Stendhal (Émile Faguet)
On sait que la Providence s’amuse, le monde, à ce qu’assurent les Védas, étant une des trente-quatre comédies qui servent à ses plaisirs. Elle a des divertissemens malicieux. Elle se plaît à dérouter nos prévisions et à confondre nos calculs. Un de ses tours assez fréquens est de déplacer, pour ainsi parler, les hommes d’esprit, de mettre en un siècle tel homme qui était fait évidemment pour être d’un autre, et qui, dans celui où il naît, est tout dérouté et ne se reconnaît pas lui-même. Cette mésaventure, qui n’est pas sans compensation, est arrivée à Stendhal. C’est un déplacé. Il est, dans notre première moitié du XIXe siècle, comme dans une maison dont il ne connaît pas les êtres, et dans un costume qu’il n’était point fait pour porter. Il en a gardé de l’humeur, et y a contracté une certaine bizarrerie, et d’assez mauvaises façons ; mais il n’en est pas moins très intéressant. Les déplacés sont aussi curieux à étudier que les déclassés. Stendhal, qui a été un peu l’un et l’autre, excite et renouvelle constamment l’attention. On cherche chez lui l’effet qu’a pu faire, sur un homme de valeur du reste, un temps qui lui était contraire, et dont il était presque le contraire même. C’est un témoin véridique et désorienté. On sent qu’il ne peut pas dire des choses banales, et, en effet, ce n’est point son défaut. Interrogeons donc cet étranger, questionnons cet anachronisme, cet homme qui était comme forcé d’être original, et qui, en effet, l’a été, malgré l’effort continuel qu’il faisait pour l’être.
Le jeune Henri Beyle, vers 1798, était un petit garçon avisé, intelligent, déjà observateur, sensiblement vicieux, et vaniteux au-delà de toute expression ; et cela ne le distingue point infiniment de beaucoup de jeunes Français de quinze ans. Mais il avait plus particulièrement une propriété, car défaut ou qualité, je ne sais trop comme il la faut nommer, qui était chez lui d’une force incroyable et comme invincible. Il était imperméable. Nous subissons tous une multitude d’influences qui finissent par faire partie de notre complexion et de notre esprit. Stendhal ne peut pas en subir une. Il résiste de tout son cœur et de tous les points de son corps, Recalcitrat undique tutus. Quand, plus tard, il songea à être baron, en rêvant de ses armoiries il a dû y mettre un hérisson. Il est indocile à fond et incapable d’être apprivoisé. Exemples et leçons lui sont également inutiles et également antipathiques. Ils ne réussissent qu’à l’engager dans le sens opposé à celui où ils le poussent. C’est vanité, c’est orgueil ; mais c’est quelque chose de plus fort que vanité, de plus furieux qu’orgueil ; c’est passion de révolte et manie d’antipathie : « Nos parens et nos maîtres, a-t-il dit plus tard, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans le monde. » Ils ont été les siens, à son sentiment, depuis son berceau. Personne n’a détesté quelqu’un plus violemment que Stendhal son père. Les mots de bourreau et d’assassin reviennent cent fois dans les journaux de Stendhal à l’adresse de cet honorable bourgeois de Grenoble, sans qu’on puisse voir en quoi ce monstre a été coupable envers son fils, si ce n’est qu’il l’emmenait trop souvent à une maison de campagne que le jeune homme n’aimait pas, et qu’il ne lui servait, en 1804, qu’une pension de 2,400 francs qui en feraient 6,000 de nos jours. Mais c’est chez le jeune homme un état pathologique. Tout le met en fureur de la part de ceux qui veulent avoir sur lui une influence. Il se fait un esprit, une conscience et une âme de tous les sentimens et de toutes les idées que n’ont pas ceux qui l’élèvent. Ils sont religieux : il suffit, il sera toute sa vie en ébullition contre les prêtres ; ils sont aristocrates : aristocrate lui-même d’instinct, il se maudira mille fois de ce penchant honteux ; ils pleurent, en 1793, sur la mort de Louis XVI : il assure que dès cette époque, âgé de dix ans, cette nouvelle l’a fait bondir de joie. Ainsi de tout ; et ce ne serait point exagérer beaucoup que d’affirmer que toute sa vie, pour savoir ce qu’il devait penser ou sentir, il se demandait à chaque fois : « Qu’aurait dit de cela mon père ou ma tante ? » car il s’agissait pour lui de dire, de penser et de sentir le contraire. — Ce besoin impérieux de sa nature l’a suivi toute son existence. Il fallait qu’il contredît et qu’il contrariât. Hommes en place, hommes en crédit, hommes célèbres, hommes à la mode, hommes honorés, hommes approuvés, lui ont toujours semblé autant de pères, à lui désignés par le consentement universel pour être respectés de lui, et qu’à ce titre il abhorrait, et dont, à ce titre, il se faisait une loi de prendre en tout le contre-pied et de réaliser la contre-partie. C’était son critérium ; ou plutôt d’instinct, il allait droit aux antipodes de tous ces gens-là. — À tous ses instincts naturels ce penchant donna une forme, un caractère et une énergie particuliers. Il était sensuel de complexion : son besoin de scandaliser en fit un fanfaron de vices un peu puéril et un cynique souvent tout à fait ridicule. Il étala brutalement et avec une insistance taquine une immoralité qui ne dépassait guère, en soi, la commune mesure. Il prodigua l’admiration aux mauvaises mœurs. Il eut des délices à répéter mille fois : « Je suis immoral. Remarquez à quel point je suis immoral ! » Il fit de l’immoralité une sorte de vertu et une manière de privilège qu’il ne tenait pas pour être à la portée de tout le monde. Il l’établit en titre aristocratique. — Il était vaniteux de naissance : son besoin d’être désobligeant donna à sa vanité je ne sais, ou je sais trop bien, quel air de fatuité balourde, qui insiste et pèse, qui s’impose et qui nargue. Aucun auteur n’a plus souvent traité ses lecteurs d’imbéciles. Toujours : « Passez les vingt pages qui suivent ; vous ne les comprendriez pas… J’écris pour une centaine d’esprits d’élite… Je serai compris en 1900… Ici dix pages qui seraient sublimes. Je les supprime. Trop beau, trop vrai, révolterait le goût d’aujourd’hui. » Je n’exagère point, on le sait, et je crois que j’atténue. Qu’est-ce à dire ? Qu’il est à la fois horriblement vaniteux et horriblement timide, comme il arrive toujours, et qu’en écrivant il songe à son lecteur. Il l’a devant les yeux et veut l’intimider, le réduire ou l’étourdir. Le vrai penseur écrit en ne songeant qu’à son idée, seul avec elle, les yeux sur elle, entêté seulement à la saisir, à la maîtriser et à l’exprimer au plus juste. Stendhal songe au lecteur et à lui-même et à l’effet que celui-ci fera sur celui-là ; et comme la modestie est une convenance, c’est avec bonheur qu’il se montre inconvenant de parti-pris, par l’étalage, non point naïf, mais prémédité et savant, du moi. Il faut que je sache comment M. de Stendhal aime le thé, et combien celui qu’on lui a fait à Tours en 1841 était manqué, et aussi que M. de Stendhal a savouré en 1822, à Gênes, de l’aqua-rossa, qui était merveilleuse, et encore que M. de Stendhal n’était jamais plus heureux qu’à minuit et demi, buvant du punch au rhum en compagnie de quelques dames ayant eu chacune plusieurs aventures amoureuses. Ces choses prennent de nombreuses pages en raison de leur importance. Stendhal a prétendu toute sa vie que la vanité était le tout du Français. Il en a donné beaucoup de raisons et un exemple.
Besoin de contredire, vanité, épicurisme, voilà les traits premiers, les forces intimes et profondes de la complexion de Stendhal. Il les a soigneusement cultivées. L’éducation de son caractère s’est faite de seize à vingt-cinq ans et n’a point corrigé son caractère ; elle l’a outré. De seize à vingt-cinq ans, il a été un peu soldat, un peu acteur, un peu petit employé de commerce, toujours aventurier. Il a guerroyé et surtout séjourné en jeune officier vainqueur en Italie ; puis, oisif à Paris, il a joué la comédie chez Dugazon, par amour du théâtre et des femmes de théâtre, mêlé à un petit monde très suspect de comédiens, de comédiennes et « d’amateurs éclairés des arts ; » puis à la suite d’une petite actrice il a été vivre une année ou deux à Marseille, « pesant des eaux-de-vie » dans une maison de négoce. Cette jeunesse manquée, qui ne l’a pas empêché d’être un homme instruit, et même sachant vivre, quand il le fallait, lui a ôté pour toujours le peu de délicatesse qu’il aurait pu avoir, lui a donné ce mauvais ton qu’il n’a jamais perdu, cet air de gouaillerie dans la dispute, cette décision tranchante, cette exagération aussi dans l’affirmation, dans la généralisation, dans tous ses propos du reste, y compris les gros. Il y a toujours eu dans Stendhal, mêlé au Dauphinois sagace, observateur et malicieux, du hussard de comédie, du cabotin et du commis voyageur ancien style ; du Clavaroche, du Delobelle et du Gaudissart.
Son esprit valait mieux que son caractère, et sans être supérieur, était d’une trempe assez forte et assez fine. Avant tout il était observateur. Il aimait à regarder et savait regarder. Ses journaux de jeunesse (et presque d’adolescence) sont intéressans. Peu ou point de rêverie, peu ou point de théories, sauf littéraires, et celles-ci très courtes, autant, du reste, qu’insignifiantes. Il s’y révèle déjà comme manquant d’imagination. Beaucoup de réflexions sur lui-même, dont quelques-unes sont assez pénétrantes, dont la plupart sont gâtées par « l’égotisme, » comme il dit, et la conviction trop forte qu’il était un homme extraordinaire. Une foule de portraits, nets, vigoureux, très vivans, et dans ce cas, nulle recherche, rien d’apprêté, aucune manière. On sent que là Stendhal est dans le domaine qui est le sien et qu’il fait son métier propre. Ses souvenirs d’enfance, écrits à quarante ans d’intervalle, ont le même caractère. On voit pleinement et l’on connaît, j’allais dire on reconnaît, son père, sa tante, son oncle, le Casanova de Grenoble, son grand-père, le grand bourgeois voltairien de 1780. Cela veut dire qu’à douze ans, qu’à dix ans, il savait voir et aimait à regarder. Son œil était curieux et tenace, sa mémoire de moraliste ferme et sure. Il fut tel toute sa vie, regardant les gens partout, en diligence, en bateau, dans les cafés, dans les salons et sachant les faire causer, et sachant démonter avec une certaine dextérité ces petites mécaniques de sensations, de sentimens, d’habitudes et de préjugés. Ce doit être un petit fait vrai que la chaise de poste abandonnée au milieu des Mémoires d’un touriste pour continuer le voyage en diligence. On voit Stendhal commençant un « voyage en France » avec l’intention de regarder les paysages, puis s’ennuyant prodigieusement, s’apercevant qu’il ne fait rien, renvoyant sa chaise, montant en diligence, dînant à table d’hôte, désormais très intéressé, sentant qu’il travaille, et s’écriant : « Voilà la vraie manière de voyager ! » — Les Mémoires d’un touriste, écrits par Stendhal, ne peuvent être que les mémoires d’un moraliste, et le seul voyage qu’il sût bien faire était un voyage à travers les hommes.
Cette observation de Stendhal est de très bonne qualité en général. D’abord, elle est naturelle, ce qui est excessivement rare, la plupart des moralistes étant des hommes qui veulent être moralistes, qui prétendent être observateurs, qui font le ferme propos de voir juste et qui s’appliquent furieusement à regarder. L’observation de Stendhal est naturelle et, par conséquent, elle est continue, constante, constamment énergique sans acharnement, comme un instinct. Stendhal observe comme il contredit, il est observateur comme il est désagréable, parce que c’est sa nature. Ce premier mérite est extrême, incomparable, met Stendhal tout à fait à part, à côté des La Bruyère et des Saint-Simon, dont, à tous les autres égards, il est si loin. C’est que l’homme, en vérité, n’est point né pour observer les hommes, mais, selon sa force ou sa faiblesse, pour s’en servir ou les servir, et que l’observation pour le plaisir d’observer, la seule qui soit soutenue, complète, la seule aussi qui puisse devenir artistique, est rare comme une anomalie. C’est donc déjà dire beaucoup de la faculté observatrice d’un homme que de dire qu’elle est naturelle. Il faut ajouter que, chez Stendhal, l’observation est à l’ordinaire très loyale et très scrupuleuse. A côté de la passion d’observer, il avait le goût, qui s’y joint naturellement, mais qui n’en fait point nécessairement partie, de l’exactitude. Remarquez-vous ses façons de parler quand il fait de la politique ? Il est libéral, il écrit de 1820 à 1840, et il ne dit jamais : « Liberté ! » Jamais ! Il dit toujours, à satiété : « Les deux chambres et la liberté de la presse. » La formule est sèche, longue, lourde et embarrasse toujours la phrase. Il n’importe. Stendhal sent qu’il ne faut pas employer le mot de liberté, vague, inconsistant, dans lequel on a mis absolument toutes choses, depuis le despotisme asiatique jusqu’à l’anarchie. « Les deux chambres et la liberté de la presse, » à la bonne heure ! et je sais ce que vous voulez dire. Un libéral de 1830 qui n’emploie jamais le mot liberté mérite qu’on lui demande la permission de l’embrasser. — Il est ainsi en toutes choses, très précis et très loyal, très respectueux de la « chose vue, » même quand elle le contrarie, par culte de l’exactitude. Après un fait, même assez important, qu’il rapporte, il écrit, il imprime, franchement : « Ceci contredit assez ma théorie générale sur… » Voilà qui est méritoire, et qui le rend sympathique, et qui augmente son autorité. Pour tout ce qui est « petit fait, » on est, avec Stendhal, sur un terrain où l’on se sent sûr et en compagnie d’un homme de bonne foi. — Cette loyauté, est-il besoin de le dire, a ses limites, ou plutôt trouve son obstacle dans les passions de notre homme. Quand une idée générale est chez lui la synthèse d’un grand nombre d’observations, que quelques faits la contrarient, nous l’avons vu, il ne dément, ni ne supprime pour cela les faits contradicteurs ; mais quand une idée générale est chez lui, comme chez la plupart d’entre nous, la forme d’un de ses sentimens, d’un de ses amours ou d’une de ses antipathies, je crois bien, et je crois que l’on verra tout à l’heure qu’il y plie les faits qu’il rencontre et qu’il ne voit pas les faits qui risquent de la démentir. Mais à tout prendre, et sauf cette réserve, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, la faculté observatrice de Stendhal est d’une rare loyauté et d’une rassurante précision. — Je suis bien obligé d’ajouter qu’elle est incomplète par la faute de ce même caractère de Stendhal qui a joué de très méchans tours à son génie. Gêné et timide dans le monde, par suite de sa vanité, préoccupé d’y faire effet, répétant chez lui, comme un comédien, les phrases qu’il y dira, et quand il y est ne les disant jamais, ne sachant que faire de ses mains, trait essentiellement caractéristique, achetant une belle canne pour donner une contenance à ces mains embarrassantes ; et trouvant qu’il gagne cent pour cent à ce changement, il a été trop occupé de lui et trop anxieux, sauf échappées, dans les salons, pour bien observer les gens bien élevés. Là, le vaniteux a entravé et paralysé l’observateur. Il en résulte que, quoique ayant passé par tous les mondes, ce n’est pas sur les meilleurs qu’il nous donne les renseignemens les plus exacts. Sur ceux-ci, soit dans ses livres de pur observateur, soit dans ses romans, il est général et superficiel, et je ne dirai pas conventionnel, tant il paraît de mauvaise foi ou de mauvaise humeur d’appliquer ce mot à Stendhal, mais je ne suis pas très éloigné de le penser. Chez les bourgeois, en province, en Italie, à l’auberge, en diligence, il était à l’aise et observait bien, et toutes ses notes sur le petit monde du temps des deux chartes sont précises, d’un joli détail, et paraissent exactes. Quand le mot Stendhal me vient à l’esprit, je vois toujours un gros homme rond et vif, lèvres serrées, œil noir perçant et fureteur, qui monte en diligence, lie conversation en offrant d’excellens cigares, fait parler ses voisins, se rend compte de leur manière « d’aller à la chasse du bonheur, » s’enquiert des histoires d’amour du voisinage, surtout des tragiques, épuise ainsi et vide ses interlocuteurs ; puis, seulement quand ils commencent à se répéter, parle à son tour, se moque d’eux imperceptiblement, gaîment du reste, ou tient des propos amers contre les jésuites, et surtout songe à s’éclipser au premier relais pour trouver d’autres hommes expansifs, car il les lui faut ainsi, à explorer. Cela fait qu’il a été surtout un explorateur des classes moyennes et des petites classes, plutôt qu’un « observateur du cœur humain, » comme il a cru être. C’est un Saint-Simon de table d’hôte. Mais cela même n’est pas peu de chose, et à ce seul titre déjà il est précieux. — En dehors de ces qualités d’observateur, l’esprit de Stendhal est fort peu de chose. Il était très peu philosophe, presque incapable d’idées générales. Celles qu’il a eues font souvent qu’on souhaiterait qu’il n’en eût pas eu du tout. Ou elles ne sont que l’expression de ses préjugés et de ses rancunes, ou, quelquefois, elles sont ingénieuses, nouvelles, fécondes même, mais non pas fécondes pour lui. Il n’en tire rien, ne les pousse pas, les laisse tomber aussitôt que nées, en sorte que, quelque complaisance qu’on veuille avoir pour lui, on ne sait trop s’il a bien vu ce qu’elles contenaient, et le commencement seulement de ce qu’elles pouvaient produire. Demeurées à cet état, il faut bien savoir et il faut oser dire que les idées générales ne sont que des aperçus presque accidentels de l’intelligence, d’heureuses rencontres, utiles à la gloire posthume, quand d’autres, en leur faisant une grande destinée, ont la délicatesse de les rapporter à celui qui en a eu la première intuition, mais qui ne prouvent aucune force, ni aucune largeur, ni aucune pénétration, à peine une certaine vivacité et éveil alerte de l’esprit. Stendhal avait, en fait d’idées générales, quelques bonheurs de conversation. Il ne faut pas oublier que « le plus grand philosophe qui ait jamais existé, » à son sentiment, est Helvétius. Il avait des goûts artistiques très vifs, ou plutôt des sensations d’art très personnelles, des jouissances de dilettante profondes, et, ce me semble, assez originales ; plus justes, autant que je puis m’y connaître, en peinture qu’en musique, mais toujours très passionnées, qui d’abord lui ont rendu de très grands services, l’ont empêché de n’être qu’un satirique morose et bilieux, ensuite ont ouvert à son esprit certaines régions qui, sans ces goûts, lui seraient restées très étrangères. Peu délicat, ayant même un certain penchant à la grossièreté ou à l’affectation de la grossièreté, il rentrait par ses goûts artistiques dans le monde des gens délicats et des sensations délicates. C’est quelque chose, quand on est un sensuel, de s’être habitué à ne pouvoir songer à sa maîtresse qu’en l’associant à une phrase de Cimarosa ou à un modelé du Corrège. Ce genre de distinction, qui consiste à ne concevoir le plaisir qu’entouré de fines jouissances artistiques et à mettre toujours un peu de beau dans le rêve que l’on fait ou le souvenir qu’on se retrace de la volupté, Stendhal l’a eu fort souvent, presque toujours, et s’est élevé ainsi de quelques degrés, vraiment, au-dessus du corps de garde. Des choses que sans cela il n’eût pas comprises, des états sociaux tout entiers qu’il n’eût que détestés, la société du temps de Léon X, par exemple, ou du temps de Louis XIV, il y entre par cette porte, les comprend et les goûte, tout en ne les aimant pas, attiré et repoussé en même temps, arrivant ainsi à des contradictions ou à des incertitudes amusantes quelquefois, mais qui ne le diminuent point, et bien au contraire, où on lui sait gré de tomber, et qu’on regretterait qu’il n’eût pas connues. — Regard prompt et sûr, curiosité passionnée, goût de l’exactitude, patience dans l’accumulation des menus détails, goût, mais non point talent des généralisations, et ici patience moindre, précipitation au contraire et légèreté, vif penchant pour les beaux-arts considérés comme élémens et assaisonnemens du bonheur : tel est, ce me semble, en ses hautes parties, l’esprit de Stendhal ; sensualité exigeante, vanité peu fine et peu réprimée, humeur d’opposition et de résistance à tout ce qui est une autorité ou prétend être une influence : telle est, ce me semble, sa complexion ; et de ce tour d’esprit tantôt servi, plus souvent gâté par ce caractère, quelles idées générales sont sorties, c’est, je crois, ce qu’il est assez intéressant d’examiner.
Stendhal a eu deux adorations, l’adoration de la volupté et l’adoration de l’énergie.
Il a cru voir que l’homme n’avait qu’un seul penchant, qui était de rechercher toujours la plus grande somme possible de plaisir. Il a radicalement nié et refusé de voir les deux tendances humaines qui s’appellent l’altruisme et le mysticisme, dont l’une nous porte à vivre en autrui, l’autre nous porte à vivre dans le rêve, l’espérance ou la foi d’un autre monde que celui que nous voyons. Ces deux moyens qu’a l’homme d’échapper à lui-même, preuves au moins du besoin qu’il a de vivre hors de lui, Stendhal ne les a pas connus par lui-même, et ne les a pas aperçus, constatés, au moins comme faits, dans ses semblables. L’homme est pour lui un être qui « part tous les matins pour la chasse du bonheur, » et la seule étude à faire de lui est d’observer comment il chasse. L’homme s’appelle don Juan, Alcibiade, Borgia, Raphaël, ou Napoléon. Il y a erreur à croire qu’il se soit jamais appelé Jésus ou Marc-Aurèle. La Rochefoucauld a absolument raison, et encore plus Helvétius, qui est plus radical et plus intransigeant en cette doctrine. — Non-seulement l’homme est tout entier ce que nous venons de dire, mais l’homme doit l’être ; il a raison d’être ainsi, et tous ceux, ou qui lui persuadent qu’il est autre, ou qui l’engagent à s’efforcer d’être autrement, sont des fous quelquefois, des charlatans souvent, le plus souvent des tyrans habiles ou de subtils écornifleurs. Toute philosophie idéaliste est une ivresse lourde ou un manège suspect ; toute religion mérite des qualifications beaucoup plus dures. La philosophie allemande moderne est le comble de l’absurdité ; les religions chrétiennes sont abominables aux esprits justes et aux amis de l’humanité. La sensation, voilà le but ; « vivre, c’est sentir la vie ; c’est avoir des sensations fortes. » Stendhal n’étudie qu’une chose : « Je cherche l’art d’être heureux. « Il ne conçoit qu’une vie comme souhaitable, celle où l’on a accumulé le plus grand nombre possible de jouissances violentes, de jouissances fines et de jouissances rares. — Cette philosophie d’homme de vingt ans étonne toujours chez un homme de réflexion quinquagénaire, et toujours l’on se demande si vraiment il n’a pas fait une fois en sa vie cette observation d’ordre élémentaire que la vie n’est heureuse que quand on en a éliminé la recherche du bonheur. Mais, quelque bornée qu’elle puisse paraître, c’est bien toute la philosophie de Stendhal. Il n’en a jamais eu d’autre, ni voulu entendre parler d’autre chose. Il est de 1770, et n’a pas fait un pas depuis, tout pas, du reste, fait pour s’en éloigner, lui paraissant un pas en arrière. Il était tel par son tempérament, il restait tel par son horreur de tout ce qui était autorisé. Le réveil religieux de la restauration et les essais, très honorés, de philosophie spiritualiste de 1840, ne pouvaient que le rengager plus à fond dans des doctrines, qui, au mérite d’être les siennes, joignaient l’attrait de faire scandale.
L’autre objet de son culte, c’est l’énergie : « J’aime la force » est un de ses mots favoris. Mais il faut bien s’entendre sur ce que Stendhal appelle l’énergie. C’est le contraire de l’énergie. C’est la violence ; c’est la détente brusque, l’explosion soudaine, aveugle, sans dessein et sans suite, d’une passion qui ne sait ni se réprimer, ni se diriger. C’est un moment de folie tragique. Les anciens appelaient cela impotentia sui, et croyaient que c’était faiblesse. C’est le genre d’énergie qu’adore Stendhal. « L’énergie du moyen âge, » les crimes furieux du XIVe siècle, la soif délirante de vengeance tout à coup s’étanchant avec ivresse, le sang qui monte au cerveau et qui force à tuer avec un accès sauvage de joie folle, voilà l’énergie dont Stendhal cite cent exemples avec complaisance, et en s’écriant : « Il n’y a plus d’énergie en Europe depuis le XVe siècle. » A cet égard, le XVIe lui semble déjà une décadence, le temps de Napoléon une pâle et courte renaissance. Ses énergiques sont tout simplement des impulsifs. Il est rare qu’on fasse de plus singuliers contresens. Il fait celui-là sans cesse. Ce n’est autre chose que sa façon de comprendre. Il dit couramment, sans se garder contre l’objection, sans s’en douter : « Le peuple, de nos jours, a un reste d’énergie. Il en a plus que les hautes classes. Voyez les suicides. » Stendhal a plusieurs héros : Napoléon, Lauzun, Bassompierre ; il en a un qu’il chérit plus tendrement que tous, c’est Lafargue. Avez-vous lu Baruch ? Connaissez-vous Lafargue ? Je vais vous le présenter. M. Lafargue, ouvrier ébéniste, grand lecteur de romans et s’exprimant dans la langue de la Nouvelle Héloïse quand il écrit à M. son frère, s’éprit en 1828, à Bagnères, d’une jeune fille de condition humble et de mœurs faciles, devint son amant, fut trompé par elle, et la tua d’un coup de pistolet. Il fut condamné par le jury des Hautes-Pyrénées (dans ce temps-là on n’acquittait pas) à cinq ans d’emprisonnement et dix années de surveillance, et remercia le jury et la population en ces termes : « Braves et estimables habitans de cette ville, le tendre intérêt que vous m’avez témoigné m’est connu. Vous vivrez dans mon cœur. » On lui répondit par des applaudissemens et la foule se précipita sur ses pas. — Stendhal s’y précipite aussi. Lafargue vit dans son cœur. Il l’obsède, le charme et le rafraîchit. Il le console du spectacle de ce monde si plat. Trois ou quatre fois dans un seul volume (les Promenades dans Rome, II), Stendhal nous parle de Lafargue mystérieusement et d’un ton pénétré, comme le prêtre parle de son Dieu : « L’an passé, les tribunaux nous ont appris plusieurs assassinats commis par amour ; les accusés appartenaient tous à cette classe ouvrière, qui, grâce à sa pauvreté, n’a pas le temps de songer à l’opinion du voisin et aux convenances. M. Lafargue, auquel la cour d’assises de Pau vient de sauver la vie, a plus d’âme à lui seul que tous nos poètes pris ensemble, et plus d’esprit que la plupart de ces messieurs ; » ailleurs : « Il est sans doute parmi nous quelques âmes nobles et tendres, comme Mme Roland, Mlle de Lespinasse, Napoléon, le condamné Lafargue. Que ne puis-je écrire dans un langage sacré compris d’elles seules ! » et enfin il nous raconte toute son histoire, après l’avoir savamment fait désirer, et il ajoute : « L’homme dont les passions offrent ce caractère d’énergie et de délicatesse n’avait pas trois francs à prêter à sa maîtresse. » C’est que la pauvreté conserve l’énergie ; « ces crimes ne se rencontrent pas dans les classes élevées… à Paris, la vie est fatiguée, il n’y a plus de naturel ni de laisser-aller… Paris est-il sur la route de la civilisation véritable ? Vienne, Milan, Rome arriveront-elles à la même élégance, à la même absence d’énergie ? » Graves questions, où le problème de la civilisation se trouve engagé. La civilisation, c’est la diminution du nombre des crimes ; mais la diminution du nombre des crimes, c’est l’affaiblissement de l’énergie humaine, évidemment. Faut-il souhaiter la civilisation ? Il y a bien à hésiter là-dessus. — On voit pleinement cette conception de la vie : amour et énergie, voluptés et violences, folies amoureuses et coups de poignard ; c’est celles d’un abonné de cabinet de lecture ou d’un habitué de l’Ambigu. Ne vous y trompez pas, c’est celle de Stendhal. Sans doute il a songé assez souvent à autre chose ; mais ce petit rêve romanesque que nous avons tous dans l’arrière-fond de notre cervelle, et qui, souvent à notre insu, donne leur direction à beaucoup de nos idées et de nos desseins, il avait cette forme chez Stendhal, et cette couleur, et cette qualité, un peu inférieure peut-être. — Et l’on peut en supposer la raison. Cette vie d’aventures, de dangers, d’amour et d’énergie même, si l’on veut, mais d’énergie accidentelle et momentanée, cette vie dont il rêvait et qu’il tenait pour belle, il l’avait menée à peu près, depuis dix-sept ans jusqu’à trente. Il avait aimé, il avait été aimé, il avait été trompé, il avait eu une forte envie d’assassiner l’infidèle ; il avait fait la guerre, et, sinon donné beaucoup de coups de sabre, du moins essuyé un nombre honnête de coups de fusil ; il avait été pauvre. Ces choses-là ne s’oublient point. Il a écrit un mot profond et d’une justesse admirable : « Parmi les agrémens de la vie, ceux-là seuls dont on jouissait à vingt-cinq ans sont en possession de plaire toujours. » Par contre-partie, on fait sa conception de la vie de la manière dont on l’a sentie et goûtée à vingt-cinq ans. On généralise et on idéalise les sensations agréables de cette époque de la vie, la seule où l’on ait des sensations fortes, et l’on s’en fait un rêve permanent, toujours plus cher, toujours plus fascinateur, d’où, selon nos talens, sortent nos poèmes, nos romans, nos théories, nos systèmes, nos conversations ou nos bavardages. Rousseau, après tout, n’a fait que cela. Stendhal de même, et de là cette conception de la vie, pareille aux mémoires de Casanova.
Les jugemens de Stendhal sur les mœurs de son temps, à travers bien des contradictions dont nous ne relèverons que celles qui donnent une lumière nouvelle à connaître son tour d’esprit, dérivent presque tous des principes précédens, en même temps que de son humeur chagrine et contredisante. La passion sous ces deux formes, volupté et violence, lui paraissant la fin de l’homme et le plus bel exercice de ses facultés, il a un éloignement naturel pour tout ce qui tend à la réduire, à l’user, ou seulement à la contrarier. S’il déteste les religions, et les philosophies spiritualistes, il se défie presque autant de la raison sous ses différentes formes et ses divers aspects. — Il y a une raison qui enseigne à l’homme à prévoir et à vouloir, c’est-à-dire à avoir des volontés prolongées et constantes, de longs desseins et de longues patiences, et à mettre son orgueil dans ces efforts soutenus. Stendhal démêle cette raison-là chez les Anglais, et s’y montre très hostile. S’il aime « l’énergie, » on sait que ce n’est pas celle-là. Elle est trop froide, elle donne à l’homme trop de gravité et de prudence, et lui interdit trop les belles explosions dramatiques « d’énergie » violente, c’est-à-dire de passion déchaînée. Elle lui paraît triste et haïssable, et, comme nous faisons toujours à l’égard de ce que nous n’aimons pas, il lui donne le nom du défaut dont elle est voisine et où elle peut tendre : il l’appelle hypocrisie, vertu artificielle, affectation de grandeur ou de force morale. Il plaint un peuple condamné à être triste par le souci ou la prétention de se posséder. — Il y a une raison pratique qui enseigne à l’homme la morale, non du plaisir, mais de l’intérêt bien compris, qui lui conseille de faire vite et bien ses affaires et de mener sa vie comme une entreprise de commerce bien ordonnée. Stendhal croit voir cette raison-là chez les Américains, et sa douleur est profonde à songer que Dieu a condamné des hommes et des femmes à naître et à vivre à Philadelphie. Quelle tristesse là aussi, et plus grande encore peut-être ! Quelle absence de passions joyeuses, de passions douces, ou de passions tragiques ! Où est l’agrément de la vie dans tout cela, et l’émotion, et la sensation ? Déplorables Américains, à qui nous ressemblerons peut-être dans un demi-siècle ! — Il y a une raison d’une autre sorte, et d’un caractère assez particulier, qui conseille à chaque homme de vivre à peu près comme ceux qui l’entourent, de croire que la majorité a à peu près raison, de tenir grand compte, par conséquent, de l’opinion du voisin, ou, si l’on veut parler en beau langage philosophique, du consentement universel. C’est la raison des peuples sociables, c’est celle des Français essentiellement. Cette raison-là est la plus abominable de toutes. Elle détruit toute originalité, toute personnalité, tout naturel, toute expansion de notre être intime, toute candeur, toute bonhomie et tout cynisme. C’en est fait de l’homme s’il s’y laisse séduire. Tous les Français, plus ou moins, et la plupart jusqu’au fond, sont infectés de ce mauvais air. A parler franc, savez-vous ce que c’est ? C’est l’adoration du « modèle à imiter. » Du haut ou du bas, fabriquée par une cour ou élaborée par la foule, une opinion sur chaque chose se forme ; cette opinion construit un modèle de chaque action, de chaque doctrine, de chaque préjugé, de chaque démarche, de chaque attitude ; ce modèle s’impose à chaque individu, et il se croit tenu de s’y conformer exactement en ses actes, pensées, paroles et gestes. Les Français vivent comme cela. C’est affreux. Ils disent tous la même phrase sur chaque événement ou chaque personnage. Ils pensent et sentent à l’unisson. Nul naturel. Peuple de singes et de perroquets. Le modèle à imiter est là qui les fascine et qui ne leur permet pas d’être eux-mêmes. C’est un fétichisme. A parler plus franc encore, savez-vous ce que c’est. C’est de la vanité. La vanité du Français fait qu’il rougit tout simplement de n’être pas à la mode. La mode c’est l’opinion générale, et l’opinion générale c’est la mode, ni plus ni moins, un peu plus exigeante. La vanité du Français le force à être à la mode, parce que, s’il n’y était pas, il paraîtrait l’ignorer, et paraître ignorer ce qu’on dit et ce qui se passe est tout ce qu’il y a pour la vanité française de plus mortifiant. De là est née cette manière, la plus insidieuse, la plus impérieuse et la plus détestable de toutes de « combattre le naturel. » Quelle énergie voulez-vous que montre un peuple toujours occupé de savoir si ce qu’il fait est convenable, correct et copié sur le modèle ? Il ne peut en avoir qu’en masse. Sur le champ de bataille, c’est précisément par vanité que le peuple français est si valeureux. Mais d’énergie individuelle, que peut-il y en avoir chez un pareil peuple ? Et, par exemple, quels beaux crimes d’amour des hommes si occupés du qu’en dira-t-on pourront-ils commettre ? — Dans cette théorie du caractère français il y a bien des choses : du vrai d’abord, et si ce n’est pas là le caractère français tout entier, si même il y a un certain ridicule à faire d’un seul de nos travers, et répandu surtout chez les mondains, le fond même et le tout de notre complexion nationale, encore est-il que la sociabilité française prenant ces deux formes, gouvernement de l’opinion, tyrannie du modèle à imiter, cela est juste, bien déduit, ingénieux, et de nature à expliquer un assez grand nombre de faits. — Il y a là ensuite une application curieuse, et la plus frappante peut-être des « principes, » si l’on peut ainsi parler, de Stendhal. Volupté et violence, ce sont toujours ses deux pensées dirigeantes. S’il a tant détesté les Français, c’est que la sociabilité, et ce qui s’ensuit, et ce qu’elle impose, c’est à savoir les convenances, sont les plus forts ennemis et de la violence et de la volupté. De tous les moyens que les hommes ont inventés pour combattre le « naturel » si cher à Stendhal, l’orgueil est un des meilleurs, la raison pratique est un des meilleurs ; mais il n’y en a pas de plus victorieux peut-être, en dehors des religions, que la sociabilité devenue un culte, que le souci d’agir conformément à l’opinion générale, que la conviction presque religieuse, superstitieuse, si vous voulez, que c’est tout le monde qui a raison. Qu’il y ait à cette tendance de grands inconvéniens, comme à toutes choses, il est clair ; mais si la société a été inventée pour sortir de l’état de nature, la sociabilité poussée jusqu’au sentiment qu’il faut penser en commun pour bien penser, est certainement le plus sûr moyen de n’y pas rentrer. Or, avec son « naturel, » sa « bonhomie, » sa « candeur, » surtout avec son goût pour la volupté et la violence, c’est tout simplement l’état de nature que Stendhal rêve toujours. — Enfin il y a dans cette théorie, et surtout dans l’insistance amère que met Stendhal à l’étaler à tout propos, l’exemple le plus fort de ce que j’ai appelé l’imperméabilité de Stendhal, et surtout du soin constant qu’il mettait à se montrer imperméable. Notre patrie c’est notre famille agrandie. D’instinct, Stendhal est récalcitrant à la France, comme il l’a été à sa famille, et il serait désolé que l’on pût le soupçonner d’avoir subi l’influence du sol, d’avoir pris l’air de la maison. Ce n’est pas lui qui tombera dans le ridicule qu’ont les Français de ne rien trouver plus beau que leur patrie. Ce ridicule existe, en effet ; mais on peut dire que Stendhal a mis trop de coquetterie à s’en garantir, et que cette coquetterie a fini par devenir une passion, elle aussi, un peu ridicule.
On ne peut pas être toujours négatif, et il faut bien finir par affirmer et approuver quelque chose, ne fût-ce que par surcroît d’opposition à ce qu’on repousse. Stendhal a choisi pour l’aimer un peuple qui lui semblait s’éloigner le plus possible de la raison froide, de la raison pratique et de la raison des convenances. Il a adoré les Italiens. L’Italie est pour lui ce « pays de l’amour et de la haine » qu’il semble avoir cherché partout comme sa patrie d’élection. C’est le pays des passions fortes. « La plante humaine y naît plus forte qu’ailleurs. » On y aime véhémentement, et on y tue par amour cordialement. C’est plein de Lafargues. C’est le plus beau pays du monde. Surtout on y est naturel ; on s’y livre à la sensation présente, et l’on y parle avec abandon de sa sensation présente, sans le moindre souci d’être ridicule ou d’ennuyer. C’est le pays de la candeur. Stendhal ne tarit pas sur ce point, et, lui aussi, épanche ses sensations et ses sentimens en cette affaire avec un abandon tout italien.
Ce tableau des mœurs italiennes, avec une foule de détails et d’anecdotes qui ne sont pas ennuyeux du tout, est bien fantaisiste. D’abord, malgré la loyauté de l’auteur, que je ne cesserai pas de reconnaître et de louer, on y sent trop que c’est un panégyrique à contre-coup, comme sont la plupart des panégyriques, un éloge de l’un à tendances satiriques contre l’autre, un hommage à l’Italie destiné moins à faire plaisir aux Italiens qu’à désobliger les Français. « On aime toujours quelqu’un contre quelqu’un, » disait Ber-sot. C’est la Germanie de Tacite, et l’Allemagne de Mme de Staël, et la Lutèce d’Henri Heine. La chose est naturelle : comme a dit Stendhal lui-même, « le philosophe qui a le malheur de connaître les hommes méprise toujours davantage le pays où il a appris à les connaître ; » mais cela ôte toujours un peu d’autorité à certains éloges. — Ensuite, sans insister sur les amours-passions et les crimes d’amour, auxquels Stendhal attribue vraiment une trop large part dans ses préoccupations complaisantes, et qui sont, à très peu près, comme toutes les folies humaines, en égal nombre chez tous les peuples de civilisation analogue, pour ce qui est de la sincérité, de la candeur et du naturel, il y aurait bien à dire. Il est assez curieux que Stendhal n’ait trouvé de candeur vraie que chez le peuple qui a produit les plus grands diplomates de l’Europe. Il est à remarquer que, quand Stendhal écrit un roman italien, ces charmans ingénus deviennent tous d’effrontés menteurs et trompeurs, à l’exception, si l’on veut, de Fabrice, qui est fils de Français. Je crois voir dans cette idée de la candeur italienne, qu’il faut bien prendre au sérieux puisque Stendhal a écrit trois ou quatre volumes où il n’est guère parlé que de cela, quelque chose comme une généralisation précipitée et trop étendue. Ce que Stendhal a remarqué, et il en donne un millier d’exemples, c’est l’abandon avec lequel les Italiens et les Italiennes parlent (ou parlaient) de leurs faiblesses amoureuses. Il y a là, aux yeux d’un Français, une certaine impudeur, une ombre de grossièreté que Stendhal a notée, dont il s’est empressé, dans le cynisme moitié vrai, moitié affecté où il a coutume, de faire une haute vertu, pour l’opposer au cant anglais ou à la bégueulerie française, et qu’enfin il a considérée comme la marque de tout un caractère national essentiellement ouvert, naïf et naturel. Rien ne trompe, d’abord, comme de généraliser trop vite ; ensuite, comme de vous attacher à ce que vous rencontrez, dans un peuple étranger, de grossier et de mauvais ton à vos yeux. Vous entendez siffler un Anglais bien mis, et vous en concluez que voilà un peuple bien mal élevé ; vous observez des témoignages d’affection qui vous semblent trop libres entre un Allemand et une Allemande qui ne sont que fiancés, ou même qui ne le sont pas, et vous concluez que ces gens-ci manquent de pudeur. C’est aller trop vite. Les manières et conventions sont différentes, et il n’en est que cela. Ce qui est grossier en France n’est pas tenu pour tel ailleurs, et réciproquement, et de ces différences tout extérieures et superficielles, ce n’est pas du tout des considérations sur les tempéramens des peuples qu’il faut tirer. Une statistique des suicides, des mariages jeunes, des mariages vieux, des mariages sans dot, des enfans naturels, voilà qui est sérieux, non les confidences amoureuses que Stendhal a pu recevoir en Italie, fussent-elles au nombre de deux ou trois cents. — Gardons pourtant mémoire de cette comparaison faite par Stendhal du caractère des différens peuples qu’il a connus, pour bien entrer dans sa façon de sentir et de penser, ce qui est notre objet. Ce qu’il aime, ce sont les peuples qui lui paraissent vivre selon « la bonne loi naturelle ; » ce qu’il déteste, ce sont les peuples qui, d’une façon ou d’une autre, font effort pour dompter le premier mouvement et museler un peu la bête humaine. Toute contention ou toute convention qui agît dans ce dessein l’irrite, l’inquiète ou lui déplaît. Au fond, vivre dans la volupté et la violence, l’une conséquence, mais assaisonnement aussi de l’autre, c’est où il croit bien que l’humanité devrait tendre, et d’où il croit que l’humanité devrait ne pas trop se hâter de s’éloigner. Et l’on voit pleinement ici ce que, décidément, il entend par sa chère « énergie. » Quand il en vient aux exemples, c’est en descendant du nord au sud et de la race saxonne à la race italienne qu’il trouve que l’énergie va croissant ; et, en définitive, les peuples les plus énergiques pour lui sont ceux qu’il croit qui ne se maîtrisent point. Preuve qu’il n’entendait pas par énergie ce que le commun a accoutumé d’entendre par ce mot.
Stendhal a résumé les études morales sur le sujet qui lui était le plus cher dans un petit volume intitulé de l’Amour, qui ne manque pas de mérite. Stendhal aimait l’amour et les histoires d’amour, et connaissait un assez grand nombre de manières d’aimer. Ce livre qui n’est pas composé, qui recommence dix fois, et qui se répète mille fois, peut pourtant se résumer à peu près ainsi : Des différentes sortes d’amour, — du rôle de l’imagination dans l’amour, — du rôle de la vanité dans l’amour, — de l’amour chez les différens peuples de l’Europe, — très nombreuses anecdotes, un peu monotones. Je laisserai de côté ces deux dernières rubriques, les anecdotes du livre de l’Amour étant souvent intéressantes, mais toujours un peu extraordinaires, un peu excentriques, et pour cette cause, servant plutôt d’illustrations amusantes pour le volume que de preuves à l’appui et de documens ; les observations sur la façon d’aimer des différens peuples n’ajoutant rien à une matière que je viens d’examiner. — Stendhal connaît et distingue quatre sortes d’amour : l’amour physique, l’amour passion, l’amour goût, l’amour de vanité. Je ne reprocherais pas à cette énumération d’être incomplète, toute énumération de ce genre étant incomplète, si Stendhal ne mettait une certaine prétention à avoir absolument épuisé le sujet : Il y a quatre amours différens, dit-il à la première ligne. Il y en a certainement un peu plus ; il y en a qui ne rentrent point dans l’une de ces quatre divisions. Il y a l’amour amitié, par exemple, qui n’est ni l’amour passion, ni l’amour goût, étant beaucoup moins violent que l’un, et beaucoup plus profond que l’autre, l’amour amitié, le fait d’aimer une personne parce qu’elle est bonne et douce, d’un commerce agréable et sûr, sorte d’amour confiance très fréquent chez les Français, qui est d’une si grande solidité et d’une si longue suite qu’il méritait une mention, sinon une étude. — Il y a l’amour habitude, inférieur au précédent et plus vulgaire, un amour qui n’a pas commencé par l’amour, qui a commencé par un entraînement des sens, mais qui est devenu peu à peu un attachement très fort et très tendre, sorte de reconnaissance de la chair, lien, souvent, d’une force étrange, extrêmement intéressant à analyser, assez fréquent pour qu’on en tienne compte, et qu’il ne faut pas confondre avec l’amour physique dont le caractère, inversement, est de se ruiner par la possession. — Il y a l’amour de tête, celui qui commence par l’imagination, s’entretient et se nourrit par l’imagination, et s’éteint d’ordinaire dans les réalités de l’amour, ce qui fait qu’il est, si l’on me passe l’étrangeté du terme, une sorte d’amour physique intellectuel. Il est assez étrange que Stendhal ait oublié l’amour de tête dans son livre de l’Amour, lui qui, dans le Rouge et le Noir, a précisément fait une étude assez pénétrante de l’amour de tête sous le nom de Mlle de La Môle. — On pourrait facilement trouver quelques autres manières d’aimer que Stendhal a omises et qui méritaient d’entrer dans une classification générale à meilleur titre que l’amour vanité, qui, en vérité, n’est pas du tout un amour. Il importe peu ; mais ce que je voulais montrer, c’est Stendhal ne décrivant dans le livre de l’Amour que les amours qu’il était capable de ressentir, et, en dehors de la sensualité, de la passion violente et tragique, de la galanterie mondaine et de la vanité, ne ressentant rien. Un livre sur l’amour est toujours une autobiographie. — Laissons cette classification incomplète. Aussi bien Stendhal, qui se piquait à tout propos de « logique, » n’a nullement suivi dans son livre le dessein qu’il semble annoncer, et n’y traite guère que de l’amour passion. Le livre manque complètement de méthode, comme tous les livres de Stendhal. Ce qu’il nous montre très bien, avec beaucoup de finesse et une sorte de divination ingénieuse, et ce qui est le point où l’auteur, à travers mille digressions et beaucoup de fatras, se ramène sans cesse, ce sont les effets de l’imagination sur l’amour, le travail de l’imagination sur l’amour une fois né, et la manière dont elle le développe et l’attise. Je dis sur l’amour une fois né ; car l’amour naissant de l’imagination, l’amour de tête, c’est précisément celui dont Stendhal, dans le livre de l’Amour, n’a point traité. Ce travail de l’imagination sur l’amour, c’est ce que Stendhal, d’un mot qui a fait fortune, appelle la cristallisation. Une brindille de bois mort placée dans certaines grottes où l’air humide est chargé de certains sels, se couvre de brillans cristaux et devient une aigrette de diamans. L’amour proprement dit, à sa naissance, c’est cette brindille de bois noir ; l’imagination, lentement, la rêverie solitaire, en fait ce bijou rayonnant où scintillent tous les feux du ciel. Il y a une jolie imagination dans cette idée. Stendhal n’avait d’imagination que dans les choses d’amour, et particulièrement dans l’art de rêver la jouissance. Voyez cette rêverie devant un portrait : « Quelque chose de pur, de religieux, d’antivulgaire… On dit qu’elle a été longtemps malheureuse… On rêve d’être présenté à cette femme singulière dans quelque château gothique et solitaire, dominant une belle vallée et entourée d’un torrent, comme Trezzo… On se croit presque l’ami intime d’une femme dont on regarde le portrait en miniature. On est si près d’elle[1] ! .. » Voilà Stendhal en train de cristalliser. — Il connaissait bien cet état de l’âme, et il a tiré de cette théorie trois ou quatre points de métaphysique amoureuse très ingénieux. Par exemple, la théorie de la pudeur rentre dans la théorie de la cristallisation par le biais ou par l’artifice que voici. La pudeur est une coquetterie ingénieuse qui a pour but, non pas précisément de se faire désirer, mais de s’embellir. Se refuser, c’est donner à celui qui aime le temps de cristalliser, de rêver de vous, autrement dit de vous faire plus belle, et de vous voir telle qu’il vous fait : « La pudeur prête à l’amour le secours de l’imagination : c’est lui donner la vie. » Cela n’est pas tout à fait faux, et est charmant[2]… — De même la sincérité, le naturel, aussi essentiels à l’amour que la pudeur, peuvent être tenus pour des effets indirects de la cristallisation, en ce sens que sans elle ils ne seraient pas. Il ne faut point exagérer en amour, dépasser dans ses paroles la mesure juste du sentiment qu’on éprouve. Cela sonne faux. Mais cependant l’amour ne vit que d’exagérations. Oui, mais d’exagérations sincères, d’exagérations qui n’en sont pas pour celui qui parle. Or ces exagérations sincères, ces exagérations auxquelles croit celui qui les prodigue, c’est la cristallisation qui les a fait naître. L’imagination adonné à l’hyperbole l’accent de la vérité[3].
Le « coup de foudre » lui-même est un effet de la cristallisation. Ici c’est d’une cristallisation préalable qu’il s’agit. On s’est fait un modèle idéal. On rencontre un jour un être qui, par un seul trait, ressemble à ce modèle idéal : par exemple, il a des moustaches longues, ou elle a des boucles blondes. Autour de ce trait on jette, rassemblées, toutes les autres qualités qui dans notre imagination étaient inséparables de lui, et l’amour éclate. On dit : « Comme il est courageux ! » c’est un pleutre ; mais il a des moustaches longues ; « comme elle est douce ! » c’est une peste ; mais puisqu’elle a des boucles blondes ! et l’amour est né[4]. — L’observation est juste, mais ne s’applique pas, je crois, à l’amour passion, dont traite notre docteur, mais à l’amour de tête. L’amour de tête a son coup de foudre, et l’amour passion a le sien, qui n’est pas le même. Ce qui précède aurait dû mettre Stendhal sur la voie d’une étude de l’amour de tête qu’il n’a point faite dans ce volume, et auquel la théorie de la cristallisation se serait très bien appliquée, avec cette différence que dans les autres amours la cristallisation agit après l’amour et l’accroît, et que dans l’amour de tête elle agit avant lui et le crée. — Le grand défaut de ce livre, sans revenir sur le manque de méthode, sur le remplissage et sur les histoires à dormir debout, c’est que Stendhal parle toujours de l’amour, sans distinction de l’amour chez l’homme et de l’amour chez la femme. Cette distinction était nécessaire. Ces deux façons d’aimer sont si différentes, pour ne pas aller jusqu’à dire si contraires ou si inverses, ce qu’on pourrait prétendre sans très grands risques d’erreur, que tous les malentendus, tous les heurts, toutes les déceptions en choses d’amour viennent précisément de là, et que, d’autre part, toutes les précautions sociales dont l’humanité civilisée a entouré l’amour sont précisément destinées à conjurer ou à pallier les dangers qui naissent de l’union irréfléchie de deux êtres à la fois nés pour s’aimer, et aimant chacun d’une manière presque inintelligible à l’autre. Le livre de l’amour qui reste à faire est celui où l’on noterait avec exactitude les ressemblances et les différences de l’amour masculin et de l’amour féminin, et qui expliquerait, entre autres choses, pourquoi les unions les plus heureuses à l’ordinaire sont celles où l’un aime et où l’autre se laisse aimer, les différentes manières d’aimer, dans ce cas, ne se contrariant point. C’est ce livre que Stendhal n’a pas écrit, dont il ne semble même pas avoir eu l’idée ; et l’on voit pleinement à présent pourquoi, tout compte fait, ce livre se réduit à peu près à une théorie des effets de l’imagination sur l’amour : c’est que dans leurs manières d’aimer l’homme et la femme n’ont guère que cela de commun, à savoir ce qui est intellectuel. — Tout le monde remarquera aussi, maintenant que Schopenhauer est plus connu, que Stendhal, en son livre, a dit sur quelques points le comment de l’amour, mais qu’il n’en a pas dit le pourquoi. Pourquoi aime-t-on précisément celui-ci ou celle-ci, non tel ou telle autre ? Ce caractère de fatalité de l’amour, et remarquez que c’est ici que le problème du « coup de foudre » trouverait sa vraie solution, qu’est-ce qui l’explique, ou permet de le trouver moins étrange ? Il est certain que Stendhal ne s’en est pas occupé. Il est probable que Schopenhauer a dit là-dessus le mot définitif, au moins pour longtemps. Mais il faut reconnaître aussi qu’avant Schopenhauer, aucun moraliste, que je sache, n’avait été si hardi que de hasarder seulement une explication sur ce point. — Il reste que l’Amour est par fragmens un joli livre, lourd de forme et souvent obscur, comme tout ce qu’a écrit Stendhal, un peu pédantesque quelquefois, mais ingénieux et qui lait penser, et qui a enrichi la langue française d’une métaphore amusante, traduction exacte d’une idée juste.
Je dirai quelques mots des idées politiques de Stendhal, de si peu de conséquence qu’on les estime et que moi-même je les trouve. Je crois qu’on verra qu’elles achèvent son portrait. Stendhal est un libéral de 1820, admirateur de la révolution de 1789, moitié bonapartiste, moitié orléaniste, partisan « des deux chambres et de la liberté de la presse, » furieux ennemi des papes, des jésuites et des prêtres. Tout cela ne fait pas un penseur très original. Mais en même temps c’est un artiste ou tout au moins un dilettante très distingué ; et cela l’a gêné et inquiété dans ses opinions politiques. Et en même temps c’est un épicurien, un voluptueux, un curieux passionné des élégans loisirs et de la haute vie délicate ; et cela aussi a fait que ses opinions politiques lui ont été quelquefois pénibles et lui ont donné de l’humeur. En effet, il faut deux chambres et la liberté de la presse ; car ce sont les deux chambres et la liberté de la presse qui vont renverser le gouvernement des prêtres et des jésuites ; mais les deux chambres et la liberté de la presse, c’est le gouvernement populaire, et le gouvernement populaire sera la fin et à jamais empêchera le retour de toute vie élégante, voluptueuse et artistique, ces choses étant aristocratiques essentiellement. Voilà qui est bien embarrassant. Stendhal voit se dessiner, imminente, une invasion de la vie triste. — La vie sera triste demain en France autant qu’en Angleterre, autant et de la même façon qu’en Amérique. Elle sera triste, parce qu’il faudra, pour être quelque chose, faire la cour à des ouvriers aux mains noires et à des paysans aux mains calleuses, boire dans des cabarets des breuvages très différens du « punch au rhum de minuit et demi, » gonfler la voix, dire des phrases bêtes, perdre très vite toute délicatesse et tout art de penser délicatement. — Elle sera triste parce qu’il faudra être moral, ce qui est ennuyeux, ou affecter de l’être, ce qui est plus ennuyeux encore. Le peuple aime qu’on ait de la moralité, ou plutôt il n’aime pas qu’on jouisse, et ne donne pas ses voix à ceux qui s’amusent. — Elle sera triste parce que le besoin d’une morale, au moins pour se donner un air de dignité et de sérieux, s’imposera à ces Français si gais et si charmans hier encore. Déjà, en 1829, « nos jeunes gens de vingt ans me font l’effet d’en avoir quarante. On dirait que les femmes leur sont odieuses : ils semblent rêver à établir une religion nouvelle. » — Elle sera triste parce la révolution a détruit pour jamais en France la vie de société ; Lai révolution a établi en France la permanence de la guerre civile. Depuis elle, le gouvernement, c’est-à-dire pour ne point parler par abstractions, les places grosses ou petites, les faveurs, les passe-droit, l’impunité pour le coupable, la tranquillité et la sécurité pour l’innocent, sont réservés à ceux qui sont membres du parti le plus nombreux. Être le parti le plus nombreux, l’emporter, vaincre à l’élection, c’est donc là le but où, sur toute la surface du pays, tendent toutes les volontés à chaque instant de chaque jour. Pour le parti vainqueur, intimider, terroriser, ruiner, montrer à chaque individu du parti adverse qu’il est perdu s’il y reste ; pour le parti vaincu, haïr, railler, calomnier, menacer, se ronger de « haine impuissante » jusqu’à ce qu’on change de rôle avec le parti vainqueur ; pour l’homme qui ne veut être d’aucun parti, être traité en adversaire par le parti vainqueur et par le parti vaincu également irrités de compter en vous un dissident et une voix de moins : voilà la vie sociale. Elle est affreuse partout, mais principalement dans les petites villes, charmantes au XVIIIe siècle, inhabitables au XIXe siècle. « Le Français qui aimait tant à parler et à dire ses affaires devient insociable… Les destitutions du ministère Villèle ont rompu toute société à Cahors, à Agen, Clermont, Rodez. La peur de perdre sa petite place a porté le bourgeois à rendre plus rares ses visites à ses voisins ; il va même moins au café. La crainte de se compromettre fait que le Français de trente ans passe ses soirées à lire auprès de sa femme. Le Français n’est plus ce peuple qui cherchait à rire et à s’amuser de tout[5]. » Il faut se réfugier à Paris pour être à peu près libre de rester tranquille et à peu près libre d’être gai. — Stendhal a très bien vu ces inconvéniens de la société moderne et il en a gémi de tout son cœur. Pourtant, en bon libéral, il tient « aux deux chambres et à la liberté de la presse, » et le voilà bien embarrassé. Personnellement, il s’en tire en voyageant sans cesse ou en habitant en Italie. Au fond, c’est précisément le libéralisme ou ses conséquences que ce libéral fuit en se réfugiant à Sienne ou à Civita-Vecchia. Là, et pour cause, il n’y a point de politique, ou, du moins, il n’y a point de politique à laquelle on soit forcé de prendre part. Un gouvernement, et des conspirateurs, voilà la politique. Entre les deux une grande masse indifférente, qui a le droit de l’être, et de ne point porter de cocarde au chapeau. Voilà où Stendhal aime fort à vivre ; voilà comme personnellement, il s’est tiré de la difficulté. Comme théoricien, il ne s’en est pas tiré du tout. Toute sa vie, il a aimé le gouvernement des deux chambres, et trouvé triste l’état où il met nécessairement un pays, sans chercher à résoudre cette antinomie. — Ceci est intéressant, d’abord parce que cela révèle chez Stendhal beaucoup de perspicacité et d’adresse en tant qu’observateur, ensuite parce que cela achève très bien de le peindre. Stendhal, c’est le XVIIIe siècle, j’entends le moins élevé comme aspiration et comme idéal. Mais c’est 1770 transporté en plein XIXe siècle et voyant où mène ce qu’il a rêvé, transporté en face de son rêve devenu un fait. Il y a toujours à déchanter quand cela arrive. Le XVIIIe siècle a désiré qu’il n’y eût plus d’aristocratie morale soutenue par un gouvernement fort et réprimant les instincts de la bonne loi naturelle. Cela détruit, une douce gaîté devait se répandre parmi les hommes. Il a réussi ; l’alliance du trône et de l’autel a disparu. Mais comme il faut un gouvernement, au gouvernement absolu a succédé le gouvernement alternatif du plus nombreux, c’est-à-dire la lutte des partis ; et cela ne répand aucune gaîté, ni n’établit aucun aimable abandon dans un pays. La démocratie n’a rien de folâtre. Les deux chambres et la liberté de la presse sont ce qu’on a trouvé de mieux pour empêcher le rétablissement de l’autorité de l’Église ; mais elles n’établissent nullement la liberté des mœurs et la joyeuseté des relations. Alors à quoi bon ? a dû se dire souvent Stendhal. En pareille affaire, c’est Voltaire, un peu plus clairvoyant que Stendhal, qui avait raison. Lui ne souhaitait pas la liberté politique, comme préface au relâchement des mœurs ; il souhaitait très nettement un despotisme irréligieux et élégamment immoral. Voilà, au moins, qui est bien vu. Et c’est bien à cela qu’on revient Stendhal lui-même quand la tristesse de la France moderne l’émeut et le désespère plus qu’à l’ordinaire : « Au lieu de gaîté et de soif de s’amuser, vous trouverez en France de l’envie, de la raison, de la bienfaisance (tristes choses), de l’économie, beaucoup d’amour pour la lecture. En 1829, les petites villes les plus gaies et les plus heureuses sont celles d’Allemagne qui ont une petite cour et un petit despote jeune. » C’est ici qu’il s’est trahi et qu’il nous a livré le secret de son amour pour les petites villes d’Italie. Mais, à l’ordinaire, partagé entre ses deux penchans de libéral de 1830 et de libertin d’ancien régime, et désolé de ne pouvoir concilier, aux temps modernes, la liberté et le libertinage, il est demeuré embarrassé et ambigu. La sociologie de Stendhal manque de sûreté ; elle manque aussi de conclusions ; et je crois que nous ferons aussi bien de la laisser.
Les idées littéraires de Stendhal sont à peu près aussi confuses que ses idées politiques. Ce qui frappe d’abord, et dans le sens précis et violent du mot, celui qui s’en enquiert, c’est leur étrangeté. Soit goût du paradoxe, soit humeur et bizarrerie d’esprit, Stendhal vous assène des opinions littéraires si merveilleusement inattendues qu’on a quelque peine, parfois, à supporter le coup sans chanceler, quelque habitué qu’on puisse être aux choses les plus imprévues en ces matières. Il vous dira, par exemple, que Molière est le peintre d’une société disparue, ce qui peut se soutenir à la rigueur ; mais la raison en est singulière. La raison en est que « Alceste, n’osant dire à Oronte que son sonnet est mauvais, présente précisément au public le portrait détaillé d’une chose qu’il n’a jamais vue, et ne verra jamais. » Voilà qui étonne. Il comparera Molière à Aristophane et fera remarquer le rire de Molière, « ce rire amer et imbibé de satire, » pour montrer combien le rire d’Aristophane est sans amertume et dénué de toute satire : « Aristophane fait rire une société de gens légers et aimables qui cherchaient le bonheur par tous les chemins. » Toutes les impressions sont possibles en choses de littérature et d’art ; mais celles qui sont si particulières surprennent pourtant un instant, et il a dû se rencontrer des lecteurs qui se sont demandé si Stendhal avait lu Aristophane et Molière, et, à supposer qu’il en eût lu un, quel était celui des deux qu’il n’avait pas lu. Il nous dira que c’est la civilisation de salon qui a fait naître l’abbé Delille, et c’est une opinion probable ; mais il ajoutera que « c’est, plus tard, la méfiance et la solitude comparative qui ont fait naître les odes de Béranger. » Il n’est pas banal, au moins, de trouver dans les odes de Béranger des traces et des effets de la solitude comparative. Il y a infiniment de jugemens littéraires de ce genre répandus dans les œuvres de Stendhal. Ce n’en est pas le moindre attrait. Cela émoustille. J’aimerais à croire que c’était tout ce qu’il voulait ; mais je ne le crois point ; en choses de littérature et d’art, il est furieusement sérieux. — En effet, la plupart de ses opinions littéraires lui sont dictées par son caractère, qui était, comme on sait, très désagréable, et sont violemment méprisantes à l’égard, à peu près, de toutes choses. Il a aimé Shakspeare, surtout par horreur de la littérature classique française ; il a aimé, un peu, dans sa jeunesse, les Français du XVIe siècle, et voilà tout ce qu’il a aimé. Il abhorre le XVIIe siècle, il méprise profondément Voltaire et Buffon, et quand il arrive au XIXe siècle, ses exécutions sont une hécatombe. Chateaubriand, qu’il ne distingue aucunement de Marchangy, le jette dans les convulsions. Lamartine est creux et vide, Victor Hugo exagéré, ridicule et « somnifère, » Vigny « lugubre et niais. » Tous ces gens-là sont marqués de deux défauts que Stendhal ne pardonne point, dont le premier est d’avoir ou d’affecter des sentimens religieux, et le second, très probablement, est d’avoir du talent et du succès. — Ce qu’il y a de piquant, c’est qu’avec tout cela Stendhal s’est cru romantique et a sonné la charge du mouvement romantique dans son fameux Racine et Shakspeare. Mais à la définition qu’il y donne du romantisme, et aux développemens de son idée sur ce point, on verra que s’il était précisément quelque chose, c’était le contraire même de romantique, malgré son dire. Ce n’est pas la première fois qu’à expliquer comment on est ceci ou cela, on montre d’une éclatante façon qu’on ne l’est point. La définition du romantisme par Stendhal est celle-ci : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples des œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » Ainsi, par exemple, un type, et l’idéal peut-être du romantique, c’est Pigault-Lebrun. Pourquoi ? parce que, en 1820, on le lit à Perpignan : « Parmi nous le populaire Pigault-Lebrun est beaucoup plus romantique que l’auteur de Trilby. Qui est-ce qui lit Trilby à Brest ou à Perpignan ? » Il n’est que de s’entendre, et avec des définitions claires, soutenues d’exemples précis, on s’entend en effet ; et nous savons ce que c’est que le romantisme de Stendhal.
C’est son contraire. C’est le réalisme. C’est l’art qui se plie « aux mœurs et aux croyances » des contemporains de telle manière qu’il les reproduit, et en les reproduisant amuse le public. Par exemple le romantisme, au XVIIe siècle, c’est Boileau et Molière, c’est aussi Bourdaloue et Bossuet, c’est aussi La Bruyère et La Fontaine ; le romantisme au XVIIIe siècle, c’est Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; en un mot le romantisme, à chaque époque, est la littérature de cette époque, et le classicisme, c’est la littérature de l’époque précédente, qui a été romantique en son temps, mais qui ne l’est plus parce qu’elle ne répond plus aux mœurs et croyances du moment actuel. Toute littérature est ainsi, tour à tour, romantique et classique, passe de l’état romantique à l’état classique avec le temps.
À une exception près, cependant. Si une littérature, en un temps de foi déclinante, s’avise d’être religieuse, si, d’autre part, elle aime à se nourrir et à faire son entretien des antiques légendes, si au XIXe siècle, par exemple, elle est entêtée de religion et de moyen âge, elle sera antiromantique par excellence. La seule littérature en France qui n’ait pas été romantique, ç’a été l’école romantique de 1820.
Le singulier malentendu qui a fait de Stendhal un défenseur apparent du romantisme de 1820 est expliqué. Il n’a pas aimé du tout cette école ; mais donnant son nom précisément à ce qu’elle n’était pas, il a défendu le nom précisément parce qu’il détestait la chose. — Reste qu’il est étrange qu’il ait été prendre ce nom pour désigner justement autre chose que ce à quoi tout le monde l’appliquait en 1820. Cela tient à ce qu’il a la vue la plus confuse du mouvement littéraire auquel il assiste. Il appelle au hasard romantique tout ce qui est littérature nouvelle, tout ce qui, en 1820, n’est pas de l’Académie française, et il va de l’avant, en mettant pèle mêle ensemble des hommes qui n’ont aucune espèce de parenté littéraire. Ainsi voilà la liste des romantiques dressée par Stendhal en 1823 : « Lamartine, Béranger, de Barante, Fiévée, Guizot, La Mennais, Victor Cousin, général Foy, Royer-Collard, Fauriel, Daunou, Paul-Louis Courier, Benjamin Constant, de Pradt, Étienne, Scribe. » C’est assez dire qu’il n’a rien compris à la question. — On le voit tout aussi bien dans la suite de son petit livre Racine et Shakspeare. Après avoir posé en principe que le romantisme… laissons de côté ce mot, disons : après avoir posé en principe que ce qu’il faut, c’est une littérature conforme aux goûts, aux mœurs, aux croyances du temps où l’on vit, et après avoir présenté Pigault-Lebrun comme le modèle à imiter, Stendhal en vient à proposer comme sujets de poèmes pour la génération de 1820 « un Henri III, une Mort du duc de Guise à Blois, une Jeanne Darc, un Clovis et les Evêques. » Décidément, où en sommes-nous ? Ce qu’il faut, est-ce le réalisme, sous le nom de romantisme ou sous un autre, ou est-ce une littérature s’inspirant non du présent, mais du passé, se nourrissant d’histoire, mettant sous les yeux des vivans les mœurs, croyances, goûts et habitudes des hommes passés ? La vérité est que Stendhal ne s’est pas plus entendu sur les choses que sur les mots, et que Racine et Shakspeare, sauf quelques pages sur Shakspeare, sauf peut-être une théorie, très contestable du reste, mais intéressante, sur « l’illusion parfaite » au théâtre, est une obscure et pénible divagation d’un esprit à peu près incapable d’exposer une idée générale, même en critique littéraire, et peut-être d’en avoir une. — Au fond il était réaliste, cela est clair, et n’aimait la littérature d’imagination sous aucune forme. S’il aime Shakspeare, et on le voit toutes les fois qu’il en parle, à la façon dont il en parle, c’est d’abord parce qu’il y trouve sa chère « énergie ; » c’est ensuite et surtout parce qu’il y trouve de l’observation pénétrante et profonde. Son mot, aussi bien sur les comédies de Regnard que sur les tragédies de Voltaire, est toujours : « Cela ne peint pas les caractères. » Peindre les caractères, et les peindre par de « petits faits » très nets, très précis, très circonstanciés, voilà pour lui toute la littérature. Il a parfaitement raison d’estimer que cet idéal a été réalisé par Shakspeare. Shakspeare a fait bien d’autres choses ; mais il est certain qu’avant tout il a fait cela, et en maître. Si Stendhal ne reconnaît pas la même qualité dans Racine, c’est d’abord parce que Racine est Français, ensuite parce que Racine est en possession de l’admiration générale, deux choses que Stendhal pardonne difficilement ; enfin, parce que Racine, sans parler de son génie, a trop de talent pour Stendhal. Racine, sans qu’on puisse dire qu’il dissimule la profondeur de ses observations, du moins met son talent d’auteur dramatique à ne pas l’afficher, à ne pas l’accuser violemment, d’où vient que, surtout quand on ne veut pas la voir, il se rencontre qu’on ne la voit point. Racine est un Shakspeare qui se voile et un peu qui se dérobe, qui ne creuse pas le trait et ne souligne pas son effet, qui ne déteste pas se laisser un peu deviner ; et beaucoup, dont Stendhal ne laissait pas d’être, ont besoin d’une psychologie qui meurtrit les yeux. — Au petit fait peignant le caractère, Stendhal veut qu’on ajoute une manière de couleur locale qu’il nomme d’un nom très heureux, et qu’il définit très bien, c’est « l’originalité de lieu. » Entendez par là non pas cette facile et banale couleur locale qui nous donne quelque idée du pays, en général, où se passent les choses, mais l’art de choisir, d’inventer un lieu restreint et précis en harmonie avec les choses que vous voulez peindre, et qui déjà les peint, déjà nous met dans l’état d’esprit nécessaire pour que nous les comprenions bien et les sentions fortement. Ce n’est pas dans une salle quelconque qu’il faut nous montrer Andromaque et Pyrrhus. Ce devrait être, je suppose, auprès du tombeau d’Hector. L’originalité de lieu manque trop à nos auteurs français. « L’originalité de lieu me semble abandonnée en France. » (Il aurait dû songer à Athalie, qui est une belle exception.) Shakspeare est admirable en son instinct de l’originalité de lieu : « Terrasse d’Hamlet, grotte où Bellarius reçoit Imogène, château où les martinets font leur nid dans Macbeth, Roméo parlant du jardin à Juliette à sa fenêtre au clair de lune. » Ceci n’est pas une découverte, quoique écrit en 1804, puisque déjà Voltaire avait reconnu cette vérité et avait fait tant d’efforts pour réaliser ce progrès, mais c’est une observation judicieuse à laquelle l’invention d’un nouveau mot très juste donne un surcroît de précision.
Voilà ce que fut Stendhal comme théoricien littéraire, un réaliste sans le bien savoir, un amoureux. de psychologie et un adorateur de Shakspeare considéré comme peintre des passions ; d’autre part, un homme parfaitement fermé à toute poésie et même à toute haute éloquence, et ne voyant dans l’une et dans l’autre qu’insupportable déclamation ; d’autre part enfin, un homme de perspicacité très bornée quand il examinait la littérature de son temps, au point de faire quand il en parle les mélanges et les conflits les plus étranges de contresens et de non-sens.
Et vous étudiez Stendhal comme théoricien littéraire sans dire un mot de la théorie des milieux, de cette vue de génie qui a simplement renouvelé la critique tout entière, disons mieux, qui l’a créée, puisqu’elle en a fait une science… — Non, je ne parlerai pas de la théorie des milieux, je ne citerai pas cette ligne : « Mon but est d’exposer avec clarté comment chaque civilisation produit ses poètes ; » ni celle-ci, d’ailleurs bizarre ; car je ne vois pas les énormes différences qu’il y a entre le climat de Londres et celui de Paris, et entre le système politique de Louis XIV et celui d’Elisabeth : « Le climat tempéré et la monarchie font naître des admirateurs pour Racine ; l’orageuse liberté et les climats extrêmes produisent des enthousiastes de Shakspeare ; » et je ne chercherai pas à réduire en système les considérations incohérentes de l’Introduction à l’histoire de la peinture en Italie, d’où l’on peut conclure tour à tour, de dix lignes en dix lignes, que le despotisme est éminemment favorable et absolument mortel aux beaux-arts ; je laisserai de côté ces vues profondes, parce que Stendhal n’en a rien tiré, parce qu’une théorie n’a de valeur et ne devient titre de gloire que quand on l’applique, que quand on s’en sert pour expliquer un certain nombre de faits, et pour grouper et pour soutenir et pour éclairer un certain nombre de vérités particulières ; parce que quand un auteur n’a pas fait sienne une théorie par cet usage, ne l’a pas vérifiée par ces applications et ne l’a pas confirmée par cette suite, on peut toujours dire à coup sûr qu’à cet état rudimentaire elle était déjà dans un de ces prédécesseurs, et que, tant s’en faut qu’elle fasse honneur, qu’au contraire en avoir eu l’idée et n’en avoir tiré rien est presque une preuve que tout en la découvrant on ne l’a pour ainsi dire pas comprise. C’est bien, je crois, le cas de Stendhal. Il découvrait, ou semblait découvrir la critique littéraire historique, la critique littéraire scientifique, la critique littéraire qui explique et ne juge point, et dans toute son œuvre, ce sont toujours des impressions personnelles et uniquement des impressions personnelles qu’il nous donne comme jugemens, et jamais ce n’est l’histoire de la génération, de l’élaboration historique de l’œuvre d’art qu’il nous fait, de quoi je ne songe nullement à le blâmer, mais sur quoi je dis que sa théorie n’était qu’une rencontre fortuite, ne l’a ni guidé ni soutenu, partant n’était pas à proprement parler sa théorie, et devient, quand on parle de lui, négligeable.
Stendhal a laissé deux romans dignes d’occuper la postérité : le Rouge et le Noir (1830), et la Chartreuse de Parme (1839). Le second est une seconde édition, à la fois corrigée et affaiblie, du premier. Je m’occuperai du premier d’abord. — Le Rouge et le Noir est une très grande œuvre comme idée générale et comme portée. Il a un titre très clair, Rouge et Noir, c’est-à-dire soldat et prêtre, ambition militaire et ambition ecclésiastique, l’une succédant à l’autre, énergie guerrière et diplomatie intrigante, cette derrière cherchant à réaliser le rêve de domination que la première a conçu. Quoique vaste, le titre est encore un peu étroit pour l’idée de l’œuvre. J’aimerais presque mieux que le livre eût pour titre sa date. 1830, c’est le vrai titre de Rouge et Noir. Le siècle a trente ans. Il est né au bruit des armes ; il a eu pour premier entretien de sa pensée la conquête du monde. Deux choses absolument inconnues au siècle précédent sont devenues pour lui deux idées fixes : Admission de tous les Français à tous les emplois possibles, s’ils savent les prendre ; le pouvoir souverain, même sur l’Europe entière, offert au premier venu, s’il sait le conquérir. — Ces choses sont absolument nouvelles. On ne pouvait pas en avoir même le rêve, il y a quarante ans. Elles sont vraies ; elles sont des faits, et des faits récens. L’avenir démontrera que, quoique vraies, elles sont à peu près des illusions néanmoins ; qu’elles ne sont des réalités qu’au bénéfice d’un ou deux favoris de la fortune, qu’elles sont des réalités exceptionnelles ; mais l’avenir n’est pas venu, et, à titre de faits récens, ces choses ont un empire immense sur les imaginations. Elles sont profondément corruptrices. L’effet ordinaire des grands bouleversemens historiques s’est produit : une brusque et profonde démoralisation. Deux choses ont été démontrées possibles : arriver à tout, arriver vite. Peu de consciences et peu de raisons résistent à de pareilles démonstrations. — On ne s’aperçoit guère de cela à lire la littérature de 1830. C’est une littérature de grands décourages et de grands mélancoliques. — Faites bien attention. Ces découragés et ces mélancoliques font de leur découragement beaucoup de volumes, et mettent bien souvent leur mélancolie en grands poèmes. Ils sont très actifs littérairement ; cela veut dire que l’ambition par la littérature a remplacé chez eux l’ambition par les armes, qui leur fut interdite ; et viennent, du reste, les circonstances favorables, tous, poètes, historiens, romanciers et professeurs de littérature française, se jetteront avec ardeur dans l’ambition politique. Voilà pour les littérateurs eux-mêmes. Et regardez à côté : petits bourgeois, demi-paysans, provinciaux obscurs, ouvriers, tout ce petit monde est dévoré d’ambition. Celui qui va les peindre, Balzac, ne leur donnera guère que cette passion-là, sous différentes formes. Leurs idées sociales, si l’on peut appeler cela des idées : haine du clergé, haine de la noblesse, ne sont que l’impatience des deux derniers obstacles, ou débris d’obstacles, qu’ils croient qui s’opposent encore à leur accès à tout. Leur unique idée politique, qu’ils réaliseront au milieu du siècle, le suffrage universel, n’est que la même idée fixe : qu’il soit possible d’arriver à tout, qu’il soit possible d’arriver vite.
Le Rouge et le Noir a voulu nous représenter l’effet produit dans une âme ardente unie à une intelligence supérieure par ces inquiétudes, ces impatiences, ces appétits. C’est le roman du siècle. Julien Sorel a vu l’empire, en ce sens qu’il a été élevé par un capitaine qui a servi sous Napoléon. Le regret de ce temps où l’on était général à trente ans, et où l’on passait empereur en France, ou tout au moins roi en Suède, a été toute sa pensée pendant son enfance. Du regret, il a été vite à l’ambition ; car il est énergique, et, enfin, tous les chemins ne sont pas fermés ; mais à une ambition d’un caractère particulier, qui est celle de cette date, qui est celle qu’ont dû avoir bien des jeunes gens de 1815 à 1850. Tous les chemins ne sont pas fermés ; mais ceux qui restent sont tortueux. On n’arrive plus par l’énergie belliqueuse ; on arrive par l’intrigue, c’est-à-dire par une énergie faite de sang-froid, d’application soutenue, de prudence acharnée, et de bassesse ingénieuse. Tout cela est un beau champ d’activité, sans doute, mais est humiliant et mortifiant. Certaines âmes, sous l’ancien régime, et aussi sous le nouveau, se sentent là parfaitement dans leur élément naturel, et n’y éprouvent aucune gêne ; mais l’homme né pour être colonel sous Napoléon, tout en se résignant à ces démarches, car il faut arriver, c’est un devoir, en aura une honte telle, qu’il haïra furieusement ceux dont il sera forcé de se servir comme d’échelons, c’est-à-dire tous ses bienfaiteurs. Voilà l’homme du siècle, ou du moins voilà Julien Sorel. Ambition, volonté et haine, dans une complète absence de sens moral. Ce n’est pas une âme méchante. Il aime les gens de sa classe, pour peu qu’ils ne soient pas tout à fait des brutes. Il aime son camarade, le marchand de bois. Un moment, causant avec lui, il passe à côté de la médiocrité heureuse et se sent tenté. Ce n’est pas une âme vulgaire : un moment, dans les montagnes, au lent déclin du jour, il se sent enivré du charme pénétrant de la solitude, de cet enchantement exquis qui n’est autre chose que la liberté de l’âme, et le voilà devenu ni plus ni moins qu’un Chateaubriand en Amérique pour un quart d’heure. Ce garçon, plébéien à la peau fine et aux beaux yeux, ardens, moins la révolution et l’empire, serait un Rousseau des Charmettes. Mais il ne s’agit plus de cela. Nous sommes en 1818. Une folle espérance a traversé la terre. Chaque plébéien croit avoir, veut avoir, ou est furieux de ne plus avoir son bâton de maréchal dans son havre-sac. Julien n’a l’âme ni méchante, ni vulgaire ; il a l’âme dépravée. Il veut arriver coûte que coûte, et déteste de toute son âme ceux qui sont entre lui et le but. Il les déteste de maintenir un état de société où il est forcé de les ménager pour parvenir, et d’être hypocrite pour faire son métier d’ambitieux. S’il trouve sa Mme de Warens, il la détestera en l’aimant, la fera souffrir en lui donnant le bonheur, et, surtout, verra, en elle une conquête flatteuse pour son amour-propre irrité et amer. S’il trouve une jeune fille des classes dirigeantes qu’il aime et dont il est aimé, mais aussi orgueilleuse que lui, l’amour entre ces deux êtres sera un drame terrible, où chacun, dès qu’il a laissé voir son amour, sent qu’il se livre, sent qu’il s’abaisse, redoute l’orgueil de l’autre, se reprend aussitôt et se ressaisit, souffre et fait souffrir tout ce que l’orgueil peut infliger de tortures à l’amour, passe tour à tour par toutes les affres de l’humiliation, de la révolte, de la « haine impuissante » et aussi de la haine satisfaite. Caractère magnifique, d’une vérité profonde, admirablement éclairé dans tous ses replis ; caractère vrai d’une vérité individuelle, et en même temps représentant toute une époque, ce n’est pas assez dire, toute une classe pour toutes les fois qu’une forte perturbation sociale lui aura ouvert toutes les espérances sans lever devant elle tous les obstacles.
Le détail est plus beau que la conception générale. Certaines scènes en leur sobriété, en leur dessin net et sec, en leur précision énergique et un peu tendue, sont des merveilles d’analyse psychologique et comme de dissection morale. Julien en habit de paysan rencontrant à la grille Mme de Rénal, Julien voulant prendre la main de Mme de Rénal dans le jardin, Julien au café de Besançon, Julien préparant son expédition nocturne chez Mlle de Rénal et escaladant sa fenêtre comme on monte à l’assaut d’une redoute, toute la lutte d’orgueil entre Mlle de Rénal et Julien, sont des morceaux achevés, d’une profondeur étonnante en même temps que d’une parfaite clarté, un des triomphes de cette « littérature morale » des Français, si curieuse, si savante, si experte, si incisive, qui n’a peut-être pas de rivale au monde. Comme on se connaît ! Comme on connaît ses semblables ! Quand on songe que Stendhal ne pouvait pas souffrir Racine ! — Il y a du mauvais dans ce chef-d’œuvre, du mauvais et de l’inintelligible. On comprend très bien l’amour de Mme de Rénal pour Julien. Mme de Rénal n’a pas aimé ; elle a trente ans ; Julien paraît ; elle sent le besoin de le protéger contre la hauteur balourde de M. de Rénal ; elle lui parle doucement, lui recommande ses enfans ; ses enfans aiment Julien ; l’intimité chaste et périlleuse s’établit. On comprend beaucoup moins l’amour de Mlle de La Môle pour Julien. L’orgueilleuse Mathilde amoureuse de ce petit secrétaire, fils d’un scieur de long,.. admettons ; et s’avouant à elle-même cet amour,.. passe encore ; et se jetant aux bras du secrétaire ; non, cette fois, la chose est dure à admettre. Stendhal, singulièrement avisé en cette œuvre méditée scrupuleusement, a très bien senti l’objection et a essayé de la prévenir en expliquant les sentimens de Mathilde. Il faut d’abord l’en féliciter : la plupart des romanciers négligent parfaitement de nous dire ou de nous faire deviner le pourquoi des amours de leurs héros. Jeanne aime Pierre, ils ne nous en disent pas plus long ; et ils nous racontent les aventures de Pierre et Jeanne. Stendhal a longuement expliqué pourquoi Mathilde aime Julien. Mais son explication laisse étonné. Pourquoi Mathilde aime ce plébéien forcené ? C’est précisément parce qu’il est plébéien et qu’elle le sent forcené. Au moins il ne ressemble pas aux autres, aux jeunes gens fades qui l’entourent. Lui, c’est peut-être un Danton. « Serait-ce un Danton ? » Voilà pourquoi Mathilde aime Julien. Et alors vient une analyse fort savante et singulièrement intéressante de l’amour de tête, de l’amour d’imagination, de cet amour qui loge un personnage vivant dans un cadre longuement préparé à l’avance par une suite de rêveries, de méditations et d’idéalités. L’analyse est bonne ; mais le cas de Mathilde n’en est pas éclairci ; car l’orgueil de Mathilde, c’est l’orgueil nobiliaire, et Stendhal l’a marqué de traits si forts qu’il n’y a pas à s’y tromper ; c’est de ses aïeux que Mathilde est fière et amoureuse, des La Môle qui ont été décapités sous Charles IX ou Louis XIII. Dès lors, dans le rêve préalable qui l’a préparée à l’amour auront pu entrer, sans doute, et dû entrer, des figures de grands hommes d’action et de grands ambitieux, mais tous gentilshommes, tous grands seigneurs ; et il ne lui sera jamais venu à l’esprit qu’un plébéien pût être un grand homme. Si elle devient amoureuse d’un plébéien, ce ne sera donc pas par suite de son rêve antérieur, par suite du travail antérieur de son imagination ; ce sera pour une autre raison. En d’autres termes, ce n’est pas un amour de tête, ce n’est pas un amour d’imagination qu’il fallait donner à Mathilde ; mais, au contraire, un amour tout autre, sensuel ou sentimental, par exemple, contrariant en elle toute l’œuvre de son imagination, comme aussi de son éducation et de ses préjugés. De là vient ce qu’il y a d’un peu artificiel et factice dans ces commencemens des amours de Mathilde. Stendhal avait à placer une étude de l’amour de tête ; il l’a mal placée. — Il faut ajouter qu’à partir du moment où l’amour de Mathilde s’est déclaré et est tenu par le lecteur comme chose acquise quand nous n’avons plus qu’à suivre la lutte de son orgueil contre son amour, il n’y a plus qu’à admirer. — Le dénoûment de Rouge et Noir est bien bizarre, et, en vérité, un peu plus faux qu’il n’est permis. L’impression d’un lecteur français de 1890, ou même de 1860, est qu’à la fin de Rouge et Noir tous les personnages perdent la tête. Vous vous rappelez la situation : Julien est devenu l’amant de Mlle de La Môle, et Mlle de La Môle est enceinte. Ce n’est pas tout : secrétaire favori de M. de La Môle, Julien a été fait confident, complice et ministre d’une conspiration politique, qui, du reste, est la chose la plus inextricable comme la plus ennuyeuse du monde. Tant y a que Julien est absolument maître de la situation ; il tient toutes les avenues. M. de La Môle, faible du reste, très sensible du reste aux cajoleries de sa fille, n’a pas autre chose à faire qu’à se résigner à avoir Julien pour gendre. Et l’on voit en effet qu’il s’y résigne peu à peu, qu’il pourvoit Julien d’une manière de titre de noblesse et d’un brevet d’officier ; il s’achemine. Tout à coup il arrive quelque chose qui met tous ces gens-là dans un état extraordinaire. Une femme mariée écrit que Julien a été autrefois son amant. Dès lors, tout est rompu, tout croule, tout est désespéré. Mlle de La Môle s’écrie et écrit : « Tout est perdu ! » M. de La Môle ne veut plus rien entendre, ni se résigner à rien ; il retire tout ce qu’il a donné ; il devient implacable. Julien, l’impeccable ambitieux, l’homme de sang-froid effrayant et de volonté imperturbable, est le plus insensé de tous. Il n’a qu’à attendre. Quelque bizarre effet qu’ait produit sur M. de La Môle la révélation de Mme de Rénal, il faudra bien que M. de La Môle revienne au sang-froid et se retrouve devant les nécessités de la situation. Julien n’a qu’à attendre. Il n’attend pas. Il court droit à Mme de Rénal et la tue d’un coup de pistolet. — Je dis que tout le monde a perdu la tête sans aucune raison de la perdre. Mme de Rénal d’abord. Celle-ci, à la rigueur, pourrait dénoncer Julien dans un transport de jalousie. Mais non, c’est par un accès de dévotion qu’elle le dénonce. De la part de la femme non-seulement très amoureuse, non-seulement très généreuse, mais rendue très intelligente par l’amour et qui s’est tirée avec une diplomatie supérieure de l’affaire de la lettre anonyme dans la première partie du roman, cette démarche, faite pour ce motif, ne se comprend absolument pas. Elle n’a jamais pu venir à l’esprit de Mme de Rénal ; elle n’est venue qu’à l’esprit de cet anticlérical de Stendhal. Quant à M. de La Môle, il est devenu bien brusquement puritain et bien brusquement inepte, et Mathilde bien brusquement désespérée, et Julien bien brusquement égaré. On ne les reconnaît plus ni les uns ni les autres. C’est la condamnation de l’auteur. — Les raisons de cette singulière défaillance à la fin d’une histoire conduite jusque-là avec tant de maîtrise et une telle intelligence de la vérité, je crois les voir et je crois qu’il y en a deux. D’abord nous sommes en 1830, et quelque imperméable que veuille être Stendhal, il n’est personne, surtout quand il s’agit d’écrire un roman, qui ne subisse l’influence de la mode. Or en 1830, un roman peut ressembler à la vérité jusqu’au dénoûment, exclusivement. En son dénoûment au moins il doit être romanesque, c’est-à-dire aventureux, extraordinaire et généralement tragique. La douce George Sand elle-même, jusque vers 1850, a toujours ménagé à la fin de ses aimables et gracieuses histoires une partie mélodramatique. Du temps qu’on lisait Eugène Sue, et qu’on se servait couramment des locutions les plus fameuses des Mystères de Paris, une dame me disait : « Je lis George Sand seulement jusqu’aux coups de poing de la fin. Ils me la gâtent. » De 1830 à 1850, il fallait dans tout roman au moins les coups de poing de la fin. — Une autre raison, plus importante, est dans le caractère et le tour d’imagination de Stendhal tels que nous les connaissons, Stendhal est d’une part un homme qui aime la vérité et qui sait la voir, il est, d’autre part, un homme qui adore « l’énergie » et nous savons ce qu’il entend par acte d’énergie. Or en écrivant Rouge et Noir, ou plutôt en le composant dans sa tête, ses instincts d’observateur et ses goûts de psychologue étaient parfaitement satisfaits, son idolâtrie de « l’énergie » ne l’était pas. Il voyait Julien Sorel patient, persévérant, avisé, tenace, audacieux quand il le fallait ; énergique, c’est-à-dire donnant un bon coup de couteau à l’italienne, non pas. Et il devait le voir, avec un désespoir véritable, s’acheminer vers un dénoûment bourgeois, vers le succès, un beau mariage et un régiment ou une légation. Ce dénoûment, tant le roman jusque-là était bien fait, était le dénoûment vrai, et presque le dénoûment nécessaire et inévitable. Il désolait Stendhal. Que son cher Julien ne tuât personne, qu’il ne fît pas ce qu’un Lafargue avait su faire, cela lui était pénible. Pour que Julien fût un Lafargue, Stendhal a bousculé et gâté tout son roman. Il l’a complètement fait dévier. Pour que Julien eût l’occasion de donner un coup de pistolet ou un prétexte à le donner, Stendhal a changé brusquement les caractères de Mme de Rénal, et de Mathilde et de M. de La Môle et de Julien. Le culte de l’énergie a fait dire à Stendhal beaucoup de sottises, et, cette fois, lui en a fait faire une. — Cela est bien regrettable. Cela termine un roman « vrai » par un dénoûment accidentel. Les deux dénoûmens réels de Rouge et Noir, entre lesquels Stendhal avait à choisir, étaient ceux-ci : ou Julien épousait Mathilde avec le consentement de son père, et il devenait peu à peu, et même très vite, un aristocrate forcené et d’une implacable dureté pour les petits ; ou Julien épousait Mathilde contre le gré de son père, et il entraînait Mathilde dans les bas-fonds ; et ils devenaient tous deux des déclassés envieux, amers et révoltés. Le roman, dans les deux cas, aurait eu alors la signification complète et profonde, qui lui manque, ou plutôt qui semble lui manquer, et que sa conclusion dissimule et fait oublier au lieu de la confirmer et de l’accuser avec force. — Grande œuvre pourtant que Rouge et Noir, très digne d’avoir passé à peu près inaperçue en sa nouveauté, comme presque toutes les grandes œuvres, et d’avoir sollicité l’attention de la postérité, comme toutes les œuvres, même maladroites, qui reposent sur un grand fond de vérité universelle.
La Chartreuse de Parme est une manière de contrefaçon de Rouge et Noir. Même idée générale, mêmes personnages, entours et décors différens ; mais l’idée générale est présentée avec moins de force, les personnages sont comme émoussés et limés ; pensées et créatures ont moins de relief. Seconde épreuve d’une planche fatiguée. Jeune Français ambitieux de 1815, voilà Rouge et Noir ; jeune Italien ambitieux de 1815, voilà la Chartreuse de Parme. Le jeune Français est devenu fanatique de Napoléon et enivré de « l’esprit napoléonien » à causer avec un soldat de l’empire ; le jeûne Italien, fils d’un vainqueur de Marengo, du reste, a assisté au dernier effort de l’empire et combattu à Waterloo. Ce qui arrive à l’un dans la France de la restauration, c’est Rouge et Noir, ce qui arrive à l’autre dans l’Italie de la sainte-alliance, c’est la Chartreuse de Parme. Et tous deux ont des protecteurs, M. de La Môle, le ministre Mosca, qui se ressemblent fort ; tous deux à vingt ans ont des amies de trente ans, Mme de Rénal, la duchesse Sanseverina, qui, comme amoureuses au moins, se ressemblent parfaitement ; tous deux deviennent amoureux de jeunes filles, Mathilde de La Môle, Clelia Conti, qui ne se ressemblent point, je le reconnais, mais qui ont au moins ceci de commun qu’elles sont manquées toutes les deux, conventionnelles, l’une comme beauté aristocratique française, l’autre comme brebis allemande, à qui mieux mieux, Stendhal, admirable dans les portraits de femmes de trente ans, ne s’étant pas douté des jeunes filles. — Le fond, donc, et beaucoup de détails sont pareils. Ce qui est remarquable dans la Chartreuse de Parme, c’est une sorte d’effacement, d’amortissement de toutes choses que l’on sent en passant de la première épreuve à la seconde. Comme Julien, Fabrice, après l’enthousiasme belliqueux, se résout à la carrière ecclésiastique et aux voies obliques de l’intrigue, devient hypocrite et diplomate, prend pour modèle le cardinal de Retz ; mais, né dans l’aristocratie, protégé par la maîtresse d’un ministre, il n’a ni les efforts de Fabrice à faire, ni les sentimens de Fabrice à concevoir. Ni tension de volonté, ni ardeur d’envie, de haine et de défiance. Dès lors, il n’a point de signification. Il faut même dire : dès lors il n’a point de caractère ; car ce sont les difficultés de la lutte et l’éloignement du but, combinés avec son ambition, qui ont fait le caractère de Julien. Julien est en acte constamment, Fabrice est presque passif. Il lui arrive des choses diverses. Ce n’est pas ce qui arrive à quelqu’un qui est intéressant, c’est ce qu’il fait. L’extrême défaut de la Chartreuse de Parme, c’est l’extrême insignifiance du principal personnage et le peu d’intérêt qu’il provoque. — En revanche, la duchesse Sanseverina est une figure fortement tracée et qui se grave. Elle est énergique, habile, maladroite aussi et imprudente dans les commencemens de succès par excès de confiance en soi et emportement bien féminins. Cette Agrippine jeune fait grand honneur à Stendhal. Le malheur, c’est que l’auteur a trop mis tout d’abord Fabrice en pleine lumière comme le personnage principal, et que nous avons quelque peine à ramener sur la duchesse l’intérêt que nous voudrions que Fabrice excitât et qu’il n’excite jamais. Le malheur encore, quoique moindre pour la plupart des lecteurs, c’est que la signification morale du rôle de la duchesse est de faible importance. Que veut dire cette duchesse et tout ce qu’elle lait ? Que les femmes belles et intelligentes tiennent une place immense dans les sociétés monarchiques. Voilà qui est juste, mais qui ne nous intéresse plus beaucoup. L’avènement des classes plébéiennes, leur effort à parvenir et les sentimens dont s’accompagne chez elles cet effort étaient pour nous un peu plus captivans. — Enfin, comme tout est plus terne et plus mousse dans la Chartreuse que dans Rouge et Noir, de même le dénoûment est plus plat et plus gris. Il faut s’empresser d’ajouter qu’il est plus vrai et satisfait davantage notre instinct logique. Dans Rouge et Noir tout le monde perdait l’esprit, dans la Chartreuse tout le monde se résigne. La duchesse, sans cesser d’aimer son neveu, s’en va vivre à Naples, douce et mélancolique, renonçant aux intrigues, avec son ministre qui renonce à l’ambition, dans un bien-être bourgeois. Fabrice, devenu évêque, s’endort dans la quiétude morne d’un amour habitude, un peu furtif et honteux, qui ressemble à une liaison de vieillard. Il est très intéressant, ce dénoûment, pour l’étude de Stendhal à la fois comme romancier et comme homme. Nous sommes en 1839 et non plus en 1830. Comme homme, Stendhal semble moins tenir à sa chère « énergie, » à ses éclats de passion véhémente et déchaînée. Comme romancier, Stendhal, malgré toutes les aventures picaresques ou chevaleresques dont il a farci la Chartreuse, incline cependant vers le réalisme. Ce dénoûment, au moins, de la Chartreuse est réaliste pleinement. Il semble nous dire : cet enthousiasme, ces grandes espérances, ce délire des grandeurs, cet esprit napoléonien, après, la grande crise et la grande perturbation européenne, à quoi aboutissent-ils bientôt ? À la résignation, à la tranquillité dans la vie bourgeoise, monotone et égoïste. Cette histoire commence par l’escapade héroïque du petit Fabrice à Waterloo, et se termine par l’adultère régulier, précautionné et discret de monseigneur Fabrice del Dongo et de Mme Clelia Crescenzi. Et ainsi va notre vie à tous ; nous avons tous notre escapade à Waterloo pour commencer, quelque chose d’analogue à l’évêché de Parme pour continuer, jusqu’à ce que nous nous fassions une « chartreuse » dans la solitude et le silence, pour finir.
La Chartreuse de Parme, beaucoup moins forte et profonde que Rouge et Noir, est donc encore une œuvre distinguée par endroits. Elle a cette admirable bataille de Waterloo, devenue classique comme récit vrai, comme donnant aussi fortement que l’Enlèvement de la redoute la sensation de la chose vue ; elle a sa « cour de Parme, » si vivante, si animée, si en relief ; elle a ce dénoûment d’une forte et sobre et vraie mélancolie. — Il est fâcheux, et ici je ne donne que mon impression, et pour ce qu’elle vaut, que la moitié en soit illisible. Toutes les aventures de Fabrice après le meurtre du comédien, et ensuite tout le séjour de Fabrice à la citadelle sont pour moi d’un ennui mortel. C’est l’absence d’invention la mieux caractérisée et la monotonie la plus cruelle. Personne n’a moins eu le génie épique que Stendhal. De petits faits significatifs d’un état d’esprit, des détails de mœurs, des analyses psychologiques : voilà son domaine. Sorti de là, il est au-dessous de n’importe qui.
Stendhal a été peu estimé en son temps. Le grand public l’a ignoré. Les lettrés, et parmi eux ses amis même, ne l’ont pas pris au sérieux. Sainte-Beuve, assez mauvais juge, du reste, pour une foule de raisons, quand il s’agissait de ses contemporains, le trouve amusant en son rôle de faiseur de boutades, et détestable comme romancier. Cela s’explique assez aisément : pour tout ce qui n’est pas le Rouge et le Noir, mon avis est qu’il a à peu près raison ; et pour le Rouge et le Noir, il faut songer que Sainte-Beuve avait fait le sien. Il avait dans Volupté tracé le portrait du jeune homme de 1830 tel qu’il croyait le connaître ; et ce portrait est si différent de celui qu’a fait Stendhal qu’il n’est pas étonnant que Sainte-Beuve n’ait rien compris à Julien Sorel ou l’ait trouvé faux. Balzac a poussé un cri d’admiration à l’apparition de la Chartreuse de Parme ; mais à lire l’éloge même qu’il en fait, on s’aperçoit qu’il semble même ne pas connaître le Rouge et le Noir. Il parle des précédentes œuvres de Stendhal comme « de vingt volumes extrêmement spirituels. » Mérimée, ami personnel de Stendhal, lui a consacré une petite étude que quelques-uns ont prise, si je ne me trompe, pour un éloge, et où Mérimée, avec des adresses cruelles d’ironie serpentine, nous représente, en somme, son ancien ami comme un sot un peu grotesque. — Ce n’est que vers 1850 que quelques lettrés très experts s’aperçurent que Stendhal valait quelque chose. Ils lui firent une réputation de penseur et de moraliste et même de critique déjà exagérée en ces premiers commencemens et qui n’a fait que s’augmenter presque jusqu’à notre temps. Cela se comprend très bien et n’est point sans raison. Ce n’est pas un simple caprice de la mode ; ce n’est pas un simple chapitre de l’histoire de l’engouement. D’abord Stendhal est un moraliste : il l’est étroit ; il l’est médiocre ; il l’est mauvais souvent ; mais c’en est un. Or, il n’y en avait pas eu en France depuis une centaine d’années. Des littérateurs de combat, des littérateurs d’imagination élégiaque ou lyrique, voilà ce qu’on avait eu en France depuis le XVIIIe siècle. Les hommes nourris de Bossuet, de Racine, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Montesquieu, et, si l’on veut, de Duclos, saluèrent Stendhal comme un ami. Ils l’attendaient depuis longtemps. Ce sont eux qui ont fait sa première réputation. Quoi qu’en ait pu penser Sainte-Beuve, ou encore qu’il ne s’en soit pas douté, Stendhal et Sainte-Beuve ont eu les mêmes admirateurs. Ils goûtèrent Volupté, admirèrent les Lundis et Rouge et Noir. — Autre raison : Stendhal est un réaliste. Il l’est, malgré son goût de « l’énergie » et des coups de couteau, essentiellement. Il n’a pas toujours réussi à nous peindre des personnages vrais, mais il l’a voulu, et n’y a pas toujours échoué. Il sait voir, il sait observer, il sait analyser. Il a le don essentiel en cette affaire : il peut sortir de lui ; il peut entrer dans le cerveau d’un autre, et y voir quelque chose, parfois très distinctement. À ce titre le père de Julien Sorel, de Mme de Rénal et de la duchesse Sanseverina est le premier en date de nos réalistes. Il l’est à plus juste titre que Balzac, homme qui voit, mais visionnaire bien plus encore, et réaliste encombré encore du romantisme le plus gros et le plus vulgaire. Il l’est à plus juste, titre que Mérimée, exempt à peu près de romantisme, il est vrai, mais réaliste qui a toujours eu, soit timidité, soit autre cause, le goût de dépayser son observation, de ; nous montrer des mœurs toujours un peu étrangères par quelque endroit, et jusqu’à certain point invérifiables pour nous. Des mœurs moyennes du pays de France, des caractères moyens nés de notre sol et façonnés par notre histoire, à telle date précise, sans grossissement violent de cerveau congestionné, sans prudente transposition, habile déplacement et ingénieux éloignement de perspective, voilà ce que dans les Mémoires d’un touriste et dans Rouge et Noir Stendhal avait l’audace ou la franchise, et au moins l’originalité de nous présenter. Dans le déclin du romantisme, dans le dégoût injuste, mais fatal, qui succédait vers 1850, à un engouement d’un demi-siècle, Stendhal apparut comme le plus antiromantique, et c’était vrai, de toute l’époque romantique et lyrique et élégiaque. Cet attardé, comme il arrive naturellement, dans le jeu des actions et réactions littéraires, devenait un précurseur ; et il s’est trouvé juste à point une école réaliste pour faire qu’il devînt un ancêtre. Son imperméabilité rencontrait là sa récompense, que, du reste, sans y compter beaucoup, il avait prédite. — Et si vous ajoutez à cela que ses idées ou tendances irréligieuses, si déplacées à l’époque où il vécut, n’étaient pas dans la seconde moitié du XIXe siècle pour scandaliser ou refroidir ceux qui avaient d’ailleurs d’autres raisons de le goûter, vous comprendrez ce phénomène, assez fréquent du reste dans l’histoire littéraire, d’un auteur beaucoup plus lu et surtout beaucoup plus admiré de la génération qui le suit que de celle dont il était.
À le considérer sans plus tenir compte des tendances ou répugnances d’école, Stendhal reste un homme considérable dans l’histoire de notre littérature. Stendhal, c’est le XVIIIe siècle, c’est Duclos, Helvétius, Destutt de Tracy et Cabanis : c’est une âme sèche, une intelligence claire, un tour d’esprit positiviste et une sensualité un peu grossière. Mais c’est le XVIIIe siècle, dirai-je perverti, je dirai plutôt un peu endurci et rendu plus brutal par la révolution et l’empire. Le XVIIIe siècle, je dis le plus sec et le plus vulgaire, avait ses parties généreuses et son petit coin d’idéal qu’il ne faut jamais oublier. Positiviste, sensualiste, ne croyant qu’au bonheur matériel et ne prêchant que la « chasse au bonheur, » encore voulait-il ce bonheur pour tout le monde, encore rêvait-il pour l’humanité, encore voyait-il devant lui une ère de prospérité et de volupté douce qu’il croyait préparer pour tous les hommes et pour laquelle il donnait rendez-vous au genre humain. — Stendhal ne croit qu’à la sensation, tout en sachant qu’il n’y en a pas pour tout le monde. Il est épicurien sans avoir l’espoir ou nourrir le rêve d’un épicurisme universel. Il semble toujours dire : « Cherchez le bonheur ; ne cherchez pas autre chose ; du reste il n’existe guère. » En un mot c’est un homme du XVIIIe siècle, moins l’optimisme. C’est le XVIIIe siècle qui a traversé une terrible époque de brutalité et de violence, qui en a été endurci et assombri, et qui a gardé toutes ses idées sans garder son rêve. De là ce qu’il y a de sec et de dur et de noir dans toute l’œuvre de ce d’Holbach retardataire. De là ce Julien Sorel « qui ne vaut pas Valmont, » j’entends qui vaut encore moins, dont l’idée maîtresse est qu’il n’y a à chercher ici-bas que le plaisir, et que le plaisir est réservé à un petit nombre d’égoïstes très forts, très énergiques et très implacables. L’établissement du bonheur, voilà le rêve du XVIIIe siècle, la chasse au bonheur, qui devient vite la lutte pour le bonheur, voilà l’idée de Stendhal. La transformation de l’optimisme épicurien en épicurisme pessimiste, voilà ce que Stendhal, petit-fils de M. Gagnon et créateur de Julien Sorel, fait toucher du doigt.
Au point de vue plus spécial de l’histoire littéraire, on a déjà vu combien Stendhal est important. Il est très vrai qu’il est le restaurateur du réalisme en France, et, sans doute, si l’école réaliste de 1850 n’avait pas existé, il aurait moins de gloire ; mais il n’en aurait pas moins de mérite. Il resterait isolé dans l’histoire, comme il le fut en effet dans le monde littéraire de son temps, représentant un art excellemment français, celui d’examiner les caractères autour de soi, de s’en rendre compte et de créer un ou plusieurs personnages qui les reproduisent fidèlement, mais plus ramassés, plus vifs et plus frappans qu’ils ne sont dans la nature. Cet art perdu, il l’avait retrouvé. S’il avait été seul à le pratiquer, il n’en faudrait que davantage le signaler à l’attention et à l’estime. Mais puisque, avant Balzac, et à mon avis mieux que lui, j’entends avec moins de puissance, mais avec plus de vérité, avant Mérimée, et infiniment au-dessous de Mérimée comme écrivain, mais plus pénétrant comme observateur, il a été le restaurateur d’un genre qui devait avoir une si grande place dans le siècle, l’histoire littéraire a en lui, non-seulement un objet d’études, mais une de ses dates les plus importantes, les plus essentielles. On peut ne pas l’aimer, on peut rire de lui. Il prête à l’une et à l’autre de Ces deux hostilités. Il est antipathique comme un homme très sec et très prétentieux. Il est ridicule comme très prétentieux, d’abord, et ensuite comme assez naïf, et ensuite comme prodigieusement étroit et borné en ses idées générales. Mais il est original, il est bien lui-même. Il a observé ; il a bien vu certaines choses. Il est loyal, sincère, consciencieux dans son métier d’observateur. Il a eu le goût du petit fait vrai, vu de près et rapporté fidèlement, et il nous a rendu ce goût, que nous avions perdu extraordinairement. Cela signifie qu’il a aimé la vérité, ce qui vaut toujours qu’on se montre respectueux et reconnaissant envers un homme. Et à ceux qui aiment la vérité, la Providence réserve toujours une récompense. À Stendhal elle a donné d’écrire « quelques volumes infiniment spirituels, » comme dit Balzac, et surtout le roman le plus solide peut-être et le plus plein et le plus dru qui ait été publié depuis Adolphe jusqu’à Madame Bovary, pour le récompenser d’avoir pensé et d’avoir dit « qu’un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. »