Supplément au Spectateur nocturne de Restif de la Bretonne/Éclaircissement

ÉCLAIRCISSEMENT


Il y a quelque temps déjà, un homme se présenta chez moi pendant mon absence, et laissa entre les mains d’une domestique un rouleau manuscrit qu’il désirait soumettre à ma lecture. M’ayant attendu plus longtemps que la discrétion ne le permet, il se retira, non sans avoir écrit cette lettre singulière :

« Je m’adresse à vous, Monsieur, entre tant d’autres auteurs, parce qu’à travers les sarcasmes de votre abbé Lapin[1], je devine une profonde sympathie pour mon ancêtre Restif de la Bretonne. Je dois ajouter que votre abbé fait l’éloge de la police, à laquelle appartenait M. Nicolas, et que cette bienveillance me touche doublement : d’abord en qualité de petit-fils de celui qui figura comme premier sous-chef à la 2e section de la 2e direction, c’est-à-dire la police secrète de l’an VI, et se laissa affecter aux lettres interceptées ou cabinet noir. Elle me touche ensuite, dis-je, cette bienveillance, parce que j’ai suivi la même voie, autant par goût que par nécessité. Donc, la vieille curiosité de M. Nicolas et les obligations professionnelles m’ont poussé dans les rues, les squares et les parcs, aux heures où la plupart des gens que l’on qualifie d’honnêtes éteignent la lumière et se livrent au sommeil. Ce sont quelques-unes de mes enquêtes que vous trouverez consignées sur le papier et que je m’essaierai d’enrichir plus tard, si vous voulez bien me donner l’assurance que je puis continuer sans ridicule et sans provoquer l’ennui.

Il m’a semblé, Monsieur, que les Nuits de Paris de mon grand-père Nicolas contenaient beaucoup trop d’histoires morales ou larmoyantes au gré de mes contemporains qui demandent surtout d’être amusés par un nouveau Diable Boiteux. Voilà pourquoi je donne les miennes en Supplément au Spectateur Nocturne[2], mais en cherchant toujours la vérité sans fard, comme il sied au descendant d’un célèbre observateur. Puis-je me flatter, Monsieur, de trouver une aide auprès de vous pour me pousser dans le monde des libraires, si vous pensez toutefois que mon petit ouvrage soit susceptible de se vendre ? C’est que je suis père de huit enfants. Je les élève de mon mieux avec le concours de ma très digne femme, qui exerce le métier de blanchisseuse à Clamart, et qui, depuis près de vingt ans, est ma Muse — je dirai presque cette touchante Vaporeuse à qui sont racontées les Nuits de Paris par mon ancêtre Restif.

Mais à propos, Monsieur, mes recherches m’ont fait découvrir que cette Vaporeuse aperçue par Restif à la fenêtre de la rue Payenne, lorsqu’il sortait, vous vous en souvenez, de la rue de Saintonge, n’était autre que la marquise de Monconseil, maîtresse de Monseigneur d’Argenson, Lieutenant de Police ; et non la marquise de Montalembert, comme le pensait Paul Lacroix[3]. Ces recherches dont je parle, je ne les ai pas faites aux Archives Nationales, où les dossiers de police sont, paraît-il, importants, mais bien sur la semelle d’un soulier, un soulier, Monsieur, que les descendants de Nicolas se sont pieusement transmis, quoi qu’il ne soit pas la mule de Mme Parangon. C’est, avec plus d’exactitude, une étroite semelle d’ivoire à haut talon de même matière. Elle porte, gravée en bistre, une cuisse d’homme d’où jaillissent de furieux éclairs à la hauteur de l’aine, et cela donne à penser quand on connaît les effets d’un joli pied sur le tempérament de mon grand-père Nicolas… On lit en exergue : Virtutis stimulum.

Sous le talon ferré d’argent, où sont les armes de Pauline Rioult de Curzay, marquise de Monconseil, que Restif lui-même nomme la Marquise de M…, est gravée cette inscription parodique qui atteste le rapport entre la petitesse du pied et l’étroitesse de la « gaîne » : Ad angusta per angusta[4].

Confirmé dans ma certitude par M. Léonce Grasilier, auteur d’un Restif Inconnu, je suis heureux, Monsieur, d’apporter un pareil témoignage, un témoignage matériel à l’histoire de M. Nicolas, si je n’ai pas du moins égalé son génie ; et peut-être se trouvera-t-il quelque généreux admirateur pour l’acquérir et le faire triompher dans sa vitrine ?…

Adieu, Monsieur, je reviendrai quelque jour, quand j’aurai jugé que vous avez pris le temps de me lire. Permettez-moi, pour vous indemniser de votre peine, de vous laisser un hibou dans sa cage. Il me vient aussi de mon grand-père Nicolas. C’est proprement celui qui voltige sur son chapeau, dans la gravure de Binet, celle du frontispice des Nuits. Hélas ! je n’ai plus de quoi le nourrir, son extrême vieillesse requérant une chair d’agneau ou de volaille. Emblème de la sagesse et de la sagacité, puisse-t-il vous inspirer longtemps encore, comme il inspira mon aïeul, et vous être un souvenir vivant de celui qu’en secret vous choyez assez, n’est-ce pas ? pour ne pas craindre de vous moquer de lui ouvertement.

C’est moi qui suis, Monsieur, votre très obéissant et très obligé serviteur.

Edme Dupont. »

Je questionnai la servante. Elle me décrivit le visiteur sous l’aspect d’un homme trapu, de taille au-dessous de la moyenne, vêtu modestement et chaussé de ces souliers bosselés en Alpes qui font encore reconnaître la profession de mouche aux yeux les moins exercés. Elle ajouta que son nez était aquilin, que sa bouche charnue s’agitait sans cesse, et que ses yeux du plus beau jais jetaient un éclat inquiétant sous un front très développé, aux cheveux crépus et noirs. Peu s’en fallut qu’elle ne décrivît un Faune de la Fable. Je lui montrai alors le célèbre portrait de Restif dans son ovale de pierre. Il semble regarder par un œil-de-bœuf de la ferme de Sacy. Elle s’écria que c’était bien sa photographie. Mais quand j’enlevai le lambeau de lustrine qui recouvrait la cage du hibou, elle crut le voir réduit à l’état de rapace, cet être diabolique, et elle s’enfuit en se signant. Je ne savais que faire de cette bête taciturne qui me coûtait fort cher à nourrir. Si c’eût été un perroquet, il m’aurait au moins répété les entretiens de son maître et de la Marquise de M…, et peut-être pourrais-je confondre l’assertion erronée de M. Funck-Brentano sur la véritable prononciation du nom de Retif, où l’e n’est pas ouvert. Ayant attendu en vain la visite d’Edme Dupont, je confiai le hibou à un ami qui passait à Sacy, se dirigeant vers Auxerre, et je le suppliai de donner le vol en pleine nuit à ce vieux prisonnier, devant la ferme des Restif. Il retrouvera sans doute, sous le chaume paternel, des neveux ignorés qui le remettront au régime des souriceaux ainsi qu’au spectacle des mœurs patriarcales, comme il convient à un centenaire.

Je public aujourd’hui ce Supplément inachevé aux Nuits de Paris parce qu’il me semble contenir quelques anecdotes curieuses et véridiques, mais sans que je sache encore si M. Edme Dupont est vraiment un petit-fils de Restif, ou simplement un mystificateur. J’aime mieux me persuader qu’en un fourré du Bois de Boulogne, l’un des derniers Satyres ricane de la prétendue parenté de Restif, et se promet de publier — nec longa silentia feci, — cette fois dans la langue de l’Aloysia Sigea que je ne me permettrai pas de traduire, les secrets colloques qu’échangent des ombres furtives…

F. F.
  1. CF. Histoire de la Bienheureuse Raton, fille de joie. N. R. F.
  2. Les Nuits de Paris, ou le Spectateur Nocturne, Londres (Paris) 1788. « Dans le cours de vingts années, écrit Restif, que l’Auteur est Spectateur-nocturne, il a observé, pendant 1001 Nuits, ce qui se passe dans les rues de la Capitale. Néanmoins, pendant ces vingt années, il n’a vu des choses intéressantes que 366 fois… » M. Edme Dupont, qui a moins vu qu’entendu, a su éviter une inutile prolixité. Il est vrai qu’il parle de continuer…
  3. Non seulement lui, mais aussi Paul Cottin, commentateur de Mes Inscripcions, Plon 1889. Et d’ailleurs Restif le dit lui-même, dans un passage de M. Nicolas, qu’il faut se garder de mal interpréter : « Au commencement de 1787, ma tête fermentait déjà pour les Nuits de Paris, qui ont remplacé le Hibou Spectateur nocturne… Je me trouvai… dans la rue Payenne… Vers le milieu de la rue, à ces petits balcons, les seuls qu’on y voie, j’entends soupirer… Je me redresse et vois une femme à laquelle je n’ose parler. Ce n’était pas la marquise de Mntlmbrt (Montalembert). Mais alors sa charmante idée s’amalgamait à ce que je voyais, et mon imagination s’échauffa… » Restif a tracé le portrait de la marquise de Montalembert, femme du lieutenant général, dans l’Année des Dames Nationales, t.  V. 1312. Il y parle de « son pied souple et délicat ». Il avait dîné avec elle chez Le Pelletier, le 30 avril 1784, et ne la revit, il est vrai, jamais, bien qu’il en fût éperdument amoureux. Dans M. Nicolas, il parle encore d’elle : « J’écrivis sur l’île Saint-Louis, au côté méridional de la pompe : XXX Aprilis, formosam marchissam Mutlmbrt miratus sum. Videbo quid evenerit anno sequenti. Cette femme charmante m’occupa sans cesse, mais comme les chimères qu’elle me suggérait et les châteaux en Espagne que je bâtissais à son sujet ont été réalisés dans les Nuits de Paris, j’y renvoie. » Je suis bien fâché de contredire, à l’aide de Restif lui-même, et M. Edme Dupont et M. Léonce Grasilier, dont il est question plus loin. Quant à la semelle d’ivoire aux armes, elle prouve surtout que Restif collectionnait les chaussures. Ne voulait-il pas se faire enterrer avec la mule de Mme Parangon ?
  4. On peut donner à cette devise une interprétation masochiste, vu les deux autres sens d’angusta, le premier gêne, souffrance, le second chose acérée, pointue. Le dernier angusta se rapporterait au talon effilé de la chaussure.