, vous vous rendez compte ? C’est comme qui dirait l’langage et les façons d’un sorcier.

L’plus rigolo, c’est que l’daron est allé voir au p’tit matin si la vache était bien crevée. Il a pensé qu’j’étais parti lui régler son compte après avoir si bien disposé l’diable. Mais la sacrée vache broutait comme trente-six. Alors, il a couru chez l’sorcier, les flûtes à son cou.

— Quoi ! qu’i’ lui a dit, ton aide est v’nu hier soir, crotté comme un barbet, même qu’on en avait la trouille, et j’ai fait tout c’qu’il a voulu. Il a mangé mon pain, mon lard et mon from’ton ; il a bu ma sicasse et mon vin ; il a même couché dans mon lit avec ma fille. Mais la sacrée vache est encore en vie ! Si en vie, qu’elle a l’air de s’fout’ de moi…

— Mon aide, que l’aut’fit, n’a pu v’nir hier, à cause qu’i’ s’est foulé la ch’ville en s’rendant chez toi et qu’i’ s’est couché pour huit jours. Y aurait-il pas là-d’ssous un contre-coup d’sorcier qu’ton voisin aurait appelé à la rescousse ? Faudrait voir à tout ça…

Et comme la vache ne crevait jamais, notre homme qui n’s’était pas vanté d’sa visite ni d’sa déconvenue, a bien dû avouer à sa femme c’qui s’était passé.

Mais c’est pas tout. Au bout d’un mois, v’là la gonzesse qu’a pus ses anglais, et puis la v’là qui enfle (c’était pas à moi d’lui laver la moule, pas ?). Alors elle engueule son dab et sa dabiche.

— Tas d’salauds ! qu’ell’ leur dit, pour faire crever un’ vache qui n’est pas morte, vous m’avez fait dépuc’ler par n’importe qui, un ch’mineau, un rôdeur, un évadé du bagne ! Et maintenant j’suis grosse d’un salé dont personne saura jamais l’nom ! J’suis fraîche, à c’t’heure, et vous itou, conséquemment !… Mais y a une justice, et ça n’se passera pas comme ça !… Et patati et patata…

Enfin, les parents, bien emmiellés par tant d’giries, conduisent leur fille porter plainte, ou la portent pour elle, comme elle était pas majeure. Seize piges, que j’crois. D’ailleurs ça s’voyait bien…

— Mais, dis-je, vous ne vous en êtes pas tiré sans quelque chose ?

— Moi ? reprit mon compagnon. Je n’vous l’ai donc pas assez r’mâché ? Rien, mais rien, nib de nib ! C’est l’r’bouteux, l’sorcier, le j’teux d’sorts qu’a trinqué pour ses manigances « illicites », qu’on a dit. Tout ça, c’était d’sa faute, quoi ! Alors vous comprenez, j’lui dois une fière chandelle, à l’avocat. Et c’est un gars tellement rigolo et pas fier ! Il leur-z-i a dit que j’avais bien eu raison de profiter, qu’d’autres et même lui en auraient fait autant. Bref, qu’on s’rait rudement schnock de n’pas faire s’qu’on veut quand on vous y pousse des heures d’horloge… C’est pour ça que, tous les ans, quand j’passe du côté d’Paname, je n’manque pas d’aller l’voir. Et nous causons un bon moment. I’m’refile chaque fois du fric car i’croit que j’lui ai porté la veine. Mais dam, on ne l’trouve pas à coup sûr, comme quoi, j’attends des fois deux ou trois jours…

Nous arrivions aux Halles. On réveilla le conducteur et quelques instants après nous étions devant une bonne soupe à l’oignon et une bouteille de vin. Je fis encore raconter quelques courtes histoires à mon chemineau ; l’autre y joignit des siennes. Mais elles n’entrent pas dans mon cadre. On me dira que celle du vagabond n’y devrait pas être non plus, bien que j’aie passé plus d’une heure d’une nuit de Paris à l’écouter. Du moins, j’ai voulu montrer par là qu’à Paris, où l’on trouve et l’on entend de tout, l’on peut être rejeté soudainement dans le plus profond des campagnes. Ah ! comme mon aïeul Nicolas aurait aimé ce fabliau : il lui eût rappelé son village de Sacy ! Et comme sans hésiter il l’eût mis dans son Spectateur, où figure bien l’histoire d’Epiménides de Cnosse ! Qu’il soit donc un hommage à son amour de la vie rustique, et qu’à ce titre il soit placé en tête de mon petit livre, comme celui de ses beaux frontispices à portrait où l’on voit, aux quatre coins, une ruche, une géline et ses poussins, une javelle et un agneau.