Statistique parlementaire – session de 1837


STATISTIQUE PARLEMENTAIRE.

SESSION DE 1837.

Une nouvelle session vient de s’ouvrir, et de graves questions attendent les députés dès leur entrée à la chambre. Pendant leur absence, le ministère a été changé, la politique extérieure a fléchi devant un système de pacifique inertie. Pendant leur absence, la révolution d’Espagne, la réforme en Angleterre, ont pris un caractère plus difficile, plus imposant ; et notre colonie d’Alger a élevé la voix, une voix de deuil et d’anxiété. En face de la session qui commence, nous ne répéterons point ce que l’on dit chaque année en pareille circonstance, que les affaires se compliquent, que les embarras redoublent. Nous croyons, au contraire, une chose : c’est que la question gouvernementale s’éclaircit chaque jour davantage, c’est que des hommes effrayés d’abord, et peut-être à juste titre, de tout ce qui se passait parmi nous, en reviennent, maintenant qu’ils sont rassurés, à des idées plus larges, à des combinaisons plus hardies. C’est que, l’orage étant passé, il importe d’étendre nos regards autour de nous, afin de savoir si, tout étant paisible ici, tout est honorable plus loin ; si la France ayant conquis dans l’enceinte de ses frontières la sécurité dont elle avait besoin pour ses intérêts matériels, a soutenu au dehors la dignité qu’elle doit avoir, l’ascendant qu’elle doit prendre. La grande question du moment est là, et voilà ce qui pose l’un en face de l’autre deux hommes forts et intelligens, qui ont quelque temps marché de concert, qui ont soutenu ensemble les jours de lutte, et qui se sont divisés après le succès, l’un restant sous le poids des mêmes préoccupations, tournant invariablement dans le même cercle ; l’autre, revenant à ses instincts nationaux, quelque temps suspendus, et demandant à franchir les limites que les circonstances lui prescrivaient, à passer d’une victoire à une autre victoire, de la conquête du repos intérieur à celle de la dignité extérieure, de la France pacifiée à la France ennoblie.

En posant ainsi ces deux hommes vis-à-vis l’un de l’autre, nous n’avons sans doute pas besoin de dire que nous ne cherchons point à faire une question de personnes. Nous constatons deux faits ; nous établissons deux principes. Mais ces deux principes ont un représentant, un nom ; et les désigner par leur nom, c’est le moyen de les rendre plus nets, plus saisissables.

Cette question si importante, si éminemment nationale, sera discutée dans la session actuelle ; sera-t-elle résolue d’une manière assez définitive pour qu’il ne soit plus besoin d’y revenir, et que nous n’ayons désormais qu’à marcher en avant ?

Dans un tel état de choses, il est essentiel d’étudier la composition de la chambre, d’apprendre à la connaître, non point dans de vagues généralités, mais dans ses nuances, dans l’idée dominante qui anime chacun de ses partis, dans les ressorts souvent mystérieux qui les font mouvoir. En nous livrant à cette étude, nous expliquerons peut-être beaucoup de fluctuations encore indécises du passé, nous pourrons peut-être établir quelques prévisions sur l’avenir. C’est dans cet espoir que nous avons travaillé à faire cette statistique de la chambre. Nous y sommes arrivés par des recherches sérieuses, et nous la donnons au public avec confiance. Nous avons devant nous les chiffres et les noms. Nous écrivons en face d’une addition exacte, commentée par de longues observations.

Les deux partis de la chambre, celui du ministère, celui de l’opposition, se divisent en plusieurs fractions, qui doivent être examinées successivement. Nous commencerons par le ministère.

Hâtons-nous d’abord de rassurer ceux qui s’effraient d’entendre sans cesse parler du parti doctrinaire : il n’est pas aussi nombreux qu’on le croit. Plusieurs membres s’y rattachent, il est vrai, par certain côté ; mais de purs, de vrais doctrinaires, d’hommes avoués par le chef et prônés par la secte, nous avons beau faire, nous n’en trouvons que 13.

Le premier de tous, on le sait, c’est M. Guizot. Après lui viennent :

MM. Duchâtel, Duvergier de Hauranne, Dumont, d’Haubersaert, Guizard, Janvier, Jaubert, Piscatory, Rémusat, Renouard, Saint-Marc Girardin, Vitet, tous en général fort peu orateurs, mais habiles et dévoués ; c’est aussi chose connue.

M. Duchâtel a joué, depuis quelques années, un rôle marquant dans la doctrine, un rôle sanctionné par l’exercice du pouvoir, et l’on sait quelle valeur ce parti attache au pouvoir. Cependant nous le soupçonnons d’avoir encore au fond du cœur certaine opinion frisant de près l’hérésie. Par son éducation, par ses souvenirs, M. Duchâtel appartient aux traditions de l’empire. Plusieurs fois ce souvenir du passé s’est réveillé en lui ; plusieurs fois les hommes qui le connaissent et qui l’observent, ont surpris dans ses actes, dans ses paroles, je ne sais quel mouvement d’impatience, comme s’il eût voulu secouer la chaîne dorée qui le lie à la doctrine, et reprendre son essor par une autre voie. D’ailleurs, M. Duchâtel, à qui sa jeunesse, ses connaissances spéciales assuraient une position, doit comprendre aujourd’hui qu’il s’est trop hâté de demander un vote à la chambre, un portefeuille à la fortune. Mais nous ne le croyons pas tellement engagé dans le parti auquel il appartient aujourd’hui, qu’il ne puisse s’en affranchir peu à peu, et se préparer en dehors de la doctrine un avenir plus durable.

M. de Rémusat, sur lequel M. Guizot a fondé de grandes espérances, est un homme d’une intelligence fine et déliée, d’un esprit séduisant et éclairé. Homme du monde plutôt qu’homme politique, c’est par la conversation qu’il a commencé à se faire remarquer, c’est par le salon qu’il est arrivé au sous-secrétariat. Ceux qui l’ont vu le plus souvent et de plus près, savent qu’il est habile à saisir une idée, à étendre à la fois son point de vue sur plusieurs questions. Mais il manque à cette souplesse d’esprit, dont M. de Rémusat est doué, plus de précision, plus de fixité. On l’a nommé sous-secrétaire d’état, et beaucoup de personnes se sont demandé à quel titre. Doit-il être le surveillant, le tuteur du ministre, peut-être même le ministre réel ? Non, nous attribuons sa nomination à une autre cause. M. Gasparin n’est nullement orateur ; M. de Rémusat a quelquefois laissé espérer qu’il le serait. Nous le croyons destiné à représenter le ministère de l’intérieur à la tribune, à devenir l’organe de ce département. Le temps nous apprendra si cette parole, animée dans le salon, ne fléchira point devant une grande assemblée.

Dans cet empire doctrinaire, où chacun a pris ainsi sa part, M. Saint-Marc Girardin s’est réservé la politique extérieure. Comme il sait l’allemand, et qu’il lit sans trop de difficultés la Gazette d’Augsbourg dans l’original, c’est à lui qu’on confie tout ce qui a rapport aux états du Nord, à partir de l’Elbe jusqu’à la Neva inclusivement ; et maintenant qu’il a parcouru les bords du Danube, il prendra encore dans son apanage toute la Hongrie. Si le choléra ne l’arrête pas l’année prochaine, nous sommes sûrs de le voir conquérir l’Orient. Du reste, il n’a pas toujours suivi de la manière la plus exemplaire le mot d’ordre de M. Guizot. Il a parfois montré certains airs d’indépendance qui lui allaient assez bien. Dans plusieurs circonstances, il a manifesté, sur les questions de politique extérieure, des idées hardies qui contrastaient singulièrement avec celles du chef de la doctrine. Quelquefois aussi il a porté dans son cours une tendance de libéralisme assez prononcée. À le voir alors lancer au milieu de son auditoire certaines paroles téméraires, on eût dit qu’il cherchait à compenser par ces petites audaces la réserve ministérielle qu’il gardait en d’autres occasions. Mais il pourrait se tenir plus à l’écart, ou se rapprocher davantage de l’opposition, sans qu’on fût en droit de l’accuser d’ingratitude ; car, s’il doit beaucoup à la doctrine, il ne lui doit pas tout. Il s’est fait une position politique par lui-même, par les journaux où il a écrit. C’est lui qui est le bel esprit de la famille doctrinaire, c’est lui qui représente dans son cours de la Sorbonne, dans le Journal des Débats, la littérature de la doctrine, littérature spirituelle, bien contée, mais peu osée, et peu profonde.

Les deux prosélytes les plus ardens de M. Guizot sont MM. Duvergier de Hauranne et Jaubert, hommes de bonne foi dans leur opinion, indépendans par leur fortune, mais toujours prêts à prendre feu, à s’élancer audacieusement au-devant de chaque discussion, et trahissant quelquefois leur parti par une attaque imprudente ou une chaleur intempestive. M. Duvergier de Hauranne est plus tenace dans ses idées, plus étroit dans ses points de vue. M. Jaubert mérite bien aussi quelque peu le même reproche, mais sa parole a plus d’ascendant et plus de prise sur la chambre. M. Jaubert parle souvent ; M. Duvergier de Hauranne ne prononce habituellement que deux grands discours, deux discours rêvés à la campagne, promenés en de longs loisirs sous les tilleuls, et auxquels cette promenade bucolique n’enlève rien de leur âpreté.

Il est à remarquer que ces douze doctrinaires n’ont point été ralliés successivement autour de M. Guizot par la conviction résultant d’un système politique mis en œuvre, par une expérience faite. Tous se sont trouvés ainsi réunis par des idées qui n’avaient encore reçu aucune application, par des liens de famille, ou des relations de salon. M. Guizot les connaissait et était lié avec eux tous en arrivant au ministère. Depuis qu’il a essayé de mettre en pratique ses théories, il n’a pas gagné un homme nouveau. Je me trompe, il en a gagné un : c’est M. Janvier. Plusieurs personnes accusent encore M. Janvier d’avoir trahi ses engagemens envers le parti légitimiste. Pour nous, nous croyons qu’il était depuis long-temps, peut-être sans se l’être jamais dit, doctrinaire par l’éducation, par la pensée, par la tendance habituelle de son esprit. Seulement, pour arriver à la doctrine, il a pris le chemin du bon La Fontaine, le chemin le plus long, le chemin des écoliers. Il a passé par la légitimité. Peut-être s’y est-il arrêté avec trop de complaisance ; peut-être a-t-il trop prolongé l’erreur de ceux qui le nommèrent député pour soutenir la cause de Charles X. Mais aujourd’hui nous le croyons sincère dans ses manifestations. M. Guizot l’a conquis, et il doit y tenir, car c’est là sa seule conquête.

Après la phalange des doctrinaires purs, en voici venir une autre que nous désignerons sous le nom de sous-doctrinaire. Celle-ci est plus nombreuse, mais moins ardente, moins unie, moins forte que la première. Tandis que les vrais doctrinaires se sont fait en matière d’histoire, de philosophie, de gouvernement représentatif, des idées à eux, et des idées arrêtées, ceux-ci n’ont pas encore résolu tant de questions. Les uns en sont à faire leur apprentissage. D’autres achèvent paisiblement leur carrière dans le poste subalterne que la voix du maître leur a assigné, et recevront peut-être un jour le titre de doctrinaires émérites.

Les sous-doctrinaires sont au nombre de 21 :

MM. Anisson-Duperron, Boigues, Chastellier, Daunant, B. Delessert, Fr. Delessert, Nap. Duchâtel, Duchesne, de l’Espée, Jay, Lareveillère, Le Prévost, Lemercier, Magnoncourt, Molin, Muret de Bord, Pavée de Vandœuvre, Alph. Périer, Cam. Périer, J. Périer, Wustenberg.

Parmi ces 21 députés, il n’y a pas un homme vraiment remarquable par son talent. Mais plusieurs ont, par leur position, une assez grande influence dans leur département ; plusieurs jouissent d’une fortune considérable, ce qui a toujours été pour la doctrine une excellente recommandation. Nous en pourrions citer trois ou quatre qui ont une réputation bien établie d’incapacité, pour ne pas dire de nullité politique et administrative. Mais ils possèdent une fortune de 80 à 100 mille livres de rente, et comment voulez-vous qu’on n’ait pas un profond respect pour un homme qui a 100 mille livres de rente ?

Tous, comme les doctrinaires purs, ont été groupés autour du chef de file par des relations de cité ou de famille. L’un a été maire de la ville de Nîmes, et celui-là M. Guizot le revendique de droit. Un autre est le frère de M. Duchâtel qui est ministre, et il ne saurait en conscience manquer aux devoirs que lui impose la fraternité. Celui-ci a des obligations à l’un des treize grands doctrinaires ; celui-là cède à d’anciens souvenirs d’affection ; cet autre est doctrinaire par instinct et par tempérament. Tous obéissent ainsi à des considérations personnelles. Mais pas un d’eux n’a été converti par M. Guizot : ils étaient doctrinaires avant qu’il fût ministre ; quelques-uns le seront vraisemblablement encore après.

Tel est au juste le nombre des doctrinaires : 34 députés en tout ; pas un de plus, pas un de moins. Mais s’ils n’ont pas fait de conquête dans la chambre, ils ont su du moins se créer des organes dans la presse. Le Journal des Débats les défend avec habileté ; la Paix et la Charte de 1830 les prônent avec ardeur.

À ce faisceau doctrinaire se rallient plusieurs groupes qui n’appartiennent ni à M. Guizot ni à ses adeptes, mais au pouvoir. Nous pouvons les caractériser ainsi : Banc de la cour, ministériels quand même, grand banc ministériel, députés flottans, légitimistes ralliés.

Dans le banc de la cour, il faut compter en première ligne les députés qui ont une place au château :

MM. Berthois, aide-de-camp du roi ; Chastellux, chevalier d’honneur de Mme Adélaïde ; Delort, Durosnel, de Laborde, La Rochefoucault, aides-de-camp du roi ; Liadières, officier d’ordonnance du roi ; Montesquiou, chevalier d’honneur de la reine ; Vatout, bibliothécaire du roi.

Ces 9 députés sont royalistes, c’est leur mission ; ministériels, c’est leur devoir. Ils remplissent à la chambre un rôle d’obéissance, et il est juste de dire qu’ils le remplissent bien. Leur vote n’est pas mis en discussion ; leurs paroles, quand ils se hasardent à en prononcer quelques-unes, peuvent toujours être prévues. Tels la cour veut qu’ils soient, tels ils sont. Mais il faut qu’ils agissent avec mesure et prudence : on les sait admis aux confidences du château, et souvent un mot jeté à la hâte, un mouvement irréfléchi pourrait être, de leur part, une indiscrétion. Jusqu’à présent, ils ont rempli fidèlement cette condition de leur mandat ; c’est une qualité de plus. Aucun d’eux, du reste, ne s’est distingué ni par son influence, ni par son talent. Il y a cependant parmi eux quatre littérateurs : M. Liadières, qui a versifié plusieurs tragédies ; M. le général Delort, qui a traduit les Odes d’Horace ; M. de Montesquiou, qui a fait, dit-on, d’agréables quatrains ; et M. Vatout, qui a voulu justifier son titre de bibliothécaire du roi par la publication de deux romans. Mais leur littérature a été comme leur politique, tellement passive et discrète, qu’on n’en a pas entendu parler.

La seconde section du banc de la cour se compose de 7 membres :

MM. Cornudet, d’Estourmel, Jacqueminot, Las-Cases, de Marmier, Sapey, Sébastiani.

Ceux-ci n’exercent aucune fonction officielle au château, mais ils s’y rattachent par leurs goûts, par leurs relations. On dit que M. de Marmier, apprenant que Louis-Philippe avait demandé à le voir dès son entrée dans la Haute-Saône, s’écria comme Mme de Sévigné, après avoir dansé un menuet avec Louis XIV : « Quel grand roi ! » Depuis ce temps, M. de Marmier est resté fidèle au banc de la cour. Il en est de même de plusieurs de ses collègues : un éloge les a attirés, une faveur les a retenus. Ils étaient déjà ministériels par conviction, ils sont devenus courtisans par circonstance. Il y a dans cette seconde section des hommes qui jouissent d’une certaine influence, soit par leur caractère, soit par leur position. Ils ne sont guère moins dévoués que ceux de la première ; mais il leur est permis d’agir avec plus de hardiesse.

Les ministériels quand même sont au nombre de 30 ; on compte parmi eux :

MM. Chassiron, Gouvernel, Harlé père, Harlé fils, Hatmann, J. Lefebvre, Martineau, Nogaret, Odier, Paturle, Petiot-Groffier, Pétot, Thabaud-Linetière, Vandeuil, Warein, etc., etc.

Leur titre n’est point usurpé : on les a vus voter successivement avec tous les ministères, avec le ministère Périer comme avec le ministère Laffitte. L’un d’eux, M. Harlé, remonte, par ses votes, jusqu’au ministère Villèle. Il y a parmi eux des hommes indépendans qui ne sollicitent rien et n’attendent rien. Leur voix n’a pas été achetée : ils la donnent volontairement, par habitude, par besoin, surtout par frayeur. Ce sont d’honnêtes et gros contribuables que la plus légère discussion épouvante, que la moindre apparence d’émeute bouleverse. Ils aiment le repos, l’ordre, le silence, leur petite place à la chambre, leur fauteuil chez eux. Ils trouvent que vouloir toujours analyser la conduite des ministres est chose fort inutile, que vouloir les arrêter dans leurs projets est chose éminemment dangereuse. Ils croiraient la monarchie ébranlée, s’il leur arrivait un jour, par malheur, de se séparer des représentans du pouvoir ; et l’état vacillerait à leurs yeux, si jamais leur main coupable laissait tomber une boule noire dans l’urne. Quelques-uns pensent qu’on pourrait fort bien régir les affaires constitutionnellement, sans discuter attendu que la discussion produit toujours un certain ébranlement dans l’équilibre des idées, ce qui est parfois fort désagréable. D’autres aimeraient assez qu’on gardât toujours les mêmes ministres, car ils ne seraient pas obligés de faire de nouvelles connaissances, de saluer de nouveaux visages. Mais, comme ils ont aussi certain côté de la philosophie de Candide, comme tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, dès qu’un nouveau ministère surgit, ils se hâtent de lui faire hommage de leur fidélité et de leurs boules blanches. Rien n’est changé dans leur manière d’être. Les ministres sont toujours là ; seulement, celui-là s’appelait Dupont de l’Eure, et celui-ci Guizot. En voyant ces honorables députés se plier ainsi à tous les systèmes, on les a accusés de n’avoir point de conviction. On leur a fait injure : ils ont une conviction, et une très ferme, et une très grande ; ils croient à la parole des ministres, à la sagesse des fonctionnaires, à l’infaillibilité du pouvoir, surtout à la nécessité d’une garantie absolue, pour dépenser paisiblement leurs 30 ou 40 mille livres de rente. Enfin, cette phalange de 30 hommes représente, au milieu de nos fluctuations continuelles, quelque chose d’immobile, d’immuable. Elle est ministérielle, c’est là son caractère ; elle est liée corps et âme au ministère, elle lui appartient comme une partie de sa dotation. Il en jouit tant qu’il garde le portefeuille. Dès qu’il abdique, il la remet à ses successeurs. C’est une valeur indélébile, un majorat inaliénable ; aussi a-t-on nommé cette phalange le nombril vivant des forces ministérielles.

Une légère nuance distingue cette fraction de la chambre de celle que nous avons nommée le grand banc ministériel. C’est bien de part et d’autre la même confiance dans les votes, le même dévouement. Cependant il y a ici plus de sève, plus de vie, plus d’ardeur. Les premiers tâchent d’éluder le combat, ceux-ci l’acceptent. Les premiers voudraient pouvoir voter sans mot dire, conquérir le terrain sans bruit ; ceux-ci ne sont pas fâchés de discourir à haute voix et de faire sonner leurs grelots. Du reste, il y a dans cette section, comme dans la précédente, des hommes qui agissent par peur et cèdent par entraînement ; puis des fournisseurs, qui ne peuvent trahir le pouvoir, dont ils attendent chaque trimestre un mandat de paiement ; puis des fonctionnaires qui obéissent à de petites ambitions, qui occupent d’abord de petites places, qui font leur chemin tout doucement sans lâcher pied, qui demandent chaque année une nouvelle faveur, et obtiennent sous chaque ministère un nouveau grade, si bien qu’à la fin, se trouvant satisfaits et casés, ils restent ministériels par habitude ou par reconnaissance, après l’avoir été par intérêt.

Cette partie de la chambre est l’une des plus nombreuses. Elle ne compte pas moins de 82 membres, et elle représente diverses spécialités. Son général de bataille est M. Bugeaud ; son avocat, M. Martin du Nord ; son homme d’état, M. Jollivet ; son romancier, M. Kératry ; son poète, M. Viennet ; ses plans d’industrie sont chez M. Conté, et son hôtel de Rambouillet est chez M. Fulchiron, qui a tant de tragédies dans les cartons du Théâtre-Français.

De cette catégorie peureuse, routinière, nous aimons à passer à une autre section qui a toujours manifesté plus de force et d’intelligence. C’est celle des députés flottans. Là se trouvent encore des hommes que leur penchant entraîne vers le ministère ; mais ils ne votent pas toujours systématiquement. Ils discutent parfois, ils examinent. Les uns sont des hommes de détail et d’administration qui aiment à étudier les nouvelles lois que l’on propose, à scruter les comptes qu’on leur présente. Ceux-là n’applaudissent pas éternellement à toutes les mesures du ministère. Ils n’apportent pas dans chaque circonstance une conviction d’avance toute faite. Ils demandent à voir, à entendre, et il leur faut, pour les faire agir, certaines garanties. Il y a parmi ces députés des esprits éclairés, des noms fort honorables, et des hommes à qui il ne manque qu’un peu plus de hardiesse pour prendre, dans un des partis plus avancés de la chambre, une place distinguée.

Il en est d’autres qui se laissent gouverner par leur position électorale. Ils ne demanderaient pas mieux que d’accorder la tendance du ministère avec l’opinion de leur département ; mais quelquefois ils ne peuvent y parvenir, et alors ils sont obligés de tourner l’écueil. Ils se lient au ministère par un vote bien prononcé, et se réconcilient avec leurs électeurs en lâchant de temps à autre une exclamation insurrectionnelle, une phrase qui touche presque à l’opposition. Ils passent leur matinée à recevoir des visites de province, à écrire dans leur petite ville des lettres pleines d’affection à tout le monde, et leur soirée à s’en aller de ministère en ministère. Ces pauvres députés sont bien à plaindre. Ils ont un rôle extrêmement pénible et embarrassé, d’autant plus qu’il y a toujours de par le monde de méchantes gens pour interpréter faussement toutes leurs démarches, et trahir leurs plus belles combinaisons. Leur vie est une vie d’angoisses perpétuelles. On ne déplace pas un percepteur dans leur localité, on ne suspend pas un maire de village de ses fonctions, sans qu’ils en soient responsables. Il n’y a pas dans tout Paris une sonnette plus fatiguée que la leur, et pas une porte plus assiégée par la sollicitation. S’ils réussissent à obtenir ce qu’ils demandent, c’est bien ; leurs chances de réélection se fortifient. Mais s’ils échouent, bon Dieu ! que de plaintes ! que d’orages ! Ils ont cependant les meilleures intentions. Qu’on les laisse seulement députés, c’est tout ce qu’ils demandent. Mais le plus triste résultat de tant d’efforts, c’est que souvent ils ne sont pas réélus. Les électeurs n’ont pas assez de confiance en eux, et le ministère ne les croit pas assez dévoués. Répudiés à la fois par les deux partis auxquels ils se sont tour à tour attachés, ils en sont réduits à remettre dans le tiroir leur médaille de député.

Enfin, il en est d’autres dans cette fraction qui sacrifient l’intérêt général à l’intérêt de localité. Ceux-là ne voient au monde que leur département et le coin de rue où ils sont nés. Ils arrivent quelquefois avec des velléités d’opposition ; mais l’idée de satisfaire au vœu de leurs concitoyens les subjugue. Si on leur accorde un chemin vicinal, ils commencent à être ébranlés ; si un tableau à leur église, ils vantent l’intelligence des ministres ; si une fontaine dans leur ville natale, les voilà vaincus. Ils votent toute l’année fidèlement comme on leur a dit, et s’en retournent avec orgueil visiter leur chemin, contempler leur tableau, admirer leur fontaine. Je ne parle pas de ceux qui se laissent diriger par des motifs moins louables, et qui font de leur mandat de député une mission de népotisme. Ceux-là ont toujours été ; ils seront de tout temps.

Cette section des députés flottans compte 50 membres. Dans les circonstances graves, plusieurs d’entre eux ont voté avec le ministère ; plusieurs que nous pourrions nommer commencent à tourner vers le centre gauche. Cependant, pour qu’on ne nous accuse pas de vouloir diminuer les forces ministérielles, nous admettons que ces 50 voix appartiennent toutes au ministère.

Une autre fraction lui appartient encore, celle des légitimistes ralliés. Ils sont 25 en tout :

MM. Agier, Avril, Bastard, Bresson, Cambis d’Orsan, Crignon de Montigny, D’Amilly, Dandigné de la Blanchaye, de Drée, D’Hunolstein, Dudouyt, Duprat, D’Entraigues, D’Oberlin, Falguerolles, Malaret, Meynard, Montépin, La Pinsonnière, Portalis, Rouillé de Fontaine, Salvandy, Tavernier, Tilly, Vauguyon.

La plupart étaient députés sous la restauration, et quelques-uns avaient contracté une sorte d’engagement dans une de ces galantes nuances d’opposition comme on en faisait alors, s’avançant juste autant qu’il le fallait pour se donner un air d’émancipation et de libéralisme, et ne pas compromettre leur caractère de purs légitimistes. La révolution de 1830 vint les surprendre au milieu de ces innocens et honnêtes calculs de vanité humaine, et ils en furent tellement épouvantés, que, ne sachant plus à quel saint se vouer, ils se vouèrent à celui de la doctrine. Mais nulle mesure d’ordre n’a pu encore les guérir de leur terreur. Le nom de prolétaire leur semble un nom séditieux qu’il faudrait rayer de notre langue. Le mot de république leur donne une sueur froide. Dans leur état perpétuel d’anxiété, le pavillon doctrinaire lui-même est encore pour eux trop large et trop mal fermé ; on y entend le bruit de la rue et le mouvement de la foule. Ce sont eux qui souvent entraînent les doctrinaires, car pour certaines natures d’esprit la peur est contagieuse. Un jour ces hommes absorberont la camarilla de M. Guizot ; un jour les doctrinaires, auxquels ils ont d’abord demandé asile, viendront leur en demander un et se retrancheront avec eux dans le même système de défiance perpétuelle, dans la même frayeur.

Il n’y a dans cette fraction aucun orateur. Un seul d’entre eux, M. de Salvandy, s’est fait une réputation. Sous le règne de Charles X, M. de Salvandy avait entrepris de régenter la monarchie et de la censurer. Quand la légitimité quitta le trône, il se remit, par une sorte de sentiment chevaleresque, à la louer et à la défendre. On le vit alors fréquenter les salons du faubourg Saint-Germain et médire assez spirituellement des journées de juillet et de leurs conséquences. L’opposition aristocratique était pour lui comme une fleur à sa boutonnière, comme une belle boucle artistement faite dans sa chevelure noire, comme une épingle de diamant à son jabot. Depuis, il s’est rapproché du gouvernement, il a tendu la main aux doctrinaires. Il représente le parti des légitimistes ralliés à la tribune et dans le Journal des Débats. Ses articles de journaux, son éloquence parlementaire, trahissent toujours par quelque côté l’auteur de Don Alonzo. Cependant il ne doute nullement de son influence, et à l’en croire lui et son petit nombre d’amis, on ne médite pas une combinaison ministérielle, sans qu’il soit appelé à en faire partie.

Nous avons examiné l’état des forces du ministère. Passons à l’opposition.

En premier lieu, voici, à l’extrême droite, la minorité légitimiste : elle compte 17 à 18 députés :

MM. Ailhaud de Brisis, Balzac, Bernardy, Berryer, Blin de Bourdon, Calemard Lafayette, Dugabé, Fitz-James, Gras-Préville, Grasset, Gardès, D’Hautpoul, Hennequin, Laboulie, Raybaud, Ranchin, Saintenac.

Il y a là des hommes de talent, et cette fraction s’appuie sur deux chefs distingués : M. le duc de Fitz-James et M. Berryer. M. de Fitz-James représente, avec une grâce parfaite, les traditions aristocratiques. Son éloquence est noble, imposante ; mais elle n’a pas une très grande action. En voyant le peu d’influence réelle que M. de Fitz-James a acquis jusqu’à présent, il nous semble qu’il doit regretter parfois d’avoir quitté, à la chambre des pairs, une position où il eût pu exercer un véritable ascendant, pour venir se mettre ici à la tête d’une faible fraction.

M. Berryer est l’un des orateurs les plus accomplis que nous ayons jamais eus. Il fera époque dans les annales de la chambre. À cette facilité d’élocution, à cette éloquence vive et brillante que nous lui connaissons, M. Berryer joint une aptitude rare à saisir d’un coup d’œil toutes les questions. Au moment où il va monter à la tribune, on lui remet des notes éparses, et ces notes se classent aussitôt dans son esprit. À mesure qu’il les reprend, il les développe, il les achève ; il parle avec hardiesse sur ce thème improvisé, et sa parole est toujours digne et convenable ; pas un mot de mauvais ton ne la dépare, et quand il blesse son adversaire, c’est avec des précautions chevaleresques et des armes courtoises. La chambre, séduite par cette éloquence, écoute M. Berryer avec une sorte de faveur, même quand il contredit le plus vivement l’opinion de la majorité. Mais nous croyons qu’il obtiendrait plus d’ascendant sur l’assemblée, s’il lui apparaissait seulement comme le défenseur du principe légitimiste, non point comme le fondé de pouvoir de la cour de Prague. Après lui, on peut encore nommer dans cette minorité deux ou trois députés qui, de temps à autre, obtiennent quelque influence. Mais, si nous ne nous trompons, le découragement s’est déjà glissé dans ce parti ; plusieurs sont entraînés par une pente insensible vers le gouvernement de juillet, et grossiront un jour le nombre des légitimistes ralliés.

Non loin de ce banc de 18 députés, M. de Lamartine, qui représente la droite modérée ou le parti social, entraîne après lui un bataillon de trois députés, MM. Cuny, Deshermeaux, Durosier. Sa parole, imprégnée de poésie, sa politique généreuse, mais parfois trop vague, n’a pu en réunir un plus grand nombre.

L’extrême gauche peut être divisée en trois sections. La première se compose de 14 députés :

MM. Arago, Bousquet, Bureau de Pusy, Chappuis-Montlaville, Ducluzeau, Dupont de l’Eure, Glais-Bizoin, George Lafayette, Grammont, Junyen, Laffitte, Larabit, Mathieu, Salverte.

La deuxième, de 4 :

MM. Audry de Puyraveau, Cordier, Cormenin, Garnier-Pagès.

L’extrême gauche compte des hommes de talent et des hommes respectables par leur caractère, par leur rigoureuse probité, par la bonne foi de leurs opinions ; mais ils sont tristes, las, découragés : ils ne voient, presque toujours, que le mauvais côté des choses ; ils ne cherchent que l’objection, et cependant ils ont, plus d’une fois, rendu des services réels ; ils ont découvert plus d’une erreur politique, plus d’un abus ; ils ont jeté, de temps à autre, de vives lumières sur différentes questions.

La première section a pour organes le National ; la seconde, le Bon Sens. Celle-ci est plus ardente que la première. Souvent des passions violentes l’agitent, et elle ne dissimule point ses idées de renversement.

La troisième section se compose de M. Mauguin, qui a planté son drapeau au Journal du Commerce. Il forme à lui seul tout son parti. Il discute, il agit, il vote sans se rallier à personne, et sans rallier personne à lui. Il court d’une question à l’autre, du tableau de l’administration intérieure à la politique extérieure, trouvant partout des points de contradiction, et aiguisant avec habileté l’épigramme et l’argument. Mais si vous vous abandonnez à lui, vous ne savez où il vous mènera. Il est comme ces soldats hardis, mais indisciplinés, qui, dédaignant de combattre avec le corps auquel ils appartiennent, se jettent en avant et font feu de tous côtés. Il vit dans un état perpétuel d’excentricité où nul de ses collègues ne peut l’accompagner. Il a d’ailleurs une sorte de mission spéciale que personne ne peut partager avec lui. Il défend les intérêts coloniaux comme on ne les défend plus de nos jours. Ainsi le seul point décidé qu’il présente à la chambre, est celui où la chambre ne veut pas le suivre. C’est du reste un homme du monde aimable, un esprit adroit, un orateur distingué. Il saisit avec une finesse remarquable les côtés faibles d’une question. Il a plus d’une fois embarrassé ses adversaires par ses subtilités, et irrité les ministres par ses attaques. Casimir Périer était un de ceux qui supportaient le plus impatiemment cette manière de combattre si soudaine et si imprévue, et M. Mauguin, après lui avoir lancé quelques-unes de ses flèches les plus acérées, achevait sa péroraison avec un phlegme désespérant.

Quelques personnes prétendent que M. Mauguin aura un jour un parti. C’est possible ; mais jusqu’à présent, il ne nous paraît pas avoir eu grande envie de sortir de son isolement.

La gauche modérée compte 62 représentans. C’est un parti ferme et énergique, consciencieux et intelligent. Nous le croyons trop avancé encore dans l’opposition, trop peu pratique ; mais il faut rendre hommage à ses talens, à son esprit de conviction.

Les principaux membres de cette section sont :

MM. Bacot, Bignon de l’Eure, Briqueville, Charamaule, Comte, Demarçay, Desjobert, Golbéry, Havin, Isambert, L’herbette, Luneau, Nicod, Sade, Tracy, etc., etc.

Leur chef est M. Odilon Barrot, l’un des cinq grands orateurs de la chambre. M. Odilon Barrot a sur plusieurs points des connaissances approfondies, et c’est un homme d’une grande noblesse de principes, d’une sévère probité. Il a toutes les vertus démocratiques, il en a les passions, mais tempérées par des mœurs douces et un caractère aimable. Comme orateur, il n’a ni la verve abondante de M. Thiers, ni les formes un peu recherchées de M. Berryer. Il est grave et solennel, et se plaît dans les démonstrations des grandes généralités et des principes libéraux. Dans la dernière session, M. Odilon Barrot, sans abdiquer aucun de ses principes, s’est tenu à l’écart et n’a pas pris la parole aussi souvent qu’il eût pu le faire. Si dans la session qui vient de s’ouvrir, il cède au vœu de ses amis, il jouera un grand rôle, car c’est un de ces hommes qui se fortifient sans cesse par l’étude. Il jouit d’une considération méritée, il a sur la chambre un ascendant réel, et il est soutenu par un parti capable de le bien seconder.

Nous arrivons maintenant à la section de la chambre la plus puissante, la plus nombreuse, à celle du centre gauche. Il y a là 119 députés. Les uns faisaient partie du centre gauche de la restauration. Ils ont suivi toute leur vie cette ligne d’opposition mesurée, de libéralisme progressif dans laquelle ils marchent encore aujourd’hui. Les autres sont des hommes désabusés de la doctrine, qui, après avoir agi de concert avec elle sous le poids des circonstances, pensent qu’il est temps de l’abandonner dans ses points de vue trop restreints, dans ses timides préoccupations, et de se rallier à des idées plus larges, mieux assorties à nos véritables intérêts. D’autres, enfin, sont des hommes nouveaux qui, arrivant à la chambre avec le sentiment de leur force et de leur devoir, ont craint de se hasarder trop vite, et n’ont pris d’engagement qu’après avoir étudié et réfléchi.

Après les élections générales de 1834, ces hommes se trouvèrent entre deux partis. Deux idées extrêmes avaient jusque-là agité la chambre par de continuels tiraillemens : d’un côté, le principe de résistance outré des doctrinaires ; de l’autre, les théories aventureuses de la gauche ; là les regrets inutiles d’un ordre de choses qui ne doit plus revenir ; ici des espérances trop hâtives, des désirs prématurés. Il restait entre ces deux opinions si opposées une place vide, une place large et élevée, où les vrais intérêts du pays, les idées de progrès et d’avenir, le sentiment de notre nationalité, devaient avoir leurs représentans. Ces nouveaux députés prirent cette place, et en s’affranchissant également des vagues frayeurs de la doctrine et des ardeurs démocratiques de l’extrême gauche, ils constituèrent le parti vraiment national, le parti destiné à défendre ce qu’il y a de plus durable et de plus vivace dans la pensée d’un grand peuple. Toute cette fraction du centre gauche se forma peu à peu. Elle absorba bientôt le tiers-parti de l’ancienne législature ; elle rallia un grand nombre de députés de la gauche modérée et des autres côtés de la chambre. Et tous ceux qu’elle avait ainsi ralliés, elle les disciplina, elle les assujétit à une même pensée, à un même but. Elle fait chaque jour de nouvelles conquêtes ; elle s’appuie au dehors sur la grande majorité du corps électoral et sur toute la jeunesse éclairée.

La plupart des députés du centre gauche se distinguent par leurs connaissances spéciales. Dans les cas difficiles, dans les questions les plus épineuses, ils ont fait preuve d’une haute intelligence. C’est dans ce parti qu’on trouve des hommes d’administration, comme MM. Baude, Calmon, Humann, Passy ; des hommes laborieux et éclairés, comme MM. Hector d’Aunay, Ganneron, Étienne, Bérenger, Réalier-Dumas ; des hommes illustrés par leur longue et honorable carrière, comme M. Royer-Collard ; des hommes jeunes, forts, instruits, qui sont souvent appelés à faire partie des commissions, et qui s’y font remarquer par la netteté de leurs travaux, par la précision et l’étendue de leurs idées. Nous citerons parmi eux MM. Vivien, Félix Real, Malleville, Ducos, M. Mathieu de la Redorte, qui joint à des études profondes, à un tact politique rare, une belle position dans le monde ; M. le comte Roger, non moins distingué par la finesse et la vivacité de son esprit, et gendre du général Guilleminot ; M. Dubois de la Loire-Inférieure, dont le rapport sur l’instruction publique a fait, on peut le dire, époque à la chambre. Enfin ce parti peut vanter aussi ses orateurs. Il a produit dernièrement M. Dufaure, et il avait déjà M. Sauzet, M. Teste et M. Dupin aîné, ce penseur spirituel, cet humoriste grave qui échappe à toutes les combinaisons ministérielles où on veut l’attirer, par une boutade, et se console de tous les accidens qui lui arrivent par un bon mot.

Il est un homme qui doit donner à cette portion de la chambre un nouveau relief : c’est M. Thiers. Par l’éclat de sa vie ministérielle, par le motif qui l’a porté à se démettre de ses fonctions, M. Thiers a attiré sur lui tous les regards. Chacun se demande quel rôle il jouera dans la session actuelle. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce sera certainement un rôle important. La position de M. Thiers à la chambre nous paraît bien déterminée. M. Thiers est appelé à se mettre à la tête du centre gauche. C’est là qu’il pourra combattre le système étroit des doctrinaires, et développer ses idées sur la politique extérieure ; c’est là qu’il essaiera de rendre au principe de 1830, long-temps comprimé, le développement sage et continu qu’il doit avoir. Tous les hommes du centre gauche l’appuieront dans un tel effort avec fermeté, avec persévérance, et il remplira une belle et honorable mission, en prêtant l’appui de son nom, de ses facultés, de son éloquence, à un parti qui représente la vitalité et l’avenir du pays.

Résumons maintenant par des chiffres l’état réel des forces du ministère et celles de l’opposition. Si de ce tableau il résulte que le ministère a la majorité, c’est une majorité si faible, que le moindre souffle peut l’ébranler.


Ministère.
Phalange doctrinaire
Doctrinaires purs 
13
Sous-doctrinaires 
21
Banc des légitimistes ralliés 
25
Banc de la cour 
16
Ministériels quand même 
30
Grand banc ministériel 
82
Députés douteux ou flottans 
50
Force numérique du ministère 
237


Opposition.
Extrême droite 
18

Parti social 
4
Extrême gauche 
19
Gauche modérée 
62
Centre gauche 
119
222
Ministère 
237
Oppositions 
222
Majorité du ministère 
14

En donnant, comme résultat de nos calculs, 14 voix de majorité au ministère, nous croyons voir déjà les dévoués du parti réclamer contre cette assertion et nous taxer d’inexactitude, car l’élection de MM. Jaubert et Piscatory a donné une nouvelle assurance aux doctrinaires, et les journaux ministériels ont proclamé à haute voix leur triomphe. Or, voici ce qu’il en est de cette élection. Le jour où elle s’est faite, il y avait 324 électeurs présens ; la majorité absolue était, par conséquent, de 163 voix. Pour M. Jaubert, on en a compté 172, pour M. Piscatory 168. Ainsi, 9 voix de majorité dans le premier cas, et 5 dans le second. Voyez quelle effrayante majorité !

Il faut ajouter à cela qu’il manque encore à la chambre plus de 100 députés, que les deux tiers des absens appartiennent à l’opposition ; que le déplorable évènement qui a menacé, il y a quatre jours, la vie du roi, a donné au ministère 30 voix.

Nous désirerions bien vivement que la chambre fût au complet, et, à vrai dire, nous n’osons guère l’espérer. Dans les circonstances les plus graves, dans la discussion de l’indemnité des 25 millions pour les États-Unis, on n’y comptait que 404 membres présens. Mais admettons que les députés qui n’ont encore pris part à aucun scrutin arrivent tant du côté du ministère que du côté de l’opposition, la majorité de l’opposition augmentera d’une manière sensible, et il restera à peine quelques voix au ministère. Comment peut-il fonder tant d’espérances sur une majorité aussi faible, aussi incertaine, aussi accidentelle ; sur une majorité qui en est encore à craindre un échec chaque fois que la diligence vient de l’est ou de l’ouest, chaque fois qu’un nouveau député se présente au scrutin ?

Ainsi, le tableau que nous venons de tracer est juste, et tout ce qui s’est passé depuis trois jours, et ce qu’on appelle le triomphe du ministère, ne sert qu’à mieux démontrer la rigoureuse exactitude de nos chiffres. Nous n’avons fait qu’indiquer les diverses nuances de la chambre ; nous les reprendrons peut-être un jour l’une après l’autre plus spécialement. Les fractions s’effacent devant deux grands partis. D’un côté les doctrinaires avec leur tactique habituelle, et les moyens d’influence que leur donne le pouvoir ; de l’autre, le centre gauche et la gauche modérée avec leur force, leur zèle éclairé et leur patriotisme. Ces deux partis dominent aujourd’hui la chambre. Là est la question ; là est la lutte.


Lag…