Supplément au Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne/Deuxième nuit

DEUXIÈME NUIT


Le lendemain, je me trouvai encore aux Halles et au même endroit. Là, j’avais remarqué la veille, étant sur mon départ, un godelureau qui s’asseyait sans façon près des clients proprement mis, fêtards qui ne sauraient rentrer chez eux sans avoir corrigé le coûteux champagne de Montmartre par une simple soupe à l’oignon, une entrecôte Bercy et une bouteille de Beaujolais, ce qu’ils qualifient sottement de souper canaille. Le godelureau leur parlait en vers boiteux de sa façon, mais il eût été bien empêché de dire s’ils étaient héxamètres ou octosyllabes. J’avais cru reconnaître en ce quémandeur insipide un jeune « courtaud de boutanche », aurait dit mon aïeul, qui avait quitté son patron en emportant plusieurs centaines de cravates. Sans doute m’avait-il flairé, et, comme mon odeur ne lui disait rien de bon, il n’était pas revenu. S’il échappe à la police et ne se fait pas prendre plus tard pour d’autres méfaits, peut-être grossira-t-il un jour, où plutôt un soir, l’escouade de rimailleurs illettrés qui passent encore pour amuser, toujours sur le même air, les étrangers et les provinciaux dans les cabarets de l’Avenue.

J’en étais à ces réflexions satiriques et déplorais le bon temps des Collé, des Gallet et des Panard, où l’on savait écrire des chansons spirituelles sur l’air de la Béquille au Père Barnabas ou celui du Menuet d’Exaudet, quand je vis entrer un homme jeune de ma connaissance, que je rencontre souvent chez les bouquinistes où nous nous livrons à notre passion, lui avec prodigalité, moi avec beaucoup de retenue. C’est ainsi que mon grand-père Nicolas fit la connaissance du fidèle Grimod de la Reynière, chez la veuve Duchesne, libraire, le 22 novembre 1782. Me sachant petit-fils de Restif, ce bibliophile me donna un jour le Pied de Fanchette qu’il venait d’acheter, en me priant de l’accepter avec toute l’expression de l’intérêt qu’il portait au vieux Nicolas. Quelque temps après, je pus lui rendre sa politesse en lui adressant à domicile l’édition Cazin de Félicia avec les gravures de Borel, dont il me remercia de vive voix avec effusion. Depuis nous conversons avec assez de liberté dans les boutiques encombrées de livres.

Cet homme du monde, donc, que j’appellerai M. de Carolles, était en habit et je m’étonnai qu’il fût seul. Je le lui dis comme il demeurait rêveusement près de ma table.

— Cela me permettra, ajoutai-je, si toutefois vous n’attendez personne, et si ma modeste compagnie vous agrée, de bavarder un peu avec vous de nos sujets favoris. Où en êtes-vous de vos acquisitions ?

— Oh ! fit-il en prenant une chaise devant moi, je n’en sais trop rien pour l’instant…

Et M. de Carolles lissa ses cheveux, retoucha le nœud de sa cravate devant la glace insultée d’inscriptions, et fit une petite moue à l’aspect de ses paupières un peu fatiguées.

— En fait d’acquisition, reprit-il après un silence et en tapotant une cigarette contre la table pour en tasser le tabac, je suis tout à celle que je viens de faire, mais qui est d’ordre expérimental, n’ayant rien à voir avec les livres. Elle aurait causé, pourtant, le bonheur de Restif !…

— Alors, dis-je, intéressé, contez-la-moi. Quoi de plus opportun ?

— Après tout, reprit-il, autant à vous qu’à tout autre. Et peut-être n’oserai-je jamais la conter dans le monde par discrétion, même sans nommer personne. D’ailleurs, j’en userai de la même sorte avec vous, cela va de soi. Garçon, deux entrecôtes et une bouteille de Chablis !… Laissez donc ce Beaujolais de côté, cela sent trop la cuve ! Vous sortez du théâtre, sans indiscrétion ?

— Heu, oui ! Rien d’intéressant. Et vous, cher Monsieur ?

— Oui, je sors des Français. Mais je suis stupide, car il est très tard, ou très tôt. Enfin, de là, je suis allé ailleurs… Au fait, c’est mon histoire que j’entame. Eh bien, figurez-vous, que, depuis une dizaine d’années, j’étais amoureux d’une femme à qui je n’avais jamais pu le dire. Impossible même de lui écrire sans la compromettre. De plus, je la croyais très attachée à son mari, lequel, à divers titres, mérite qu’on l’estime et qu’on l’aime. Oui, sa jalousie mise à part ! Car c’est un tyran de jalousie ! C’est pourquoi, je n’avais jamais pu approcher sa femme dans le monde. Toujours là ! Quel insupportable !…

— Je crois, interrompis-je, que vous avez aussi une réputation qui éveille la défiance et la justifie. Non ?…

— Enfin, reprit M. de Carolles sans s’arrêter à ma remarque ni tirer d’elle aucune fatuité, me trouvant à une soirée où cette femme récitait des vers, du Baudelaire, en particulier, je cherchai le moyen de lui parler un peu plus longuement que d’habitude lorsque le moment fut venu de la féliciter. J’attendis donc d’être le dernier à lui baiser la main. Le mari jaloux était entrepris par plusieurs personnes qui faisaient cercle autour de lui, et au milieu d’une seconde enceinte de badauds qui entouraient les uns et les autres. Il lui était donc impossible d’échapper aux compliments et de fendre la foule. J’en profitai. L’accent que je mis à féliciter cette femme la surprit de la part de quelqu’un qui n’avait jamais trouvé rien à lui dire, pensait-elle, et son étonnement fut au comble quand je lui avouai avec précipitation que j’attendais cette minute depuis dix ans. Elle comprit. Alors, j’osai lui donner un rendez-vous pour le lendemain. Je me sentais bête comme un débutant, mais elle accepta et s’empressa de se fondre dans tout ce monde à la recherche de son jaloux. Quant à moi, je m’éclipsai. Sa main, qu’elle avait retendue à mes lèvres, avait un peu serré la mienne. J’étais fou de joie ! Je me reprochais pourtant de n’avoir pas eu plus tôt cette audace, bien que les occasions ne s’en fussent pas présentées. Mais enfin, elles se présentent toujours quand on les cherche opiniâtrement. Et, de toute évidence, cette femme m’avait remarqué depuis longtemps. Peut-être même avait-elle pensé… Car enfin une indifférente de sa classe n’aurait pas accepté une entrevue demandée à brûle-pourpoint ? Lui avais-je seulement dit une seule phrase en dix ans ? Et je me revoyais à ma vingtième année, quand je la rencontrai pour la première fois chez des amis. J’en étais devenu amoureux sur-le-champ, cependant elle ne prêtait aucune attention au jeune homme, plein de respect et de ferveur, qui la dévorait des yeux dans son coin et en fit la dame de ses pensées. Alors, vraiment, ce rêve ancien allait se réaliser ? Elle n’avait pas changé. Mais moi, j’aurais voulu être le même qu’autrefois, avec un cœur sans corruption ni fatigue. Saurais-je, pourrais-je l’aimer encore telle que je l’avais désirée ? Et le temps, qui n’avait pas modifié sa taille ni ses traits, lui avait-il conservé ce que j’aimais en elle ? Illusions, sans doute, et ce serait peut-être une tout autre femme que j’allais découvrir ?

Le lendemain elle était au rendez-vous, devant le séminaire de Saint-Sulpice. C’était au temps de la foire Saint-Germain. Il y avait, dans une clôture « fortifiée » faite de toile peinte et de planches, des highlanders qui menaient un grand tintamarre de cornemuses, de grosse caisse et de tambours, et qui tournaient sans arrêt à l’intérieur. Je les contemplais de la porte en attendant, et je cherchais le rapport qu’on avait tenté d’établir entre ces Écossais et la foire Saint-Germain. Était-ce en souvenir de Marie Stuart ? Quel intérêt avais-je à me poser des questions aussi stupides devant un spectacle qui ne l’était pas moins ? Celui de masquer, de retarder cette certitude que la femme que j’attendais ne viendrait pas. Mais elle vint, avec une heure de retard et n’ayant qu’un quart d’heure à m’accorder. Et pendant ce quart d’heure, défense de lui parler d’autre chose que d’amitié, de camaraderie, de balivernes. Je ne suis pas si naïf que de croire qu’une femme accepte des rendez-vous pour s’entendre débiter de ces fadaises. Je me promis donc d’attendre, d’effaroucher un peu moins ses principes et de lui devenir plus familier. La seconde et la troisième fois, on m’accorda plus de temps, et j’arrivai à lui parler davantage d’amour. Mais elle m’écouta avec tant de scepticisme, moi qui n’avais jamais été aussi sincère, que je crus n’en rien obtenir qu’après une cour extrêmement longue, difficile, et peut-être dangereuse : le mari, vous comprenez, les relations, qui pourraient nous rencontrer et qui nous empêcheraient de nous asseoir à une table de thé. Enfin, plus tard, où la conduire ? Chez moi, impossible ! Mais la conduirai-je jamais quelque part ? Comme j’étais malheureux au milieu de toutes ces incertitudes !… Et j’invoquais le dieu Hasard qui, sans forme ni figure, n’a pas d’oreilles pour nous entendre.

Aujourd’hui, ce soir, j’avais une loge aux Français. Je savais que son mari était absent pour un jour et que des raisons majeures lui avaient interdit d’emmener sa femme. Comprenez que ses charges le forçaient d’accompagner une personnalité qui, que… Mais vous ne saurez rien. Je lui téléphone, elle est libre, elle accepte, elle vient, mais avec l’assurance préalable que nous sommes seuls, que la grille de la loge restera en place, et ma parole que je me tiendrai bien. J’étais à la fois désolé et transporté d’aise. Dans la loge, je lui prends la main ; elle la retire. Je lui parle avec passion, et lui rappelle que, depuis dix ans…

— Vous attendiez cette minute ! Oui, je sais, vous me l’avez déjà dit, mon ami. Mais laissez-moi écoutez la pièce, elle m’intéresse. D’ailleurs, je dirai à mon mari que je suis venue ici avec une amie qui voudra bien me couvrir. Et cette pièce, il faudra que je la lui raconte, que je lui parle des comédiens et des comédiennes, n’est-ce pas ? Je n’ai pas beaucoup d’imagination, voyez-vous ! Pour la seconde fois, retirez votre main…

Je fus docile, craignant de tout gâter. Mais mes yeux couvraient ses beaux bras de caresses, ses petits seins, que, malgré la pénombre de la loge, j’apercevais quand elle se penchait, et surtout ce joli dos que la mode découvre davantage, ce long sillon du dos que j’aurais voulu semer de baisers. Tantôt j’étais assis, tantôt j’étais debout, et elle trouva que j’étais insupportable. Cela dura pendant deux actes, y compris les entractes, car la discrétion nous empêchait de nous montrer. Nous ne parlions de rien d’autre, en ces intervalles, que du talent des interprètes ou de leur médiocrité, du peu de mérites de la pièce à laquelle elle avait dit s’intéresser, et aussi des amis communs qui faisaient ceci ou cela. Je montrais de l’esprit et me trouvais bête, mais elle daignait rire.

Au début du trois, elle me dit :

— Écoutez, mon ami, je crois qu’il serait prudent de sortir, maintenant qu’il n’y a plus personne dans les couloirs. Je devine le dénouement, j’en ai assez vu et j’aurais pu partir avant la fin. Je vous promets de marcher un bon bout de chemin avec vous. Ensuite, vous me mettrez dans une voiture. Aidez-moi…

Je lui mis son manteau en effleurant le cou, les épaules et les bras, qui étaient d’une fraîcheur exquise, et je respirai son corps de tout près, qui sentait le muguet après la pluie, une odeur chaste et puérile.

Nous descendîmes sans rencontrer personne. Pour ne pas passer devant les cafés de la place, nous remontâmes la rue de Richelieu. J’aurais bien aimé, cependant, longer les quais de la Seine jusqu’à la gare des Invalides, et contempler cet admirable et mélancolique spectacle du fleuve noir planté de pieux de lumière, avec les dômes et les hautes masses d’ombre qui s’élèvent sur ses bords et me font penser aux palais de la lagune vénitienne. Là, peut-être, dans cette solitude, cette sécurité des quais, sous leurs peupliers frémissants, j’aurais pu la tenir à mon bras, la serrer contre moi et lui prendre un baiser ? Et je revoyais un kiosque de tramway près de la porte voûtée du Louvre, où, il y a vingt ans, j’attendis une jeune fille qui ne se donna jamais. Mais je l’avais embrassée pendant une heure, j’avais tenu sa gorge dans ma main et j’avais égaré ma caresse jusque dans la touffe naissante de son aisselle. Quelle cassolette !… Comme vous sentiez bon, Aziyadé ! Car vous étiez Turque, et je vous avais donné ce nom. Maintenant, je ne me souviens plus du véritable. Il s’est évaporé avec votre odeur !… Et j’aurais tenté de revivre les mêmes instants en compagnie de cette autre femme qui marchait à mon côté en frappant le sol de ses petits pieds retentissants.

— Vous boudez ? mon ami, fit-elle en tournant vers moi des yeux pleins de malice et de coquetterie.

— Mais non…

— Alors, à quoi pensez-vous ?

— À vous, parbleu !…

J’aurais dû dire à l’Amour. Mais je ne la trompais qu’à demi.

Une fille, devant nous et sur l’autre trottoir, se livrait allègrement à son métier, ralentissant le pas quand elle devait croiser un homme et se retournant sur lui quand elle avait jugé qu’il dût lui-même se retourner. Mais elle reprenait sa marche dansante sans montrer de dépit ou de lassitude, et elle balançait un sac à main d’une manière qui décelait le peu de soucis de son esprit.

— La malheureuse ! fit ma compagne. Comment peut-on tolérer que des femmes se livrent à cette profession dégradante ! Que de colères couvent dans ces seins offerts à tout venant !

— Mais non, chère amie, répondis-je, il n’y a nulle colère, croyez-le bien. C’est une école littéraire, aujourd’hui démodée, qui vous apitoie encore sur les filles. La plupart se sont livrées au stupre de leur plein gré. Mais, que dis-je ! pour elles il n’y eut jamais de honte. Et si vous connaissiez celles des maisons closes, elles vous diraient qu’elles y sont très heureuses. Ne s’y livrent-elles pas tout leur saoul au plaisir, à la boisson, au tabac, au libertinage des actes et des paroles ? Pour la plupart, elles sont belles, et on les confirme maintes fois par jour et par nuit dans la certitude qu’elles ont de leur beauté. Beaucoup même se défendent d’avoir un souteneur, afin de n’être pas entravées dans leur vie voluptueuse par un amour exigeant qui les dégoûterait par trop des autres hommes. Si vous pouviez les voir et les entendre, vous en seriez assurée…

— Mon mari, reprit-elle, ne m’y ayant jamais conduite, je suis bien obligée, sinon de vous croire, du moins de ne pas vous contredire.

— Il ne faudrait pas imaginer, fis-je, que tous les maris ni tous les amants soient de même. Les uns, surtout les premiers, y conduisent l’objet aimé qui tend à s’enliser dans la sécurité, dangereuse pour l’amour, du foyer conjugal. Là, une « femme honnête », s’il vous plaît, se rend immédiatement compte des dangers qu’elle peut courir en se « laissant aller », et elle conçoit du même coup tous les soins, les coquetteries, les attitudes, les agaceries auxquels, s’il n’est pas trop tard, elle ne manquera pas d’avoir recours pour réveiller les désirs. Ce sont le poivre et les épices qu’elle oubliait depuis trop longtemps, et dont peut-être elle n’a pas fait assez d’usage au bon temps des « petits soupers ». Cette atmosphère voluptueuse des nudités et des fards suffit à celles qui ne se sont pas négligées mais qui s’endorment parfois dans l’habitude du bonheur.

Quelques autres de ces maris et de ces amants, y cherchent aussi certaine perversité. Ils jouissent du spectacle du plaisir sur un visage qu’ils n’ont pas toujours le loisir d’observer, quand cette volupté, ce sont eux qui la donnent. Imaginez, enfin, tout ce que vous voudrez dans cet ordre. Je n’ose pas, voyez-vous, vous dépeindre toutes les belles inventions du De Figuris Veneris, ni vous parler des sombres plaisirs de ces mélancoliques qui aiment à posséder une autre femme devant la leur, ni des amères délices que celle-ci peut en ressentir. Mais, tout libertinage à part, si j’ose dire, il y a là quelque chose de salutaire pour la durée d’une liaison. C’était du moins une des utopies que se promettait de développer mon cher Guillaume Apollinaire ; il se croyait moraliste à ses heures. Après tout, je lui en laisse la responsabilité…

Il y a un autre sentiment que celui de la luxure, à laquelle votre incrédulité réduit, je le crains, ma fragile argumentation, et qui pousse la majorité des femmes à connaître ces endroits, ne fût-ce qu’une fois, repris-je avec plus d’astuce — car, depuis quelques instants, je rêvais de conduire cette femme irréductible dans un mauvais lieu, et j’y mettais malignement toute ma volonté. Ce sentiment, repris-je, c’est la curiosité. Quoi ?… voilà des maisons où l’on aime, et elles vous sont défendues, des maisons où vos maris ont peut-être perdu la fleur de leur adolescence, où ils vont encore, vous le redoutez, en compagnie de leurs amis, au sortir d’un dîner d’hommes au cercle ou ailleurs. Et les caresses qu’ils reçoivent là, les caresses qui les attirent, vous n’êtes pas sûres de les connaître ou de les pratiquer comme il convient. C’est intolérable ! Oui, ces femmes dont la seule fonction est de vivre pour l’amour, même vénal, vous voudriez bien les contempler de près dans leur nudité appétissante, les questionner, voire les câliner comme des chattes langoureuses, des chattes mystérieuses, — de belles bêtes, au fait, qui n’ont peut-être pas de secrets.

— C’est seulement cette curiosité dont vous parlez, me répondit-elle, encore qu’elle soit assez confuse, pour ne pas dire trouble, qui me ferait désirer de les connaître…

— Eh bien, fis-je, qui vous en retient ?…

— Rien, si ce n’est votre attitude envers moi quand nous y serons. Vous me jurez, n’est-ce pas, de ne pas vous départir de celle que vous avez observée jusqu’à maintenant.

— Je le jure !… Taxi !… Rue Blondel !…

Je ne savais plus l’adresse exacte, n’étant pas très familier de ces endroits où mon ami Francis Carco se rendrait les yeux fermés. J’en appelai donc aux connaissances du chauffeur. Il daigna sourire à peine et me conseilla de « ne pas m’en faire ». Dans la voiture, je me tins de façon exemplaire, parlant de choses et autres. Ma compagne regardait sans m’entendre les arabesques de publicité lumineuse qui transforment Paris nocturne en une gigantesque joaillerie de la Renaissance italienne. Mais je ne cherchai pas à pénétrer les pensées qui l’assaillaient en ce moment, et dont la honte d’avoir cédé ne devait pas être absente, ainsi que l’appréhension de l’inconnu. Quant à moi, je sentais bien, malgré la promesse que l’on m’avait demandée de tenir, que, s’il ne passerait rien encore entre nous, cette visite créerait une complicité de laquelle je saurais bientôt tirer parti sans avoir beaucoup de résistance à vaincre. Mais, ce que je me mis à redouter, fut l’impression que feraient sur ma compagne ces filles qui ne sont pas fleuries de tous les attraits que j’avais tant vantés, et dont la vulgarité pouvait éclater dans un de ces riens qui la décèlent aux yeux d’un être raffiné. Alors, j’aurais été perdu sans retour. Et m’allait-on prendre pour un de ces débauchés grossiers qui répugnent à l’amour délicat ? En pesant mes chances, les bonnes et les mauvaises, je finis par m’apercevoir qu’aucune des premières ne l’emportait, et j’en conçus une grande, une terrible timidité. Le trouble physique qui en est la conséquence m’empêcha de m’apercevoir que le chauffeur s’était trompé de porte. J’étais dans le couloir d’une maison de dernier ordre, et ne m’en rendis compte que lorsque l’hôtesse nous vint offrir ses services. Mais je n’osai avouer mon erreur, et je précédai ma compagne dans l’étroit escalier qui conduisait à un petit salon assez misérable. Nous nous assîmes sur des fauteuils à pendeloques comme il s’en voyait chez nos grand’mères. La monnaie du pape et des roseaux desséchés ornaient la cheminée de chaque côté d’un « Maître-Adam » très troubadour, en bronze doré, qui servait de pendule, ou plutôt n’en servait plus, l’horlogerie naïve et pusillanime s’étant arrêtée au bruit du canon du 24 février 1848. Des chromolithographies représentant des odalisques et une vue du Vésuve figuraient aux murs, encadrées de sparteries décolorées. Il y avait aussi des éventails chinois déployés aux deux coins supérieurs d’une glace atteinte de la cataracte. Un divan de velours, vert émeraude du temps de Gavarni, et qui avait essuyé plus de bottes de lanciers que le paillasson du Bœuf à la Mode, se tassait dans un angle comme une bête maussade qui veut continuer son sommeil. Et ce salon, que je cessai par dégoût d’inventorier, sentait à la fois la poussière, le savon, la cigarette éteinte, le fard et la moiteur charnelle. Ces dames parurent au nombre de six ou huit, la plupart relevant leur gorge à deux mains. La patronne les accompagnait et nous priait de choisir. Assez embarrassé, je cherchais à lire dans les yeux de ma compagne celles qui lui agréeraient le mieux pour converser, et peut-être les voir se livrer au tribadisme. Mais, à mon regard interrogateur, elle répondit qu’elle m’en laissait le soin. L’effet que j’avais redouté s’était produit ! Il me fallait désormais rompre la glace, et je tremblais rien qu’à l’idée de prendre une décision. Enfin, je choisis deux filles que mon trouble m’avait empêché de remarquer : l’une, blonde à l’air doux et rieur, grasse mais de formes parfaites et aux seins admirables ; l’autre, brune et mince, presque enfantine, qui se tenait appuyée contre la première, et dont les petits tétins ressemblaient, comme le dit Casanova de ceux d’une fillette, « aux cornes naissantes d’un jeune veau ». J’ai toujours goûté cette expression tout homérique et d’une justesse remarquable.

La patronne s’enquit de ce que nous voulions boire. Je demandai des menthes vertes et lui fis signe que je désirais lui parler à l’écart.

— Je suis très ennuyé, lui dis-je derrière la porte. Je n’avais aucunement l’idée de venir chez vous avec cette amie qui n’est même pas ma maîtresse. Je voudrais qu’elle regardât ces dames se caresser, mais je ne sais comment m’y prendre pour l’engager à « monter ». Je crains, d’autre part, que ces dames ne disent ou ne fassent quelque chose qui la choque, et alors ce serait une brouille mortelle entre nous. Vous avez vu vous-même combien mon amie est peu familière avec les maisons dans le genre de la vôtre. Avez-vous une idée qui me tire d’embarras ?

— Oui, répondit-elle, j’ai tout compris de votre cas. Vous avez tort de trembler ainsi, remettez-vous, et ça ira tout seul. Ces dames sont bien élevées ; elles vous donneront satisfaction. Quant au reste, je m’en charge. J’ai l’habitude, vous savez ! Ça ne tardera pas !… Et la preuve, c’est que vous pouvez me payer la chambre, la passe de ces dames et les consommations tout de suite. De cette façon, vous ne choquerez pas Madame par la vue de l’argent, le marchandage du plaisir, comme on dit. Merci, Monsieur, c’est bien comme ça… À tout à l’heure, et soyez sans crainte.

Je rentrai un peu réconforté par cette grosse mafflue qui n’avait pas l’air sot et montrait tant d’expérience. Mais je tremblais encore en élevant mon verre. Ma compagne paraissait avoir pris son parti devant les deux filles qui s’empressaient à lui plaire dans la mesure de leurs moyens : une politesse naturelle et sans feinte, une gaieté discrète voisine de l’enjouement, et une soumission qu’elles n’auraient pas eu besoin de s’efforcer de faire paraître, tant elle ressortait de leurs gestes, de leurs voix, de leurs regards, de leurs prévenances. J’offris des cigarettes, elles nous donnèrent du feu. Si l’on voulait boire, elles tendaient le verre et le reprenaient après pour le poser sur le plateau. L’une et l’autre vantaient leur union avec une réserve charmante, se caressaient la gorge et les flancs en se tenant debout devant nous. Je renchéris sur leur gentillesse, et ma compagne acquiesça avec grâce.

— Messieur dame, fit la patronne qui était entrée doucement, la chambre vous attend. Voulez-vous vous donner la peine de monter ?

Elle poussa devant elle les deux filles. Ma compagne se leva comme subjuguée, et je la suivis sans rien dire. Ah ! je m’étais fait bien du mauvais sang pour un résultat si rapide et si simple ! Je suis encore un enfant, pensais-je, au regard de cette tenancière qui ne s’embarrasse pas de psychologie mondaine. Parbleu ! elle avait raison : quand on consent à venir ici, on est prête à tout…

Je n’en étais pas très sûr, mais je voulais m’encourager dans le mal, aurait dit le poète des Femmes damnées.

Nous nous trouvâmes dans une chambre tendue de rose qui contenait un lit, un fauteuil, une armoire à glace, un lavabo et le petit meuble de Vénus. Ma compagne s’enfonça dans le fauteuil d’où l’on ne pouvait rien observer de ce qui se passerait dans le lit ; à voir son air résolu de n’en pas bouger, je n’en tirai pas bon augure. Les filles « si bien élevées » commencèrent de tout gâter par l’excès de leur zèle. L’une après l’autre, assises sur le petit meuble, procédèrent aux jeux de Lesbos par des ablutions interminables et à grand renfort de savon et de serviettes-éponges. J’étais navré, mais je n’osais leur faire remarquer l’incongruité de leurs gestes, sûr de n’être pas compris par ces nymphes de robinet qui se donnaient ostensiblement beaucoup de mal. Je me mis entre elles et ma compagne afin de lui dissimuler ce spectacle. Elle tenait obstinément les yeux baissés sur le bout d’un petit pied qu’elle remuait avec impatience. Ce clapotis d’eau suppléait aux images grotesques que je voulais cacher par celles qu’il faisait naître, et j’en étais littéralement malade. Enfin, les deux amies se couchèrent et demandèrent qu’on les regardât s’étreindre et se caresser. Ma compagne qui ne pouvait les voir de sa place leur tourna le dos, pour bien me marquer que l’idée seule d’un tel spectacle la dégoûtait désormais. N’ayant pas de quoi m’asseoir, je me mis à ses pieds, lui baisai les mains qu’elle m’abandonna avec une tristesse infinie, et lui demandai pardon à voix basse de l’avoir conduite en un lieu si infâme. Mais, répétai-je, ne l’avez-vous pas voulu ?

Cependant, un bruit de baisers lesbiens s’échappait sans mystère de ce lit abominable, comme pour ruiner l’efficace de mes regrets et de mes serments.



Soudain, ma compagne se leva. Je crus qu’elle voulait partir et la retins par le bras avec des supplications.

— Dites d’abord à ces filles de s’en aller, fit-elle d’un ton irrité.

Je fus vers elles. La brune jouait le rôle de la Philaenis de Martial qui medias vorat puellas. La blonde, le corps tendu, la tête renversée, le cou gonflé à rompre, le ventre houleux comme la mer, « les bras jetés au loin comme de vaines armes », paraissait libérée de ce bas monde. Je leur répétai à plusieurs reprises de s’en aller, mais elles opéraient pour leur propre compte depuis que l’on avait paru les mépriser. Enfin, je touchai la main de la belle passive et lui réitérai mon injonction. Elle en parut aussi étonnée que si elle fût sortie d’un songe. Je tirai quelques billets de ma poche et les jetai sur le lit. Alors, elles comprirent et s’en furent d’un air hagard et comme titubantes de leurs travaux.

Je me trouvai seul en présence de ma compagne. J’attendis, tête basse, le flux des paroles et des injures. Oui, je m’étais donné les gants d’un fameux libertin ! Quelles femmes avais-je donc fréquenté jusqu’ici, ou pour qui l’avais-je donc prise ?… Et, le temps d’un éclair, je me revis à vingt ans, tout consumé d’adoration pour cet être exquis qui m’avait rendu poète par les seuls vers que j’aie jamais écrits. Ah ! si j’avais pu lui faire agréer mon amour, serais-je tombé jusqu’à semblable dégradation ?… Non, je serais encore son amant, rien ne nous aurait séparés !… Et j’allais m’écrouler à ses genoux, oui, là, dépouillant toute crainte du ridicule, tout sentiment de l’opportunité !

Au lieu de ce que je redoutais, j’entendis sa voix estompée de lassitude, mais d’un accent si simple, si simple !…

— Carolles, déshabillez-vous, et venez près de moi…

Puis, sans un baiser, elle éteignit la lumière.

Je fis comme elle me l’avait dit, avec précipitation, le cœur battant à éclater. Au froissement des étoffes et du linge, au bruit de ces choses légères jetées à terre, je compris qu’elle faisait de même. Nous eûmes fini en même temps, et en même temps nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre, nous étant trouvés d’un seul coup malgré l’obscurité. Alors, mordu à la bouche et rendant la morsure, et tous deux gémissants, je la jetai en travers de cet ignoble lit, où je la possédai avec fureur. Le même sentiment nous submergeait l’un et l’autre au fort de cette étreinte : celui de l’indignité du lieu, et nous tâchions de surmonter son onde écœurante qui menaçait de nous séparer et d’ensevelir notre amour. Mais les images des deux filles nues revenaient sans cesse, Sirènes qui tentaient de nous entraîner dans l’abîme de la honte. La possession définitive luisait dans nos esprits comme un feu splendide et sauveur qu’il nous fallait atteindre au plus vite. Aussi nous redoublions d’efforts, pareils à des naufragés qui vont périr. Enfin, nous abordâmes ensemble au port des délices en confondant nos cris. Pourtant la violence de notre plaisir se doublait d’une partie égale d’horreur et d’amertume. Pour la combattre, nous épuisâmes toutes les caresses, et nous nous reprîmes encore sans parvenir à dissiper ce malaise qui semblait s’être attaché à nous pour toujours !

Nous ne nous étions pas encore dit une parole et cependant nous connaissions nos pensées. Mon amie rompit la première cette réserve :

— Je ferai tout ce que tu voudras. Mais pardonne-moi, je n’ai pas l’habitude…

Ainsi, elle avait comme moi deviné qu’il faudrait nous accommoder du stupre abominable qui accompagnerait dorénavant notre amour, et elle faisait sa part avec résignation.

— Non, non ! essayai-je de protester. Jamais, jamais plus !…

Et je la pris dans mes bras pour la bercer. J’aurais voulu sentir ses larmes humecter ma poitrine et j’aurais souhaité pleurer moi-même. Mais notre état nous apparaissait sous un jour trop lucide. À qui mesure son chagrin d’une seule étendue et avec exactitude, les larmes sont refusées. Nous restâmes donc longtemps ainsi, moi n’osant reparler de mon amour, pour ne pas exposer ses replis secrets à l’atmosphère empoisonnée de cette chambre ; elle, pour ne pas dire des mots inutiles après le sacrifice qu’elle venait de me faire. Au bout de longs instants de repos et de méditation, elle me pria de donner de la lumière. Elle pensait qu’il fallait que je la visse toute nue, là où les filles s’étaient étreintes, où des milliers de couples les avaient précédées. Mortification volontaire qui n’était pas exempte du goût de l’opprobre que nous avions fait naître !

Alors, pour la première fois, sur un lit de lupanar, je contemplai le corps admirable de la fière et hautaine bien-aimée. Il ressemblait exactement, ce corps juvénile, à celui de la Maja du Prado. Au lieu du sourire et des yeux grands ouverts de la Maja, je trouvai le masque clos de l’orgueil humilié, mais où se confondaient les pourpres de la honte et du plaisir.

M. de Carolles se tut. Le poing contre la tempe et les yeux fermés, il pleurait.

Voilà un homme, pensais-je, qui n’est pas aussi mauvais, aussi perverti qu’il le pense lui-même : d’autres auraient conté cette aventure en fanfarons.

— Et la suite ? fis-je, comme il essuyait ses yeux et tentait de s’excuser par un triste sourire.

— Oh ! la suite… Enfin, nous descendîmes. Je n’en tirai plus un mot. Dehors, je m’occupai de trouver une voiture. J’en hélai une au bout de la rue, et revins sur mes pas, croyant que mon amie m’avait d’abord suivie, puis s’était dissimulée aux passants dans l’ombre d’un porche. Pas du tout, elle était restée sur le seuil, en pleine lumière, la lumière de la lanterne rouge !

— Mais vous avez perdu la tête ! lui dis-je. À quoi pensez-vous de rester là ?

— À rien ! répondit-elle tristement.

Dans la voiture, j’essayai d’en tirer quelque chose, mais elle ne répondit ni à mes questions, ni aux baisers qu’elle esquivait, ni même aux pressions de ma main dans la sienne. De guerre lasse, je respectai son silence, et nous parvînmes ainsi jusqu’à sa porte. Elle descendit sans accepter mon aide, et me dit simplement adieu en me donnant son gant à baiser.

— Je vous écrirai, ajouta-t-elle.

Et puis, je vins aux Halles, dans l’intention de m’étourdir avec des fêtards. J’eus honte d’ajouter une profanation à une autre, et c’est pourquoi j’entrai chez ce marchand de vins sans apparence, où je ne voyais personne sinon vous. Mais, dites-moi, m’écrira-t-elle vraiment ? Non ! à présent que sa raison n’est plus troublée, elle me méprise, n’est-ce pas ?

— Mais non !…

— Quoi ! vous croyez qu’elle m’aime encore, qu’elle m’aimait auparavant, qu’elle m’aimera toujours ?…

— Mais oui, liaison dangereuse !…